En 2001, l’excentrique écrivaine belge Amélie Nothomb publie Cosmétique de l’ennemi (Amélie Nothomb, 2001, 120 p.), un dixième ouvrage paru chez Albin Michel. Ce récit bref, qui a pour décor un aéroport parisien, décrit une confrontation funeste entre Jérôme Angust, veuf en voyage d’affaires, et l’énigmatique Textor Texel. Alors qu’il attend un vol retardé à destination de Barcelone, Angust est abordé par Texel, un curieux personnage autoritaire qui s’obstine à lui faire la conversation. Ignorant l’irritation croissante de Jérôme qui ne peut s’esquiver, Textor lui inflige le récit de sa vie et lui confie avoir violé et tué une jeune femme prénommée Isabelle. Angust est hors de lui lorsqu’il réalise que la victime n’est nulle autre que sa défunte épouse, dont l’assassinat est resté impuni depuis dix ans. Plus grande encore est sa stupéfaction lorsque Textor révèle que Jérôme est responsable du décès : Texel l’importun, le meurtrier, serait en fait l’ennemi intérieur d’Angust, une émanation de son propre esprit dérangé et coupable. Dépossédé de son libre arbitre, à la merci de cette part obscure de lui-même qu’il hallucine présente à ses côtés, Jérôme tente de tuer Textor en lui fracassant la tête sur un mur. Pour les spectateurs horrifiés, point d’assassinat, que le violent suicide d’un homme d’affaires désaxé. Cosmétique de l’ennemi se présente, en définitive, comme le monologue intérieur de Jérôme Angust, un homme à la personnalité clivée, capable d’une grande violence, d’abord dirigée contre Isabelle, son objet d’amour, puis contre lui-même.
La figure de l’ennemi intérieur, moteur de l’intrigue développée dans Cosmétique de l’ennemi, s’incarne dans le texte suivant deux modalités. Textor Texel, présenté en conclusion comme étant l’adversaire intime de Jérôme Angust, prétend, plus tôt dans le récit, avoir lui-même été la proie d’un tel rival durant son adolescence orpheline aux Pays-Bas. Une force obscure, dit-il, le possède à l’âge de douze ans et demi et l’oblige à engloutir de la pâtée pour chats et d’autres aliments abjects qui le conduisent à se haïr. Dès lors, le jeune homme conclut que la puissance de son ennemi intérieur surpasse la puissance de Dieu, aussi perd-il foi en l’omnipotence divine. Textor développe en grandissant un code moral singulier : toute action, tout crime sont permis à condition qu’ils apportent du plaisir; le délit sans jouissance engendre quant à lui la culpabilité. À ses yeux, l’autre, délesté de son statut de sujet, peut être utilisé, contraint et violenté pour assouvir ses pulsions. Si Textor est anxieux et honteux, c’est à cause de deux assassinats1 qu’il a perpétrés sans plaisir. Dans la logique de Texel, qui est aussi celle de l’univers nothombien, la transgression est suivie d’un châtiment, souvent sollicité par le coupable : « Le coupable va vers son châtiment comme l'eau vers la mer, comme l'offensé vers sa vengeance. » (Amélie Nothomb, 2001, p. 91) C’est en offrant sa vie à Jérôme que Textor cherchera l’expiation.
S’il se dit possédé par un tyran intestin, Textor Texel est ultimement présenté lui-même comme un ennemi intérieur, celui de Jérôme Angust. À trois reprises, Textor répète qu’il fait toujours ce dont il a envie (Amélie Nothomb, 2001, p. 16, 45-46 et 99). Proche du ça freudien, il incarne une bestialité, un désir brut, une liberté totale. Durant des années, Texel pervertit et possède son hôte Angust, l’amenant à désirer violer Isabelle la première fois qu’il la voit et le poussant plus tard à poignarder sa femme qu’il aime pourtant absolument2. Lorsque Textor prend la forme d’un quidam hostile, sa parole démuselée irrite Jérôme, s’immisce en lui comme un virus, selon la logique de l’infection. Elle déjoue le mécanisme de compartimentalisation qui avait jusque-là gardé le moi d’Angust à l’abri d’un souvenir insoutenable et d’une culpabilité impossible à envisager. Produit d’un retour du refoulé et d’un mécanisme de projection, Textor conduit Jérôme à expérimenter un déstabilisant effet d’inquiétante étrangeté. Doté d’une mémoire totale, d’une compétence supérieure, l’ennemi Textor incarne en outre une instance judicative qui se plaît à invalider la vie de Jérôme, affirmant que son existence de veuf et d’employé de bureau est sans valeur. Texel personnifie finalement une pulsion de mort, qui pousse Angust à commettre involontairement un suicide.
C’est au terme d’une joute verbale que Textor Texel convainc son hôte de l’agresser jusqu’à l’exterminer et, ipso facto, de commettre un suicide. Texel semble mettre en œuvre une diabolique stratégie pour porter à son paroxysme l’exaspération d’Angust, l’ébranler et le forcer à se remettre en question. De fait, dès qu’il aborde Jérôme, Textor se plaît à le contredire de façon systématique – lorsqu’Angust déclare qu’il est en voyage d’affaires, Texel rétorque que ce genre de déplacement est l’antithèse du voyage; quand Angust annonce qu’il lit, Texel décrète qu’il ne lit pas vraiment, car il n’est pas absorbé par sa lecture. Agacé, Jérôme tentera de semer Textor en se déplaçant à trois reprises dans l’aéroport, mais peine perdue : l’importun le traque toujours. Texel impose alors à sa victime un récit détaillé de sa vie, s’attaquant à son sens le plus vulnérable, l’ouïe, qu’Angust renonce finalement à protéger de ses mains fatiguées.
À ce moment, Textor s’adonne à un harcèlement affectif, tourmentant Jérôme, dont il déclare avoir violé, puis tué l’épouse à dix ans d’intervalle. Le bourreau amène ensuite Angust à se discréditer aux yeux de deux policiers à qui le malheureux tente d’expliquer qu’il est agressé par un assaillant/meurtrier, car l’offenseur demeure pour eux invisible3. Privé de la protection de la justice pour une raison qui échappe à lui seul, Angust doit se résoudre à affronter lui-même Texel s’il désire réparation. Lorsque Textor révèle que Jérôme est le véritable assassin d’Isabelle, il force le veuf à regarder avec suspicion ses propres souvenirs, à douter de son statut de mari aimant, à abandonner ses repères identitaires. Il accroît la confusion d’Angust en fabulant, en se contredisant, en multipliant les versions, en réinventant sans cesse les circonstances entourant le viol d’Isabelle et son assassinat4. C’est finalement en le faisant douter de l’existence de son libre arbitre que Texel convainc Angust de s’engager avec lui dans un létal corps à corps, qui, on peut le penser, constitue l’accomplissement de ses desseins mortifères.
Réflexion faite, c’est Isabelle, l’objet d’amour, qui semble à l’origine du conflit entre Angust et Texel. Existant in absentia, l’unique personnage féminin se révèle principalement par la parole d’Angust et de Texel. Être paradoxal, on la dit plus vivante que les autres, pourtant elle fréquente les cimetières de Paris. Comparée par Textor à la statue mortuaire d’une jeune femme écroulée, visage contre terre, elle est décrite comme un objet d’amour fugitif, comme un être mystérieux qui porte en lui quelque chose de détruit. Dotée d’un visage d’une beauté saisissante, elle attire et rejette, ce qui causera sa perte. Elle est victime d’un drame conjugal, de la face obscure de son mari et d’un désir de possession sans limites. Dans le récit de Texel, le viol et l’assassinat sont deux « gestes amoureux » résultant de l’insoumission de l’objet d’amour et de son refus d’établir une relation réciproque : si Textor viole Isabelle, c’est qu’elle a décliné ses avances; s’il la tue, c’est qu’elle refuse de châtier son bourreau en l’assassinant, même si celui-ci l’exige.
Le viol, qui, on l’apprend, est une invention de Textor, est comparé par lui à l’acte de boire une eau nécessaire qui se refuse (Amélie Nothomb, 2001, p. 45). Cette description d’une violence oralisée et avide est à mon avis signifiante, considérant que, dans l’univers nothombien, les personnages phagocytent leurs amants et rivaux dans l’espoir d’absorber leur essence6. L’assassinat, qui se produit lorsque Textor/Jérôme enfonce un couteau, instrument phallique, dans l’abdomen d’Isabelle, rejoue en quelque sorte le viol sur le plan symbolique. Texel croit qu’il a véritablement connu Isabelle, car il a connu « son prénom, son sexe et sa mort »; Angust croit qu’il a connu sa femme, car il a vécu avec elle, parlé avec elle et dormi avec elle (Amélie Nothomb, 2001, p. 72-73). Néanmoins, aucune des deux incarnations de cet être clivé qu’est l’époux d’Isabelle n’a pu saisir la jeune femme dans toute sa complexité et la garder en sureté. L’objet d’amour, dépersonnalisé et détruit par Jérôme et l’ennemi Textor dans leur soif de possession, est rendu par eux à jamais inaccessible et disparaîtra complètement avec leur mort commune.
Viol, meurtre, irritation, possession, suicide : Cosmétique de l’ennemi met en scène diverses formes d’agression. Plusieurs fictions d’Amélie Nothomb développent d’ailleurs une esthétique de la lutte. En entrevue avec Évelyne Wilwerth, Nothomb déclare à ce propos : « Si tu examines mes bouquins, ils ne décrivent que des situations de conflits humains. […] C’est à croire qu’en dehors des situations d’affrontement, je n’ai rien à dire. » (Évelyne Wilwerth, 1997, p. 46) De fait, les relations interpersonnelles qu’entretiennent les personnages nothombiens semblent régies par de complexes rapports de force. Margaret-Anne Hutton rapporte que les protagonistes s’adonnent, le plus souvent, à des duels ou à des affrontements limités à moins de cinq adversaires, et ce, dans des champs de bataille circonscrits (Margaret-Anne Hutton, 2002, p. 258-259). Pensons au huis clos vécu par Marina, Daniel et le Professeur dans le petit appartement froid des Combustibles (Amélie Nothomb, 1994, 88 p.) ou à celui d’Omer, Hazel et Françoise, isolés sur l’île de Mortes-Frontières dans Mercure (Amélie Nothomb, 1998, 188 p.). On l’a vu, le récit Cosmétique de l’ennemi met quant à lui en scène une lutte à mort entre Jérôme Angust et son ennemi intérieur dans l’espace gardé d’une zone d’embarquement aéroportuaire.
Évelyne Wilwerth ajoute que, dans l’univers nothombien, les contacts entre les individus se font de manière cinglante, brutale : « Les relations entre les personnages […] se nourrissent de fortes différences, de tensions, d’agressivité, d’ironie caustique, de violence, d’humour acide. » (Évelyne Wilwerth, 1997, p. 45) L’agression, parfois physique, est le plus souvent psychologique. D’après Shirley Ann Jordan, les personnages, ayant pour arme l’érudition et la vivacité d’esprit, s’adonnent à de véritables joutes verbales, s’envoyant des répliques polies, lapidaires et brillantes (Shirley Ann Jordan, 2003, p. 93-104). En témoignent les échanges entre Prétextat et Nina dans Hygiène de l’assassin (Amélie Nothomb, 1992, 221 p.) ou ceux entre Amélie et Celcius dans Péplum (Amélie Nothomb, 1996, 153 p.). Dans Cosmétique de l’ennemi, Textor Texel arrive, par son effrayante habileté oratoire, à déstabiliser Jérôme Angust, à lui rappeler les véritables circonstances du décès d’Isabelle et à le plonger dans un état d’agitation fatal. C’est également à coup de réparties ironiques qu’Angust tente vainement de résister à l’invasion psychique de Texel7. À la lumière de ce qui précède, on ne se surprendra pas qu’Amélie Nothomb préfère se présenter comme une dialoguiste, le dialogue étant pour elle, écrit Michel Zumkir, « un genre bien à part, à mi-chemin entre le roman et le théâtre. » (Michel Zumkir, 2003, p. 47)
Zumkir ajoute que, dans la tête d’Amélie Nothomb, « il y a souvent deux personnes qui se parlent, se combattent : elle et son ennemi intérieur. » (Michel Zumkir, 2003, p. 47) C’est de leurs affrontements que naîtrait la matière de l’écriture. De fait, la création littéraire constitue, au dire de l’écrivaine, le champ de bataille privilégié où elle se mesure à son propre adversaire intime. Nothomb explique : « Ma forme d'escrime c'est le style, le combat du style qui est le moment de l'écriture. C'est l'affrontement suprême où je peux faire de ce combat à l'intérieur de moi-même quelque chose de créateur. Sinon il [l’ennemi intérieur] risque de m'écraser. » (Emmanuelle de Boysson, 2001) Il appert en définitive que la lutte menée par Jérôme Angust dans Cosmétique de l’ennemi contre son ennemi intérieur Textor Texel rappelle à bien des égards celle que livre Amélie Nothomb à un mauvais objet encrypté8, à l’exception du fait que, contrairement à son protagoniste, l’écrivaine possède une arme efficace lui permettant de se défendre et d’attaquer : la créativité.
Œuvres mentionnées
Nothomb, Amélie. 1992. Hygiène de l’assassin ». Paris : Albin Michel. Coll. « Le Livre de poche, 221 p.
Nothomb, Amélie. 1994. Les Combustibles. Paris : Albin Michel. Coll. « Le Livre de poche », 88 p.
Nothomb, Amélie. 1996. Péplum. Paris : Albin Michel. Coll. « Le Livre de poche », 153 p.
Nothomb, Amélie. 1998. Mercure. Paris : Albin Michel. Coll. « Le Livre de poche », 188 p.
Nothomb, Amélie. 2001. Cosmétique de l’ennemi. Paris : Albin Michel. Coll. « Le Livre de poche », 120 p.
Références théoriques
Abraham, Nicolas et Maria Torok. 1987. « Deuil ou mélancolie : introjecter – incorporer ». Chap. in L’écorce et le noyau. Paris : Flammarion, p. 259-275.
Amanieux, Laureline. 2001. « Cosmétique de la corruption ». In Écrits… vains. En ligne. <http://ecrits-vains.com/critique/laureline_amanieux.htm>. Consulté le 31 janvier 2009.
Amanieux, Laureline. 2002. « La présence de Dionysos dans l’œuvre d’Amélie Nothomb ». Religiologiques, no 25, p. 131-146.
De Boysson, Emmanuelle. 2001. « Un entretien avec Amélie Nothomb - auteur de Cosmétique de l'ennemi ». In Parutions. En ligne. <http://www.parutions.com/services/?pid=1&rid=1&srid=140&ida=1140&type=im.... Consulté le 31 janvier 2009.
Jordan, Shirley Ann. 2003. « Amélie Nothomb’s Combative Dialogues, Erudition, Wit and Weaponry ». In Amélie Nothomb : authorship, identity, and narrative practice. Sous la direction de Susan Bainbrigge et Jeanette M. L. Den Toonder. New York : P. Lang. Coll. « Belgian francophone library », p. 93-102.
Hutton, Margaret-Anne. 2002. « Personne n’est indispensable sauf l’ennemi : l’œuvre conflictuelle d’Amélie Nothomb ». In Nouvelles écrivaines : nouvelles voix ?. Sous la direction de Nathalie Morello et Catherine Rodgers. Amsterdam/New York : Rudopi. Coll. « Faux titre », p. 253-268.
Lambert-Perreault, Marie-Christine. 2008. « La mélancolie comme structure infralangagière de l’œuvre d’Amélie Nothomb ». Mémoire de maîtrise. Montréal : UQAM, 187 p.
Wilwerth, Évelyne. 1997. « Amélie Nothomb : sous le signe du cinglant », La revue générale, no 6-7, p. 45-51.
Zumkir, Michel. 2003. Amélie Nothomb de A à Z : Portrait d’un monstre littéraire. Bruxelles : Grand miroir, 183 p.
Lambert-Perreault, Marie-Christine. 2009. « Irritation, meurtre et autres agressions dans Cosmétique de l’ennemi d’Amélie Nothomb », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lambert-perreault-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Lambert-Perreault, Marie-Christine. 2009. « Irritation, meurtre et autres agressions dans Cosmétique de l’ennemi d’Amélie Nothomb », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 59-66.