Le double : de l’inquiétante étrangeté à l’abjection. L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson

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Robert Louis Stevenson est un maître incontestable du roman d’aventures; il en est même l’un des principaux théoriciens au XIXe siècle. Aujourd’hui, lorsqu’on évoque ce grand nom de la littérature, plusieurs pensent par exemple à L’île au trésor (1883), un chef-d’œuvre, sinon un classique, qui dépasse largement la seule sphère des récits pour enfants. Pourtant, on oublie souvent que l’auteur exerçait sa plume au sein de divers genres. Parmi ceux-ci, l’horreur : en 1886, Robert Louis Stevenson écrit L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, court roman où s’opposent un respectable scientifique de la haute société londonienne et son double, un être à la fois monstrueux et indescriptible.

Robert Louis Stevenson était en proie depuis son tout jeune âge à des terreurs nocturnes. Une nuit de 1886, il est réveillé par sa femme alors qu’il hurle dans son sommeil. L’auteur lui reproche ce brusque réveil : il faisait en effet le plus intéressant des cauchemars. Dans ce dernier, il assistait à la métamorphose diabolique d’un homme… L’écriture du roman est alors rapide. L’auteur y multiplie les points de vue et les genres. À l’image d’une créature aux multiples visages, L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde présente une hybridité générique : romans policier, psychologique, épistolaire et d’horreur, auxquels on peut ajouter la fable ironique, sont autant de genres qui jalonnent le récit. Au cœur de cette multiplicité apparaît la figure du double, étrangement inquiétante, et même abjecte.

Selon Freud, le motif du double implique à la fois un dédoublement et une division du Moi, tout en offrant le retour permanent du même, à savoir la répétition. En lien avec le narcissisme primaire de l’enfant, le double est d’abord une assurance contre la disparition du Moi, c’est-à-dire contre la mort. Cependant, passé l’enfance, le double est refoulé, il devient l’« ombre de l’objet perdu des origines » (Couvreur, 1995, p. 19) et « l’inquiétant [unheimlich] avant-coureur de la mort » (Freud, 2001, p. 237). De pulsion de vie qu’il était, il se transforme en pulsion de mort. Il est alors projeté à l’extérieur du Moi comme quelque chose d’étranger, tandis que, pour la vie psychique de l’individu, ce double est familier, connu. Il peut donc prendre plusieurs visages : il est généralement investi au sein de la conscience morale, ou Surmoi, mais le double peut aussi incarner les décisions réprimées par la volonté. Son rôle ici, parmi d’autres, est de repousser le sentiment de culpabilité et de faire endosser la responsabilité de certaines actions, et même de certaines intentions, à un autre Moi masqué et méconnaissable. En somme, le double est une tentative de défense archaïque qui fait naître le clivage du Moi. Il est un « déjà vu » inséparable de la conscience, d’où l’inquiétante étrangeté qu’il provoque.

Dans le roman L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, tous les personnages apparaissent en couple. C’est d’abord le cas d’Utterson et d’Enfield, deux cousins éloignés qui permettent d’introduire, dès l’ouverture du roman, un lieu suscitant l’inquiétante étrangeté, à savoir la porte d’une maison délabrée dans une ruelle obscure. C’est cette porte qui engendre le récit, comme le stipule le titre du premier chapitre : « Histoire de la porte ». À sa vue, Enfield se remémore une histoire : un homme hideux, Hyde, a piétiné une jeune fille dans la rue, violemment et sans raison aucune. Dès lors, le mystère provient des lieux. En effet, la porte symbolise la limite, la frontière entre l’intérieur et l’extérieur ainsi que, par extension, celle entre le conscient et l’inconscient. Elle divise donc les trois instances de la vie psychique; elle sépare le Moi du Surmoi et du Ça. Que cette porte ait été ouverte, qu’un individu monstrueux tel que Hyde en ait la clé impliquent un retour du refoulé : « Les limites qui départagent le dehors et le dedans, l’individu et l’espèce, la mort et la vie sont ici abolies; les frontières entre le jour et la nuit s’estompent. Nos repères habituels sont perdus, brouillés. » (Pontalis, « Préface », in Stevenson, 2005, p. 9.)

La porte permet d’entrevoir le principal couple dédoublé du roman, c’est-à-dire, bien entendu, Henry Jekyll et Edward Hyde. Selon Nabokov, le nom de Jekyll est d’origine danoise et vient du mot jökulle, ce qui signifie « stalactite de glace » (1999, p. 358). Quant au nom de Hyde, il est issu du mot danois hyd et veut dire « havre ». À partir de ces indices, il est possible de croire que Hyde est un havre où Jekyll se cache. Jekyll est un personnage important et influent dans la société, d’où, d’ailleurs, son titre de « docteur ». Son physique est à l’image de sa droiture et de sa noblesse : « […] c’était un homme d’une cinquantaine d’années, corpulent, bien bâti, au visage lisse, avec une touche de ruse dans le regard, mais toutes les apparences du talent et de l’affabilité. » (Stevenson, 2005, p. 50.) Cependant, cet homme est en proie à de vils désirs et s’adonne à des plaisirs qui contredisent son statut. De ce fait, il vit une existence dédoublée : l’une sociale, et l’autre secrète et cachée. C’est pourquoi Jekyll a pour projet de dissocier ces deux parties de son être, de se créer un havre pour accomplir ses désirs.

Pour ce faire, il invente une potion qui lui permet, comme bon lui semble, d’adopter l’une ou l’autre de ses personnalités : « La mixture n’avait aucun pouvoir de discrimination; elle n’était ni diabolique ni divine; elle avait seulement le pouvoir d’ébranler les portes de cette prison où j’étais retenu captif par les dispositions de ma nature. » (Ibid., p. 119.) En somme, un Surmoi surpuissant provoque un retour du refoulé chez le docteur, car, plus que ses vices, c’est un sentiment de honte et de culpabilité qui le pousse à projeter ses plaisirs sur un double, soit sur un autre Moi masqué :

C’est donc la nature exigeante de mes aspirations, davantage qu’une quelconque dégradation de mes défauts, qui m’a fait ce que j’étais et qui a […] séparé en moi ces provinces du Bien et du Mal qui se partagent et composent en même temps la double nature de l’homme. (Stevenson, 2005, p. 113.)

Hyde est alors, à l’image de ce refoulé qui fait retour, le double de Jekyll. Si Jekyll représente le Moi, Hyde est, quant à lui, à l’image du Ça. De même que cette instance de l’inconscient, il revient toujours à la charge. Dès qu’on cherche à le refouler, il se fait plus pressant, plus fort, plus déterminé que jamais. La révélation de la double identité de Jekyll est tardive dans le roman. Cependant, plusieurs indices mettent au jour le lien unissant les deux personnages. D’abord, dès le premier chapitre, Enfield révèle que Hyde a usurpé le nom de Jekyll : ayant piétiné une jeune fille innocente, Hyde, en réparation de ses torts, remet à la famille de cette dernière un chèque signé de la main de Jekyll. Plus encore, Hyde porte parfois des vêtements beaucoup trop grands pour lui, à savoir ceux du docteur. Finalement, il s’avère que les deux personnages ont presque la même écriture. Elles ne sont qu’inclinées différemment : « […] il y a entre elles une ressemblance des plus singulières; les deux écritures sont identiques à bien des égards. Seule l’inclinaison diffère. » (Ibid., p. 69.) C’est donc dire que le clivage du Moi effectué par Jekyll ne peut séparer totalement ses deux identités, puisqu’elles lui sont toutes deux inhérentes : « Il n’existe pas entre le Moi et le Ça de séparation tranchée. » (Sigmund Freud, cité par Naugrette, 1987, p. 66.)

Les descriptions physiques de Hyde sont, quant à elles, toujours vagues. Il semble qu’aucun mot ne puisse rendre compte de son être. Lorsqu’on parle de lui, on évoque sa bizarrerie et l’indescriptible impression de difformité qui se dégage de sa personne. Plusieurs métaphores le qualifient : c’est un monstre, un démon, un homme des cavernes n’ayant presque rien d’humain. Ce que l’on retient de lui, ce sont les sentiments de dégoût, de haine et de peur qu’il inspire. En ce sens, Hyde est un personnage qui suscite souvent chez les autres protagonistes, et particulièrement chez Henry Jekyll, une impression d’inquiétante étrangeté, ce sentiment près de l’angoisse qui fait ressentir la proximité de la mort. Sans visage, Hyde est un être purement pulsionnel. Se situant entre plaisir et déplaisir, ce personnage jouit du Mal à l’état pur : « […] il étanchait sa soif de plaisir avec une avidité bestiale à toutes les sources offertes par la souffrance d’autrui; comme s’il eût été de pierre, il se montrait incapable de la moindre miséricorde. » (Stevenson, 2005, p. 122.)

Dans le récit, la maison et le miroir sont à l’image de l’inquiétante étrangeté que suscite le couple Jekyll et Hyde. La maison de Jekyll est aussi dédoublée, comme son propriétaire : « Prise dans “le jeu dialectique du moi et du non-moi”, sa valeur matérielle ne cesse d’osciller entre l’intimité et l’enfermement, entre l’abri qui protège et l’abri qui étouffe, entre la caverne accueillante et la grotte écrasante. » (Naugrette, 1987, p. 161.) De prime abord, elle offre deux façades, donc deux visages. Comme Jekyll, elle montre une porte principale, c’est-à-dire une façade donnant sur la respectabilité sociale, ainsi qu’une porte de derrière, soit la face cachée de la perversion mal refoulée. En ce sens, la maison est l’incarnation matérielle de Jekyll. Quant au miroir, ce dernier met au jour le clivage du Moi en tant qu’image séparée de la personne. Que Jekyll ait un miroir pour observer ses métamorphoses est signifiant. Le stade du miroir est un moment où l’individu se forge une identité propre par le biais de l’image reflétée. Or, plutôt que d’être formateur, le miroir confronte ici Jekyll à l’Autre; ses délires d’auto-observation le confrontent à un « il » plutôt qu’à un « je ». Il s’agit alors pour le docteur de reconnaître l’altérité en lui : « Et pourtant, en contemplant cette affreuse idole dans le miroir, je n’éprouvais pas la moindre répulsion; au contraire, je l’accueillis avec joie. C’était moi-même que je contemplais, là aussi. » (Stevenson, 2005, p. 118.) Mais cet Autre remet en question l’identité et, parallèlement, provoque une impression d’inquiétante étrangeté, car, si cet Autre est Moi, comment savoir si je suis bel et bien moi-même?

Plus Jekyll se laisse envahir par Hyde, et moins il arrive à réinvestir son visage social. Le Ça submerge le Moi de plus en plus; Hyde domine le docteur. Jekyll en vient à ne plus avoir aucun contrôle sur ses transformations, toujours plus fréquentes et toujours plus longues. Le champ libre laissé au Ça dans la vie psychique du docteur permet à ce niveau l’introduction d’un ultime couple, c’est-à-dire celui de Hyde et d’Utterson. Notaire de formation, Utterson est aussi un vieil ami de Henry Jekyll. Lorsqu’il entend l’histoire d’Enfield à propos de Hyde, il devient inquiet et soupçonneux. En effet, dans l’éventualité de sa mort ou de sa disparition, le docteur entend léguer sa fortune à Hyde. Le testament de Jekyll, duquel Utterson est responsable, pousse alors celui-ci à investiguer au sujet de Hyde. À partir de ce moment, Utterson fréquente le même lieu limite que le Ça, à savoir la porte de la maison délabrée, d’où il guette son approche. C’est littéralement un jeu de poursuites qui s’entame : « Si lui s’appelle M. Hyde, se disait-il, eh bien moi, je serai M. Seek! » (Ibid., p. 42.) Plus encore, Utterson devient obsédé par cette histoire : « Jusqu’alors, ledit problème ne l’avait préoccupé que sur un plan strictement intellectuel; mais désormais son imagination aussi était engagée, pour ne pas dire captive. » (Ibid., p. 40.) Cette opposition farouche à Hyde fait donc d’Utterson un personnage représentatif du Surmoi :

[…] puisque les instances que sont le Moi et le Ça sont représentées dans l’histoire de Stevenson par Jekyll et Hyde, on peut en déduire qu’un autre personnage vient incarner le Surmoi manquant de Jekyll, si possible un représentant de la loi, austère, grave, un peu bourru, on aura reconnu « M. Utterson le notaire ». (Naugrette, 1987, p. 60.)

Comme l’instance psychique du Surmoi, Utterson est chargé des pouvoirs intérieurs du Ça : le personnage du notaire incarne une seconde instance du refoulement dans le récit, un second double de Jekyll après le Ça. S’il traque incessamment Hyde, c’est pour l’arrêter ou, en termes psychanalytiques, le refouler.

La ville devient le terrain de cette chasse. De l’autre côté de la porte, en dehors du Moi, le Surmoi et le Ça jouent à cache-cache. Ultimement, ce n’est que lorsqu’il est poursuivi par les forces quasi policières du Surmoi que Hyde retourne se réfugier au sein de Jekyll. La maison, dès lors, se transforme en forteresse, c’est-à-dire en un lieu où le Moi tente de résister à la fois aux menaces extérieures du Surmoi et aux menaces intérieures du Ça. C’est ce qu’illustre l’épisode de la fenêtre. Jekyll, reclus à l’intérieur, se tient à la fenêtre. Il ne contrôle plus, à ce moment de l’histoire, les irruptions de Hyde, pas même par sa mixture. Arrivent Utterson et Enfield. À cet instant, Jekyll est envahi par les symptômes d’une métamorphose imminente : « […] le sourire s’effaça de son visage, chassé par une expression de terreur et de désespoir si pitoyable que le sang se glaça dans les veines des deux visiteurs de la cour. » (Stevenson, 2005, p. 79.)

La maison devient le « for/t intérieur » de Jekyll (Naugrette, 1987, p. 164), et l’amphithéâtre qu’elle abrite exprime l’inquiétante étrangeté. En effet, la mise en scène qu’il suggère remet en question l’identité du Moi : on y retrouve les vêtements de Hyde, que Jekyll enfile lorsque le Ça ressurgit. Plus encore, ce lieu introduit le motif du masque. Lorsqu’il aperçoit Hyde, un domestique stipule : « J’ai eu tout juste le temps de l’apercevoir, mais j’en avais les cheveux dressés sur la tête comme un porc-épic. Monsieur, si c’était là mon maître, pourquoi portait-il un masque sur le visage? » (Stevenson, 2005, p. 87.) L’amphithéâtre est donc le lieu des métamorphoses. Entre la porte de devant et la porte de derrière, cet endroit est retiré à l’intérieur de la maison. C’est la pièce protégée qui donne jour aux multiples transformations du protagoniste principal. En ce sens, l’amphithéâtre ressemble à un utérus. Du moins, le Moi de Jekyll y devient assurément matriciel; le double ici implique l’engendrement, la naissance. La première apparition de Hyde est d’ailleurs décrite à la façon d’un accouchement horrible : « J’entrai instantanément dans les affres les plus atroces : mes os grinçaient, une nausée mortelle s’empara de moi, ainsi qu’une angoisse que ne sauraient surpasser ni celles de la naissance ni celles du trépas. » (Ibid., p. 116.)

Jekyll est représenté comme un creux, un vide au sein du récit, où le Ça se réfugie. Il emploie lui-même la métaphore de la caverne afin de spécifier la nature de ses rapports avec son double : « […] Hyde se souciait bien peu de Jekyll, tout au plus pensait-il à lui comme le bandit des montagnes pense à la caverne dans laquelle il se met à l’abri des poursuites. » (Ibid., p. 126.) Le Moi est un espace protecteur, ainsi qu’un lieu d’autoprocréation. L’accouplement mythique des jumeaux dans le ventre de la mère — puisque Hyde est le double de Jekyll — donne naissance au Ça monstrueux. Jekyll le stipule lui-même : Hyde n’a rien d’humain. La succession des entrées et des sorties qu’impliquent les multiples métamorphoses dans l’amphithéâtre suggère en ce sens un double inceste. D’abord un inceste homosexuel entre deux frères, ensuite celui du fils avec la mère : « […] dans ce mouvement de va-et-vient, le moi féminisé devient alors le lieu métaphorique d’un inceste mère / fils, ou bien, puisque Jekyll est à la fois la mère et le jumeau, d’un commerce homosexuel entre les deux frères. » (Naugrette, 1987, p. 65.)

C’est donc une double régression narcissique que Jekyll subit, narcissisme où s’ancre, rappelons-le, le motif du double ainsi que l’inquiétante étrangeté. En effet, une première régression s’effectue sur le plan de la libido du Moi. Comme nous l’avons vu, Jekyll transforme son propre corps en objet de plaisir et de jouissance en investissant l’image de l’Autre : c’est la naissance de Hyde. Ensuite, l’introduction de l’objet maternel au sein du Moi est une seconde régression. Au delà d’une remise en question identitaire étrangement inquiétante, cette double régression introduit dans le récit un second affect, plus puissant celui-là : l’abjection. L’abjection, c’est le premier signe qu’adopte l’être, avant même de connaître le langage : « […] toute abjection est en fait reconnaissance du manque fondateur de tout être, sens, langage, désir. » (Kristeva, 1983, p. 13.) C’est une première et violente poussée, une réaction du corps où s’inscrit la sensation, un « je » qui cherche paradoxalement à venir au monde avec et contre elle.

L’abject n’est ni sujet ni objet; il vient à la fois du dedans et du dehors : « Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. » (Ibid., p. 9.) Le seul objet de l’abjection est la frontière, la limite. Nous disions de la maison de Henry Jekyll qu’elle était dédoublée, qu’elle montrait deux visages. Mais, plus encore, elle semble superposer dedans et dehors, alors qu’on ne peut pas délimiter son début ni sa fin par rapport aux maisons voisines : « […] les maisons sont tellement tassées les unes sur les autres autour de cette cour qu’on peut à peine dire où finit l’une et où l’autre commence. » (Stevenson, 2005, p. 33.) Elle offre donc des frontières incertaines; familier et étranger se superposent, l’un cachant l’autre. Cette description de la maison dégage cette dernière de l’inquiétante étrangeté pour la jeter dans l’abject. Elle n’a finalement plus rien de familier, car elle devient le lieu d’une menace possible, comme l’était le dehors : « Surgissement massif et abrupt d’une étrangeté qui, si elle a pu m’être familière dans une vie opaque et oubliée, me harcèle maintenant comme radicalement séparée, répugnante. » (Kristeva, 1983, p. 10.) C’est le Moi alors qui devient abject : Jekyll ne contrôle plus Hyde, il est dominé, submergé; il se perd.

L’abject est ce qui « sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire » (ibid., p. 9). Il s’oppose donc à la subjectivité et au conscient; il perturbe l’identité. Plus encore, l’abject est rejeté par le Surmoi, car il incarne l’irrespect de l’ordre et de la loi. Il est immoral et, plus que l’angoisse, il implique une terreur qui se dissimule. Dans cet ordre d’idées, l’abject est carrément Autre. Dans L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, la peur et l’horreur naissent en Jekyll lorsque celui-ci perd le contrôle de son identité pour ensuite réaliser que Hyde ne recèle pas d’essence. À l’image de l’abject, Hyde est un non-objet : « […] il considérait Hyde, en dépit de sa prodigieuse énergie vitale, comme une créature inorganique. C’était là ce qui le choquait le plus : que le limon du puits le plus profond pût proférer des cris, faire entendre sa voix. » (Stevenson, 2005, p. 137.) C’est ainsi que Jekyll trouve l’impossible en lui-même : s’il se reconnaît en un Autre inexistant, c’est son propre être qu’il conçoit comme impossible. Cette remise en cause, non pas de l’identité, mais de l’existence en tant que telle, rend le Moi abject. Et c’est au sein de l’abjection de soi que naît l’horreur.

L’abject implique une dialectique entre le bannissement et l’oubli. Le propre devient sale, et le recherché est rejeté. Pourtant, l’oublié refait toujours surface, brusquement. Alors la violence du Ça se décharge avec force; on jouit intensément de l’abject, d’où, paradoxalement, toute l’horreur qu’il provoque : « La jouissance seule fait exister l’abject comme tel. On ne le connaît pas, on ne le désire pas, on en jouit. Violemment et avec douleur. Une passion. » (Kristeva, 1983, p. 17.) Le docteur Jekyll, comme on l’a vu, donne naissance à un Moi monstrueux dans d’intenses douleurs. Pourtant, ces douleurs sont suivies d’impressions propres à la jouissance : « Je me sentais rajeuni, léger, agile; intérieurement, j’étais soulevé par une ivresse frémissante, un flux désordonné d’images sensuelles qui couraient, comme l’eau dans le moulin, à travers mon imagination. » (Stevenson, 2005, p. 116-117.) C’est pourquoi Jekyll devient très rapidement la créature soumise et consentante de Hyde. Jekyll ne peut résister à la présence répugnante de Hyde pour exister : l’aliénation que le Ça pulsionnel lui fait subir est sublime.

Parallèlement, le sujet ne peut plus que se reconnaître à travers l’abjection : elle est une perpétuelle résurrection du Moi qui doit passer par la mort de la conscience. L’abject est ambigu et contradictoire. C’est dans cet ordre d’idées qu’apparaît l’assassinat de Sir Carew, un homme avancé en âge, haut placé au gouvernement, que Hyde croise un soir dans la rue par hasard. La vue de cet homme est insupportable au monstrueux double du docteur; il le bat alors à mort avec sa canne. La violence et la gratuité du geste de Hyde apparaissent à Jekyll, après coup, à la fois comme une abomination et comme une jouissance : « Le brouillard se déchira; je vis que j’avais renoncé à la vie, et je m’enfuis loin de la scène de ces excès, triomphant et tremblant en même temps, mon amour de la vie porté à son paroxysme. » (Ibid., p. 129.) En l’occurrence, l’abject est une pulsion de vie où le « je » naît au prix de la mort, la mort de l’autre ainsi que sa propre mort.

Finalement, le motif par excellence mettant au jour la mort du Moi dans le récit est l’écriture. Rappelons que l’abject est issu d’un temps où l’individu n’est qu’un corps parlé, ne maîtrisant pas encore la langue du père. En effet, l’affirmation du sujet doit passer par l’énonciation du « je ». Comme le stipule Benveniste, « est “ego” qui dit “ego” » (1976, p. 260). Quand il se reconnaît à travers l’image d’un Ça non objet, Jekyll perd progressivement sa subjectivité. Comme dans un miroir, il cherche par le biais de l’écriture de ses confessions, au dernier chapitre, à se « voir » au sein du processus épistolaire. À ce moment dans le récit, Jekyll est terrorisé à l’idée d’une invasion totale par Hyde, à savoir d’une invasion par cet individu issu d’un reste de mémoire sans mots, qui, tout au long de l’histoire, est perçu uniquement en tant que troisième personne par tous les personnages. Plus l’écriture avance, et plus Jekyll parle de lui-même en tant que « il » : « C’est donc, à moins d’un miracle, la dernière fois que Henry Jekyll peut penser ses propres pensées, ou voir son propre visage (à présent déformé d’une triste façon!) dans le miroir. » (Stevenson, 2005, p. 138-139.) C’est un refoulement par le langage que subit alors le docteur, et c’est par la littérature qu’il se suicide. La double régression narcissique, celle-là même qui l’a projeté dans la vie et dans le sublime de l’abject, le ramène à un temps où la parole ne lui appartenait pas encore. À l’instant où il cesse d’écrire, Jekyll n’est plus : « Ainsi donc, tandis que je pose ma plume et entreprends de sceller ma confession, je mets un terme à la vie du malheureux Henry Jekyll. » (Ibid., p. 139.) L’abject, à la frontière de la vie, est un lieu qui a envahi entièrement le docteur. La dialectique entre attraction et répulsion n’est plus, et Jekyll est tombé, tout entier, dans la mort : « […] le cadavre, le plus écœurant des déchets, est une limite qui a tout envahi. Ce n’est plus moi qui expulse, “je” est expulsé. » (Kristeva, 1983, p. 11.)

Dans un même ordre d’idées, en tant qu’instance du Surmoi, Utterson est le fils du langage. À la fin, lorsqu’il défonce la porte du laboratoire à coups de hache, Utterson détruit symboliquement le seuil divisant le Moi du Ça et du Surmoi. Cette rupture provoque la mort du docteur et, du même coup, la mort de Hyde. La destruction de la pulsion a également détruit le support de cette instance, à savoir la conscience du Moi. Il ne reste plus que le Surmoi, seul vainqueur : « L’abject est apparenté à la perversion. Le sentiment d’abjection que j’éprouve s’ancre dans le surmoi. » (Ibid., p. 23.) Si, dans la vie de tout sujet, le Moi s’érige dans l’opposition à l’objet, le Surmoi arrive dans l’opposition à l’abject. Issue de la culture, l’abjection est un garde-fou. Il est signifiant, à ce titre, que le docteur lègue tous ses biens à Utterson plutôt qu’à Hyde. À la fin du récit, il ne reste plus que l’abjection pure, qui se maintient en l’instance régulatrice et coercitive du Surmoi.

Robert Louis Stevenson, dans l’écriture du roman L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, avait déjà pressenti ce que bien des années plus tard la psychanalyse allait dévoiler. Au plus près de la nature humaine et des angoisses qui l’habitent, ce roman met en scène un double abject. Le double, nous l’avons vu, constitue une défense archaïque de la conscience qui provoque un clivage du Moi et, de ce fait, il peut faire naître une impression d’inquiétante étrangeté. Les relations entre les principaux protagonistes, qui se livrent bataille en des lieux marquant le seuil, l’ont bien montré. Jekyll / le Moi, Hyde / le Ça, et Utterson / le Surmoi sont trois instances de la vie psychique qui révèlent ultimement une perte de contrôle.

Ainsi surgit l’horreur. Plus rien n’est familier pour Jekyll : c’est la naissance de l’abjection. Un double mouvement appelle et rejette ce qui n’est à la fois ni dedans ni dehors, ni sujet ni objet. À force de frôler la limite et d’en jouir, Jekyll se perd. Il est alors rappelé à une mémoire d’avant les mots. C’est par le biais de l’écriture que le docteur tente finalement de se réapproprier son identité, mais en vain. L’abject devient une limite envahissante, qui submerge. Jekyll est repoussé définitivement hors de lui : il meurt, totalement possédé par Hyde. Utterson, instance du Surmoi, est le seul à survivre à ces aventures au sein de l’abjection — Utterson, celui que l’abject accompagne toujours, comme un double inversé.
 

Bibliographie

Œuvre étudiée :

STEVENSON, Robert Louis. 2005. L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Préface de J. B. Pontalis. Coll. « Folio classique », Paris : Gallimard, 174 p.

Ouvrages cités :

BENVENISTE, Émile. 1976. « De la subjectivité dans le langage ». Chap. in Problèmes de linguistique générale, p. 258-266. Paris : Gallimard.

COUVREUR, Catherine. 1995. « Les “motifs” du double ». Chap. in Le double, sous la dir. de Catherine Couvreur, Alain Fine et Annick Le Guen, p. 19-37. Coll. « Monographies de la revue française de psychanalyse », Paris : Presses universitaires de France.

FREUD, Sigmund. 2001. « L’inquiétante étrangeté » [1919]. Chap. in L’inquiétante étrangeté et autres essais, p. 209-263. Coll. « Folio/essais », Paris : Gallimard.

KRISTEVA, Julia. 1983. Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Paris : Seuil, 248 p.

NABOKOV, Vladimir. 1999. Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson. Coll. « La Bibliothèque cosmopolite », Paris : Stock, 411 p.

NAUGRETTE, Jean-Pierre. 1987. Robert Louis Stevenson : l’aventure et son double. Paris : Presses de l’école normale supérieure, 212 p.

 

Pour citer cet article: 

Charette, Caroline. 2007. «Le double : de l’inquiétante étrangeté à l’abjection. L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/charette-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Charette, Caroline. 2007. «Le double : de l’inquiétante étrangeté à l’abjection. L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 159-169.