« Sortir l’université de l’université » : entretien avec Émile Bordeleau-Pitre et Rachel Nadon

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Postures (Marc-Antoine Blais) : Le 10 avril 2012, en pleine grève étudiante, est organisée au bar L’Amère à boire une soirée nommée « Mots et images de la résistance ». Sur l’événement Facebook créé pour l’occasion, on pouvait lire la description suivante :

Nous invitons étudiants, professeurs, intellectuels, créateurs et grand public à présenter quelques-unes de leurs armes de résistance, quelques-unes de leurs bouées intellectuelles.

Dans lexercice que nous proposons, les « volontaires » disposés à lancer la discussion pourront :

1- Isoler un, deux, trois mots/images de la résistance;

2- Citer, évoquer, résumer en quelques mots les œuvres (littéraires, cinématographiques, picturales, etc.) qui concrétisent, exemplifient, éclairent ou déconstruisent ces mots et images;

3- Esquisser un commentaire rapide.

Tout ceci en quinze minutes maximum. Pas de conférence; pas de séance magistrale. Plutôt des impromptus, des apophtegmes, des « fusées », des esquisses que nous mettrons en commun.

Le 24 avril, un nouvel événement paraît : évoquant le « succès inattendu » de la première soirée, il annonce la tenue d’une deuxième édition de Mots et images de la résistance. Quatre autres suivront dans la seule année 2012; jusqu’à 2019, seize soirées seront organisées en tout. À partir de la quatrième édition, les soirées comprendront un programme qui annoncera d’emblée la contribution d’une série de participant·e·s, parmi lesquel·le·s figureront des étudiant·e·s, des professeur·e·s, des auteur·rice·s, des militant·e·s, des artistes et des journalistes.

J’aimerais tout d’abord que vous nous décriviez les circonstances dans lesquelles ont débuté ces soirées. Quelles étaient les personnes impliquées dans le comité organisateur? Pourquoi avoir senti le besoin de mettre sur pied de tels événements? Pourquoi avoir invité leurs participant·e·s à présenter plutôt des « apophtegmes » et des « esquisses » que des conférences?

Rachel Nadon : Je peux commencer avec les circonstances dans lesquelles ont débuté les soirées. Émile et moi essayions de nous rappeler quels étaient nos débuts… Je pense que tout a commencé par un courriel de Michel Lacroix ou par une rencontre avec lui au détour d’une manifestation ou d’un autre événement militant. Tout est parti d’une sorte de désir que nous avions de nous réapproprier certains mots que nous trouvions galvaudés par les politicien·ne·s, donc d’essayer de lutter contre un sentiment d’être dépossédé·e·s de notre langage, puis de réinvestir ce langage. Il y avait un désir de nous rassembler pour lutter contre une sorte de sentiment d’impuissance devant une langue de bois qui vidait les mots de leur sens. Il y avait aussi un désir de nous rassembler physiquement pour essayer de réfléchir à partir de ce qui nous animait profondément, c’est-à-dire notre amour de la littérature et de la culture. Nous avions l’idée de créer un espace de parole pour réfléchir à partir de la culture et au présent à ce qui se passait, puis d’essayer de donner un sens à ce qu’on vivait, qui était nouveau pour la plupart d’entre nous. Il y avait beaucoup de nouveauté, d’inattendu, de colère… Nous essayions collectivement de créer du sens à partir de la culture.

Émile Bordeleau-Pitre : Tout à fait d’accord avec ce que Rachel a dit. Ce que je rajouterais, c’est que l’une de nos ambitions initiales avait été de sortir l’université de l’université en quelque sorte, de sortir l’université de ses murs. C’est une des raisons pour lesquelles un lieu comme L’Amère à boire avait été choisi, un lieu dans lequel on pouvait inviter des gens qui appartenaient à l’UQAM, à d’autres universités, mais aussi (et c’était une intention claire et forte de tous·tes les membres du comité) de l’extérieur de l’université. La présence des militant·e·s de l’extérieur de l’université, des artistes, des écrivain·e·s, c’était un aspect important de Mots et images de la résistance. Tu as fait un super bon travail pour retrouver nos ambitions initiales. Ce sont des textes qui se sont écrits dans l’urgence… Je pense que la notion d’apophtegme finalement n’était pas tout à fait adaptée à ce qu’on faisait; celle d’esquisse l’est vraiment. Dans la notion d’apophtegme, il y a l’idée d’une maxime, d’un recueil de sens communs, d’une méditation, d’une contemplation. Ce n’est pas tout à fait ce que nous demandions à nos participant·e·s, qui souvent avaient deux ou trois jours pour préparer une intervention qui concernait un moment présent. « Esquisse » correspond tout à fait à l’ambition initiale, qui était de proposer une piste de réflexion répondant à des enjeux extrêmement contemporains qui pourrait alimenter nos actions sur le terrain. Il y avait cette idée dans Mots et images de la résistance que la réflexion était utile au travail militant, et vice-versa, que le travail militant était tout à fait essentiel au travail de réflexion que nous faisions dans ces soirées-là.

R. N. : Dans la notion d’« esquisse », on entend aussi le côté « brouillon », puis je pense qu’il y avait quelque chose dans ces soirées-là qui était justement un peu brouillon, un peu broche à foin. Émile a parlé de l’urgence : je me rappelle encore que chaque fois que nous organisions une soirée, nous mitraillions de courriels les gens que nous voulions entendre. Et finalement, chaque soirée était un assemblage de personnes que nous avions envie d’entendre. L’aspect « broche à foin » de nos soirées était aussi lié au lieu lui-même, c’est-à-dire que nous avons choisi L’Amère à boire parce que ce n’était pas loin de l’UQAM, mais aussi parce que nous pouvions y boire un verre en discutant. Il y avait quelque chose de très propice à la discussion. À L’Amère à boire, le micro fonctionnait une fois sur deux, parfois le bruit ambiant nous empêchait de nous entendre, parfois le projecteur ne fonctionnait pas... (Nous avons parlé de mots, mais il y avait aussi plusieurs interventions qui concernaient des images ou des extraits de films.) Voyant que les gens étaient présents à L’Amère à boire, nous avons décidé de faire une transition au Café-Bar de la Cinémathèque. Nous avions assisté à un lancement de Fermaille au Café-Bar puis nous avions trouvé que le lieu était assez intéressant. Il était aussi investi par d’autres événements militants à l’époque.

É. B.-P. : En ce qui concerne les personnes impliquées dans le comité organisateur, il y avait Michel Lacroix, Jean-François Hamel, Pascale Lévesque, Rachel et moi.

R. N. : C’est Michel qui a proposé le titre « Mots et images de la résistance ». C’était inspiré de « Poèmes et chants de la résistance », une série d’événement qui a été organisée entre autres par Pauline Julien à la fin des années 1960… Mais en même temps, nous l’avons découvert vraiment tardivement. [rires]

É. B.-P. : J’ai appris l’existence de Poèmes et chants de la résistance au moment même où Michel m’a révélé que nous nous en inspirions. [rires]

Postures : Pouvez-vous nous décrire à quoi ressemblaient ces soirées? Comment se déroulaient-elles? Quelle en était l’ambiance? Ont-elles été le théâtre de conflits entre les participant·e·s?

É. B.-P. : Je vais parler d’abord de l’ambiance ces soirées-là. C’est un lieu qui rapidement s’est construit d’une manière qu’on a voulue très horizontale. Un des reproches que nous faisions à l’université qui dépassait la question des droits de scolarité concernait les différentes hiérarchies qui s’y instauraient. Mots et images de la résistance, c’est un lieu où professeur·e·s, étudiant·e·s et personnes de l’extérieur de l’université se réunissaient, et nous voulions que chacune de ces paroles-là soit égale aux autres. Ce qui faisait que les interventions étaient toujours un point de départ, mais n’étaient jamais la fin de ces soirées-là. Rachel a mentionné qu’il y avait beaucoup de bruit : le bruit venait principalement de notre salle. Nous parlions pendant les autres, il y avait quelque chose de très festif, de très fébrile. Les interventions avaient lieu, mais le plus important c’était la bière que nous partagions en communauté après. Comme toutes les voix étaient considérées égales, effectivement il y a eu des fois où une audience n’était pas très convaincue des interventions de certaines personnes sur scène et le disait, parfois de manière très frontale. Inversement, nous avons aussi eu des personnes qui ont fait des interventions qui nous ont confronté·e·s dans notre travail en tant que militants et militantes. En grande partie, c’était un travail convivial, très généreux, très harmonieux… Mais peut-être as-tu déjà fait partie de milieux militants toi-même, Marc-Antoine? Ce ne sont jamais des milieux où tout le monde s’entend, et c’est super correct comme ça. Ce que nous avions instauré donnait la possibilité d’exprimer assez fortement son désaccord.

R. N. : Je pense que cette fébrilité-là était liée au fait que nous nous rassemblions non pas pour aller faire une manif de soir ou pour aller faire une action, mais vraiment pour nous asseoir et réfléchir ensemble. Il y avait comme une sorte de pause ou de distance qui nous aidait tout court… et qui nous aidait à retourner militer, à aller manifester et à continuer d’être présent·e·s. Pour parler de l’ambiance, en effet l’aspect festif était très important. Émile a souligné la dimension horizontale : je pense que quelque chose comme une autre configuration des relations entre étudiant·e·s, professeur·e·s et militant·e·s a émergé de ça. En tout cas pour moi tel que je l’ai vécu, une autre configuration des relations entre les différents et différentes acteurs et actrices de l’université a émergé. Je ne sais pas si c’est à cause de la bière… [rires]

É. B.-P. : À propos du déroulement de la soirée, Rachel et moi présentions les intervenant·e·s et le thème de la soirée quand il y en avait un, ensuite les interventions avaient lieu, et il y avait un retour de la salle à la fin, une conversation, une période de questions informelle. Il arrivait aussi que Michel, Jean François ou quelqu’un d’autre prenne la parole à ce moment-là pour essayer de penser une synthèse, une piste de réflexion à partir des tissages, des collages qui s’étaient créés.

R. N. : J’ajouterais que quand nous sommes passé·e·s de L’Amère à boire au Café-Bar de la Cinémathèque, ça a peut-être été le moment d’une légère institutionnalisation des soirées [rires] dans la mesure où ce nouveau lieu a amené à fixer le fonctionnement de l’événement. Le rapport scène/salle était davantage présent : la table et les chaises étaient légèrement surélevés, placés sur des praticables. Nous avions de meilleures conditions pour produire les soirées, mais peut-être que nous avons un peu perdu la dimension « brouillon » des premières soirées. Nous sommes resté·e·s au Café-Bar de la Cinémathèque plusieurs années. Marc-Antoine, tu as parlé de seize soirées, et on dirait que le nombre m’a un peu saisi. J’avais oublié que nous avions mené le projet d’aussi nombreuses fois, Émile.

É. B.-P. : Et juste pour être bien clair, notre institutionnalisation n’est pas passée par un désir de faire compétition au Cirque du Soleil mais bien par des micros et des projections qui fonctionnaient plus souvent. [rires] Mais Rachel a raison, c’est une autocritique que nous nous sommes faite à ce moment-là. Puis, quand nous sommes allé·e·s au Café des arts pour notre dernier Mots et images de la résistance, il y a eu un drôle de retour des sensations que nous pouvions avoir à L’Amère à boire, ne serait-ce que par la configuration du lieu.

Postures : Vos conférences réunissaient des intervenant·e·s issu·e·s d’horizons divers et qui détenaient différents volumes de capital symbolique, pour parler en bourdieusien. On sent que vous teniez à assurer une répartition équitable de la parole dans vos soirées. Mais est-ce que des effets de hiérarchie s’y invitaient parfois?

É. B.-P. : Absolument, puis je pense que ça aurait été très naïf de penser que toutes ces hiérarchies-là, ou que ces rapports de pouvoir-là se seraient supprimés avec la venue de Mots et images de la résistance. Nous faisions un effort conscient pour les éviter, par exemple en cherchant à équilibrer systématiquement, de manière quantitative, le nombre d’universitaires et de non universitaires. Chacun des membres du comité prenait aussi le temps de bien expliquer aux intervenant·e·s la nature de ces soirées, pour qu’il n’y ait pas de surprise. Mais j’ai le souvenir d’une personne qui, se retrouvant dans le contexte de Mots et images de la résistance, voyant d’autres interventions, la manière non universitaire par laquelle ça avait lieu, a décidé de se rétracter au moment où elle allait commencer son intervention. Aussi, des personnes venant de milieux non universitaires m’ont demandé d’énumérer leurs diplômes de manière à assurer leur crédibilité, même si je leur disais que ça n’avait pas d’importance. Donc nous avions quand même l’impression que, très subtilement, certains de ces effets-là avaient encore lieu. Nous avons trouvé des moyens ingénieux, à notre sens, de les minimiser, mais je ne pense pas que nous ayons pu le faire totalement dans le cadre de ces soirées-là. Il y a eu une réflexion par rapport à ça qui s’est tenue pour nous. Je sais que pour Rachel, pour Jean-François, pour Michel, pour Pascale et pour moi, il y a eu une réflexion individuelle sur ces rapports-là et leur possible reconfiguration ou non.

R. N. : Je pense aussi que quand on organise un événement, on a envie que les gens soient présents. Nous avions un désir d’avoir des gens, je ne dirais pas connus mais que nous avions envie d’entendre et qui allaient amener du public. Donc évidemment que la notion de capital symbolique elle entre en ligne de compte, puisque nous les invitons parce que leur reconnaissons un capital symbolique. C’est sûr que pour nous c’était important sur le plan concret. Émile a parlé justement d’une dimension très concrète : celle d’avoir un espace qui était séparé équitablement avec les étudiant·e·s, voire dominé par la parole étudiante. Sur sept-huit interventions, c’était important qu’il y n’ait pas six interventions de professeur·e·s, puis deux d’étudiant·e·s. Nous avions quand même le désir d’entendre nos collègues avec qui nous allions faire des manifs de soir, nous voulions entendre ces personnes-là nous dire ce qu’elles écoutaient, ce qu’elles lisaient pour continuer à réfléchir, à militer, à faire la grève. Un événement comme celui-là a l’abolition des hiérarchies comme horizon, mais évidemment… Bon, je prépare un cours sur Bourdieu en ce moment, ça influence certainement mes réponses : on n’échappe pas entièrement dans ce type d’événement-là au rapport structurant du champ universitaire.

É. B.-P. : Ce que ça dit, c’est certainement que prendre conscience de ces rapports de pouvoir n’est pas suffisant pour les abolir. Nous les mettions en parole, nous faisions bien attention pour en minimiser les conséquences, mais voilà…

R. N. : Cela dit, là nous sommes vraiment en train de faire notre autocritique [rires], nous sommes en train de parler de tout ce que nous n’avons pas réussi à faire, mais peut-être que je peux parler de ce qui a réussi d’après moi. Je pense qu’organiser ce type d’événement-là, qu’y participer, qu’y assister m’a amené à avoir une réflexion sur le travail intellectuel. Avoir cet espace en marge de l’université (tout en lui étant lié par ses participant·e·s et par son comité organisateur), ça m’a quand même amenée à réfléchir à ce que signifiait pour moi le travail intellectuel. Je pense que cet événement-là a eu un impact pour moi dans ma façon de réfléchir et de faire ce type de travail. C’est peut-être ça qui a réussi de mon côté, et pour certaines personnes qui me reparlent de ce projet-là. Pour moi, il y a quelque chose comme une réflexion qui s’est amorcée et qui s’est poursuivie depuis 2012, notamment grâce à Mots et images de la résistance, qui a offert un cadre pour essayer de réfléchir le présent à partir des œuvres du passé, pour avoir une réflexivité sur ce que ça signifie de prendre parole dans l’espace public, sur ce qu’on transmet quand on enseigne. Pour revenir à ta question sur le capital symbolique, il y a peut-être eu quelque chose comme une réflexivité (comme disait Bourdieu) sur les structures structurantes.

É. B.-P. : Rachel et moi sommes très porté·e·s à l’autocritique. Mais en ce qui me concerne, c’est grâce à Mots et images de la résistance si j’ai développé cette aptitude-là. De manière générale, je considère que Mots et images de la résistance a été un succès, considérant les incidences positives de ces événements-là. Sur un plan très personnel, ça a complètement transformé la façon par laquelle je faisais du travail intellectuel. Ça a complètement changé les objets auxquels je me suis intéressé dans le cadre de mes recherches. Il y a cette dimension critique d’un rapport au politique, d’un rapport à la recherche qui a été fondamental pour ce qu’on pourrait appeler « ma carrière académique ». Pour la première fois avec Mots et images de la résistance, je perdais une naïveté par rapport à la question de l’autorité, je perdais une naïveté par rapport à la question du discours qui s’impose comme sens commun. Et des sens communs, on en a dans le discours public; on en a aussi dans le discours universitaire, dans la recherche… Le travail que je me suis retrouvé à faire, après Mots et images de la résistance, c’est de remettre en question ce qu’on prend pour le sens commun et de le questionner non seulement chez les autres, mais aussi en moi-même. Mots et images de la résistance m’a donné les armes nécessaires pour critiquer Mots et images de la résistance, pour critiquer mon propre travail et pour critiquer le travail des autres. Ça a été le… Finalement, je ne sais pas si on peut dire « succès »… C’est drôle, j’ai l’impression de vendre des chars. [rires]

R. N. : C’est difficile à évaluer pour nous, il faudrait interroger les personnes qui y ont participé et celles qui ont assisté aux soirées, parce que nous chargeons peut-être de trop de sens ces événements-là. Il y avait Mots et images de la résistance, mais nous participions aussi à d’autres événements littéraires, au lancement de Fermaille par exemple. Je me rappelle d’avoir assisté au MAPS, la Mouvance associative pour le partage du savoir, qui avait lieu dans je ne me rappelle plus quel bar de la rue Saint-Denis… Il y avait toutes sortes d’autres événements à l’époque. Nous n’occupions pas de place particulière au sein de ce foisonnement d’initiatives, nous faisons seulement ajouter cet événement-là à cette multitude. Le succès a été inattendu pour nous, comme nous le nommons dans notre deuxième événement Facebook, à chaque événement ce succès-là nous surprenait et nous touchait aussi. Émile a parlé de générosité : il y avait une générosité dans la pensée et dans la parole qui me touche encore quand j’y pense. Quand je relis des textes qui ont été présentés à Mots et images, par exemple certains textes qui ont été publiés dans l’anthologie Le printemps québécois, celui de Marie Parent, celui d’Élisabeth Nardout-Lafarge, celui de Camille Toffoli qui porte sur l’amitié et qui a beaucoup circulé, je trouve qu’ils surprennent encore aujourd’hui par leur générosité et leur caractère très brillant. Pour moi, ce qui rend les événements de Mots et images de la résistance singuliers, c’est la cohabitation d’interventions brillantes et parfois un peu décalées, qui allaient de l’essai à la création en passant par la performance, parfois même musicale… Le souvenir d’un violoniste au Café-Bar de la Cinémathèque vient de me revenir… [rires]

Postures : De quelle nature étaient les interventions que réunissait Mots et images de la résistance? 

É. B.-P. : Le seul point commun qui rassemblait toutes ces interventions-là, à mon sens, c’est leur caractère inachevé, leur caractère d’esquisse. Nous étions en train de construire quelque chose ensemble, de créer une utopie au sens d’un non-lieu, quelque chose qui n’était pas encore présent; nous parlions au moment même où nous réfléchissions. Aussi, quelque chose qui était partagé par pas mal toutes les interventions dont je me rappelle, c’était leur caractère extrêmement personnel…

R. N. : Mais pas toujours, en même temps… Nous trouvions parfois que le risque de la prise de parole était difficile à assumer pour certain·e·s universitaires, dans la mesure où nous demandions à chaud un texte qui n’était pas de l’ordre ni de la communication ni de l’article ni de la conférence. C’est la raison pour laquelle nous avons parlé d’esquisse. C’est ce que nous demandions, mais ce n’était pas nécessairement toujours ce que nous obtenions, parce qu’il y avait parfois cette difficulté-là de présenter une réflexion qui était inaboutie. Nous, ce qui nous intéressait, c’était la dimension personnelle, nous voulions quelque chose qui tenait plus de l’essai au sens littéraire, d’une pensée en mouvement, inachevée, inaboutie… Mais parfois, justement, ça allait plus dans la conférence ou dans la communication. Quand nous demandions aux gens d’intervenir, nous ne leur demandions pas de résumé ou quoi que ce soit, les gens arrivaient en disant « j’ai une image sur une clé USB », « je vais faire jouer une chanson » ou « je fais une performance »... Nous invitions les gens à prendre parole, mais sans contrôler ce qu’ils allaient présenter.

É. B.-P. : Absolument. Des fois, nous avions des présentations qui duraient une minute, le temps de le dire, et des fois Rachel me faisait signe de couper le micro parce que c’était beaucoup trop long. Des fois, nous avions quelque chose de très écrit, très scolaire, et des fois nous avions une improvisation complète sur une image. Il y avait un caractère très éclectique…

R. N. : … qui a fait la force de ces soirées-là, dans la mesure où ça a fini par s’adresser à un public que nous avons toujours espéré hétéroclite, mais qui finalement était assez homogène dans sa provenance.

Postures : Justement, quel type de public prenait part à ces soirées? Les uqamien·ne·s y étaient-iels majoritaires? Et les littéraires? Y était-il davantage question de mots que d’images?

R. N. : D’après ce dont je me souviens, c’était essentiellement des uqamien·ne·s qui étaient là. En même temps, ça dépendait aussi des intervenant·e·s qui étaient présent·e·s, ces gens-là arrivaient avec leur public, mais c’est sûr qu’il y avait une forte proportion de personnes issues du milieu universitaire. C’était lié à nos contacts et à nos réseaux, avec tout ce que ça comporte de qualités et de défauts. Mais ce n’est pas parce que nous invitions des littéraires qu’iels choisissaient nécessairement de présenter quelque chose qui avait rapport aux mots, parfois c’était plutôt une analyse littéraire d’une photographie ou d’un extrait de film. Nous avons eu vraiment toutes sortes d’interventions.

É. B.-P. : La composition du public avait aussi à voir avec la géographie de la lutte. Les soirées Mots et images de la résistance arrivaient souvent à des moments où des manifestations ou d’autres événements avaient lieu à l’UQAM, puis géographiquement nous étions très proches de l’université, donc le saut était facile de la dernière AG [Assemblée générale] jusqu’à nous. Et il y avait l’enjeu des frais de scolarités; de manière générale, les personnes qui avaient leurs intérêts sur la table, c’était des étudiant·e·s.

Postures : Après la « Finale » du 21 novembre 2012, vos événements ont fait des retours ponctuels dans les années qui ont suivi, invitant désormais les participant·e·s à discuter d’un thème déterminé. Pourquoi avoir choisi de prolonger la vie de vos soirées? Peut-on situer en partie les suites de Mots et images de la résistance dans les « années 2012 », période où un certain « esprit » de la grève aurait perduré momentanément?

É. B.-P. : Tout à fait. Tous les événements qui ont suivi étaient effectivement motivés par ce moteur qu’avait été la grève de 2012 pour le comité. L’une des craintes que nous avons eues dès que nous avons décidé de reprendre ces événements-là, c’était celle du geste commémorateur. Pour nous, refaire des événements, ce n’était pas faire une commémoration : c’était réinvestir dans certains moments le sentiment d’urgence qui nous avait permis de faire brièvement communauté en 2012. Parmi ceux-ci, il y a eu la crise des réfugié·e·s par exemple, il y a eu la crise climatique aussi, il y a eu la question des voix autochtones, soulevée dans la foulée d’Idle No More. À mon avis, ce que nous faisions à Mots et images de la résistance, nous ne le retrouvions pas ou nous le retrouvions difficilement ailleurs durant ces crises ponctuelles. Nous avons eu un succès mitigé, parfois ça a vraiment bien fonctionné, parfois c’est tombé à plat, mais notre objectif était de retrouver dans ces événements ponctuels les sentiments d’urgence, de communauté et d’intimité initiaux.

R. N. : Quand nous organisions les soirées Mots et images durant la grève, cette grève était notre réalité commune, donc nous n’avions pas besoin de thèmes. Les Mots et images portaient sur le quotidien, les nouvelles, ce qui sortait sur les réseaux sociaux, les autres initiatives. Il y avait un cadre commun, donc nous n’avions pas de questionnement pour savoir ce dont nous allions parler. Le thème (un peu comme pour les revues culturelles) permet une réflexion autour d’un enjeu commun, un enjeu qui était pour nous lié à l’actualité (Émile a mentionné celui de quelques événements). Le thème s’est imposé comme une manière de se donner un objet de pensée commun, qui permettait de rassembler des interventions autour d’une réalité que nous jugions importante. Après, c’est sûr que nous avons essayé de donner un certain rythme à ces soirée-là après la fin de la grève, mais comme c’est souvent le cas pour les initiatives militantes, il y a comme une fatigue qui s’est installée. Ça représentait beaucoup de travail; pour vingt courriels envoyés, nous recevions six réponses positives… Et il y a le fait que les gens étaient moins présents à nos soirées. Notre fatigue était en tension avec notre désir de maintenir vivant cet espace de parole, mais à un moment donné, nous avons décidé de mettre le projet sur la glace. Puis, il y a eu d’autres événements (par exemple la grève des stages et la crise climatique) qui nous ont interpellés et qui nous ont donné envie d’organiser de nouveau Mots et images de la résistance. Pour moi, c’est comme si le projet n’était jamais tout à fait terminé, mais jamais tout à fait actif non plus. S’il y avait d’autres personnes qui voulaient reprendre le principe de Mots et images, et si jamais il y avait autre chose qui arrivait et que nous avions le temps et l’envie de recréer ce lieu-là, moi je serais tout à fait partante.

Postures : Je ne voudrais pas que cet entretien enfonce le dernier clou dans le cercueil de Mots et images… [rires]

É. B.-P. : Nous n’avons plus commis l’erreur de signer la fin de Mots et images de résistance. À la limite Mots et images de la résistance n’est pas terminé, et tu vas avoir ressuscité les soirées au lieu de les achever. [rires] J’aimerais quand même donner une part du crédit de ces réveils ponctuels de Mots et image de la résistance au travail assidu de Michel Lacroix. Fréquemment, Michel a été l’initiateur d’un nouveau projet qu’un courriel de sa part suffisait à faire débouler. Il a souvent été la bougie d’allumage de ce qui est devenu un travail collectif. Pour moi, c’est important de le souligner, parce que ces réveils-là, c’est souvent Michel qui les a provoqués d’une façon ou d’une autre.

Postures : À votre avis, quels sont les moments les plus marquants de Mots et images de la résistance?

R. N. : C’est sûr qu’après seize soirées, il y a quand même une constellation de moments qui vont de l’échec à l’émotion la plus grande. Puis bon, pour poursuivre dans la logique de la commémoration, je dirais qu’un moment marquant pour moi, c’est ce que nous avons appelé la « finale » de Mots et images de la résistance, qui marquait un peu pour nous aussi la fin de la grève. C’était en novembre 2012, nous avions finalisé nos séminaires… Cette soirée reste marquante pour moi non seulement parce qu’il y avait énormément de monde, mais aussi grâce à l’intervention d’Élisabeth Nardout-Lafarge, qui était extrêmement touchante. (On peut d’ailleurs la lire dans Le Printemps québécois.) Je me rappelle encore de l’émotion de la salle, le Café-Bar très silencieux… Le texte n’échappe pas à la logique du bilan, mais n’en est pas moins extrêmement personnel. Élisabeth Nardout-Lafarge dit qu’elle fait un Stabat Mater cheap dédié à son fils qui n’a rien demandé, le tout sur le mode du Je me souviens de Perec. Il y a quelque chose de vraiment touchant. C’est un texte qui interroge l’autorité de la parole des professeur·e·s, et qui en même temps se situe sur un plan personnel, Élisabeth Nardout-Lafarge racontant comment elle voit son fils militer. J’ai été touchée par le texte lui-même, mais aussi par le fait que Mots et images de la résistance ait permis ce type de texte-là. C’est peut-être ce que je voulais dire plus tôt quand je parlais de la générosité de la parole qui nous étonnait toujours. Ce qui m’amenait à continuer ce projet-là, c’est ce que ça permettait comme prise de parole, comme risque de la parole, comme libération des formes universitaires. Ce que ça a permis comme paroles et comme moments, je pense que c’est ça qui me touche encore aujourd’hui, et qui est rendu emblématique par cette intervention.

É. B.-P. : Absolument. C’est dur de rajouter quelque chose après ce que Rachel a dit, qui est vraiment juste. Nous en parlions hier Rachel et moi, et c’était quand même assez fou de se rappeler tous ces moments hétérogènes qui ont fait la grève. Il y a eu la « maNUfestation », où les manifestant·e·s étaient nu·e·s, les manifs de nuit, Victoriaville, une manifestation qui a été marquante pour beaucoup d’entre nous… Ce qui me revient, c’est aussi ce qui se rapportait à des chocs très durs, comme le rapport avec les policier·ère·s. C’est très difficile pour moi d’évoquer des moments spécifiques de Mots et images de la résistance, parce que mes souvenirs sont très vagues. Je pourrais peut-être m’en rappeler en lisant les textes ou en fouillant dans ma mémoire, mais ce qui me reste de ça ne tient pas vraiment de l’anecdote. C’est plutôt le sentiment que dans l’espace d’un temps et d’un lieu, tout était sur la table, tout était possible, tout pouvait être remis en question, aucune parole n’avait le dernier mot. C’est ça la sensation qui me revient quand je pense à Mots et images de la résistance : cette impression que le dernier mot, aucune personne autour de la table ne l’aurait, et que c’était très bien comme ça.

 

Bibliographie

Bonenfant, Maude, Anthony Glinoer et Martine-Emmanuelle Lapointe (dir.). 2013. Le Printemps québécois. Une anthologie. Montréal : Écosociété.

 

Pour citer cet article: 

Blais, Marc-Antoine, Émile Bordeleau-Pitre et Rachel Nadon. 2022. « "Sortir l’université de l’université" : entretien avec Émile Bordeleau-Pitre et Rachel Nadon », Postures, Dossier « Littérature et mouvements sociaux », no 35, En ligne <https://revuepostures.com/fr/articles/bordeleau-pitre-nadon-35> (Consulté le xx / xx / xxxx).