Introduction au dossier « Lieu et non-lieu du livre : penser la bibliothèque »

Article au format PDF: 

 

Chercheur, moi? Oh, évitez ce mot! –
Je suis seulement lourd – tant de livres!
Je tombe, et tombe sans cesse
Et finis par atteindre le fond!
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir

 

La bibliothèque est le lieu, d’abord physique, de la rencontre entre le lecteur et l’objet-livre, mais aussi des lecteurs entre eux; intellectuel ensuite, entre le lecteur et la culture conçue comme totalité, mais aussi, encore une fois, des lecteurs entre eux, entretenant peut-être sans le savoir les mêmes sources théoriques ou les mêmes objets d’étude. Bien vite, on se rend compte que le topos de la bibliothèque est paradoxal et que la rencontre n’arrive pas vraiment. Phénoménologiquement, on doit plutôt constater un non-lieu. D’une part, la « totalité » de la culture est le résultat d’une longue sélection et, parmi tous les écrits jamais produits, certains perdurent dans leur existence, alors que d’autres ne prennent jamais place sur les étagères. D’autre part, la bibliothèque semble plutôt être le lieu où la rencontre entre lecteurs devient la moins probable : chacun, en silence, dans l’anonymat, requiert pour son travail l’absence d’autrui.

Cette propriété paradoxale de la bibliothèque, celle d’être à la fois le pôle de la rencontre dans l’identité d’une culture totale et le pôle de la déliaison, ressemble à ce que Claude Lefort remarquait à propos des élections, moment où le peuple forme en même temps une unité substantielle et où le social est fictivement dissout, « le citoyen se voyant extrait de toutes les déterminations concrètes pour être converti en unité de compte » (Lefort, 2007 [1982], p. 466).

Le pôle de l’unité de la culture (le lieu du livre, la bibliothèque) est aussi, simultanément, le lieu de la déliaison des individualités utilisatrices de cette culture. Et pour continuer dans l’analogie avec Lefort, nous pourrions parler de la bibliothèque comme « lieu vide du savoir », non pas le lieu où il n’y a plus de savoir, mais le lieu même où le savoir peut continuellement être remis en question. Chacun, en silence, dans son coin, ou son cubicule, et dans sa relation personnelle avec le livre, est appelé à se taire pour méditer son allégeance renouvelée à la civilisation de l’homme typographique. Le poste de travail en bibliothèque est à la culture ce qu’est l’isoloir à la démocratie : en même temps le garant de l’égalité devant l’accès au savoir-pouvoir, et la certitude que sa voix ne puisse être entendue que si elle entre dans le calcul. Au vu de cette consubstantialité, nous suggérons de qualifier la bibliothèque de non-lieu du livre, ou son utopie; d’où une première question que nous poserions quant à ce lieu du savoir : comment en faire un lieu de rencontre?

***

Le non-lieu appelle une référence à l’Utopie de Thomas More. Au premier sens, vulgaire, la bibliothèque comme lieu intellectuel est bien un lieu « imaginaire », l’image quelque peu irréelle d’une ressource civilisationnelle inépuisable. En ce sens, la polysémie du « u‑ » d’utopie sied à l’image qu’on a de cette bibliothèque. D’abord, on y voit le sens du εὖ- grec (audible dans la prononciation anglaise de Utopia), le lieu du Bien, idée suprême du panthéon des vertus platoniciennes. Toutefois, dans son acception plus prosaïque et plus matérielle, la bibliothèque possède aussi l’autre signification du « u‑ », cette fois celui de la négation οὐ- grecque : la bibliothèque est alors un lieu externe à la culture, une manière de détacher les Belles Lettres de leur contemporanéité plus ordinaire. Ce détachement est à l’image de l’île d’Utopie, ancienne presqu’île dont l’isthme a été coupé par ses habitants afin de protéger leur « meilleure forme de gouvernement » des influences extérieures. De même, la modernité naissante protègera ce qui vaut vis-à-vis la trivialité du contemporain, jugé inférieur, en détachant une partie d’elle-même pour viser la conservation. De fait, c’est sans doute à la Renaissance que ce principe prendra son ampleur et sa forme actuelle. Avec l’introduction en Europe de l’imprimerie typographique par Gutenberg, la quantité d’ouvrages publiés explose, avec pour conséquences l’impossibilité de lire tout le corpus littéraire et, en même temps, la conscience, pour la culture européenne, de sa propre limite à l’autoréflexivité totale. Cette culture s’est donc sans doute sentie obligée d’accueillir en son cœur une extériorité, toujours accessible, où les biens culturels seraient protégés pour les générations futures qui, elles, auraient le loisir de lire à leur tour ces livres devenus trop nombreux.

Or, on nous dit de toute part que la bibliothèque est en danger et qu’avec elle c’est toute la civilisation occidentale qui décline : la bibliothèque comme rejeton culturel se numérise et troque le papier pour des octets. La première conséquence de ce changement est à la fois la perte de son matériau originel, mais aussi une obsession compulsive à devoir tout garder1. Deuxième conséquence : la bibliothèque numérique via Internet est de plus en plus accessible, partout, à n’importe quel moment, à condition de jouir d’un accès aux technologies de l’information et de la communication. La bibliothèque, nous le verrons bientôt, est devenue accessible à la plèbe via satellite, et ses locaux se trouvent envahis de toutes parts par des barbares aux mains graisseuses.

C’est bien ce que semble nous dire Daniel Tanguay, professeur de philosophie à l’Université d’Ottawa, dans un numéro récent de la revue Argument, avec un dossier intitulé « L’art de lire en suspens » (2008-2009). Son article peut valoir de critique excessive à l’égard de l’état actuel de la bibliothèque, mais demeure néanmoins représentatif d’une nostalgie devant l’effritement de ce que la bibliothèque représente pour certains. Tanguay se demande ce qu’est devenue notre civilisation qui s’est constituée par « une certaine sacralisation de l’objet-livre » (Tanguay 2008-2009, p. 8). Pour ce bibliophile autoproclamé, la lecture est le moyen par lequel l’individu peut espérer « communiquer à l’éternité des œuvres de penser » (ibid., p. 41). Il présente donc un texte sous la forme d’une visite narrée de la bibliothèque de l’Université d’Ottawa et remarque, après un voyage de deux ans à l’étranger, les changements qu’elle a subis. D’abord, la fin du silence : on a installé des postes informatiques, créant un va-et-vient insupportable pour qui veut lire en paix; mais surtout, la fin des rites et coutumes associés à la bibliothèque, jusqu’au plus connu, l’ « interdiction de manger et de boire » (ibid., p. 44). En effet, cas assez extraordinaire dans les annales de l’histoire du livre, la bibliothèque universitaire a ouvert intra muros un café Second Cup™. La nouvelle « formule » de la bibliothèque universitaire, c’est le confort, la détente et la restauration, expression, pour Tanguay, de l’abolition de la frontière entre lieu public et lieu privé. À l’opposé de cette nouvelle donne de la bibliothèque, Tanguay précise ce qu’était autrefois, dans son temps, la bibliothèque :

Dans l’ancien monde, on entrait dans une bibliothèque comme on pénétrait dans un sanctuaire en adoptant une attitude propre au lieu : modeste, recueillie, et, pour tout dire, un peu malaisée. Cette attitude physique et mentale requise par le lieu préparait aux mystères de la connaissance qui devaient s’accomplir dans la bibliothèque (ibid.).

Daniel Tanguay, toutefois, place le lecteur devant un choix à faire immédiatement : d’un côté, son prieuré idéalisé, un lieu pour « pratiquer l’ancien culte » (ibid., p. 50) de la lecture avec ses ouailles assoiffés de savoir; de l’autre, le diagnostic qu’il fait de ce nouvel établissement, un lieu de marchandage pour produits spécialisés, avec pour clientèle-cible les étudiants. Le nouvel impératif de ce lieu n’est plus le respect pour la « communication avec les esprits défunts » (ibid., p. 48), mais la convivialité et la détente pour l’engrangement des profits. Devons-nous pourtant vraiment choisir entre le sanctuaire de Tanguay et le lieu proposé par les nouvelles élites administratives de l’Université qui veulent, à coup de signature de monopole commercial sur le campus, nous obliger à « être à l’aise » et à dépenser sur place2?

À bien y penser, les deux attitudes sont tout à fait semblables. Non pas dans leurs intentions, bien sûr, mais dans leurs effets. Une des conséquences de l’installation dans la bibliothèque de l’Université d’Ottawa d’un café sis aux côtés du comptoir de prêts au rez-de-chaussée, et de faux-foyers, fauteuils et compagnie aux étages, a été de retirer une grande partie de la collection pour les reclasser dans un entrepôt à l’extérieur du campus, où l’accès se fera par commande intra-bibliothèque. Du point de vue du livre, le privilège de se situer sur une étagère se reçoit désormais en fonction d’un rapport mathématique calculé sur la base du nombre de fois qu’il est emprunté et sur la période de l’emprunt. La moyenne des factorisations déterminera une ligne arithmétique de l’accessibilité à la culture : tablette en deçà de la ligne, entrepôt au-delà. N’assistons-nous pas là au geste, reproduit de manière caricaturale, de l’extériorisation du livre au regard de la culture ambiante – pour le protéger, pour le conserver –, geste premier de la Renaissance? Ne voyons-nous pas sous nos yeux la même logique à l’œuvre, quelque chose comme une deuxième bibliothécarisation de la culture, celle-là même qu’idéalise Tanguay? Si, pour les uns, c’est l’impératif de la sauvegarde de l’élite intellectuelle, pour les autres, c’est l’impératif de l’augmentation de l’achalandage commercial par un aménagement plus dynamique et convivial de la bibliothèque. En définitive, ce qui les distingue, ne se résumerait-il pas à deux projets politiques différents pour la culture?

Dans Règles pour le parc humain, une conférence prononcée en 1997, Peter Sloterdijk décrit l’humanisme comme « un fantasme communautariste » qui procède sur le modèle de la « société littéraire dans laquelle les participants découvrent, par le biais des lectures canoniques, leur amour commun pour des émetteurs qui les inspirent » (Sloterdijk, 2000, p. 10). La crise de cet humanisme – celle diagnostiquée par Tanguay – n’est pas l’effet de « quelque humeur décadente » d’êtres humains incapables d’« accomplir leur pensum littéraire » (ibid., p. 13), mais la réalisation même de la finalité de cet humanisme bourgeois à travers la société de masse. Ce qu’on voit à l’œuvre avec la modernisation de la bibliothèque, ce que Tanguay thématisait sous le couvert du dogme de l’« étanchéité entre institution et marché » (Tanguay, 2008-2009, p. 50), n’est l’expression que d’une lutte entre deux modes de domestication de l’homme : d’une part l’ancien humanisme et la sacralité de la lecture et de l’institution, d’autre part, le nouvel impératif du self-enjoyment par l’achat et le crédit. Ce problème de la bibliothèque comme institution – au contraire de Tanguay qui y trouve un combat pour la survie de l’« ancien monde » – pourrait-il être pensé différemment? Pourrait-on suggérer de penser la bibliothèque contre la bibliothèque?

***

La bibliothèque peut prendre plusieurs formes, mais, toujours, elle possède un même désir de conservation contre la destruction, des manuscrits de Nag Hammadi – retrouvés dans des jarres en terre cuite dans un désert d’Égypte – à la bibliothèque d’Aby Warburg – rescapée de la terreur nazie et déménagée en catastrophe à Londres après la prise de pouvoir du parti nazi en Allemagne. Ce dernier exemple montre que, bien souvent, la sauvegarde des livres passe par une opposition au pouvoir en place, aux institutions actuelles.

Walter Benjamin déballant au regard de tous sa bibliothèque privée, dans une suite de miniatures sur sa collection personnelle, exprime bien le besoin de sortir les livres d’une valeur d’usage et d’une valeur d’échange (notamment pour les protéger de la politique d’État, de sa violence par la politique de patrimoine et de commémoration). La bibliothèque comme lieu privé, qui découle du geste de collectionner les livres, devient un mode de résistance politique face à l’institution (celle des nostalgiques de l’ancienne domestication humaniste, mais aussi celle prônée par l’abstraction marchande de l’expérience collective proposée par la nouvelle élite du management), ou encore, c’est « faire la sourde oreille à toutes les mises en garde venant du quotidien de la vie juridique » (Benjamin, 2000, p. 45). La fonction du livre collectionné, « à l’abri de l’échange tout comme de l’usage » (ibid., p. 23), devient la ressource pour repolitiser le passé, ce que Jennifer Allen, en introduction à Benjamin, explique bien :

À la recherche de vieux objets usagés, le collectionneur sauve de l’oubli un travail passé tout en revendiquant son propre droit de créer. Benjamin, dépossédé de sa signature et de son public, a transformé la collection en acte de survivance et de résistance politique. Son éloge de la possession, loin d’être un plaidoyer bourgeois pour la propriété privée, révèle la défense d’une pratique intellectuelle mais aussi le désir de réintroduire l’expérience particulière – et sensible – dans la sphère publique (ibid., p. 24).

Il ne s’agit donc pas de sacraliser la valeur du passé, mais de rendre sa puissance au Nouveau. Doit-on penser, comme le suggèrerait peut-être Benjamin, que c’est la collection privée qui nous sauvera de l’abstraction de l’expérience collective, de la bibliothèque ou du musée? D’où une nouvelle question que nous aimerions poser, excessive, sans doute : au-delà de la collection, doit-on brûler toutes les bibliothèques pour revenir à la possibilité d’un nouveau « commun »?

***

Le texte de Daniel Tanguay pourrait laisser un goût d’autodafé à tous ses lecteurs : qu’on le prenne comme « acte de foi » pour l’ancien monde, ou comme désir vif de l’incendier aussitôt. C’est peut-être la littérature qui permet la remise en question la plus subtile, mais juste, des finalités de la bibliothèque, on pense à la  critique du personnage de l’autodidacte dans La Nausée de Jean-Paul Sartre – lisant l’entièreté des livres de la bibliothèque par ordre alphabétique, il échappe par mauvaise fois à la contingence du monde en prétendant un regard total, mécanique et abstrait, sur la culture –, mais aussi au bibliothécaire aveugle (autre Borges) du monastère dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco, devenu meurtrier pour rendre impossible la lecture d’un traité aristotélicien sur le rire. La bibliothèque semble être, pour la littérature, une source de méfiance par sa tendance à rendre étranger son savoir, comme elle est source, aussi, d’un désir d’écrire au-delà du savoir convenu (la bibliothèque comme « arsenal », chez Maurice G. Dantec).

Nous aimerions déplacer vers la bibliothèque ce que Roland Barthes disait de la littérature lors de sa leçon inaugurale au Collège de France :

La littérature est désacralisée, les institutions sont impuissantes à la protéger et à l’imposer comme le modèle implicite de l’humain. Ce n’est pas, si l’on veut, que la littérature soit détruite; c’est qu’elle n’est plus gardée : c’est donc le moment d’y aller (Barthes 1978, p. 40-41).

Maintenant que la bibliothèque n’est plus gardée, il est peut-être temps de la revisiter. C’est bien ce que nous a proposé le philosophe Robert Hébert en postface au présent dossier, sous forme de pyroflexions, avec l’histoire oubliée de l’incendie de la bibliothèque de l’Hôtel du Parlement de Montréal en 1849. Fidèle à son approche d’interprétation des restes (voir notamment Hébert, 1992), il questionne l’état des lieux de ce lieu devenu non-lieu – radical, cette fois –, jusqu’à être oublié par les historiens de la destruction de bibliothèques. Sa « visite » à la bibliothèque incendiée le conduit à la maison, elle aussi incendiée, de Papineau, qui sert désormais de décor glauque aux étudiants d’art plastique du cégep du Vieux-Montréal. Avec lui, nous voudrions penser que le feu de la destruction, une fois les restes revisités, pourrait nous conduire à quelque chose comme une nouvelle réflexion sur l’humanité : l’huminance, comme l’écrivait Claude Gauvreau dans Un partisan, une pièce inédite de 1971, retrouvée récemment dans les boîtes de Gaëtan Dostie. À l’humanité de la Renaissance, transmise jusqu’à nous comme anthropotechnique ou élevage de troupeau, nous aimerions penser que les contributions ici réunies en répondent à la manière de Gauvreau, avec son mot occulte, en retrait devant « humanité », et aux abords de « lumière » :

Je suis dangereux parce que, étant moindre que le parfait jusqu'au degré zéro de l'huminance, je suis mortellement mon metteur en scène (Gauvreau, s.d.).

Peut-être, simplement, nous faut-il cesser de penser être les derniers sur terre, ou qu’après nous, c’est la fin de la civilisation, que, finalement, les changements et les mutations que vivent la bibliothèque (notamment avec le numérique), sont une chance pour celui qui sait voir et penser, une chance nouvelle pour appréhender la culture.

Nous aimerions penser que les contributions présentées répondent aux questions posées ci-dessus : sur la possibilité (1) de la rencontre dans un non-lieu; sur la possibilité (2) de penser la bibliothèque hors des alternatives proposées par l’ancienne garde, ou encore (3) hors de l’institution. Nous avons l’espoir que ces contributions formulent, chacune à sa manière, chacune de son lieu singulier, une nouvelle pensée de la bibliothèque, sans cette lourdeur que redoutait Nietzsche, et avec un peu plus de légèreté, peut-être celle de l’huminance de Gauvreau. C’est selon ce critère que nous invitons le lecteur à les lire.

***

Les contributions au dossier ont été réparties entre les sections « théorie » et « lectures ». Pour donner une image préliminaire de cette répartition, nous proposerions de voir la section « théorie » comme une peinture de Giuseppe Arcimboldo, peintre italien du XVIe siècle. Les objets d’étude de ces contributions, qui vont de Léonard de Vinci à Jacques Derrida, en passant par John Dee, sont à l’image du Il Bibliotecario d’Arcimboldo, un portrait entièrement composé de livres. Ces premières contributions ont peut-être eu comme question de départ « comment faire un visage » à partir de la bibliothèque d’un auteur. La section « lectures » pourrait ressembler – avec un peu d’imagination – à la même toile d’Arcimboldo, mais cette fois parodiée par Francis Bacon – comme il le fit du portrait du pape Innocent X de Velásquez. Avec les « lectures », il s’agit presque, pour reprendre les mots de Deleuze et Guattari, de « défaire le visage » des auteurs étudiés, de la littérature médiévale au site Web tierslivre.net, en passant par Jorge Luis Borges et Victor-Lévy Beaulieu.

Dans son article « L’histoire culturelle au singulier », Martin Parrot, avec une perspective en histoire des idées, remet en question les études historiques de l’occultiste anglais John Dee (1526-1609), en particulier celle de Deborah E. Harkness. John Dee conversait avec les anges et inscrivait ces conversations dans ses manuscrits; un casse-tête pour les historiens qui ne savent que faire de ces donnés, ou comment les classer : religion, magie ou science? Parrot propose plutôt, par le biais de John Dee, de remettre en question nos typologies modernes pour comprendre l’époque : les conversations angéliques sont, au même titre que la liste des livres de la bibliothèque de Dee, une part de son savoir.

Dans un esprit similaire, Nancy Labonté propose, avec « Sémiose de la bibliothèque de Léonard de Vinci », une remise en question des typologies appliquées au savoir de Léonard de Vinci (1452-1519) par ses biographes. À l’aide des théories sémiotiques, elle parvient à montrer que la bibliothèque de l’humaniste italien (ici, une liste de lecture) devient, sous la plume des historiens, un moyen à partir duquel une conceptualisation du personnage « Léonard de Vinci » peut être faite, et propose même, pour sa part, de voir dans cette bibliothèque un personnage à part entière.

Dans le dernier texte de la section théorique, « Une scène de destruction/reconstruction », Nayelli Castro nous offre une nouvelle scène de la tour de Babel à partir de la traduction de Jacques Derrida en espagnol. La bibliothèque, ici, se réfère à la citation dans le texte – la citation comme collection du savoir – de Derrida, d’où le choix impossible du traducteur : traduire ou ne pas traduire la citation? Les conséquences sont alors la perte du lien entretenu dans l’original entre le texte à traduire et le texte cité. En tant que lectrice des traductions espagnoles, Castro nous invite à voir ces traductions comme destruction de la bibliothèque derridienne, mais aussi reconstruction d’une nouvelle, cette fois pour le lecteur qui aura accès à un autre lieu du savoir, aux limites de l’agrammaticalité.

Si les textes plus théoriques étaient diversifiés par leurs approches disciplinaires autres que littéraire – historique, sémiotique, traductologique – les textes de la section « Lectures » le sont aussi, mais cette fois dans la diversité des thèmes employés et des auteurs lus. Špela Žakelj nous propose une lecture très complète d’un roman du XIIIe siècle avec son article « Le Roman de la Rose : la bibliothèque du savoir médiéval ». Seul article à avoir pour objet un texte antérieur à la Renaissance, il nous donne des pistes de réflexion sur la modernité à venir, notamment par la structure double du roman, due au fait, d’abord, que deux auteurs ont participé à son écriture – Guillaume de Lorris et Jean de Meun –, mais aussi parce que le dernier, commentateur du premier, fait du texte une bibliothèque à part entière, reprenant tous les genres et toutes les questions de l’époque. Pour Žakelj, l’allégorie médiévale devient la métaphore de la bibliothèque, comme la bibliothèque est aussi la métaphore de l’allégorie. Elle y voit l’articulation nécessaire vers la Renaissance et une allégorie qui permet d’éviter la destruction.

Marc Ross Gaudreault offre, avec son article « À l’intérieur de la bibliothèque borgésienne », un article original qui prend pour point de départ un texte moins convenu dans la discussion sur la bibliothèque chez Jorge Luis Borges, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ». La lecture de ce texte de Borges et la conception de la temporalité qui y est formulée permettent à Gaudreault de faire l’équation livre = labyrinthe, et de voir l’objet-livre comme un « intriguant carrousel, une valse de stimuli intellectuels dont les ramifications, à la manière de fractales, se répercutent vers l’infini ».

Karine Rosso, avec « La “bibliothèque de Bibi” », relit pour nous le Don Quichotte de la démanche de Victor-Lévy Beaulieu pour voir dans la bibliothèque de Bibi, mentionnée dans ce livre, à la fois le lieu total de l’intertextualité (interprétation assez répandue, telle qu’elle le démontre), mais aussi le lieu secret (peut-être le non-lieu) de l’auteur, le lieu de l’articulation entre le livre et la vie, ou pour reprendre ses mots « le lieu ultime où le rôle de la littérature est questionné ».

Finalement, Mahigan Lepage nous donne une lecture précise de François Bon avec son article « Où furent des livres » dans lequel le rôle de la métamorphose numérique de la bibliothèque est questionnée, et ce à partir de la représentation de la ville et de l’urbanité. La bibliothèque contemporaine, notamment avec l’apport du numérique et des nouvelles technologies disponibles, implique « une mémoire de la littérature active, fluide, partout accessible, autrement dit : une mémoire inscrite dans le présent même du monde ».

Nous tenons encore une fois à remercier chaleureusement Robert Hébert pour sa très belle postface, de même que les contributeurs au dossier, ainsi que le comité de rédaction de Postures pour leur aide dans l’évaluation et le peaufinage des contributions reçues.

 

Bibliographie

AUGUSTIN. 1964. Les Confessions, trad. Joseph Trabucco, Paris : Éditions Flammarion, 380 p.

BARTHES, Roland. 1978. Leçon, Paris : Éditions du Seuil, 46 p.

BENJAMIN, Walter. 2000. Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection, trad. Philippe Ivernel, Paris : Éditions Payot & Rivages, 212 p.

DANTEC, Maurice G. [s.d.] Métacortex. Cartographie des profondeurs, entrevue accordée à Jack Griffin et Christian Monnin à la bibliothèque Albert le Grand (Montréal), disponible en ligne : http://www.mauricedantec.com/video/video.php/video/deux-heures-d-entreti...

ECO, Umberto. 1992. Le Nom de la rose, trad. Jean-Noël Schifano, Paris : Éditions Grasset & Fasquelle, 634 p.

GAUVREAU, Claude. [s.d.] Un partisan, pièce inédite [1971].

HÉBERT, Robert. 1992. Le Procès Guibord. Ou L’interprétation des restes, Montréal : Éditions Triptyque, 193 p.

LEFORT, Claude. 2007. « Démocratie et avènement d’un ‘lieu vide’ », d’abord publié dans Psychanalystes, no 2, 1982, republié dans Le temps présent. Écrits 1945-2005, Paris : Éditions Belin, pp. 461-469.

MCLUHAN, Marshall. 1962. The Gutenberg Galaxy : The Making of Typographic Man, Toronto : University of Toronto Press, 297 p.

MORE, Thomas. 1987. L’Utopie, Ou le Traité de la meilleure forme de gouvernement, trad. Marie Delcourt, Paris : Éditions Flammarion, 248 p.

NIETZSCHE, Friedrich. 2000. Le Gai Savoir, trad. Patrick Wotling, Paris : Éditions Flammarion, 439 p.

SARTRE, Jean-Paul. 1938. La Nausée, Paris : Éditions Gallimard, 250 p.

SLOTERDIJK, Peter. 2000. Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la « Lettre sur l’humanisme » de Heidegger, trad. Olivier Mannoni, Paris : Éditions Mille et une nuits, 62 p.

TANGUAY, Daniel. 2008-2009. « Dossier L’art de lire en suspens » et « Une visite à la bibliothèque », dans Argument. Politique, société, histoire, vol. 11, no 1, pp. 8-9 et 40-51.

Pour citer cet article: 

Bourdages, Jeanne et Lemieux, René. 2011. « Introduction au dossier “Lieu et non-lieu du livre : penser la bibliothèque” », Postures, Dossier « Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque », n°13, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/introduction-13 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque », n°13, p. 99-109.