Une autre femme disparaît dans Rachel, Monique de Sophie Calle

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C’est d’ailleurs une parodie de romans de « quête » et elle y a introduit une sorte de détective amateur et passionné qui se fascine sur un couple très banal — un vieux père, une fille plus très jeune — et les épie et les suit à la trace et les devine parfois, à distance, […] mais sans jamais très bien savoir ni ce qu’il cherche ni ce qu’ils sont. Il ne trouvera rien, d’ailleurs, ou presque rien1.
Jean-Paul Sartre, Préface à Portrait d’une inconnue de Nathalie Sarraute

Une enquête autour d’absences

Sophie Calle est une artiste française reconnue pour ses expositions narratives photographiques, vidéographiques ou performatives, ainsi que pour ses livres. Elle se met en scène depuis plus de vingt ans dans des situations autobiographiques qu’elle teinte de fiction et d’humour. Ses œuvres traversent souvent les grands thèmes de la perte, de l’invisible et de la disparition, et se déploient en une multitude de microrécits dans lesquels texte et image cherchent à donner une matérialité à l’absence.

Dans l’installation Rachel, Monique (2010) et le livre qui l’accompagne Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique2…(2012), l’enquête, thème si typique au travail de l’artiste, prend une forme intime : elle concerne la mère de Sophie Calle, morte des suites d’un cancer du sein. L’exposition a été présentée à plusieurs occasions, notamment en 2010 dans le sous-sol en ruines du Palais de Tokyo à Paris, et, en 2012, au Cloître des Célestins, où l’artiste offrait également des lectures/performances des carnets de sa mère. Le parcours, composé de photos, de textes, de vidéos, d’objets et de sculptures, construisait une vision multiple de la mort d’une mère. Se déployait aussi le dernier mot prononcé par la mère de Sophie Calle, « soucis », sous diverses formes et avec différentes matières dans la salle. Le parcours se fermait sur des photographies grandeur nature de tombes portant la mention « MOTHER ». Au centre de la salle, une vidéo était diffusée à l’intérieur d’une petite cabane en bois : Pas pu saisir la mort (2007). Il s’agissait d’une vidéo de onze minutes dans laquelle on voyait — et entendait — les derniers instants de la mère de l’artiste sur son lit de mort. 

En parallèle à l’exposition, comme souvent dans le travail de Sophie Calle, il y a un livre : Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique… Sa facture est proche du catalogue d’exposition. Néanmoins, même s’il contient des photographies qui donnent à voir le contexte muséal dans lequel le projet a été présenté, il se détache de l’expérience de lecture habituellement offerte par un simple catalogue en faisant entrer le lecteur dans l’histoire de Monique au travers d’extraits de ses journaux intimes, de photographies issues de ses albums de famille et de textes. Il se construit, comme l’exposition, sur un ensemble de non-dits et de silences qui rappellent non seulement que la mort est un moment insaisissable, mais aussi que même la vie d’une personne est inénarrable, toujours perdue dès qu’on essaye de la réinventer par le langage. 

En effet, on compare souvent l’exposition Rachel, Monique et le livre à un hommage, « un tombeau littéraire et artistique à la mémoire de la mère de Sophie Calle » (Guilmaine 2015, 9). La mise en espace de l’exposition, avec la présence de stèles, de bouquets de fleurs et le décor solennel du Cloître des Célestins par exemple, confère aux œuvres une ambiance mémorielle. Dans le livre, le gaufrage du texte sur des pages blanches renforce la référence aux lettres gravées sur les tombes. Il y a donc désir de faire monument à partir d’une vie simple. Mais il y a aussi désir de créer un espace de jeu où le récit s’amuse à tisser une enquête qui n’aboutit qu’à des incertitudes et qui échoue finalement à restituer autant l’expérience de la mort que l’identité de celle qui fait cette expérience. Ainsi, à la métaphore du tombeau, qui convoque avec elle une immobilité, une permanence, je préfère penser au travail de Sophie Calle comme un montage, un collage d’histoires multiples : la narration assumée par Monique dans les reproductions de ses journaux intimes ou de ses albums, le texte et les œuvres de Sophie Calle qui présentent des gestes et des rituels adressés à sa mère décédée, les photographies des tombes sur lesquelles est écrit le mot « Mother », les variations du mot « soucis », les récits liés au travail de deuil, etc., s’emmêlent. Une série de photographies, dans le livre, capture trois moments de la vidéo où Monique est en train de mourir. On voit distinctement sur ces photos le visage de cette femme, allongée sur le lit, et l’on comprend qu’il s’agit de ce moment incertain pendant lequel elle est suspendue dans un état indéterminé entre vie et mort. 

Ces documents hétérogènes pourraient constituer ceux d’un enquêteur. Mais ce serait alors un enquêteur maladroit, qui accumule les mauvaises pièces d’archive, se contredit sans cesse ou cherche là où rien n’est à apprendre, un peu comme le fait Nathalie Léger dans son roman sur l’actrice et réalisatrice Barbara Loden (Léger 2012). Lorsqu’un éditeur lui demande d’écrire une notice sur cette femme, Nathalie Léger plonge dans une longue recherche de plusieurs mois en quête des traces biographiques que l’actrice a pu laisser. Mais à défaut d’une notice, Léger écrit Supplément à la vie de Barbara Loden, dans lequel elle documente moins la vie de la réalisatrice qu’elle n’interroge la possibilité de narrer une vie. Son processus de documentation ne récolte que des ratages : des interviews qu’elle comprend mal ou qui n’apprennent rien, des égarements et de la déception. Elle dit :

Je sais d’expérience qu’on accède à ceux qui sont morts en pénétrant dans un mausolée de papiers et d’objets, un lieu clos, comble et pourtant vide, et où l’on tient à peine debout. Qu’est-ce qu’on y trouve ? Des boîtes, des restes, des simulacres dont les empilements suintent l’excès et l’inachèvement et, malgré quelques triomphes, la défaite. (Léger 2012, 55)

On ne sauve personne de l’oubli avec des dates et des boîtes à souvenirs.

Pister l’invisible et le disparu

Depuis ses premières œuvres de filatures, avec Filatures parisiennes (1978), puis Suite vénitienne (1979), La Filature (1981), Vingt ans après (2001) jusqu’à son plus récent travail, Sophie Calle construit des œuvres où textes et images traquent et enregistrent les traces. La mère de l’artiste y apparaît parfois, comme une personne secondaire nécessaire au déploiement d’un dispositif, une complice presque anonyme. Ainsi, dans Vingt ans après, Sophie Calle fait embaucher par sa mère un détective chargé de la suivre pendant toute une journée. L’artiste attend du détective qu’il reconstruise son identité existentielle, à l’aide des indices qu’elle dissémine sur son parcours. Du cimetière Montparnasse où son père a déjà acheté sa place, au restaurant où elle déjeune avec sa mère, en passant par le Centre Pompidou qui expose son travail, Sophie Calle promène le détective dans une dérive urbaine en confiant à ce dernier la responsabilité de donner un sens à cette ballade. À lui de répondre à cette question de Calle : qui suis-je? Quel est le sens de ma vie? 

Mais le détective ne fait que noter une liste d’observations factuelles. Son style est laconique. Ses remarques, inutiles. Lorsqu’il décrit la mère de Calle, il voit « une femme de type européen. 60 ans. 1,65 m. Cheveux ondulés auburn. Veste noire sur pantalon gris ». Et non la mère de l’artiste. À la fin de la journée, le compte rendu factuel du détective n’a rien à voir avec la narration subjective qu’élabore l’artiste de son côté. « Et moi, qu’est-ce que je fais ici à me traîner sans but, sans enthousiasme, par ce temps hivernal? » se demande-t-elle alors que son ami vient de lui annoncer qu’il est papa. « Parce que je ne trouve rien qui résume efficacement les vingt années qui se sont écoulées » (Calle 2001).

Cette visée archivistique d’une vie saute immédiatement aux yeux dans l’exposition Rachel, Monique. D’ailleurs, la justification de Calle sur les raisons qui l’ont poussée à faire cette œuvre repose entièrement sur le désir de donner de la visibilité à sa mère, chose qu’elle n’a pas faite du vivant de celle-ci : « Sa vie n’apparaît pas dans mon travail », écrit-elle dans l’exposition. « Ça l’agaçait. Quand j’ai posé ma caméra au pied du lit dans lequel elle agonisait, parce que je craignais qu’elle n’expire en mon absence alors que je voulais être là, entendre son dernier mot, elle s’est exclamée : “Enfin” ». Ce désir d’archiver une vie pour ne pas l’oublier est réexprimé à plusieurs reprises dans le livre. À l’annonce de son cancer du sein le 21 novembre 1985, Monique écrit dans son journal : « Curieusement, mon seul regret si je devais être malade, c’est de ne rien laisser derrière moi et de n’avoir accompli aucune œuvre ! ». Le 1erjanvier 1990, une citation de Cioran : « N’avoir rien accompli et mourir en surmené »(Calle 2012).

Derrière ces fragments choisis, Calle laisse entendre que son œuvre est un travail d’archivage. Par une accumulation de fragments, elle lutte contre le temps qui balaie les détails et la singularité de sa mère. Dans le livre, les reproductions de documents réels créent une impression d’authenticité très forte. La présence de la graphie de Monique reproduit sa présence physique, matérielle. La couverture du journal intime, les pages du journal, les photographies des albums de famille forment l’empreinte d’une vie, de la naissance à la mort. Mis ensemble, ces éléments résistent à l’effacement. 

Ce travail archivistique passe aussi par une forme souvent empruntée par l’artiste : l’inventaire. L’artiste dresse la liste des objets que Monique emporte avec elle dans sa tombe. Elle énumère également l’ensemble de toutes les dernières fois de sa mère : 

Monique voulait voir la mer une dernière fois. Le mardi 31 janvier, nous sommes allés à Cabourg. Dernier voyage. Le lendemain, « pour partir avec de beaux pieds » : dernière pédicure. Elle a lu Ravel de Jean Echenoz. Dernier livre. Un homme qu’elle admirait depuis longtemps sans le connaître est venu à son chevet. Dernière rencontre. Elle a organisé la cérémonie des obsèques : sa dernière fête. Derniers préparatifs : elle a choisi sa robe de funérailles — bleu marine à motifs blancs —, une photographie où elle grimace pour sa pierre tombale, et comme épitaphe : Je m’ennuie déjàElle a écrit un dernier poème, pour son enterrement. Elle a élu le cimetière du Montparnasse comme adresse définitive. Les jours précédant sa mort, elle répétait sans cesse : « C’est bizarre. C’est bête ». Elle a écouté le Concerto pour clarinette en la majeur K.622 de Mozart. Pour la dernière fois. Son dernier souhait : partir avec, en musique. Dernière volonté : « Ne vous faites pas de souci ». Souci… son dernier mot […]. (Calle 2012)

Néanmoins, comme le précise Anne-Marie Guilmaine, il ne faudrait pas pour autant limiter ces inventaires à leur valeur archivistique. L’œuvre de Sophie Calle ne fait pas « qu’exposer les faits entourant l’expérience performative qui les a vus naître, [elle] la racont[e] » (Guilmaine 2015, 89). En rappelant que le livre est aussi un récit, Anne-Marie Guilmaine insiste sur sa « bidimensionnalité ». En surface, le livre 

[…] met à plat des preuves, des documents qui convainquent le lecteur de la véracité des opérations et satisfont chez lui un intérêt sociologique — quelqu’un a vraiment fait ça dans la vie réelle —, mais ces preuves s’ouvrent en profondeur vers des récits et témoignages qui activent une part d’imaginaire, affective et sensible, qui n’aurait pas été éveillée par une enquête purement sociologique. (Guilmaine 2015, 89) 

Cette part d’imaginaire s’exprime justement dans les blancs, les absences et les traces d’insaisissable dans lesquels le lecteur est invité à reconstruire le souvenir. 

Toute l’œuvre de Sophie Calle tourne autour de cette tentative d’enregistrer des absences. Dans Souvenirs de Berlin-Est (1996), l’artiste documente les symboles effacés de l’ex-Allemagne de l’Est. Dans Hôtel (1981), elle photographie les traces laissées par le passage des clients après leur départ de leur chambre d’hôtel : les déchets dans la poubelle, un papier froissé sur le sol, les lits défaits. Dans sa série sur les aveugles, elle interroge des aveugles de naissance pour savoir ce qu’est la beauté (Les Aveugles, 1986) ou demande à des personnes qui ont perdu la vue de retrouver la dernière image qu’ils ont vue avant leur accident (La Dernière Image, 2010). Dans Fantômes (1989), elle documente les espaces vides sur les murs des musées, là où des œuvres avaient été volées. Dans Rachel, Monique, elle s’attarde sur l’empreinte que forme l’absence de sa mère. L’œuvrevient alors souligner non seulement un désir de conservation, mais aussi la présence d’un thème majeur dans le travail de Sophie Calle : celui de la disparition. C’est d’ailleurs de cette omniprésence de la disparition dont parle Catherine Mavrikakis dans un article qu’elle consacre à Sophie Calle et à Hervé Guibert :

Il y a œuvre du regard, œuvre de voyeurisme et d’exhibitionnisme chez Calle et bien des critiques ont vu cela et ont écrit sur ce sujet, mais il y a surtout chez Calle un désir d’apparition dans la disparition, une volonté de créer une présence spectrale, une tentative de faire apparaître ce qui a été, de redonner le monde à la vie, mais en tant que disparu. C’est à un travail de reconstitution de la mémoire, mais aussi de la présence dans l’absence, auquel on assiste [...]. (Mavrikakis 2006, 127)

Dans le livre, cette omniprésence de la disparition est évidente. Par exemple, certaines pages du journal intime de Monique sont cornées, ce qui censure le texte qui se trouvait à l’intérieur du repli. Sous une de ces pages cornées, on devine quelques phrases où Monique parle justement des silences qui hantent sa relation avec sa fille : « […] mais il y a tellement de non-dits avec elle, qu’elle-même serait peinée si elle se les formul[ait]… » (Calle 2012). Tout comme mère et fille ne pourront plus jamais mettre des mots sur ces non-dits, les lecteurs du livre n’auront jamais accès à la totalité des pensées de Monique. Ils n’en ont que des indices, qui insistent sur l’invisible et sur l’indéchiffrable.

« Pas pu saisir la mort » 

La vidéo Pas pu saisir la mort, dans laquelle l’artiste filme sa mère en train de mourir, agit de la même façon. Deux femmes sont autour du lit; on devine que l’une est Sophie Calle et l’autre une infirmière. Un moment de doute semble s’installer pendant lequel les deux femmescherchent à savoir si Monique est encore vivante, ou déjà morte. Elles approchent la main de sa bouche, elles prennent son pouls. Puis elles se calment. La caméra zoome sur le visage de la mère. Elle est allongée avec les yeux fermés. On se surprend à chercher, dans le relâchement de la peau, dans ses teintes aussi, les traces de la mort qui s’installe. Le concerto pour clarinette de Mozart passe en musique de fond comme Monique l’avait demandé. L’installation n’est ni choquante ni abjecte. Elle est ordinaire, en même temps très contemporaine, tout au renvoyant à toute une tradition de représentation du mourant. Ce que Sophie Calle nous invite à chercher dans cette vidéo, c’est le moment exact du passage de la mort sur un corps vivant : « Le 15 mars 2006, à 15 heures, dernier sourire. Dernier souffle, quelque part entre 15 heures 02 et 15 heures 13. Insaisissable »(Calle 2012).

Pas pu saisir la mort est la « colonne vertébrale » (Guilmaine 2015, 89) du projet de Sophie Calle sur sa mère. La qualité ordinaire des photographies, le grain épais de l’image, l’absence de grandiose sont des caractéristiques courantes du travail de Calle, et on les retrouve dans cette vidéo. Les objets qui entourent la mourante sont simples : les draps délavés, la peluche posée sur le lit et le dispositif général témoignent d’un contexte plus personnel qu’artistique. Comme l’explique Anne-Marie Guilmaine, le dispositif devrait permettre à l’artiste de déplacer « l’angoisse du réel vers une angoisse artistique3 » (2015, 36). Sophie Calle croit ainsi tout contrôler, du dernier voyage offert à sa mère au dernier souffle enregistré. Mais les choses ne se passent pas comme prévu et l’instant décisif échappe à Sophie Calle. Pendant onze minutes, l’artiste n’arrive pas à savoir si sa mère est encore vivante ou déjà morte. Ce sont ces onze minutes qu’elle a choisi de montrer, en boucle, dans l’exposition au Palais de Tokyo, et qu’elle a représentées par trois photographies dans le livre. Sur la première photographie, Monique est allongée dans son lit, les yeux et la bouche fermés. Dans la seconde, une main est déposée dans son cou, on devine qu’elle cherche le pouls de la mourante. Dans la troisième, la main est devant la bouche de Monique. Elle tente de détecter les traces d’un souffle ou de son absence. Le corps exposé se trouve pris dans un état incertain, inquiétant, entre vie et mort. 

La mort n’est pas immobile. Elle n’est pas une situation stable, ni un état fixe, ni une coupure nette, ni une assurance, ni un fait. C’est une durée, c’est un processus, c’est un changement lent, c’est une altération progressive, c’est une transformation qui prend de longues heures, de sorte qu’il est parfois délicat de déceler à quel moment exactement celui qui agonise passe effectivement de vie à trépas. (Ariès 1975, 176)

La particularité de cette vidéo et de ces photos est alors peut-être la manière dont cette incertitude vient percer le banal, surgir dans un détail de l’image, dans une façon de maintenir la main devant la bouche de la mourante, un élément marginal de l’image qui devient responsable du sens de l’image dans sa totalité. 

Le lieu commun de la représentation

Dans La chambre claire (1980), Barthes développe la fameuse notion de punctum pour parler des points qui émeuvent dans une photographie. Le studium, lieu commun du biographique (scolarité, mariages, naissances, anniversaires, etc.), est ce qui permet de reconnaître une photographie, mais il ne crée pas d’émotion. Le punctum vient casser le studium, fait surgir des signifiants inattendus.

Dans Pas pu saisir la mort, le punctum se situe d’abord dans la main posée sur la gorge ou maintenue devant la bouche de Monique. La main cherche les traces du vivant dans un corps qui a l’immobilité d’une personne morte. C’est cette incertitude qui vient saisir le spectateur. Entre le « elle est en vie » et le « elle est morte », il y a une action, celle « d’être en train de mourir », qui inquiète. Le fait qu’on ne sache pas où et quand surgit la mort crée une étrangeté, une inquiétude. D’ailleurs, le titre même de cette installation, Pas pu saisir la mort, joue avec cette incapacité à saisir, au double sens du terme, de capter mais aussi de comprendre la disparition de quelqu’un et le sens de cette disparition.

Dans le livre, quand je regarde la photographie de Monique dans son lit de mort, ce qui me touche, ce sont ces détails qui permettent à mon regard de traverser la surface de la photographie, de briser le lieu commun comme on perce une feuille de papier pour voir ce qu’il y a derrière. Je suis touchée par ce que je ne vois pas, par un « dedans » de la photographie, un tout invisible sur lequel la surface du film s’est déposée. Ce dedans, c’est tout ce que la photographie convoque d’intime et qui ne se trouve pas dans la surface visible de l’image. Dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Georges Didi-Huberman parle de l’image comme d’un seuil : « Et chacun devant l’image se tient comme devant une porte ouverte dans le cadre de laquelle on ne peut pas passer, on ne peut pas entrer [...]. Regarder, ce serait prendre acte que l’image est structurée comme un devant-dedans :inaccessible et imposant sa distance, si proche soit-elle » (1992, 192). C’est donc aussi l’incomplétude de l’image qui me trouble.

Mais il y a une autre chose qui me meurtrit dans cette image, que ce soit dans la vidéo ou dans les photographies qui en sont tirées. C’est tout simplement le fait qu’elle puisse être la trace, maintenue présente, de la disparition de l’autre, de sa mortalité. Comme le souligne Pascale Bouchard, la photographie, par sa nature même, a la particularité de brouiller les frontières entre ce qui est et ce qui n’est plus, « puisqu’elle maintient ce qui s’absente »(2012, 20). 

Si on reprend la terminologie de Barthes, ce dernier parle dans La Chambre claire d’une forme particulière de punctum, comme on pourrait dire aussi un « symptôme » en psychanalyse. Ce nouveau punctum, qu’il appelle le ça a été, c’est l’anachronisme devant lequel nous place toute photographie, le ça a été qui surgit de l’image :

Sorte de vestige d’une chose morte, « cadavre » dira Barthes, la photographie invite à croire que la chose imagée a déjà été vivante. Contempler cette chose problématise sans cesse notre relation à la mort parce que, justement, la photo témoigne de la perte de l’objet exposé. C’est en ce sens que Barthes affirme : « Le nom du noème de la Photographie sera donc : “Ça-a-été” ». (Bouchard 2012, 14-15)

Pour expliquer ce concept duça a été, Barthes donne l’exemple d’une photographie du jeune Lewis Payne, assassin d’un secrétaire d’État américain. Alexander Gardner le photographie dans sa cellule en 1965, pendant qu’il attend sa pendaison. Dans son oraison funèbre pour Roland Barthes, Jacques Derrida commente cette photographie : « Le garçon est beau, la photo aussi. C’est le studium. Mais le punctum c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu » (2003, 90). Derrida parle de cette autre forme de punctum comme d’un « stigmate ». Ce nouveau punctum, dit-il, ce n’est pas le cadre, c’est « le Temps, c’est l’emphase déchirante du noème (le “ça a été”), sa représentation pure » : c’est le futur du Ça a été (2003, 90).

Ainsi, le ça a été est une forme d’apparition dans la disparition. Il fait réapparaître ce qui a été, mais en tant que déjà disparu. Devant la vidéo ou les photographies de Monique en train de mourir, je sais qu’elle va mourir, je souffre d’une « catastrophequi a déjà eu lieu. Que le sujet soit déjà mort ou non, toute photographie est une catastrophe » (Derrida 2003, 90). On est dans une forme d’anachronisme perturbant où ce n’est pas seulement le passé qui surgit par surprise dans le présent, mais aussi le futur qui s’immisce dans les traces passées. Ou, dit autrement, le futur déjà présent en chaque photo, mais hors champ, en arrière-plan, est rendu visible par la photographie d’un mort qui ressurgit a posteriori. Il y a tout un tas de ce genre de punctums qui interviennent dans l’œuvre de Sophie Calle et qui agissent comme une « machine à lâcher des spectres4 ». Ilsconstruisent un temps hybride dans lequel la chronologie s’effondre.

L’anachronisme de la lecture : une machine à confondre les temps

Depuis ses débuts, Sophie Calle a développé un style qui repose sur la cohabitation d’images et de textes brefs, très resserrés sur eux-mêmes. D’une apparente simplicité, ces textes sont le résultat d’un travail de concision qui permet de donner aux mots la même efficacité rythmique, la même brutalité que peut avoir l’image5. Mais elle partage aussi avec la photographie cet autre point commun qui est de « révéler une sorte d’incomplétude, s’ouvrant à une pluralité d’interprétations » (Guilmaine 2015, 97). On l’a déjà vu avec les reproductions de pages du journal intime : les pages cornées qui cachent l’écriture, mais aussi les entrées du journal qui révèlent que nous n’avons accès qu’à quelques jours de ces journaux, alors que Monique en a tenu toute sa vie, révèlent davantage ce qui manque que ce qui est visible. On retrouve la même impression d’ellipse dans les extraits des journaux typographiés. Les dates de chaque entrée permettent au lecteur d’être conscient des trous qui séparent un fragment d’un autre. Entre deux dates du journal, la vie de Monique nous échappe complètement. Elle n’existe pas. 

Cette double qualité du texte et de l’image, d’instantanéité et d’incomplétude, crée des sauts dans le temps, des résurgences et des effets d’annonce. Ainsi, la juxtaposition des extraits de journaux aux photos de famille provoque des anachronismes. Les confidences d’une Monique âgée, circonscrites aux années allant de 1981 à 1996, s’emmêlent à des photos qui, au contraire, couvrent toute la vie de Monique, de son enfance à sa mort. Cet assemblage anachronique provoque des accrochages temporels qui donnent parfois l’impression que la mort est déjà présente dans les photos d’enfance de Monique. Par exemple, un texte daté de 1985, dans lequel Monique témoigne de la découverte d’une tumeur, cohabite avec une photo d’elle assistant à son premier bal en 1948. La légende précise : « […] avec mon amie Gisèle qui devait mourir une dizaine d’années après » (Calle 2012). Du même coup, la légende indique également au lecteur que le temps de la narration, l’époque à laquelle ces photographies ont été organisées et légendées, est largement postérieur au temps de la photo. Ce montage favorise les ellipses et les sauts temporels, et fait surgir le spectre de Monique morte dans les photographies de sa jeunesse. 

Le dernier extrait en date du 10 décembre 1996 — « Mon cher Journal (peut-être le dernier), au revoir. Je ne t’ai pas apporté grand-chose mais tu me l’as bien rendu… » — est suivi d’une photo de Monique, riant dans les vagues, les bras ouverts. […] Suivent deux photos pleines pages, une première de la plage nue de Cabourg ; une seconde, de la même plage, mais avec des traces de pieds […]. Cette ellipse de dix ans — Monique est morte en 2006 — accentue l’image poétique d’une avancée vers la mort. (Guilmaine 2015, 127)

Georges Didi-Huberman a consacré une partie importante de ses écrits à cette notion de montage comme une forme narrative anachronique. Selon lui, le montage se présente comme « un art de la mémoire » (2011, 194) qui consiste non pas à voir l’histoire comme une suite linéaire d’événements qui enterrerait un « fond insondable » ou une « source obscure dont l’histoire tirerait toute son apparence », mais plutôt comme un « réseau de relations », à savoir « une étendue virtuelle qui demande à l’observateur, simplement, — mais il n’y a rien de simple dans la tâche — de multiplier heuristiquement ses points de vue. C’est donc un vaste territoire mouvant, un labyrinthe à ciel ouvert de détours et de seuils » (2011, 60). Didi-Huberman parle encore du « choc des hétérogénéités » (2009, 86), une pensée dialectique qui refuse la résolution et la synthèse, qui refuse le motif unique et la compréhension globale. Elle permet d’interpréter par fragments, au lieu de chercher une cohérence d’ensemble. C’est une « mise en avant des singularités pensées dans leurs relations, dans leurs mouvements et dans leurs intervalles » (2010, 13). Surgit alors une mémoire inconsciente qui travaille par simultanéité et par anachronisme, grâce à des intervalles.

De la même façon, les anachronismes dans Rachel, Monique créent une narration incohérente faite de sauts en avant dans le temps. Par exemple, de nombreux extraits des journaux intimes de Monique font référence à son anticipation de la mort : « En allant vers la tombe, un jour, avec les trois noms inscrits, j’ai eu la subite impression qu’il en manquait un… le mien ! » ; « Je voudrais déjà voir Noël terminé. Peut-être voudrais-je voir ma vie terminée ! »; « […] j’agis toujours comme si j’allais mourir le lendemain »; « […] je ne suis qu’une tombe en ruine, où gisent mes vertus et mes illusions »; « Je suis un véritable cimetière ». L’accumulation de ces réflexions et leur frottement à des photographies de la même Monique, mais jeune et « sûre de ses charmes » comme elle l’écrit en bas d’une légende, produit un effet de précipitation et d’annonce. C’est comme si la jeune Monique était contaminée après coup par les confidences qu’elle fera à son journal des années plus tard.

Confondre la vivante et la morte

Enfin, une autre forme d’anachronisme s’installe à l’intérieur même de l’instance narratrice. Dans Rachel, Monique, la narration est assumée par deux voix qui se chevauchent et se confondent : Sophie Calle et sa mère. Même si Monique est morte, elle s’exprime dans l’exposition et dans le livre à travers ses propres photographies et ses propres mots tirés de son journal intime. Mais, en même temps, la responsable du montage, c’est Sophie Calle. Et le ton porte clairement la marque de cette dernière. 

Parfois, les deux voix se confondent, comme si Sophie Calle s’amusait à rappeler au lecteur qu’elle n’est qu’une ventriloque qui fait parler sa mère avec son propre corps (Guilmaine 2015, 120). On retrouve cet effet dans le passage où Monique parle de sa mère en train de mourir : « Visite à ma mère, elle est bien fatiguée, et dans son lit cage, elle me fait de la peine. […] Elle sait qu’elle n’en sortira pas ». Puis le jour suivant : « Aujourd’hui, ma mère est morte ». Suivi de : « Visite à l’hôpital où ma mère repose sur son lit, sereine… at last. On a l’impression qu’elle pourrait se réveiller à chaque moment ». Face à ce témoignage de Monique, le lecteur n’est pas dupe : il « sent que Sophie Calle parle à travers sa mère qui, elle-même, parle de sa mère. Le point de vue de la fille n’est donc pas présent par la parole, mais par le montage » (Guilmaine 2015, 120).

Le principe du montage, selon le cinéaste russe Eisenstein, c’est que 1+1=3. Cela signifie que le sens n’est pas dans ce qui est dit. Il est à construire par la friction des deux fragments mis côte à côte. En rapprochant des éléments différents, on crée un troisième discours, non écrit, mais que le lecteur investit de sa curiosité et de sa subjectivité. Comme je l’ai dit plus haut, Didi-Huberman compare le montage à une pensée dialectique qui refuse la résolution et la synthèse, qui refuse le motif unique et la compréhension globale. Elle interprète par fragments, au lieu de chercher une cohérence d’ensemble (2009, 86).

C’est ce même phénomène qui est activé dans Rachel, Monique. On le voit avec les photographies de tombes qu’on retrouve autant dans l’exposition que dans le livre. Aucun texte ne vient expliquer le sens de cette image sur laquelle s’ouvre ce livre : une photographie de Monique, assise en tailleur sur une tombe sur laquelle est écrit « MOTHER ». Rien n’informe non plus la série de tombes qui ferme le livre. Cette fois, Monique apparaît allongée sur la tombe, les mains croisées sur son buste, jouant à la morte. S’en suit une série de vieilles pierres tombales ayant pour seule indication le mot « MOTHER ». Une dernière photographie clôt la suite : une tombe portant l’indication « DAUGHTER ». Le rapprochement de ces différentes tombesnous place devant un anachronisme qui rend le présent complexe, impur, stratifié par les retours de fantômes (la mère qui ressortirait de sa tombe) ou par un effet d’annonce (la fille qui y sera ensevelie un jour).

En fait, ce que poursuit l’artiste, c’est une identité absente, dissoute dans la reconstruction a posteriorides souvenirs. Elle sait que son œuvre recèle une part de non-dits. Elle sait aussi qu’un portrait stable et linéaire est une prison qui condamne le sujet à devoir toujours ressembler à son portrait, tel ce pauvre Dorian Gray désespérant des marques du temps qui se dessinent sur son visage et qui créent une distance irréparable entre son portrait et lui, jusqu’à ce qu’il signe un pacte avec le diable pour accéder à l’éternelle jeunesse (Wilde 1890, 280). Tel, encore, le héros de l’autofiction de Sergio Kokis, Errances, un écrivain qui refuse d’écrire son autobiographie : « Si je construisais cette cohérence sous la forme d’un récit, je serais désormais encombré par ce déguisement, comme pris dans un carcan. Tout ce que je ferais ensuite serait compris selon la trame que j’aurais moi-même tissée. C’est idiot. Ce serait comme si j’étais déjà mort » (1996, 214).

 

Bibliographie

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———. 1998. Sophie Calle. Doubles-jeux : À suivre... Livre IV. Arles : Actes Sud. 

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———. 2003. Douleur exquise. Arles : Actes Sud.

———. 2003. M’as-tu vueParis : Xavier Barral. 

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———. 2007. Pas pu saisir la mort. 11 minutes.

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———. 2012. Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique… Paris : Xavier Barral. 

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Pour citer cet article: 

Huyghebaert, Céline. 2019. « Une autre femme disparaît dans Rachel, Monique de Sophie Calle ». Postures, no. 29 (Hiver) : Dossier « Formes de l'enquête, construction du savoir : élucidations, opacités et angles morts ». http://revuepostures.com/fr/articles/huyghebaert-29 (Consulté le xx / xx / xxxx).