N’as-tu jamais songé que mon corps s’effriterait s’il venait à entrer dans la matière tordue des mots1?
Nicole Brossard, Le désert mauve
La lecture peut représenter un acte de résistance. Par exemple, on peut choisir de ne pas consommer les littératures qui présentent seulement des points de vue androcentrés. En introduction au Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir reprend le propos de Poulain de la Barre, qui dit que « tout ce qui a été écrit des hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie » (24). La circulation de la pensée féministe passe par tout un réseau d’auteur.trice.s, d’artistes et de théoricien.ne.s qui remettent en question la survalorisation des figures masculines. Ainsi redoublées, certaines voix s’enchâssent pour prôner l’égalité entre les sexes, la pluridiversité des genres et la lutte contre l’hétéronormativité et l’hétérosexisme. Les écrivain.e.s féministes prennent la plume pour révéler le découpage très tranché des rôles sexués et l’asymétrie des rapports qui en découlent. De concert, leurs paroles s’unissent pour libérer les femmes du carcan archétypal auquel elles sont associées et revaloriser les sujets féminins. Par ailleurs, « le féminisme contemporain résiste, avec raison, devant l’énonciation d’un "nous" femmes homogène » (Delvaux 2017, 27). Le roman Sula de Toni Morrison transmet à la fois cette nécessité d’affirmer une identité mise en marge des discours andocentrés et un refus de la faire coïncider avec des représentations figées. C’est par la mise en fiction de l’histoire d’une lignée de femmes issues d’une communauté afro-américaine de l’Ohio, au moment du mouvement ségrégationniste, que l’autrice montre le caractère figé des lieux communs où sont maintenus les femmes afro-américaines. Bien que le livre de Morrison se termine sur l’impression que « les choses allaient tellement mieux en 1965 » (1973, 177), ce retour sur une histoire dont on connait d’avance l’origine et la fin pose la question d’un bilan. En effet, les rapports de domination (dont ceux basés sur la culture et le genre) subsistent au-delà du moment où ils ont été initialement perpétrés. Malgré l’application de lois civiques en lien avec l’abolition de la ségrégation raciale ou la réprobation des discriminations basées sur la division des rôles sexués, des modèles de pensée racistes et sexistes persistent dans la littérature. Il convient alors de réévaluer les textes ayant participé à reproduire ces schèmes d’exclusion, dont les contes. Dans Sula, l’intertextualité met en exergue le décalage entre les conventions des sociétés patriarcales hétéronormatives et la réalité des personnages. L’écrivaine réussit, par une relecture des contes de fées, à mettre au jour certains des stéréotypes qui participent à consolider les systèmes de domination basés sur la marginalisation d’un genre ou d’un groupe social. À Paris, le 22 octobre 1994, Pierre Bourdieu s’est entretenu avec Morrison. Pour le sociologue français, « on prend souvent sur la littérature noire un point de vue non littéraire » (1994). Quant à elle, l’autrice, lauréate d’un prix Nobel, croit que « [ses] livres ne répondent pas uniquement à des préoccupations esthétiques, pas plus qu’ils ne répondent exclusivement à des préoccupations politiques » (1994). Ainsi, l’analyse que nous nous proposons de mener s’intéressera à étudier les liens qui se tissent entre théories postcoloniales, féminisme et littérature, tout en considérant le roman dans son contexte d’énonciation.
Anne-Marie Diagne note « qu’avec Toni Morrison, le lecteur de Sula redescend dans l’enfer qui fut celui des soldats américains, lors de la Première Guerre Mondiale » (1999, 193). La première partie du roman (qui en comporte deux) annonce le retour aux origines des habitants du Fond. La structure narrative du récit, qui comporte plusieurs ellipses, convie les lecteur.trice.s à la rétrospection en les invitant à se replonger dans l’histoire des États-Unis. L’année de publication du roman, 1973, coïncide avec celle des Accords de Paix de Paris, qui signaient la fin de l’implication militaire au Vietnam. L’important battage médiatique de cette guerre a mis au jour une violence dont sont aussi porteurs les personnages féminins de Sula, soit la violence éprouvée, celle infligée à autrui ou encore celle observée en silence, parfois avec fascination.
Avant d’être prise en charge par les femmes du roman, la violence surgit de l’opposition entre nature et culture.La professeure et auteure Judith Butler précise la teneur de cette opposition dans son ouvrage Trouble dans le genre:
La relation binaire entre la culture et la nature comporte une dimension hiérarchique par laquelle la culture est libre d’ « imposer » un sens à la nature et donc, de faire de cette dernière un « Autre » qu’elle peut s’approprier à discrétion, préservant l’idéalité du signifiant et la structure de la signification sur le modèle de la domination. (2005, 116)
D’entrée de jeu, le roman de Morrison met l’accent sur une disparition, celle d’un village. Les lecteurs.trice.s apprennent l’anéantissement complet d’une communauté, que la voix extradiégétique tente de justifier par le fait que « ce n’était pas vraiment une ville, seulement un quartier » (Morrison 1973, 12). Cette dévalorisation de l’espace social semble justifier la violence hiérarchique des rapports de domination qui s’opèrent entre les différents territoires. À n’en pas douter, « [l’arrachement] des mûriers et des vignes sauvages » (11) ne laisse planer aucun soupçon sur le rapport d’opposition qui s’opère entre la civilisation dominante et la nature luxuriante qui sert ses appétits. L’idée d’un déracinement ne pose pas seulement la violence des entreprises coloniales et ségrégationnistes, elle implique aussi une cassure, celle subie par les victimes qui ont dû rompre avec leur environnement. Ainsi, nous sommes mené.e.s à imaginer la souffrance ressentie par celleux qui ont dû céder leur terre « pour faire place au Golf municipal de Medallion » (11). En ce sens, l’introduction du roman soulève des enjeux postcoloniaux. L’autrice fait un retour sur l’appropriation d’un lieu dans une visée capitaliste, ce qui aura mené à la déshumanisation d’une minorité, obligée de se plier à la loi du nombre. L’imprécision du cadre référentiel installe immédiatement une connivence avec le conte de fées. Les termes « à cet endroit » et « il y avait jadis » (11) peuvent être interprétés comme étant des adaptations des formules « dans un lointain royaume » et « il était une fois », que nous retrouvons en introduction de la plupart des contes. L’indétermination de l’espace et du temps dans les contes permet aux lecteur.trice.s infantiles de se mettre à distance des événements auxquels illes seront confronté.e.s. Les éléments textuels qui ont pour effet de déréaliser le récit laissent poindre le caractère construit de la fiction. Ils deviennent, dans le cas du roman de Morrrison, les indices d’une histoire qui a été banalisée : celle des habitant.es du Fond. Alors que dans le conte, cette distanciation a pour but de ne pas froisser l’enfant, il y a lieu de se demander à quoi sert cette défamiliarisation dans Sula, sinon à exposer les structures narratives qui conditionnent les affects des lecteur.trice.s. À ce titre, le personnage éponyme du roman est un exemple d’insoumission face à cette docilité féminine attendue de celles à qui l’on a répété ad nauseam : « sois belle et tais-toi ». L’histoire de la petite Sula devient ce lieu de mémoire sur lequel un quartier effacé prend de nouveau racine (11).
Dès le commencement, un dialogue entre le « maitre blanc » et « l’esclave noir » (13) tend à expliquer les origines de la communauté du Fond à partir des circonstances entourant sa libération. L’histoire des villageois.e.s est divisée par un moment charnière qui les fait osciller entre deux pôles : leur passé d’esclavagisme et leur liberté nouvellement acquise. Toujours est-il qu’illes sont évacué.e.s en tant que sujets. Leur histoire semble s’écrire de la main de « ces braves blancs » (13) qui leurs ont offert une portion de terre stérile dans les montagnes. Ainsi, cette liberté acquise par le biais de leurs anciens oppresseurs appelle leur exclusion et les amène à disparaître, du moins aux yeux du dominant. Pourtant, c’est sur les habitants du Fond que la suite du roman sera focalisée, privilégiant la prise de parole des subordonné.e.s. Par conséquent, nous y lisons une volonté de faire contrepartie au modèle prédominant et normatif emprisonnant les êtres dans une identité qui ne les définit pas fondamentalement et les maintient dans un rapport d’opposition asymétrique qui les dévalorise.
Ce décalage entre l’être et sa signification est d’abord mis en évidence par le personnage de Shadrack, qui récupère de ses blessures et du choc post-traumatique de la Première Guerre mondiale. L’intention du personnage est claire de ce point de vue : « il avait un besoin désespéré de voir son propre visage et de le relier au mot "soldat" » (Morrison 1973, 18). Shadrack cherche à donner un sens à ce qui n’en contient pas, en l’occurrence la guerre et tout ce qu’elle implique d’innommable. Lorsqu’il se raccroche au mot « soldat », c’est l’ensemble de l’ethos discursif construit autour du terme qu’il invoque pour justifier non seulement sa participation à la guerre, mais aussi pour se doter d’une raison d’être maintenant qu’elle est terminée. Ainsi relâché parmi les civils, il est renvoyé dans une société avec laquelle il est en totale inadéquation. Le protagoniste se retrouve dans une posture ambivalente qui peut être rapprochée de celle des vétérans de guerre. Plusieurs combattants se sont enrôlés en suivant le modèle préalable d’un idéal épique basé sur les valeurs d’une patrie. Pourtant, une fois qu’ils ont quitté le champ de bataille, ils n’arrivent plus à faire cohésion avec le groupe social, brisés par les images qu’ils ont vues et les gestes qu’ils ont posés.
La focalisation sur l’apparence du corps de Shadrack rend bien compte de l’éclatement des structures psychiques de l’individu. Son corps se morcèle et ses mains deviennent des excroissances étrangères :
Il leva un bras, soulagé de trouver sa main toujours fixé à son poignet. Il essaya l’autre et la trouva aussi. Lentement, il avança une main vers la tasse, mais au moment où il allait ouvrir les doigts ceux-ci se mirent à grandir pêle-mêle comme le haricot magique de Jack. (17)
Cette référence intertextuelle contribue à faire du conte l’expression de la prise de conscience d’un dérèglement existentiel et sociétal, en l’occurrence l’aliénation des êtres par leur association à des archétypes qui ne leur correspondent pas. Selon Bruno Bettelheim, « les contes de fées abordent sous une forme littéraire les problèmes fondamentaux de la vie et particulièrement ceux qui se rattachent à la lutte de l’enfant pour atteindre la maturité » (1976, 278). Dans le roman de Morrison, Shadrack est dans un état régressif. Il peine à associer les images de son corps et les mots pour le dire, comme si le langage acquis ne servait plus ses fonctions de désignation. Le conte Jack et la perche à haricots compte plusieurs versions subséquentes à son origine britannique. L’une des interprétations symboliques qui lui est reconnue stipule « [qu’]après sa puberté, le garçon doit se trouver des buts constructifs et œuvrer pour les atteindre afin de devenir un être utile à la société » (Bettelheim 1976, 282). Shadrack est incapable de retrouver le sens utile du mot « soldat ». S’il l’associait autrefois au service militaire, c’est-à-dire comme étant le titre d’un homme héroïque et glorieux agissant pour la protection de son pays, il l’associe davantage, maintenant qu’il a combattu au front et qu’il ne fait plus partie de l’armée, à celui d’un mercenaire sanguinaire. La transformation délirante du corps de Shadrack et la disparition du sens socialement fonctionnel du mot « soldat » ont tous les deux à voir avec un trouble de langage. De même, ce rapport dysfonctionnel au langage révèle l’empreinte négative du capitalisme sur les êtres mis en scène dans le roman. Des habitant.es du Fond à l’ancien militaire dépressif, aucun n’est pris en charge par les structures sociétales appropriées à sa condition. De manière significative, le passage de Shadrack à l’hôpital n’est que de courte durée. Il est relâché par manque de ressources, puis renvoyé chez lui, où ses symptômes post-traumatiques sont interprétés comme étant des marques de folie. Incompris, il est marginalisé et méprisé par les membres de sa communauté. Il devient presqu’une rumeur, effacé tout à coup de la suite de l’intrigue et connu surtout comme le fondateur de la Journée internationale du suicide. Shadrack, tout comme les esclaves à qui l’on consentait un lopin de terre au moment de leur libération, se retrouve dans une position déchirante, à la fois aliéné et nourri par une société qui, si elle ne l’assimile pas, le renvoie dans le Fond.Que faire d’une liberté nouvellement acquise, alors que les structures institutionnelles autour de soi, qu’elles soient politiques, sociales ou médicales, sont structurées selon les instances d’une domination encore opérante? D’abord subordonnés.es à un groupe qui tente de les assimiler, les Afro-Américain.es, les soldats du front ou les femmes gardiennes du foyer se voient ensuite octroyés certains des privilèges qui participent à leur déséquilibre.
Comment s’inscrire dans une histoire écrite par ceux-là mêmes qui, s’ils n’ont pas tenté sciemment de les faire disparaitre, n’ont su ni regarder franchement ni signaler les injustices, plaçant leur propre valeur au-dessus de celle des autres? Cette question de la douleur de l’autre est mise en amont dès les premières pages de Sula : « l’homme de la Vallée n’avait aucun mal à entendre le rire sans remarquer la douleur humaine qui se tenait quelque part sous les paupières » (Morrison 1973, 12). Plus loin, Morrison écrit : « il lui aurait fallu être au fond de l’église Saint-Mathieu. […] Autrement la douleur lui échapperait » (12). Ces extraits posent la question du point de vue depuis lequel on regarde le monde, celui du dominant ou du dominé. Toutefois, comme elle l’explique à Bourdieu, Morisson croit qu’il faut aborder cette dichotomie avec certaines nuances, « [puisqu’]être considéré comme témoin d’une situation, ou comme quelqu’un qui n’a rien d’autre à dire que "Aïe! J’ai mal" ou "Je proteste", est profondément humiliant, même s’il est très important que les écrivains soient considérés dans leur contexte » (1994). Ipso facto, « il faut refuser les vagues notions de supériorité, d’infériorité et d’égalité qui ont perverti toutes les discussions et repartir à neuf » (de Beauvoir 1949, 31). C’est ce que fait Morrison en plongeant ses lecteur.trice.s dans le quotidien d’une communauté de femmes agentives.
Les hommes du roman de Morrison sont peu présents. Ils sont soit exilés, soit en fuite après la perte de leur emploi. Que ce soit Boyboy, l’ex-amoureux d’Eva Pearce, ou Jude, le mari de Nel, les personnages masculins disparaissent rapidement de l’intrigue. Il revient donc aux femmes de prendre en mains l’organisation familiale. Toutefois, loin de prendre modèle sur la figure de la femme au foyer exemplaire et docile, Morrison construit des protagonistes fougueuses et colériques qui portent en elles une volonté de prendre le contrôle de leur vie et de leur corps, et ce par l’usage, principalement, de la violence. Cette mise en scène d’une majorité féminine en action est l’indice d’un renversement des scénarios androcentrés et oriente la lecture féministe que nous pouvons faire de Sula. Pour Deepika Bahri, « théorie féministe et théorie postcoloniale sont préoccupées par les mêmes questions de représentations, de voix, de marginalisation ainsi que par le rapport entre politique et littérature » (2006, 304). La professeure croit « [qu’]un point de vue féministe postcolonial requiert d’apprendre à lire les représentations des femmes en littérature en prêtant attention à la fois au sujet et au moyen de la représentation » (302). Il convient donc d’interroger la représentation des figures féminines dans le roman de Morrison. Les personnages féminins sont construits autour de certains codes du conte de fées et de récits mythiques qui, sortis de leur contexte initial, révèlent l’écart entre la vie quotidienne des femmes et les représentations stéréotypées, elles-mêmes mises en scène par un système social et culturel principalement construit pour le compte d’hommes blancs financièrement aisés.
Nous avons soulevé plus haut le manque d’encadrement vis-à-vis du choc post-traumatique de Shadrack, qui est renvoyé de l’hôpital alors qu’il nécessite encore certains soins psychologiques. Aux prises avec des hallucinations, le personnage voit sa morphologie devenir inquiétante et étrange, voire monstrueuse. A contrario, chez les personnages féminins, la violence infligée par amputation, automutilation ou immolation s’inscrit dans une volonté de réappropriation corporelle et identitaire. Il s’agit de reprendre possession d’un corps dont les représentations symboliques, en particulier celles du conte, ont fait disparaitre sa force ou l’ont dissimulé sous le couvert du mal. Dans Sula, le corps des femmes, aussi mutilé soit-il, réclame crainte, respect, dignité, voire même désir. En cela, Morrison défait l’association entre l’impuissance féminine et le complexe de castration basé sur un conflit entre les sexes où « l’homme […] constitue la femme comme un Autre » (de Beauvoir 1949, 24). Eva Pearce, dans le roman, par exemple, arbore fièrement ce qu’elle ne possède plus : une jambe amputée à propos de laquelle les rumeurs circulent. Selon les commérages des villageois.e.s, il semble que ce serait Eva elle-même qui se serait tranché la jambe. La chercheuse Ariane Gibeau se penche sur cette question de la mise en fiction de la colère des femmes dans la littérature :
La colère retournée contre soi est porteuse d’une disparition. La suppression n’est pas que corporelle : elle est aussi textuelle. À la chair supprimée, Toni Morrison greffe en effet une absence narrative. La mutilation d’Eva n’est jamais racontée, elle fait l’objet d’une ellipse. (2014, 75)
L’ablation d’un membre et le discours mythique qui s’y rapporte prennent tous les deux racines dans une certaine conception du vide, de l’absence. Eva d’ailleurs « ne portait jamais de robe trop longue pour masquer la place vide sur son côté gauche, mais des robes à mi-mollet de sorte que son unique et splendide jambe était visible ainsi que l’espace qui s’ouvrit sous sa cuisse gauche » (Morrison 1973, 39). La matriarche exhibe cette béance comme la trace trouble de ses origines. La chair sectionnée devient la marque distinctive d’une fierté non dissimulée : celle de s’être composé une identité, une histoire, à partir de rien d’autre que sa volonté et sa souffrance.
Cette jambe unique, dont le pied est enfermé dans une « bottine lacée noire qui monta[e] bien plus haut que la cheville » (39), rappelle la fétichisation du pied féminin que l’on retrouve dans Cendrillon. Dans ce conte, « le petit pied sans égal, en tant que signe d’une vertu, d’une distinction et d’une beauté extraordinaire », est le gabarit qui permet au Prince de choisir son épouse parmi toutes (Bettelheim 1976, 354). Un peu plus loin dans le texte de Morrison, il est mentionné que « de loin en loin, pour Noël ou à son anniversaire, on lui donnait [à Eva] une pantoufle en laine qui disparaissait très vite » (1973, 39). Alors que dans la version la plus commune du conte, le pied que le Prince glisse aisément dans la pantoufle de vair répond aux attentes de ce dernier (elles-mêmes justifiées par les normes d'une époque), le pied botté d’Eva agit comme le symbole d’une femme toute-puissante qui assume son identité et rejette les assises prescriptives auxquelles on tente de l’associer.
L’intertextualité constitue l’angle par lequel Morrison déconstruit l’idée du monstrueux féminin. Dans la version originale des frères Grimm, les belles-sœurs de Cendrillon se blessent les pieds en les faisant entrer dans le soulier de verre. Bettelheim rapporte « [qu’en] se mutilant, pour se rendre plus féminines, elles font saigner une partie de leur corps, et c’est ce saignement qui permet au prince de découvrir leur tricherie » (1976, 396-397). Les fluides corporels féminins ont longtemps été tabouisés ou connotés négativement. Le sang menstruel peut être interprété comme « le danger venant de l’intérieur de l’identité (sociale ou sexuelle) : il menace le rapport entre les sexes dans un ensemble social et, par intériorisation, l’identité de chaque sexe face à la différence sexuelle » (Kristeva 1980, 76-77). Nous le retrouvons par exemple chez Barbe-Bleue, où le sang sur la clef dévoile l’indiscrétion de la femme à son bourreau, permettant à ce dernier de réaffirmer sa position dominante au sein du couple dont il dicte les règles. Dans le roman de Morrison, la petite fille d’Eva en vient à s’automutiler pour se défendre et protéger sa copine Nel contre une bande de garçons mal intentionnés. Elle se tranche le bout de l’index et pointe son extrémité ensanglantée vers eux. Gibeau, dans son analyse du roman, note que « si c’est la jeune fille qui s’automutile, ce sont les jeunes hommes blancs qui se voient en réalité menacés » (2014, 91). Lorsque le personnage de Sula fait couler son sang, elle le libère de cet usage commun qui l’associait à la trahison. Elle arbore cet élément alliant féminité et souillure pour en faire l’outil d’une libération féminine, le viol des jeunes adolescentes étant sous-entendu dans ce passage. Sula utilise son propre corps comme le miroir de ce qui pourrait arriver aux garçons et fait de sa blessure auto-infligée une menace à leur encontre. Son sang, loin de dévoiler une imposture, devient l’instrument magique lui permettant de combattre l’adversité.
Cette coupure au doigt n’est pas sans rappeler le personnage de la Belle au Bois Dormant, qui se pique sur le fuseau d’une machine à tisser. Ce conte « dit qu’une longue période de repos, de contemplation, de concentration sur soi, peut conduire et conduit souvent à de grandes réalisations » (Bettelheim 1976, 340). Pour sa part, Gibeau note que « la colère féminine, émotion taboue et honteuse, a traditionnellement peiné à trouver droit de cité : notre conception du féminin valorise plutôt la douceur, la patience, le dévouement » (2014, 1). Elle ajoute que « la femme colérique est considérée comme déviante, sauvage, et porte en elle quelque chose d’effrayant, d’hystérique, voire de monstrueux » (1). Sula, lorsqu’elle brandit son doigt comme la lame d’une épée, prend non seulement action pour éviter d’être victime, mais revendique cette dangerosité castratrice dont l’imaginaire féminin a souvent fait les frais. Les contes, comme La Belle au Bois Dormant,
présentent la fille repliée sur elle-même au cours de la lutte qu’elle livre pour son identité. Et le garçon tourné agressivement vers le monde extérieur; mais ils symbolisent ensemble les deux façon d’affirmer [l’]identité [de l’adolescent] en apprenant à connaître et à maîtriser le monde intérieur comme le monde extérieur. (Bettelheim 1976, 340)
En ce sens, Sula, en s’infligeant elle-même les marques qui, autrefois, la stigmatisaient, affirme son identité : elle se fait sujet. Elle inverse non seulement les rapports de domination, mais oblige ses assaillants à reconnaître sa différence comme une force et non plus comme une faiblesse. C’est en prenant action contre elle-même qu’elle les pousse à intérioriser le fait que l’énergie vitale qu’elle porte en elle ne peut plus être réprimée, contenue, réduite au silence.
Le roman de Morrison fait du corps féminin le support d’une histoire qui s’étend au-delà de celle à qui il appartient. Par une lecture attentive des contes russes, Vladimir Propp « [établit] la fonction de marquage du héros » (1984, 104). Quant à la jeune Sula du roman de Morrison, elle arbore une tache de naissance au visage. Nous avons révélé plus haut qu’elle prenait une posture héroïque face à l’adversité, allant jusqu’à défendre sa demoiselle en détresse comme le ferait un preux chevalier. Déjà, l’idée d’un marquage héroïque au féminin dénoue l’association négative entre femme et passivité. De plus, Sula prend action là où nous avons eu l’habitude de voir les personnages féminins des contes être sauvés par des princes. L’empreinte sur la joue de Sula, jouxtée à sa partie prenante dans la bataille, la dotent de caractéristiques typiquement construites comme masculines parce que répétées et rejouées plus souvent par des hommes. Cette lecture de Sula accentue la nécessité de bouleverser les stéréotypes de genre qui s’essaiment dans la littérature enfantine, reproduisant des modèles d’oppositions binaires qui peuvent devenir conflictuels avec l’identité réelle des individus. D’ailleurs, l’empreinte sur le visage de la jeune fille semble changer selon celui ou celle qui la regarde, passant de « rose sur sa tige » (85), à « serpent à sonnette » (114), aux « cendres d’Hannah » (126) jusqu’à devenir un « têtard » (170). Cette transformation de la marque héroïque indique que les signes distinctifs d’une personne peuvent changer selon les perceptions et relèvent donc d’une construction imaginaire et sociale.
Le Blanc et le Noir, le féminin et le masculin, le bien et le mal sont autant de couples conceptuels qui enferment les êtres dans une catégorisation qui ne rend pas compte de la complexité humaine. Sula le dit à Nel : « être bon envers quelqu’un, c’est pareil que d’être méchant » (Morrison 1973, 157). Le roman questionne cette facilité avec laquelle les individus d’une société tendent à se conformer à un seul modèle de réussite (le mariage hétérosexuel, par exemple). Lorsqu'elle apprend l’infidélité de son mari, Nel fait de Sula la coupable. C’est de son amie qu’elle s’éloigne, comme si elle faisait de cette dernière une personne désaxée et hypersexuée qu’il fallait repousser sous peine d’être contaminée. Pourtant, le trouble que Nel ressent par rapport à cette situation vient surtout du fait que toute sa vie était organisée autour d’un objectif : fonder une famille selon le modèle réitéré par cette phrase-clef à laquelle aboutissent presque tous les contes de fées (« ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. ») Plus souvent qu’autrement, les personnages féminins qui contreviennent à ce but sont soit des sorcières, soit des femmes acariâtres et jalouses. Tout, dans le conte, converge vers l’union finale qui permet d’appuyer la norme et connote tout ce qui en dévie de manière négative. Évidemment, il est plus facile pour Nel de transformer sa copine assumée, ambitieuse et frondeuse en une menace plutôt que de remettre en question l’idéologie dominante. Comme l’exprime de Beauvoir, « refuser d’être l’Autre, refuser la complicité avec l’homme, ce serait pour [les femmes] renoncer à tous les avantages que l’alliance avec la caste supérieure peut leur conférer » (1949, 23). La marque au visage de Sula, comme la lettre peinte en rouge sur les vêtements des femmes dans le roman La lettre écarlate, de l’écrivain américain Nathaniel Hawthorne, se transforme selon le jugement social, qui condamne les actes volontaires et l’expression libre de la sexualité féminine. Morrison reprend à son compte la lettre A, le motif qu’Hawthorne avait investi pour critiquer le puritanisme de son époque. Elle crée une lignée de femmes dont la finale des prénoms ont tous la même sonorité : Eva, Hannah, Sula. Chacune de ces femmes a beau être marquée au visage et au corps, leur performance agentive montre que ces traces de violence ne sont pas des stigmates. Comme le souligne la mystérieuse Rose Tatouée en épigraphe du roman : « nul n’a connu ma rose du monde que moi » (Morrison 1973).
C’est en suivant les motifs de la disparition et de la transformation, qui transparaissent en filigrane du roman, que nous avons pu interroger les rapports d’exclusion faisant l’objet des théories postcoloniales et féministes : d’abord, par la division illégitime des espaces mis en scène dans l’introduction du roman, ensuite, par la marginalisation d’un personnage qui tisse des liens évidents entre troubles mentaux et langage, explicitant ainsi que la création de modèles, si elle permet une adhésion facile à un groupe, tend à les aliéner davantage qu’à les libérer. Par ailleurs, Morrison remarque que « la langue est peut-être un véritable champ de bataille, un lieu d’oppression, mais aussi de résistance » (1994). Sa relecture des contes de fées participe à mettre en lumière les inégalités sociales en lien avec le genre, le caractère construit de ce dernier et les positions contraignantes que cela implique. Bourdieu fait le constat que « si le rapport sexuel apparaît comme un rapport social de domination, c’est qu’il est construit à travers le principe de division fondamentale entre le masculin, actif, et le féminin, passif » (2002, 37).Sula inverse cette dynamique. Le corps des femmes s’arrache avec violence à ces associations symboliques sexistes et réductrices. Même amputé et automutilé, le corps féminin reste puissant et désirable. Un passage en particulier marque bien cette idée. Sula, lors d’une relation sexuelle avec Ajax, le chevauche et le regarde « de là-haut, de tout en haut, d’une hauteur qui lui semblait immense » (Morrison 1973, 141). La sexualité féminine, loin d’être endormie, s’étend partout dans le texte, se dresse, cherche à se partager entre amies, alors que « de concert, sans échanger un seul regard, [Sula et Nel] caressaient les brins [d’herbe] de haut en bas, de bas en haut » (67). L’hétéronormativité est peut-être, aussi, ce qui empêche Nel de se rendre compte que « tout ce temps, [elle avait] cru que c’était Jude qui [lui] manquait » (189). Au final, le roman de Morrison nous montre l’invisible. Son texte nous offre la possibilité d’observer les modulations de ces voix qui sont en marge de l’espace social dominant.
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