« Récrire » la domination coloniale : l'usage du plagiat dans Le devoir de violence de Yambo Ouologuem

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Ici, ce qui importe, c'est que, toute vibrante de soumission inconditionnelle à la volonté de puissance, la violence devienne illumination prophétique, façon d'interroger et de répondre, dialogue, tension, oscillation, qui, de meurtre en meurtre, fasse les possibilités se répondre, se compléter, voire se contredire1.

Yambo Ouologuem, Le devoir de violence

En 1968, Le devoir de violence, de l'écrivain malien Yambo Ouologuem, devient le premier roman africain à se voir attribuer le prestigieux prix Renaudot. Encensée par la critique européenne, l'œuvre est accueillie comme « peut-être le premier roman africain digne de ce nom » (Galey, 1968, II, cité par Steemers, 2012, 173). Le succès est toutefois de courte durée : le tournant des années 1970 voit naître une polémique quant à la propriété littéraire du Devoir de violence. En effet, plusieurs passages se révèlent plus ou moins directement « empruntés » à d'autres auteurs, dont les Français André Schwarz-Bart et Guy de Maupassant ainsi que le Britannique Graham Greene2. Ouologuem est alors accusé de plagiat et son roman, retiré du marché francophone pendant trois décennies (Wise, 2003).

Ce scandale littéraire nous permet de questionner les mécanismes du plagiat et la notion d'authenticité que ce dispositif met à mal. À partir du concept de récriture, que Jean-François Jeandillou définit comme « l'ensemble des procédés de recomposition qui permettent le passage de l'état du texte signé par X à un second état, signé par Y » (1994, 126), cet article se veut une réflexion sur les manières dont le plagiat peut constituer un ressort essentiel d'une posture narrative subversive dans un contexte postcolonial. Pour ce faire, nous étudierons les possibilités offertes par la récriture et l'originalité de cette « (re)création », pour reprendre le terme de Philippe Di Folco (2006, 8). Les emprunts d'Ouologuem remettent en question certains paradigmes européens comme la propriété intellectuelle et la valeur d'authenticité, tout en s'inscrivant dans la perspective d'un mimétisme transgressif et d'une hybridité (Bhabha, 2007) qui mine l'autorité (néo)coloniale. L'imposture commise par Ouologuem lors de l’écriture du Devoir de violence constitue en somme une riposte à la violence de la domination européenne en Afrique, une contre-attaque culturelle qui force à la réflexion.

Entre imitation, récriture et montage

Le plagiat d'Ouologuem représente plus qu'une simple copie des textes d'origine. C'est une œuvre de création à part entière, à partir de matériaux « recyclés ». Son impact dans le domaine des études littéraires, sans précédent pour un roman africain3, réaffirme sa valeur ajoutée par rapport à ceux plagiés. Or, ce procédé de récupération-transformation n'est pas nouveau : depuis la Grèce Antique jusqu'au XVIIe siècle, l'imitation était « une pratique courante et encouragée en Europe – la valeur des œuvres tenant non pas à une originalité à laquelle on ne croit guère, mais à l'habileté des auteurs à adapter un modèle ancien à une réalité nouvelle » (Bouillaguet, 1996, 4). De la même manière, Ouologuem transforme les descriptions et les situations narratives glanées dans des œuvres européennes pour les replacer dans le contexte géographique et historique d'un empire fictif de l'Afrique de l'Ouest, avant et pendant la colonisation française. Il s'agit effectivement d'une réalité nouvelle par rapport, entre autres, à un roman politique portant sur le milieu des ouvriers communistes londoniens (It's a Battlefield de Greene, 1934) et à la saga tragique d'une famille juive victime de l'antisémitisme en Europe (Le dernier des justes de Schwarz-Bart, 1959).

Dans son Apologie pour le plagiat (1924), Anatole France considérait l'emprunt littéraire comme un moyen d'augmenter la valeur d'une œuvre en « [puisant] dans un capital dont dispose la communauté des esprits […] qu'à son tour elle vient accroître » (cité par Bouillaguet, 1996, 4). En colligeant divers extraits de textes narratifs, Ouologuem s'inscrit dans cette pratique de l'écriture imitative mais non moins originale. Son roman raconte « l'aventure sanglante de la négraille » (LDV, 25) à partir de l'histoire des Saïfs, un peuple de conquérants d'une « violence sans précédent » (39). En mettant en scène – et en cause – le colonialisme, l'esclavage, la torture et le viol, l'auteur renvoie aux États colonisateurs le reflet de leur propre violence. La forme rejoint alors le contenu lorsque Le devoir de violence réplique à la domination brutale exercée sur l'Afrique par les institutions européennes en « agressant » à son tour leurs productions littéraires. Annick Bouillaguet rappelle qu'« [u]ne forme de création est […] à l'œuvre dans le choix, le découpage, le détournement des sens particuliers et leur réorientation vers une signification unique et nouvelle […] [donnant] au fragment […] toute sa force, et un regain de nouveauté » (1996, 125). Le devoir de violence récupère des fragments d'autres œuvres, certes, mais il les agence et les intègre dans un récit qui lui est propre. Le roman soulève ainsi des préoccupations particulières sur la question de l'esclavage, de la violence et de la colonisation. Lorsque les Européens débarquent sur le territoire africain à la fin du premier chapitre, l'auteur trace une synthèse rapide du projet colonial :

Lancées de partout en cette seconde moitié du XIXe siècle, multiples sociétés de géographie, associations internationales de philanthropes, de pionniers, d'économistes, d'affairistes, patronnés par les banques, l'Instruction publique, la Marine, l'Armée, déclenchèrent une concurrence à mort entre les puissances européennes qui, essaimant à travers le Nakem, y bataillèrent, conquérant, pacifiant, obtenant des traités, enterrant, en signe de paix, cartouches, pierres à fusils, poudre de canons, balles. « Nous enterrons, disaient-ils, la guerre si profondément que nos enfants ne pourront la déterrer, et l'arbre qui poussera ici attestera l'alliance entre Blancs et Noirs. La paix durera, tant qu'elle ne portera pas des balles, des cartouches et de la poudre. »

Et ce fut la ruée vers la négraille. Les Blancs, définissant un droit colonial international, avalisaient la théorie des zones d'influence : les droits du premier occupant étaient légitimés (LDV, 52).

La paix ne dure pas, cependant. À partir des passages empruntés, Ouologuem propose une historiographie alternative pouvant permettre de mieux saisir le passé de l'Afrique. De la même manière, vers la fin du roman, l'évêque Henry s'efforce de rétablir la trame d'un film inspiré de l'empire du Nakem-Ziuko : « Je cherche à renouer l'histoire. D'un côté, je sens confusément 1'intrigue, et de 1'autre, la boucherie. Au beau milieu, quelqu'un tirait sur les ficelles. […] Je regarde l'écran : tous les moyens y sont bons » (LDV, 259). L'auteur du Devoir de violence effectue le même travail de reconstitution de l'histoire (pré)coloniale. L'allusion à un grand marionnettiste évoque le rôle même de l'écrivain, qui contrôle et coordonne les scènes copiées comme autant de pantins qu'il manœuvre à sa guise.

Di Folco qualifie de « montage » le procédé par lequel « [c]ertains textes se constituent à partir d'un saupoudrage de microplagiats épars » (2006, 295). Sa définition du terme auteur comme « celle/celui qui enrichit une parole, un discours, un récit » (287) convient parfaitement au cas d'Ouologuem. Par son défi des conventions (dont témoigne la controverse qu'il a suscitée), l'auteur ajoute effectivement une « richesse » subversive aux extraits épars autour desquels son œuvre est construite. Selon Jeandillou, le plagiat tire « sa puissance subversive […] de son obliquité même » (1994, 123), c'est-à-dire de son caractère équivoque et fourbe. Grâce à l'introduction d'« une série de modifications […] affectant aussi bien le signifiant que le signifié » (126), la récriture se démarque ainsi de la simple réécriture : « Strictement parallèle, la réécriture participe de la répétition (écrire de nouveau), la récriture de la reformulation ou de la transposition oblique (écrire à nouveau). » (126) En résumé, Ouologuem s'empare des mots de Schwarz-Bart, de Greene et al. pour produire un roman à l'identité unique, « qui est autre que la somme des textes imités, parodiés ou violés » (Songolo, 1981, 32), et pour transgresser du même coup les normes de l'institution littéraire européenne en termes de propriété et d'authenticité.

Une contestation des valeurs dominantes

Tout plagiat met d'abord en cause la notion de propriété littéraire, car pour qu'il y ait vol de mots (ou d'idées), ceux-ci doivent être reconnus comme appartenant à quelqu'un. Or, dans les cultures de tradition orale, « it was taken for granted that a storyteller would tell the same stories that others had told before him, that he would be using materials that were already there in the culture » (Nwoga, 1975, 38, cité par Wanberg, 2013, 591). Contrairement à la conception de la littérature généralement admise en Occident, les récits ne sont pas jugés en fonction de leur singularité de contenu, mais plutôt selon la manière dont ils sont mis en forme. Déprécier Le devoir de violence à l'aune de critères d'originalité et d'authenticité proprement européens revient donc à négliger le contexte de production de l'œuvre ainsi que la tradition littéraire dont elle est issue. L'oralité occupe une place importante dans le roman étudié, puisque dès le départ un narrateur à la première personne entreprend de raconter que « [n]os yeux boivent l'éclat du soleil, et, vaincus, s'étonnent de pleurer, Maschallah ! oua bismillah !4 » (LDV, 25). À plusieurs reprises, celui-ci interpelle directement le lectorat à la manière d'un conteur (« voyez », « voici »…) et ses interjections imitent le parler vernaculaire, notamment par le biais d'expressions arabes ou issues de dialectes locaux comme celle que l'on retrouve à la fin de l'incipit susmentionné.

S'ensuit le récit de « la véritable histoire des [N***] [qui] commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l'an 1202 de notre ère […] » (LDV, 25). Le narrateur propose, à travers la mémoire collective et les légendes, une énième version de « ce passé – grandiose certes – [qui] ne vivait, somme toute, qu'à travers les historiens arabes et la tradition orale africaine » (31). Henry Louis Gates Jr. (1988, xxi) a par ailleurs étudié le principe de révision formelle (« formal revision ») caractéristique de l'héritage littéraire afro-américain. Selon l'auteur, « [i]t is as if a received structure of crucial elements provides a base for poesis », c'est-à-dire la création culturelle, à laquelle s'ajoute « the creative (re)placement of these […] phrases and […] events, rendered anew in unexpected ways » (61). Ainsi, le plagiat dans Le devoir de violence participe de cette tradition de « productions of literary creativity as collective cultural possessions » relevée par Kyle Wanberg (2013, 591). Ouologuem l'emploie pour rejeter le modèle européen de propriété.

Selon l'étymologie, plagiat provient de plaga, mot latin « qui désignait le châtiment d'un voleur d'esclaves ou d'enfants libres qu'il revendait comme esclaves » (Finné, 2010, 56). En ce qui concerne notre objet d'étude, il importe de constater comment ce terme découlant de l'esclavagisme a été employé pour récriminer un écrivain issu du continent même qui en a le plus souffert. Non sans ironie, Ouologuem se pose en voleur des enfants (littéraires) des Européens plagiés, rendant à l'Occident la monnaie de sa pièce. Christopher Miller souligne d'ailleurs que

[i]f the rise of the European novel is tied to the rise of the bourgeoisie, it must also be tied to the rise of colonialism, the relationship with those exotic countries that supply raw materials destined to be, in Baudelaire's words, "marvelously worked and fashioned"  (1985, 216).

En d'autres termes, le roman européen, comme la bourgeoisie, s'est construit et enrichi à partir de l'exploitation des colonies ; il serait donc équitable qu'un écrivain (post)colonial exploite à son tour les romans métropolitains, réfutant au passage leur logique mercantile, voire mercantiliste. Le devoir de violence illustre ce braconnage de la richesse africaine lorsqu'un homme d'Église, suivant les conseils des commerçants blancs, confisque les objets de culte des animistes convertis sous prétexte de rituel pour les exporter en France :

ces mêmes masques, ces mêmes idoles, étaient, non point brûlés à ce prétendait l'évêque de Saignac, mais trafiqués, vendus à prix d'or aux antiquaires, collectionneurs, musées, boutiques. Le bénéfice en revenait à l'Église, laquelle se disait ruinée au Nakem […] (LDV, 125).

À l'instar de cet ecclésiastique peu scrupuleux, les grandes puissances n'hésitaient pas à puiser dans les ressources matérielles, culturelles et humaines des colonies pour leur propre bénéfice, et ce, sans payer de redevances à leurs propriétaires légitimes. 

Justement, Jeandillou affirme que « le plagiat remet sourdement en question le bien-fondé de la propriété littéraire, tout en portant atteinte à la diffusion commerciale des textes » (1994, 122-123). Les notions légales de copyright et de droits d'auteur se retrouvent au cœur de ces enjeux. Selon Philippe Quéau, « [s]'accrocher aujourd'hui à une conception étriquée et crispée du droit d'auteur évoque irrésistiblement les privilèges des siècles passés » (1995, 16, cité par Finné, 2010, 50). Cela nous porte à comparer la résistance contre une conception collective des œuvres à celle pour le maintien du colonialisme, ces deux prises de positions favorisant les dominants. De fait, Aliko Songolo démontre que la notion de propriété intellectuelle bénéficie avant tout à l'Occident. À propos de « l'extrême variété des textes "pillés" » (1981, 32) par Ouologuem, il souligne que si Schwarz-Bart ou Greene peuvent exiger compensation – ou, du moins, reconnaissance explicite de leurs romans comme influences – il devrait en être de même pour le Coran et les mythes des griots africains, mais aucun critique ne semble s'en préoccuper. À travers sa réception, donc, Le devoir de violence dévoile les doubles standards et les partis pris de l'institution dominante aux dépens des productions non-occidentales.

Les instances de légitimation françaises présentent des critères particuliers lorsqu'il est question des œuvres issues de la francophonie, notamment de l'Afrique. La majorité est publiée à Paris, mais demeure reléguée à la périphérie du champ littéraire, dans un sous-champ spécifiquement « étranger ». La conception de ce qu'est (lire : ce que doit être) cette littérature se fonde sur une « soif d'africanité » (Steemers, 2012, 193), une essence et un exotisme « authentiques » qui rompent forcément avec la tradition occidentale. Car un romancier africain ne saurait écrire comme les Européens : « l’"art blanc" dans un roman "africain" sonne faux » (Freustié, 1968, 3, cité par Steemers, 2012, 193). Tel que le fait remarquer Isaac Bazié à propos du Devoir de violence, « [l]’originalité dans ce contexte ne pouvait s’obtenir sous forme de palimpseste, encore moins d’une convocation plus explicite encore de textes et structures occidentaux en partie » (2013, paragr. 16‑17).

Le processus de récriture mis en œuvre par Ouologuem détourne les valeurs d'authenticité et d'auctorialité des littéraires européens, qui correspondent à ces notions « "figées" qui s'imposent à l'humanité avec l'autorité de la tradition » que l'on retrouve chez Alexandre Trudel (2011, 79). Selon cet auteur, « le détournement permet de remettre en mouvement ce qui s'est fixé en idéologie » (78) ; en d'autres termes, il s'agit de bouleverser l'ordre établi. Dans le même sens, Jonathan Dollimore (1986) insiste sur l'importance de ce qu'il appelle la négociation des idéologies pour les groupes marginalisés. Celui-ci indique que « for the subordinate, at the level of cultural struggle […] simple denunciation of dominant ideologies can be dangerous and counter-productive. Rather, they have instead, or also, to be negotiated » (181), notamment par le biais d’une « transformation of dominant ideologies through (mis)appropriation » (182). Cela signifie que, pour les groupes opprimés (les sujets coloniaux ou postcoloniaux, par exemple), une opposition affichée contre les institutions au pouvoir est lourde de conséquences ; une stratégie d'appropriation détournée des discours hégémoniques peut alors constituer une alternative.

La « (mis)appropriation » est exactement ce que fait Ouologuem lorsqu'il s'empare d'extraits de roman pour les réorganiser selon son propre point de vue. Grâce à ce détournement, Le devoir de violence présente une imitation déstabilisante des romans français et anglais, et ce, d'une façon propre aux productions postcoloniales selon ce qu’avancent Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin (2002, 30). Ces textes se présentent effectivement comme des « hybrid or mimic forms which refuse the necessary categorizations of the centrist ruling power » (99). Dans cette optique, le plagiat devient un mécanisme de négociation légitime face au débalancement du pouvoir.

Mimétisme et hybridité contre l'autorité

Pendant des siècles, la dichotomie centre/périphérie a dominé les rapports internationaux. Les métropoles ont dénié aux peuples colonisés le droit à leur propre culture, semant dès lors un trouble au sein de ce qui peut être considéré « naturel » et « authentique ». Ashcroft, Griffiths et Tiffin (2002, 37-40) affirment que

[t]he crucial function of language as a medium of power demands that post-colonial writing defines itself by seizing the language of the centre and re-placing it in a discourse fully adapted to the colonized place. […] In the early period of post-colonial writing many writers were forced into the search for an alternative authenticity which seemed to be escaping them, since the concept of authenticity itself was endorsed by a centre to which they did not belong and yet was continually contradicted by the everyday experience of marginality.

Les peuples autochtones se sont vu imposer une langue et des modes de pensée qui leur étaient fondamentalement étrangers. Ils ont dû redéfinir leur identité et leur culture à partir des outils (philosophiques, linguistiques, etc.) importés par l'oppresseur. Les outils occidentaux se retrouvent ainsi transformés de façon à mieux rendre compte de la réalité coloniale : le plagiat d'Ouologuem pousse à l'extrême ce phénomène de réappropriation et d'adaptation du langage dominant par les dominés.

Apparaît alors un Autre qui, par rapport au colonisateur, est « presque le même, mais pas tout à fait » selon les théories d'Homi K. Bhabha (2007, 149). Les objets hybrides que le colonisé produit « [conservent] la réelle semblance du symbole d'autorité mais [réévaluent] sa présence en lui résistant » (189), car c'est par l'incorporation des codes du centre que les cultures périphériques continuent d'exister, et donc de lutter contre l'assimilation. En combinant les littératures européennes et africaines, Le devoir de violence symbolise une hybridité qui « brise la symétrie et la dualité du soi/autre, de l'intérieur/extérieur » (Bhabha, 2007, 190). De même, le roman implique que « les Africains peuvent raconter leur histoire comme les Européens racontent la leur » (Orban, 2017, s.p.) et place les deux cultures sur un pied d’égalité.

Pour Bhabha, l'hybridité devient une forme d'« inversion stratégique du processus de domination » (2007, 184). Si, à l'origine, « [c]olonial discourse […] wants to produce compliant subjects who reproduce its assumptions, habits and values – that is, "mimic" the colonizer » (Ashcroft, Griffiths et Tiffin, 2007, 10), Ouologuem retourne ce mimétisme contre ceux-là même qui l'ont imposé. Ainsi, son œuvre plagiaire reproduit littéralement la littérature occidentale. Par exemple, nous pouvons effectuer un rapprochement thématique avec Le dernier des justes en ce qui concerne la représentation de la violence et de l'exploitation subies par les Africains noirs déshumanisés, rejoignant les persécutions et la haine antisémites dont les Juifs ont été victimes à plusieurs périodes de leur histoire. Tout comme l'auteur français, Ouologuem puise dans la tradition orale pour introduire son récit : la première partie du Devoir de violence, « La légende des Saïfs » (25), reprend non seulement le titre mais aussi la structure syntaxique et narrative de plusieurs phrases de la première partie du roman de Schwarz-Bart, « La légende des Justes » (1959, 11). 

Christopher L. Miller remarque justement que « involvement with an Other [...] can blur the distinction between subject and object: by describing the Other in your writing, your writing becomes the Other's » (1985, 225). En plus de s'approprier le discours dominant, Ouologuem applique un second procédé de détournement, soit « faire servir les paroles de l’adversaire contre lui » (Debord, 2006, 225, cité par Trudel, 2011, 79). Les longs passages empruntés à It's a Battlefield de Greene (1934) proposent un parallèle entre le caractère dysfonctionnel du parti communiste anglais et la situation au sein de l'administration coloniale. Il s'agit de scènes dont le déroulement actanciel est repris presque tel quel, mais dont des mots-clés ont été modifiés pour l'adapter au contexte africain et au récit de l'œuvre étudiée. De ce fait, le roman compilateur menace l'autorité du dominant.

Puisque « le discours du mimétisme se construit autour d'une ambivalence […] entre imitation et moquerie » (Bhabha, 2007, 148-149), la reproduction des codes occidentaux – soi-disant signes de supériorité – par les colonisés expose le caractère construit et artificiel des marqueurs de hiérarchisation. Par le plagiat, Ouologuem produit une imitation inappropriée, puisqu'il se joue du colonisateur. Miller précise que Le devoir de violence « consciously engages itself in the cross-cultural and interliterary "zone of interferences" between the two continents », et ce, dans le but de « exaggerate and undermine the whole tradition we have been reading » (1985, 218). À l'instar du mimétisme colonial, le roman à l'étude « réévalue radicalement les savoirs normatifs de la priorité de la race, de l'écriture, de l'histoire […] [et] mime les formes d'autorité au point où il les dés-autorise » (Bhabha, 2007, 155), ce qui lui permet d'affirmer sa propre vérité. Il s'agit d'ailleurs d'une des forces positives du plagiat selon Lautréamont : « [Le plagiat] serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l'idée juste5 » (1870, 306, cité par Jeandillou, 1994, 125).  Ouologuem conteste ainsi les cadres occidentaux de l'intérieur.

En effet, l'auteur de la périphérie est parvenu à s'immiscer dans le champ littéraire du centre, d'abord en s'associant avec une instance de légitimation parisienne (son éditeur, le Seuil) puis, au niveau de la réception, en s'attirant les éloges de la critique et l'un des plus prestigieux prix de la littérature française. Le devoir de violence a été encensé dans l'Hexagone – au moins jusqu'à sa censure – par les institutions mêmes qu'il parodie. Les littéraires ont reconnu sa maîtrise de la langue, de l'esthétique, de l'intrigue, etc., en fonction de leur jugement de valeur et de leurs modèles occidentaux, alors qu'Ouologuem s'employait précisément à remanier ces codes pour leur donner une signification subversive dans le cadre d'une « colonisation à rebours » (Anyinefa, 2008, 5).

Les réflexions de Bhabha confirment le caractère révolutionnaire de cette pratique : « La résistance n'est pas nécessairement un acte oppositionnel d'intention politique, ni une simple négation ou exclusion du "contenu" d'une autre culture », mais plutôt « l'effet d'une ambivalence produite au sein des règles […] des discours dominants » (2007, 183). Bref, Le devoir de violence, roman africain, exploite à son avantage le mimétisme de la culture occidentale imposée par le colonisateur comme culture dominante en plagiant des extraits de romans européens. L'œuvre culturellement hybride qui en résulte représente « à la fois un mode d'appropriation et de résistance » (Bhabha, 2007, 196) en raison de son ambivalence qui frôle la moquerie.

Le devoir de représailles

En quelque sorte, le plagiat représente une contre-attaque, œil pour œil, mot pour mot. Les emprunts non signalés et « (mis)appropriés » (Dollimore, 1986) font écho à la violence subie de manière plus forte qu'une simple appropriation par citation, car « [à] la différence de la citation, le détournement s’affirme comme un acte violent, qui passe souvent par le découpage, la fragmentation, le collage » (James, 2011, 61). Les extraits volés par Ouologuem n'apparaissent pratiquement jamais dans leur forme intégrale, puisque l’auteur les a récrits pour produire de nouveaux réseaux de sens. Sa poétique plagiaire fait ainsi violence aux mots des littératures occidentales et positionne les dominants à la place des dominés.

Dans le même ordre d'idées, Nathalie Dupont et Éric Trudel proposent une métaphore particulièrement pertinente dans le contexte d'une analyse postcoloniale, lorsqu'ils écrivent que

par le biais du cut-up ou de la parataxe, à travers la répétition sérielle ou la réversibilité d’éléments esthétiques préexistants, de nombreuses œuvres littéraires modernes et contemporaines remettent-elles en circulation ce qui s’était figé afin d’en récupérer ou d’en renouveler le potentiel : elles déterritorialisent des bribes du canon littéraire […] (2011, 3. Nous soulignons).

Le concept de déterritorialisation implique une remise en question de toutes les structures de pouvoir et de domination, lesquelles s'appliquent, ici, à un territoire matériel autant qu'idéel (Albert et Kouvouama, 2013). Considérant la dénaturation des romans européens plagiés pour proposer une révision de l'histoire africaine, Le devoir de violence s'inscrit directement dans ce courant de pensée critique. Grâce à la récriture, le roman ouvre « de nouveaux espaces de liberté » (Mongo-Mboussa, 2003, 27) pour à la fois affranchir l'Afrique de l'emprise des institutions occidentales et la venger, et ce, sans blâmer les Européens de façon explicite. Il soulève seulement une réflexion, une « façon d'interroger et de répondre, [un] dialogue, [une] tension, [une] oscillation » (LDV, 259).

En empruntant aux romans de Schwarz-Bart, de Greene et de Maupassant pour créer une œuvre hybride et originale, Ouologuem met à mal les valeurs européennes de propriété littéraire et d'authenticité. Le mimétisme qu'il exploite pour détourner les codes culturels imposés menace l'autorité des dominants et leur fait goûter à leur propre violence. Le devoir de violence renverse la hiérarchie des oppositions binaires entre colonisateurs et colonisés ainsi qu’entre authentique et inauthentique. Il incarne alors une résistance qui, selon Dollimore, résulte normalement en un « cultural struggle between unevenly matched contenders, a struggle in which the dominant powers, which transgressive inversion fiercely disturbs, now react equally fiercely against it » (1986, 190). Il serait facile de croire que ces facteurs ont nui à la réception du Devoir de violence en Occident, mais c'est plutôt les controverses entourant le plagiat qui ont attiré les foudres du milieu littéraire.

Selon Wanberg (2013), la censure d'écrivains africains à la suite d'un succès critique ne fait pas figure de cas isolés6. Ce phénomène reflète un système inégal de prestige et d'esthétique entre les productions culturelles européennes et africaines, qui contribue à « [reinforce] false beliefs in European superiority and encouraging a disdain for African traditions of production » (592). Le plus grand scandale, dans cette histoire, serait donc

[l]'enquête approfondie et blessante dont Ouologuem a fait l'objet […], quand on voit comment les artistes européens ont délibérément emprunté à l'Afrique. Peu d'historiens de l'art parlent de "plagiat" ou de "vol" quand ils discutent, par exemple, des toiles de Picasso, de Braque ou de Modigliani (Wise, 2003, 19).

À l'époque, les accusations prennent essentiellement forme au sein de la critique littéraire et leurs répercussions s'observent surtout dans l'opinion publique. Hamubukiza parle ainsi d'un réquisitoire « sans procès » entraînant « l'arrêt de la carrière de l'écrivain » (2009, 5). Puisque Le dernier des justes est publié par la même maison d'édition que le roman de l'accusé, celle-ci avait préalablement demandé à Schwarz-Bart l'autorisation de publier les passages plagiés : « L’auteur français en avait été flatté... », relève Vivan Steemers (2012, 191). La polémique culmine donc par « un procès intenté par l'éditeur de Greene [Heinemann] pour "plagiat" [dont les implications juridiques] amènent finalement le Seuil à retirer Le devoir de violence de toutes les librairies françaises en 1971 » (Steemers, 2012, 175). La traduction en anglais du roman paraît néanmoins à Londres et à New York chez ce même éditeur (!) la même année (Zell, 1983, 455, cité par Steemers, 2012, 178).

Au-delà du double standard, la condamnation des emprunts littéraires laisse dans l'ombre toute la dimension transgressive et anti-oppressive du roman dans une perspective postcoloniale. La véritable imposture ne serait-elle pas cet accaparement de l'attention médiatique, aux dépens d'une réflexion collective sur les spectres coloniaux qui hantent le passé de l'Occident ?

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Levasseur, Julie. 2018. « "Récrire" la domination coloniale : l'usage du plagiat dans Le devoir de violence de Yambo Ouologuem ». Postures, no. 27 (Hiver) : Dossier « Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». http://revuepostures.com/fr/articles/levasseur-27 (Consulté le xx / xx / xxxx).