Onze fragments

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Fragment 1

Adolescente déjà. Puis étudiante à l’Université. Les années soixante. Des pièces, des livres, des chansons. La peste, Les justes et L’homme révolté. L’affiche rouge. Poèmes et chansons de la résistance. Le tombeau des Rois. Qu’est-ce que la littérature ? Terre Québec. Antigone. La condition humaine et L’espoir. La vingt-cinquième heure. Speak White. La guerre de Troie n’aura pas lieu. 1984.

Fragment 2

Dans Défense de la littérature : « Les mauvais écrivains défendent une thèse, tandis que les bons défendent leur peau. » Puis Jean-Michel Maulpoix : « Puisque l’écriture constitue une aventure en soi, elle n’est jamais si juste ni si vraie que lorsqu’elle ne se met au service de rien. » Jean-Michel Maulpoix encore : « Que peut la poésie, sinon rester fidèle à son obstination ? » Enfin Antonio Gamoneda : « La poésie n’est pas directement un instrument destiné à transformer le monde, mais un instrument qui aiguise les consciences. »

Fragment 3

Plus tard, constatant que mon écriture flirtait fort avec la littérature de l’intime, l’autobiographie, bien installée dans mon pays protégé, j’ai senti le besoin de m’assigner un rôle : archéologue de l’intime; de lier ma quête et mes fouilles à quelque chose de plus vaste; de lier mémoire intime et mémoire collective; de lier blessure intime et blessure collective; ou plutôt de tenter de lier, sans rien forcer, les mains toujours chargées d’ombre, aux prises avec une langue qui souvent résiste. Écrire, avancer à tâtons sur un terrain miné, sur un champ de questions laissées sans réponse.

Fragment 4

En 1989, une invitation à participer aux IIIe Rencontres d’écrivains francophones, organisées par les radios publiques de langue française, qui ont lieu à Arles, et dont le titre est le suivant : « Aux armes, écrivains !… » L’invitation arrive au moment où vient tout juste d’entrer dans mon bureau Games, une sculpture de Michel Goulet, composée de quatre éléments : une petite maison en acier noir, un fusil, une vrille et un dictionnaire. Le hasard semble presque trop beau. En 1989, ma communication partira de là, de cette rencontre fortuite, dans une salle de travail, d’un titre et d’une œuvre art. En exergue à ce texte, cet extrait d’une lettre de Kafka à Oskar Pollak : « Si le livre que nous lisons ne nous assène un coup de poing en plein crâne et ne nous réveille, à quoi bon lisons-nous alors ce livre ? […] Un livre doit être une cognée pour la mer qui est gelée en nous. Voilà ce que je crois. »

Fragment 5

Un fusil, une maison, une vrille, un dictionnaire. Des extraits de cette communication. Ma mère ne voyait pas que notre petite maison, comme toutes les autres, était occupée par une vrille. Qu’on ne peut pas se mentir impunément. Qu’on ne peut pas vivre en oubliant le travail de la vrille. Qu’on ne peut pas y consentir. La maison. On s’y camoufle croyant ainsi éviter l’effondrement. On s’y berce, on s’y perd. C’est là que tout se trame en secret; là que l’on dira un jour avec insouciance : peut-être ou pourquoi pas ? sans se rendre compte que la question posée est inhumaine; là que les grandes tragédies se préparent quand la pensée s’absente ou qu’elle s’habitue au fil ininterrompu des paysages insupportables; là enfin que l’inavouable est souvent sauf par manque de nuance. La vrille. Elle traverse la maison de part en part. Elle rejoint le fond intime. Il arrive un moment où l’oubli n’est plus possible, où le doute surgit. Des bribes de mémoire involontaire remontent à la surface, des bribes qui ont l’air de flotter, sans passé ni futur, points sortis de l’ombre et encore enrobés de mystère. La vrille était donc là avant même que d’apparaître. L’innocence n’est plus possible.

Fragment 6

Je m’engage dans l’intime et je reconnais là une étrangeté qui rend toute certitude inefficace. « Inquiétante, l’étrangeté est en nous », écrit Julia Kristeva; puis elle ajoute : « Comment pourrait-on tolérer un étranger si l’on ne se sait pas étranger à soi-même ? » Est-ce présomptueux de ma part de penser que le monde est en moi et que j’écris pour le voir et le donner à voir autrement ? de vouloir élargir et approfondir le champ du regard, de la pensée, de la connaissance, de l’imaginaire en soi avec l’intention avouée de changer le monde, de le faire bouger un peu, juste un tout petit peu ? Est-ce de la prétention, ou de l’utopie, ou de l’illusion, de croire qu’une écriture qui tente de décaper l’intimité, qui en fouille toutes les strates comme s’il s’agissait de galeries souterraines encombrées d’événements inédits, parce que trop souvent inacceptables ou inavouables, n’est pas une écriture vaine ? Longtemps un discours de la réserve a entaché ma quête de l’inconnu et, partant, du monde et de moi-même. Il a fallu le doute, la mémoire et l’insomnie; il a fallu beaucoup de livres, beaucoup de textes de femmes, entre autres, beaucoup d’œuvres bouleversantes, pour que la tentation archéologique devienne une nécessité. Écrire. Se retirer dans une chambre à soi. Apprivoiser la solitude et le silence pour entendre ce qui se passe à l’intérieur. L’extrême état de veille pour que les mots multiplient les points de vue, qu’ils les associent, qu’ils réinventent la courbe du temps et luttent férocement contre tout ce qui pourrait s’insurger contre la vie. L’écriture contre l’immobilité. J’écris des livres, j’invente des fragments d’histoires à partir d’une voix incertaine qui cherche obstinément le ton ou le cri juste au cœur de l’imprécision. Et je me répète encore, même à après tant d’années, la phrase de l’héroïne de Gail Scott : « J’ai le désir de vivre grande » en ajoutant comme pour moi-même, et le goût irrésistible de propager ce désir.

Fragment 7

Leçons de Venise, encore une fois autour du travail du sculpteur Michel Goulet, présenté en 1988 à la Biennale de Venise. Notamment Faction factice, une sculpture-installation composée entre autres de dix fusils, à laquelle j’ai dû faire face au moment de la tuerie de Polytechnique, le 6 décembre 1989. La question qui me harcelait alors : comment ne pas fuir, comment continuer à écrire sans exploiter l’événement, comment écrire justement ? Dix ans plus tard. À l’inauguration de Nef pour quatorze reines, installation commémorative de Rose-Marie Goulet, commandée par la ville de Montréal : Décaper l’intimité. // Soulever une ombre, puis une autre, il y a tant de résistances jusqu’à l’histoire vraie  // l’ossature grêle qui protège l’âme.

Fragment 8

Les occasions et les faits se multiplient. Tout me ramène toujours à cette question de l’intime et de l’autre, et du monde, et du planétaire. J’y reviens constamment dans mes textes et jusque dans « Lettre à un écrivain vivant », une commande de Lysanne Langevin, en 2005, pour la revue Moebius. Je choisis Rosetta Loy, romancière italienne dont la plupart des jeunes narratrices lui ressemblent comme des sœurs, elle qui est née « en l’an IX de l’ère fasciste », en 1931 donc, dans une famille catholique et bourgeoise de Rome. Un extrait de cette drôle de lettre en forme d’aveu. Mémoire intime et mémoire collective, dans votre cas, indissociables. Voilà où, pour moi, le bât a longtemps blessé et blesse encore. Comme si l’histoire personnelle de la petite fille et de l’adolescente que j’ai été, avec ses dix morts plus ou moins familiales en dix ans, vécue dans cet ici, ce Québec des années 40 et 50, était inconciliable avec l’autre, la grande, l’Histoire majuscule encombrée de tragédies. Vos livres me rappellent que cette préoccupation est loin d’être réglée. // Toujours je sens ce désir de réconciliation entre des mondes apparemment inconciliables — l’ici et l’ailleurs, la mémoire et le présent, la pensée et l’émotion — et toujours j’écris, avec l’intention de faire surgir les liens étranges qui unissent le petit monde de l’intime à l’autre, vaste, si vaste, et si encombré de douleurs. J’essaie de « parle[r] d’où je suis », à la manière de France Théoret, avec la conscience forte, bouleversante par moments, d’être installée dans un pays douillet qui tient à distance les grandes douleurs, les tragédies; qui se tient à distance de l’insensé de l’Histoire. Comment écrire simplement avec cette conscience et sans tricher, sans avoir l’air de vouloir faire coïncider le poids de ses petites détresses avec celui de détresses démesurées; sans avoir l’air de vouloir rentrer de force dans l’Histoire ? Comment aborder cet insensé de l’Histoire, sans parler faux.

Fragment 9

À la lettre H, pour « Histoire », de Ce désir toujours, après une énumération de mots — dont j’ai longtemps eu l’impression qu’ils ne m’appartenaient pas, que je ne devais pas les usurper — parmi lesquels Abou Ghraïb, Auschwitz, Guantanamo, Hutus, Kolyma ou Vukovar, ceci : Paradoxalement la citoyenne que je suis l’éprouve, la souffrance, cherche le moyen d’être moins rétive, de rester fidèle, tant du côté de la vie que de l’écriture, à son ambition d’archéologue. Archéologue de l’intime, oui, je le suis, mais avec la conscience de plus en plus insistante que ni mes grandeurs ni mes misères ne m’appartiennent en propre, que « le privé est politique », comme on le répétait dans les années soixante-dix.

Fragment 10

J’écris, avec une vrille dans les mains, qui perce les surfaces sous lesquelles se sont entassées laideurs et splendeurs, des couches de mémoire trop longtemps tenue en bride, silencieuse, étouffée. J’écris avec le projet de ne pas en rester là, de mettre un peu d’ordre — même si l’ordre devait être éphémère — dans ce chaos de petites et de grandes désaffections qui obscurcissent les mouvements de la tendresse. J’écris pour ne pas m’abandonner à moi-même — tout en tentant de me rapprocher de moi — et de ne pas abandonner le monde à lui-même.

Fragment 11

Et pourtant, je doute.

 

 

Ouvrages cités

Gamoneda, Antonio. 2002. «Poésie, existence, mort», Europe, nº 875.

Kafka, Franz. 1967 «Lettre à Oskar Pollak»,  La Pléiade, tome 3.

Kristeva, Julia. 1988. Étrangers à nous-mêmes, Paris : Fayard.

Maulpoix, Jean-Michel. 1996. La poésie malgré tout, Paris : Mercure de France.

Roy, Claude. 1968. Défense de la littérature, Paris : Gallimard.

Scott, Gail. 1988. « … » La théorie, un dimanche, Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage.

Théoret, France. 1978. Une voix pour Odile, Montréal : Les Herbes rouges.

 

Pour citer cet article: 

Desautels, Denise. 2009. «Onze fragments», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/desautels-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Desautels, Denise. 2009. «Onze fragments», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 163-168.