Pierre Angélique ou l’autobiographie d’un autre : approche d’un pseudonyme de Georges Bataille

Article au format PDF: 

 

Lorsque Georges Bataille entre en littérature, ce n’est qu’un mince hasard, un croisement étonnant entre un sujet en thérapie et un homme en quête de non-sens, pour reprendre un concept qui lui est propre. En effet, au milieu des années 20, il entreprend une brève psychanalyse avec Adrien Borel, l’un des initiateurs de la pensée freudienne en France. À partir de cette thérapie, Bataille produira Histoire de l’œil, sa première œuvre, un récit aux images surréalistes mettant en scène l’initiation de trois jeunes gens à l’érotisme débridé. L’œuvre paraît sous pseudonyme au cours de l’année 1928. Si la modernité faisait éclater bien plus tôt de nombreux codes et canons, ce serait mentir de dire que Bataille bouleverse la littérature, d’autant plus que son lectorat est pauvre et qu’aujourd’hui encore, pour des raisons pourtant différentes, il reste un auteur des marges. Son œuvre est néanmoins prolixe, elle explore différents genres littéraires et dialogue aussi avec les sciences en passant de la théologie à la sociologie. Cette diversité est reconduite, chez Bataille, jusque dans l’utilisation des pseudonymes, qui atteste d’une mise en jeu du rôle d’écrivain. Ces différents noms (parmi lesquels on trouve aux premiers rangs Lord Auch) témoignent d’une réelle implication de l’homme jusque dans la supercherie sur laquelle il fonde sa posture auctoriale. Effectivement, en explorant genres et thèmes, Bataille cherche dans son travail à remettre en questions les a priori sur lesquels se fonde la pensée. Il pousse ces expérimentations jusqu’à interroger le rôle de l’auteur et investit le sujet fictionnel du sujet autobiographique tout en détournant, habilement, les références directes à sa personne. La pluralité des pseudonymes auxquels il a recours témoigne de la tension dans laquelle il place le nom de l’auteur, réel ou fictif.

De ces différents pseudonymes, le plus parlant – sans nul doute – est Pierre Angélique. Bataille l’utilise pour plusieurs textes, le présentant dès lors comme une véritable incarnation d’auteur, fût-il inventé. Il s’agira donc d’analyser comment, d’abord, ce nom permet à l’auteur la création d’un véritable autre pour lequel il constitue une biographie, afin de montrer ensuite en quoi ces créations littéraires, plus qu’une fuite du sujet écrivant, permettent son affirmation dans l’édification d’une auctorialité singulière.

La biographie dévoyée

Des différents pseudonymes utilisés par Bataille, Pierre Angélique est peut-être le plus abouti, en ce sens qu'il témoigne d'une grande autonomie par laquelle il simule le rôle de l'auteur. Sa signature figure sur plusieurs ouvrages, publiés ou non, et s’inscrit dans un véritable projet pensé par Bataille. Les différents textes signés par Angélique participent d'un projet systématique qui lui assure une place singulière au sein des différents pseudonymes. À l’opposé, les autres pseudonymes furent surtout des fulgurances. L’auteur renouvelle, par cet usage, sa volonté de conserver secrète la paternité du texte, comme ce fut le cas pour des ouvrages dont le véritable nom ne fut révélé que dans le cadre d’éditions posthumes. Des quatre publications de son premier texte, Madame Edwarda, la première paraît en 1941 alors que la dernière, qui rétablit la paternité de l’œuvre, est publiée en 1966. De son vivant, Bataille ne signera pas d’autres textes sous ce pseudonyme, mais nous verrons pourtant qu’il projetait de le faire. L’éditeur précise :

Georges Bataille était encore à l’époque conservateur de la bibliothèque d’Orléans, et son statut de fonctionnaire lui paraissait, à juste titre, peu compatible avec d’éventuelles poursuites pour ''outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre''. (Bataille 2012a, 9-10)

Si le pseudonyme s’origine dans une tension avec le nom et dans un rapport au jeu, il s'explique aussi directement par la pression sociale et un impératif de discrétion quant au contenu des œuvres érotiques. En effet, Pierre Angélique permet à l’auteur de se créer un substitut qu’il oppose au nom « Bataille », soit celui du père, une figure contestée par l’auteur. De même, ce nom lui permet, en tant que bibliothécaire et fonctionnaire de province, de rester discret.

Quinze ans après la première édition du texte et à l'occasion d'une parution commerciale, Bataille écrit une préface à Madame Edwarda : on y retrouve alors un commentaire critique, par Georges Bataille, de l’œuvre de Pierre Angélique. Par cet usage du paratexte, le second légitime le travail critique du premier alors que le premier, en retour, valide la création littéraire du second par un effet de dédoublement et de distance. L'auteur véritable réaffirme ainsi le rôle du pseudonyme et engage un dialogue en considérant son texte comme un objet critique (donc comme la propriété d’un autre). En autonomisant Pierre Angélique, Bataille se permet d'appuyer une réflexion critique sur les échos que se renvoient les œuvres des deux auteurs : « La préface de ce petit livre où l’érotisme est représenté, sans détour, ouvrant sur la conscience d’une déchirure, est pour moi l’occasion d’un appel que je veux pathétique » (14). Ici, Bataille inaugure un lien entre la réflexion signée de son nom et celle endossée par Angélique. Ainsi, le fait qu’un autre « auteur », en l’occurrence fictionnel, se permette un discours sans tabou sur l’érotisme autorise ensuite Bataille à appuyer sa propre réflexion. Le roman d'un « autre écrivain » légitime le commentaire de Bataille, le fonctionnaire qui se garde de productions scandaleuses.

Bataille, créant Pierre Angélique, cherche à l’autonomiser : il tend à l’instituer en tant qu’auteur pour ensuite prendre pour objet de réflexion les travaux signés par ce pseudonyme. Il profite de cette occasion pour étayer sa propre théorie du lien entre l’érotisme et la mort en retraçant déjà comment l’interdit, les scellant entre elles, a précipité ces deux idées dans le domaine du sacré. Cette conceptualisation anthropologique préside à des œuvres ultérieures de Bataille comme Théorie de la religion et Les Larmes d’Éros. Ainsi le dialogue mis en place légitime-t-il également les publications à venir. En 1957, Georges Bataille publie L'Érotisme, un essai suivi de sept études de cas qui viennent appuyer le propos. En reproduisant en septième étude sa préface à l’œuvre de Pierre Angélique, il fait de Madame Edwarda le modèle exemplaire d’une réflexion théorique sur l’érotisme puisqu’il développe, plus explicitement encore dans cet ouvrage, la question de l’interdit posé sur le plaisir et sur la mort. L’auteur se saisit alors d’une œuvre sienne qui, rendue étrangère par le jeu des pseudonymes, permet de légitimer le texte ensuite présenté en son nom propre.

Par ces stratégies, l'auteur réactive le primat d’une singularité créatrice et la tentative du jeu : le pseudonyme devient moteur d’écriture et expérience auctoriale. Après avoir mis à mal la filiation biologique en se détachant du nom du père, Bataille crée en contrepartie une filiation intellectuelle qui lui permet d’asseoir son autorité d’auteur. Des brouillons ont été retrouvés, qui montrent un projet plus conséquent à l'étude et dans lequel serait intégré Madame Edwarda. À ce titre, les textes signés par Pierre Angélique constituent une œuvre à part entière, dont les motifs pourtant ne font que reconduire et réaffirmer l'omniprésence de Bataille.

L’œuvre de Bataille, qu’il s’agisse des parties attribuées à Angélique ou non, met en scène un sujet qui recherche son propre excès et un dépassement de soi par le prisme de l’érotisme; il s’agit ici de réaffirmer un lien étroit entre ce dernier et la mort. Si l’auteur commence par effacer le nom, ou par le déjouer au travers d’une mise en fiction, ce n’est que pour mieux rappeler son caractère impalpable : le sujet individuel n’est qu’un prétexte à la scène érotique, puisqu’en son sein il est voué à se dissoudre. Le dédoublement, en ce sens, vient rompre la fausse unité du sujet tout en la dénonçant. S’il s’agit bien sûr d’une explosion de l’unité de l’auteur, cette dernière se trouve reconduite dans la plupart des œuvres par des jeux de gémellité ou par des personnages qualifiés par une lettre plutôt que par un prénom. Deux mouvements se dessinent : celui d'une ipséité déchirée, en quête de réconciliation, et celui d'une déchirure qui rompt l'isolement et ouvre à la continuité de l’intime. L'écriture met en jeu cette réconciliation par le truchement du récit, elle est l'expérience du personnage puisqu’il est mis à l’épreuve, s’initie à l’expérience bataillienne, affronte ce paradoxe d’une affirmation de soi dans la déchirure. Cette fêlure ontologique lui permet paradoxalement d’effectuer un retour à soi. Elle est aussi expérience du lecteur puisqu’il se retrouve face à un texte morcelé, autant au sein d’un livre (esthétique de la concision, paragraphes ou phrases inachevées…) que de l’œuvre globale (certaines informations manquent, certaines dates sont volontairement mensongères, l’auteur est une duperie…). Enfin, elle est une expérience de l’auteur qui cherche à s’effacer, à rompre la confidence, qui refuse d’évoquer une méthode et privilégie la démonstration d’une expérience en cours. De même, l’effacement du nom, qui représente à la fois la fuite d’un patronyme et l’affirmation d’une singularité auctoriale, permet de déjouer l’identification, pour le lecteur, à la personne publique. Dans la construction de l'auteur, ou du sujet Bataille, la déchirure s'effectue par la médiation d'une scène fictionnelle où, en tension, le biographique rencontre l'imaginaire. Cette nouvelle modalité de la dissémination du nom s'appuie sur une dissémination du sujet lui-même.

« Divinus Deus » : un projet inachevé

En créant et l’auteur et le texte, Bataille fabrique un réseau littéraire susceptible d’accueillir sa propre pensée et de la mettre en débat en simulant la variété et la diversité dans l’établissement de la communication, condition essentielle, chez lui, à la réconciliation de la fêlure. Dans la préface, il s’adresse directement au lecteur : « […] je demande au lecteur de ma préface de réfléchir un court instant sur l’attitude traditionnelle à l’égard du plaisir (qui, dans le jeu des sexes, atteint la folle intensité) et de la douleur (que la mort apaise, il est vrai, mais que d’abord elle porte au pire) » (12). Il pose très clairement les enjeux de son écriture et ceux du roman de Pierre Angélique : il s’agit de lever ce voile rationnel qui pèse sur l’homme, de tenter l’expérience de la vérité et surtout de s’autoriser à poser un regard neuf sur la question du plaisir et de la douleur.

Le tome IV des Œuvres Complètes, regroupant les « Œuvres littéraires posthumes » de Bataille, présente l'ensemble du projet « Divinus Deus » que l'auteur n'aura pas eu l'occasion de mener à son terme. On peut tirer plusieurs informations de l'étude des brouillons qui figurent en notes. Elles indiquent comment Bataille décide un nouvel agencement de ses textes au profit d’une composition plus vaste, toujours dans cette même logique de fragmentation qui « structure » les textes : il s’agirait d’un regroupement d’écrits ayant parfois déjà été publiés et dont la réunion inviterait à une nouvelle lecture. Le projet regroupe plusieurs opus, dont Ma mère – qui devait au départ être publié sous le pseudonyme de Pierre Angélique, mais qui sera édité sous le vrai nom de l’auteur en 1966 –, Charlotte d’Ingerville et Sainte. Alors que Charlotte d’Ingerville apparaît comme une suite à Ma Mère, Bataille décide, en 1955, de reprendre son roman Madame Edwarda pour en faire la première partie. On trouve dans les ébauches et brouillons le plan suivant (Bataille 1971, 388) :

Madame Edwarda
I.
Divinus Deus
II.
Ma Mère
III.
Charlotte d’Ingerville
Suivi de
Paradoxe sur l’Erotisme
par
Georges Bataille

Dans la nouvelle composition, « Madame Edwarda » ne désigne plus le roman qui a été publié comme tel mais le nom du cycle entier. Le roman prend quant à lui le titre de « Divinus Deus » et le « Paradoxe sur l’érotisme » signé par Bataille ne renvoie pas au même texte que la préface du roman qu’il intègre dans L’Érotisme. Il s’agit d’une autre théorie inachevée qui témoigne de nouveau d’un rapport commentatif aux écrits signés par Pierre Angélique puisque ce dernier aurait dû être l’auteur (fictif) de ce nouveau regroupement. Bien que, du vivant de Bataille, seul Madame Edwarda fut publié sous pseudonyme, ce plus vaste projet témoigne de la place importante d’Angélique dans la réflexion de Bataille.

Ces différents textes sont tous écrits à la première personne. Dans Ma Mère et Charlotte, le personnage s’appelle Pierre. Dans Madame Edwarda, il ne porte pas de prénom, mais il s’agit toutefois d’un homme. Puisque l’auteur insère Madame Edwarda dans ce corpus, on peut en déduire que le narrateur se nomme également Pierre. Le projet prend ainsi l’allure d’une autobiographie détournée. Bataille pousse à son paroxysme le processus du pseudonyme : l’auteur créé devient un auteur à part entière qui se dévoile dans une perspective autobiographique, il s’assume comme sujet grammatical et se prend comme objet textuel, se raconte et fait le récit de son évolution personnelle. Dans Ma Mère, Pierre raconte comment il quitte Dieu et abandonne la foi pour être initié à la débauche par sa mère après la mort du père. Le roman s’achève sur la mort de la mère et l’orgasme du fils. Dans le second récit, qui s’apparente à une suite, le personnage est reconnu par Charlotte, une jeune femme qui lui avoue avoir été la maîtresse de la mère. Progressivement, Pierre cède la parole à Charlotte, qui raconte sa propre histoire, une histoire dont le déroulement est antérieur à celle présentée dans Ma Mère. Charlotte confie que sa propre mère était la tante de Pierre et que les parents du jeune homme sont devenus ses tuteurs : elle est, à cette époque, initiée à l’érotisme comme Pierre le fut, reconduisant alors le motif de l’inceste présent de manière sous-jacente dans le premier roman.

À propos du troisième texte du cycle, Bataille parle d’une « sorte d’épopée burlesque et invraisemblable » (394). Il précise cependant plus loin que l’histoire n’est invraisemblable que pour « le lecteur non préparé ». Proposant une expérience initiatique dans les limites de l’érotisme et de la violence, le texte confronte l’obscénité absolue de la prostituée à l’image de Dieu. Cette expérience est celle que Bataille expose lui-même :

J’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais s’il le fait, cela suppose niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. Du fait qu’elle est négation d’autres valeurs, d’autres autorités, l’expérience ayant l’existence positive devient elle-même positivement la valeur et l’autorité. (1973, 19. L’auteur souligne.)

Ainsi un processus de substitution est à l’œuvre : l’expérience devient celle de la souveraineté de chacun. L’épreuve de son immanence, qui ne peut être qu’instantanée, plonge le sujet dans un état second mais affirme sa propre autorité. Ces propos sont à rapprocher des brouillons de Ma mère au sujet du projet intitulé « Divinus Deus » et des conseils prodigués au lecteur : l’auteur y soutient qu’« [i]l faudrait[, pour le comprendre,] de nombreux commentaires ou plus précisément une autre sorte de culture aussi différente de la nôtre que la nôtre l’est de la romaine ou de la chinoise – aussi différente au moins » (1971, 394). Bataille affirme ici que l’expérience de l’érotisme, telle qu’il la propose, telle qu’elle est présentée dans ses œuvres, est étrangère parce qu’elle échappe à la rationalité de la civilisation occidentale et ne s’inscrit pas dans ses mœurs. Outre la question de l’inceste qui, depuis Lévi-Strauss, est un fondement civilisationnel et n’occupe qu’une place anecdotique dans la portée du texte de Bataille, c’est l’horizon d’attente qui est en jeu : le lecteur lambda doit se résoudre à abandonner certaines conventions pour apprécier les perspectives ouvertes par le texte. La lecture devient alors une mise en jeu de ses propres déterminismes et le sujet-lecteur peut s’ouvrir à une forme d’expérience spirituelle, que Bataille désignera comme « intérieure ».

La lecture de l’œuvre de Bataille et celle de l’œuvre d’Angélique se complètent. Elles s’appuient sur deux registres : un premier qui explicite les enjeux et la méthode, un autre qui témoigne de la violence de l'expérience et met le sujet à l'épreuve. Dans les deux cas, cette épreuve est aussi celle du lecteur à qui il revient de faire coïncider les deux paroles d'auteur : il ne faut pas perdre de vue que Bataille et Angélique représentent un seul sujet et que derrière ce nom dédoublé se cache une mise en jeu de l’autorité de l’auteur.

La scène du nom

L'écriture déploie une scène dramatique dans laquelle se jouent ses propres questionnements. Ainsi, pour Sichère, cette écriture s'origine-t-elle dans

une matrice œdipienne[. Elle] est bien commandée par l’éminence d’un premier Objet inaccessible, absolu absent, […] par Dieu : le corps de la mère absolument frappé d’interdiction (2005, 28).

L'enfant ne peut pas jouir par la mère, mais cette dernière ne peut pas jouir non plus. Voilà le cœur de Ma Mère : la jouissance de la mère est dépendante de celle du père. Dans le roman, le père assume d'être le parent haï pour que Pierre, fils et narrateur, garde une image positive de sa mère quand elle se livre à leurs orgies conjugales. La jouissance de la mère est déplacée dans l'intimité filiale à laquelle elle convie son fils, et c’est la mort du père qui autorise cette alliance. Le rejet de la figure du père est présent dès l'origine du roman :

Je le détestais si pleinement qu'en toutes choses je pris le contrepied de ses jugements. En ce temps-là je devins pieux au point d'imaginer que j'entrerais plus tard en religion. Mon père était alors un anticlérical ardent. (Bataille 2012, 13)

Cette confidence du narrateur n'est pas sans rappeler le propos de Bataille dans « Coïncidences », propos qu’il reprend vingt-cinq ans plus tard dans « Réminiscences ». Cette « matrice oedipienne » est de même doublée par une confession de Bataille dans « W.-C. » (« Je me suis branlé nu, dans la nuit, devant le cadavre de ma mère » (37)), une scène également reprise dans Ma Mère. Dans la plupart des fictions, comme l’indiquent les confidences de Bataille, des éléments renvoient directement au vécu de l’auteur. Il semblerait alors que raconter une histoire convoque une fiction de soi : il s’agit d’irriguer d’un imaginaire personnel l’œuvre fictionnelle mais d’en exagérer les traits, d’en excéder les limites, afin qu’elle ne se cantonne pas au biographique anecdotique. Dès lors se pose la question de la limite formelle de ces textes. Plus précisément, si l'on considère l'intention de l'auteur de créer un écrivain autonome avec Pierre Angélique, peut-on considérer ce roman comme une autobiographie? Un lien se dessine entre l’autorité de l’auteur et le pseudonyme puisque l'écriture devient la manifestation d'une nouvelle identité ou de sa conquête. Le récit de soi détourné permet d’une part la catharsis individuelle, d’autre part l’éclatement du singulier au profit d’une invitation à la pluralité des sujets et des lectures. L’œuvre d’Angélique se déroule en plusieurs opus qui constituent une historicité dans laquelle s'inscrit la biographie du personnage. Ainsi, plus que les autres pseudonymes, Pierre Angélique, avec Madame Edwarda – en tant que seul texte publié du vivant de l’auteur, même si on y inclut aisément ceux prévus pour intégrer le cycle « Divinus Deus » –, affirme le pouvoir et la suprématie du nom par la connivence qu'il instaure. À la lumière des références à la vie de Bataille, on peut considérer que l’« auteur » fictif prend l'auteur véritable comme objet d'une fictionnalisation et qu'il le met alors en jeu. Le récit devient ainsi un décor, lequel est l'occasion pour l'auteur de mettre en scène l'expérience et de jouer le sujet tout en affirmant une pensée théorique. Cette expérience reste seule susceptible d’interroger l’autorité de l’auteur puisqu’elle en déjoue les codes établis. Elle est paradoxale, car elle est

fondée sur la mise en question, elle est mise en question de l'autorité; mise en question positive de l'homme se définissant comme mise en question de lui-même. (Bataille 1973, 19)

Aussi l'autorité mise en jeu est-elle celle du père et de Dieu, mais aussi celle de la création elle-même dont il s'agit d'interroger les codes. C'est l'occasion pour Bataille de remettre en question les normes sociales. Les récits construisent par exemple un décor souvent singulier, appartenant à des milieux interlopes : le troquet miteux, les ruines dans Histoire de l'œil ou le bordel dans Madame Edwarda et Le Mort. Ces décors, dans lesquels se jouent les scènes, s’opposent aux lieux traditionnels du romanesque. Bataille projette une scène littéraire dans laquelle il déploie les enjeux ontologiques de l'expérience du sujet. Dès lors, « on n'atteint des états d'extase ou de ravissement qu'en dramatisant l'existence » (Bataille 2012b, 22. L’auteur souligne.). Le terme s'entend dans les deux sens étant donné qu’il s'agit de pousser les personnages ou l'individu jusqu'à la plus haute violence pour permettre la déchirure et provoquer l'expérience, donc le drame. De plus, mettre en scène la violence constitue une dramatisation au sens littéraire du terme, celle-ci permettant de simuler l'expérience, d'y ouvrir le lecteur lorsque les personnages en font l'épreuve. Par la lecture et la réception, chacun accède à la portée du processus : dramatiser et mettre en jeu deviennent ainsi solidaires, et la dramatisation témoigne d'une ouverture à la communication. Dans le même temps, l'écriture devient un mensonge paradoxal puisqu'il permet de rompre la logique rationnelle et libère le sujet. Comme le dit Burgelin, « un nom propre, ce peut être un lieu de mémoire. Une affaire de famille (et de sentiments mêlés). […] Ou une tache » (2012, 8) : dans cette dernière éventualité, la fiction permet de créer un nouveau nom propre et, par-là, un nouveau lieu de mémoire où le sujet s'affranchit. S'excédant elle-même, la création se libère de l'écriture d'où elle naît. Elle s'épanche jusque dans la vie.

Dans ce paysage littéraire de la première moitié du XXe siècle où se bousculent des présences médiatiques fortes, Bataille s’attache à jouer avec les codes et avec l’image publique de l’écrivain dans un recours à la fois ludique et ontologique au pseudonyme. Dans un article intitulé « Autorité, auctorialité, commencement » (Baron 2010, 91), Christine Baron analyse la théorie de Foucault sur le crime chez Genet. Ses commentaires apparaissent essentiels pour comprendre en quoi cette voie recouvre une manifestation auctoriale singulière :

Le meurtre comme réversion de la loi est le point limite où la logique épique du maître montre son envers dans le crime. La littérature s’énonce comme « hors la loi », opposée aux écritures institutionnelles, comme ce qui se soustrairait à toute forme d’autorité en revendiquant une manière d’autolégislation. (93)

L’autorité s’érige au sein d’une « loi » littéraire, d’un consensus, ou d’un académisme : l’opposition à cette « loi » implique, de la part de l’écrivain, une remise en cause des normes et des conventions, comme Bataille travaille à le faire. Pour Foucault, il s’agit de faire droit à cet « autre » du discours rationnel, de laisser place à l’expression de l’impensé ou de la part maudite. Il cherche à « extraire du silence ce qu’a occulté la naissance du rationalisme cartésien » (92) et donc à lui opposer l’émergence d’une parole nouvelle, qui échappe au processus raisonnable, qui devient une « réponse issue de la déraison » (94). C’est à ce titre que l’on peut entendre la présence de Bataille dans l’entrée réservée à l’« Obscène » du Fragments d’un discours amoureux de Barthes, à ce titre aussi que l’on peut entendre les manifestations érotiques parfois limites des récits de Bataille.

De même, le pseudonyme s’inscrit dans cette manifestation singulière en tant que « dispositif de signature auctoriale » (Martens 2010, 39), il est clairement la marque d’une autorité d’écrivain, dédoublée ou masquée, mais néanmoins affirmée. La dichotomie entre le fictif et le factuel « est subvertie par la poétique du pseudonyme, puisqu’elle opère non au sein d’un espace fictif, comme dans l’autofiction, mais bien à l’interface du textuel et de l’extratextuel, aux marges du livres » (44). Chez Bataille, la pratique du pseudonyme s’inscrit dans une cartographie des noms féconde qui témoigne d’une volonté de transgresser la « fonction-auteur » en ouvrant de nouvelles perspectives auctoriales. Ce recours au pseudonyme est d’autant plus important que « chaque œuvre signée d’un ''auteur'' possède son ethos auctorial intrinsèque particulier, c'est-à-dire une auctorialité spécifique […] » (Gallinari 2009, 11). L’auteur en vient donc à multiplier sa manifestation singulière et, avec elle, à diversifier les « auctorialités spécifiques »; il partage sa propre voix pour inviter à la communication.

Le texte de Bataille affirme alors une double présence qui, loin de signifier la fuite d’une instance auctoriale, l’intensifie. En jouant avec le nom de l’auteur, et donc avec l’affirmation d’une autorité qui en découlerait, Bataille manipule les limites de la littérature pour en proposer un usage « autre ». Il joue alors avec cette image de l’écrivain, avec les postures qui lui sont familières et dont il rejette l’analogie. Il affirme également la réception textuelle comme jeu qu’il met en pratique : ontologique pour l’écrivain, intellectuel pour le lecteur. Cette expérience semble d’ailleurs infinie puisqu’elle peut se renouveler au fil des générations : lire un texte attribué à Georges Bataille aujourd’hui, quand on le sait signé d’un autre nom des décennies plus tôt, change la réception du texte, l’actualise, et invite à reconstruire un ethos auctorial au prisme de ses diverses manifestations.

 

Bibliographie

Baron, Christine. 2010. « Autorité, auctorialité, commencement », dans Bouju, Emmanuel (dir.), L’autorité en littéraire : Génèse d’un genre littéraire en Grèce. Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 85-94.

Bataille, Georges. 1971. Œuvres Complètes, tome IV. Paris : Gallimard.

–––. 1973. Œuvres Complètes, tome V. Paris : Gallimard.

–––. 2012a. Madame Edwarda, Le Mort, Histoire de l’œil. Paris : 10/18.

–––. 2012b. La Scissiparité. Saint-Clément-de-Rivière : Fata Morgana.

Burgelin, Claude. 2012. Les Mal Nommés. Duras, Leiris, Calet, Bove, Perec, Gary et quelques autres. Paris : Seuil.

Martens, David. 2010. L'Invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie. Paris : Honoré Champion.

Mendes Gallinari, Melliadro. 2009. « La ''clause auteur'' : l'écrivain, l'ethos et le discours littéraire ». Argumentation et Analyse du Discours, 3. http://journals.openedition.org/aad/663 (Page consultée le 8 avril 2018)

Sichere, Bernard. 2005. Pour Bataille : être, chance, souveraineté, Paris : Gallimard.

Surya, Michel. 1992. Georges Bataille, la mort à l'œuvre. Paris : Gallimard.

 

Pour citer cet article: 

Perez, Rodolphe. 2018. « Pierre Angélique ou l'autobiographie d'un autre : approche d'un pseudonyme de Georges Bataille ». Postures, no. 27 (Hiver) : Dossier « Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». http://revuepostures.com/fr/articles/perez-27 (Consulté le xx / xx / xxxx).