Guillaume Dustan et l'engagement sexuel

Article au format PDF: 

 

Biologie, pouvoir, exclusion

Il est des événements1 qui font disparaître une génération tout entière et rendent ses survivants éternellement mélancoliques. Le sida en est un. Ici, deux écueils : jamais Reagan ni Thatcher, ne seront accusés de génocide biologique semi-volontaire, et Hervé Guibert, premier écrivain français de l’épidémie, mourra peu de temps après avoir écrit et publié les trois tomes de son autobiographie à propos de sa propre expérience (À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, 1990; Le Protocole compassionnel, 1991; et L'Homme au chapeau rouge, 1992). Il laissera derrière lui une œuvre somme toute prolifique que des lecteurs de plus en plus assidus redécouvriront et redécouvrent encore. Génie divin (2001) paraît dix ans après la mort de Guibert, vingt ans après l’officialisation de l’épidémie, quatre ans avant l’anéantissement de son auteur, Guillaume Dustan. Il constitue à la fois un carrefour et un tombeau. Ce qui ressort de la lecture de ces œuvres, c'est l’entrecroisement des thèmes de la sexualité et de la biologie par le biais de la maladie. Une sexualité, donc, inscrite à même l'ADN, que le virus discriminateur vient transformer. Une maladie qui renvoie l'existence des minorités sexuelles à un destin court et forcément mortel, et qui, surtout, et une fois de plus, les stigmatise et les rassemble en une sorte de communauté trouble — bien évidemment perverse.

D’autant plus qu’une communauté se crée, effectivement, autour des individus se définissant comme appartenant à ce qui s’appelle désormais les LGB2T2 (ou LGBT). Et que cette communauté, occupant de plus en plus un espace défini dans les villes (le quartier du Marais à Paris, le Village à Montréal, par exemple) se doit donc de créer ses propres institutions et, par conséquent, ses propres sujets d’exclusion. La menace que représente le sida a créé un rassemblement dans le but de trouver un moyen non seulement de l’éviter (diffusion massive de techniques de protection sexuelle), mais aussi de l’éradiquer et, pour ceux déjà infectés, simplement, de vivre avec. De nombreuses associations ont vu le jour, dont la plus connue est certainement Act Up!, organisation mondiale par laquelle a été inventé le véritable discours engendré par les années-sida : « Silence = Death ». C’est cette même organisation qui engendrera des discours hégémoniques, moralistes et hautement paternalistes contre lesquels une autre minorité se lèvera, nouvelle celle-ci, et tout autant originaire de la crise du sida que les regroupements associatifs : les adeptes du bareback3. En France, ils auront un chantre : Guillaume Dustan, écrivain contemporain de Frédéric Beigbeder, mais aussi de Virginie Despentes et de Christine Angot; de fervents individualistes et des écrivains à succès, à scandale qui nous confrontent à l’idée que le monde ne s’édicte plus de façon ordonnée.

Contre une différence cloisonnée

Avec l’arrivée des trithérapies, le sida n’est plus mortel. Auparavant source d’angoisse, il est considéré par beaucoup comme la résolution d’une angoisse, en cela qu’avoir le sida signifie désormais ne plus devoir se poser la question de l’infection. Le formuler, c’est déjà établir un constat qui dérange.

Ancien magistrat de la République française, Guillaume Dustan est infecté par le VIH, suit une psychanalyse, abandonne son poste et se lance dans l’écriture de ce qu’il appellera rétrospectivement son cycle d’autopornobiographies4, romans autofictionnels dans lesquels il relate des épisodes de sa vie en insistant sur ses aventures nombreuses, marquées par l’usage quotidien de drogues et par une activité sexuelle extrême. Quand il avoue avoir le sida et ne pas se protéger, le scandale éclate et l’écrivain se retrouve isolé de la communauté LGBT, dans laquelle, de toute façon, il ne se reconnaît plus. Il accuse les politiques, les intellectuels et les associations (tout particulièrement Act Up!, taxée de démagogie) de renfermer le corps de l’individu dans un placard qu’il a eu bien du mal à quitter et, surtout, d’enfermer l’individu dans une identité fixe, délimitée. Personnage médiatique scandaleux, haut en couleurs, avide de reconnaissance littéraire, il fonde aux éditions Balland le Rayon gay, une collection de livres de jeunes auteurs queers (plus tard rebaptisée le Rayon5), où il publie le roman Nicolas Pages (1999), qui lui vaudra le Prix de Flore en 1999. C’est au moment d’une levée de boucliers sans précédents contre la mouvance bareback et ses adeptes de plus en plus affichés que Dustan lance Génie divin6, œuvre hybride entre l’autofiction et l’essai, recueil de documents épars (articles, conférences, interviews) qui nous apparaît aujourd’hui comme la clé de sa démarche politico-esthétique.

Les deux fils conducteurs que sont la liberté d’action, d’une part, et la responsabilité individuelle, d’autre part, il les énonce dans l’extrême. Dustan ne déroge jamais de sa ligne de conduite : la fête, la légèreté, l’idéal. Il fait l’apologie des drogues et de la sexualité dans le but de libérer les consciences et surtout d’afficher les pratiques d’une nouvelle génération passée plus ou moins sous silence. Dustan dit très haut ce que les gens pensent tout bas et dénonce une tentative d’effacement par le collectif d’une voix originale et individuelle, abordant des problèmes que nul ne veut soulever et qui se révèlent pourtant préoccupants : pourquoi tant de personnes éprouvent-elles face au préservatif un sentiment castrant ayant pour résultat d’éliminer le désir? N’est-ce point la responsabilité de chacun de s’assurer de sa propre protection? Doit-on blâmer l’autre de ne pas porter de préservatif? Ne devrait-on pas se blâmer soi-même de ne l’avoir pas exigé?

Si l’engagement de Dustan s’exprime par le fond, il s’exprime aussi par la forme, et par la démarche esthétique qui l’intègre. Friand de textes américains (Dennis Cooper et Bret Easton Ellis, particulièrement), il adopte un langage proche du parlé, voire de l’argotique, et scinde son texte en de multiples documents autonomes qui acquièrent valeur d’archive et de manifeste. À coups de scènes pornographiques hard, de fantasmes idéologiques fascinants, d’éclairs de contestation brillants, proches de la science-fiction — voire de la prophétie —, Dustan érige (maître mot) un monde utopique et queer. Dans un style parfois proche du télégramme, il insère des listes de personnalités publiques qui le soutiennent, insulte les individus qui tentent de le faire taire, explicite ce qu’il a voulu dire dans tel article, sur tel plateau. Il hurle, réécrit, syncope, revient en arrière, se contredit sciemment et martèle qu’il a droit de parole. C’est une révolte qui s’édit, dans toute sa force et son emportement, devant le lecteur ébahi qui n’a d’autre choix que de prendre position dans des enjeux qui le dérangent.

Ce que cela provoque : une réflexion profonde. Le lecteur se doit de s’arrêter devant ces textes qui, s’ils n’avancent pas de manière claire des arguments, bien conformes, bien introduits, bref, bien synthétisés, attirent suffisamment l’œil pour s’y arrêter, les lire et en sortir éminemment troublé. Faux de dire que tout cela n’est que tape-à-l’œil, que grossier travestissement d’un ego ayant pour seul but de se faire entendre, envers et contre tout. Il existe de telles fulgurances, de telles impositions qui savent retenir l’œil, le forcer à rester ouvert et à être décontenancé parce que ce qu’on lit n’a pas la complétude d’un argument abouti, mais que cela, on ne sait pourquoi, et viscéralement, bouleverse.

Pour citer cet article: 

Mangerelle, Philippe. 2009. «Guillaume Dustan et l'engagement sexuel», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/mangerelle-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Mangerelle, Philippe. 2009. «Guillaume Dustan et l'engagement sexuel», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 85-88.