Éditorial: Violence et culture populaire

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La violence est une réalité du quotidien qui imprègne notre imaginaire. De manière explicite et flagrante, elle habite nos écrans, parfois en direct. Il suffit d'allumer la télévision ou d'ouvrir une simple page internet pour être bombardé de toute les misères d'une journée banale. Montées les unes après les autres, les médias diffusent à grande vitesse un amalgame d'images brutales, provenant des quatre coins du globe. Les portraits de violence réelle côtoient ceux d'une violence fictive. Les chaînes d'actualité répondent aux séries policières qui fétichisent ce que nous voyons aux nouvelles. Vérité et fiction se reflètent, se fondent l'une dans l'autre et deviennent parfois difficiles à distinguer.

Ce monde en collage nous trouble et nous fascine et avec la vitesse accrue à laquelle nous ingérons les productions culturelles qui dépeignent la violence, nous pouvons quasiment croire que nous ne sommes jamais rassasiés. La désensibilisation éprouvée par certains vient supporter cette idée : nous ne semblons même plus remarquer le degré de violence consommée. Pour d'autres, il semble bien que la violence ait ses limites : beaucoup sont heureux d'avoir la liberté d'éteindre l'ordinateur ou le poste de télé quand ils le veulent. Mais souvent, l'occasion d'y revenir s'impose à nous.

La simultanéité de la demande et du désaveu de la violence est, en fait, un sujet curieux. Que nous voulions la voir ou non, elle est pourtant là, bien présente et elle ne disparaît pas commodément. Elle persiste. Quand elle n'occupe pas le premier plan, la violence peut être camouflée ou alors occuper le hors-champ. Elle se tient derrière les portes closes ou dans les conversations à voix basses. Elle grandit dans l'ombre. Pour cette raison, il est difficile de savoir où et comment commence la violence et où elle s'arrête – supposant qu'il y ait un terme.

Une fois dépeinte dans les productions culturelles, et ainsi devenue marchandise, elle acquière de la fluidité. Mimétique, elle déborde de l'écran : elle occupe des publicités qui « décorent » nos rues pour nous faire consommer les produits culturels. Dans les arts, en littérature et en musique, la violence est aussi constamment mise en scène, et ce, depuis toujours. Il suffit de penser à la théâtralisation de la violence antique, époque durant laquelle, dans une grande arène, la violence et la mort sont devenues spectacles. L'audience en demandait et en recevait, avide de violence, d'une certaine façon comme aujourd'hui, encore. En effet, les publicités et les produits qu'elles vendent, que nous achetons, les événements auxquels nous assistons, ne nous renvoient-elles pas, au fond le reflet de cette culture que nous constituons, une culture qui, se disant choquée par la violence, continue paradoxalement d'en demander, et ainsi d'y participer, la créer et la reproduire?

C'est dans cette perspective que nous avons choisi d'explorer la violence en parallèle à la culture populaire pour ce 19e numéro de Postures. Avec son esprit systématique et répétitif, la culture populaire est le moyen par excellence de véhiculer l'imaginaire de la violence. Plus encore, nous pouvons dire que la culture populaire incarne la violence qu'elle dépeint. S'accordant à la vitesse d'un programme consumériste capitaliste, certains pourraient d'ailleurs suggérer qu'elle est, en elle-même, une forme de la violence. Cet exemple n'est qu'une piste de réflexion parmi les nombreuses que ce numéro propose. Les liens entre violence et culture populaire sont vastes et variés et les auteures et auteurs qui ont participé à ce numéro se sont donné(e)s pour but de les éclaircir. À travers des textes qui pensent l'articulation serrée de ces deux termes, les auteures et auteurs remettent en question la manière dont nous les recevons et y participons.

C'est comme cela que la première section du présent numéro, Réalité et représentations de l'horrible, s'intéresse à la représentation d'images et de récits violents par le biais de différents supports médiatiques.

Thomas Morisset qui ouvre le bal avec son article intitulé « Petite apologie de la violence pure dans les jeux vidéo », interroge le statut même de la violence utilisée et mise en scène dans les espaces vidéoludiques. En s'appuyant entre autres sur les théorie de Hannah Arendt, Morisset tend à définir les diverses modalités narratives, esthétiques et éthiques qui feraient de cette violence spécifique aux jeux vidéos, une violence positive, une « violence pure », selon sa définition. Il en vient à proposer que les stratégies de distanciation et d'abstraction opérées dans les jeux vidéos permettent aux joueurs de faire l'expérience du geste violent, geste par lui-même créatif.

« Rire de l’horreur au Québec : L’exemple de Bagman. Profession : meurtrier » est un texte qui s'applique à analyser l'effet comique que peut créer l'abject et à dégager les stratégies formelles et structurales qui le rendent possible. En portant son attention sur le court-métrage indépendant Bagman. Profession : meurtrier, Marc Ross Gaudreault, met en perspective le genre de l'horreur et ses sous-genres (le gore et le slasher movie) en rapport aux définitions de leurs codes narratifs et visuels que leur attribue la tradition cinématographique. Replaçant le court-métrage dans ce contexte, Gaudreault soutient que ce dernier parvient à la fois à s'inscrire dans cette tradition de l'horreur et à en déborder, par le moyens du grotesque et de la parodie.

Dans son article « Peut-on toucher la réalité? Les paradoxes de la violence dans l’art contemporain et la culture populaire » qui vient marquer la fin ce cette première section, Ewelina Chwiejda pose un regard critique sur l'exploitation d'images choquantes et la mise à profit de la violence par la culture du divertissement et du sensationnalisme. Chwiejda interroge les processus de banalisation que produit et encourage la culture populaire dans la sphère médiatique. Parallèlement, elle s'applique à l'analyse de productions artistiques contemporaines, dont celles de Thomas Hirschhorn, Adel Abdessemend et Mariel Clayton, qui travaillent en contre-pied à restaurer la force repoussante, insoutenable de la violence et ses manifestations.

La seconde section du présent numéro que nous avons intitulée Reflets/Angles morts regroupe des textes qui pointent tantôt la fonction réflexive de la production culturelle qui nous renvoie à la violence des systèmes de domination, tantôt le point aveugle par lequel s'infiltre insidieusement cette dernière.

Dans cet optique, Marie-Ève Tremblay-Cléroux dans son article intitulé « Corps, savoirs et pouvoirs : la représentation de l’émancipation féminine dans Buffy the Vampire Slayer » place cette télé-série à l'intérieur d'un dialogue philosophique et féministe autours de la question du genre et plus spécifiquement du sujet féminin. En mettant de l'avant le mode de fonctionnement et les stratégies de détournement du pouvoir que convoquent la télé-série, l'article tend à nous montrer que celle-ci opère ce détournement au profit d'un pouvoir féminin. Tremblay-Cléroux nous propose ainsi de voir au-delà des stéréotypes que peut suggérer Buffy the Vampire Slayer et d'y voir plutôt une figuration positive et émancipatrice du féminin.

« Awake : la violence comme expérience du monde dans Breaking Bad », l'article que nous offrent Clément Courteau et Louis-Thomas Leguerrier, présente une fine analyse sociocritique de la violence telle qu'elle est mise en scène dans la télé-série Breaking Bad. Les mésaventures du chimiste dans le monde de la drogue s'annoncent comme une allégorie de la chimie qui détermine la structure socio-économique américaine, dont la violence est le fondement. Courteau et Leguerrier tendent à dévoiler les constituants d'un rationalisme instrumental qui repose sur la maîtrise du savoir à des fins économiques et individualistes et qui témoignent d'une société dévorée et soumise par la violence du capital.

Maude Lafleur, qui signe le dernier texte de cette section, « Race et classe dans le mouvement punk des années 1970 en Grande-Bretagne: résistance et violence chez les Sex Pistols », nous amène quant à elle à suivre le chemin d'une généalogie de la musique Punk. En remontant aux sources de cette sous-culture musicale, Lafleur déterre les rapports de pouvoir qui en ont formé les conditions de possibilité. Paradoxalement, la marginalité attribuée et revendiquée par le mouvement punk apparaît comme l'écran ethnocentrique et raciste d'une marginalisation endogène. En prenant appui sur les idiosyncrasies du groupe légendaire des Sex Pistols, elle retourne les revendications du punk contre lui-même, nous amenant par ce fait à porter un regard critique envers cette pratique culturelle.

La dernière section du numéro, Figuration et fictionnalité de la violence, interroge la manière dont certains processus de mise en récit et de mise en scène de la violence nourrissent la production littéraire et affectent l'écriture et la lecture.

Dans cette optique, Matthieu Freyheit dans son article « Violences muselées, violences insinuées : le cas des meutes pirates », voit dans la figure de pirate une illustration littéraire qui nous emmène à penser la violence culturelle. Personnage inquiétant, le pirate est celui qui menace l'ordre et la cohésion sociale par ses débordements et sa prise de force. En naviguant à travers les différentes appropriations – ou intériorisations – fictionnelles de cette figure, Freyheit nous invite à réfléchir la manière dont les motifs de meutes et d'émeutes qu'investit le pirate se rapportent à des notions de violence et de résistance individuelles et sociales.

De son côté, Laurent Tamanini, dans un texte intitulé « De l'art de masquer la violence filmique : images subliminales, contrat fictionnel et cruauté du tournage dans La Conspiration des Ténèbres de Théodore Roszak », s'attarde aux articulations entre littérature et cinéma. Selon lui, la fiction est un terrain fertile pour interroger et explorer plus avant les effets que créent certains dispositifs cinématographiques sur les spectateurs. De ces dispositifs, Tamanini privilégie ceux qui engagent une violence et qui sont mobilisés dans l'ouvrage de Roszak, à savoir l'usage d'images subliminales, celui d'images documentaires au sein d'une fiction, et la recherche d'émotions extrêmes chez les acteurs. Tamanini en vient à mettre en évidence les différentes expressions et instrumentalisations de la violence filmique et ainsi envisager ce qui s'apparenterait à une éthique cinématographique.

L'article qui clos notre numéro, « Mort et souffrance de l'enfant terrible. Regard sur le Struwwelpeter de Heinrich Hoffmann » de Carmélie Jacob, s'attarde à analyser la violence telle qu'elle est mise en récit dans le livre pour enfant allemand Struwwelpeter. Il s'agit pour Jacob de démontrer que les scénarios violents proposés par cette littérature enfantine, s'accordent plutôt à une logique ludique et cathartique, qu'à une visée offensive et de terreur. En déclinant les spécificités narratives et esthétiques du conte, Jacob constate la portée morale et éducative de la figuration de la violence et de la confrontation des tabous dans ce conte pour enfants.

L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédactions et de correction, ainsi que les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister. Un grand merci à Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, à l'Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l'Association Étudiante du Module d'Études Littéraires (AEMEL), à l'Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL). Nous remercions également le Service à la Vie Étudiante (SVE) grâce à qui les jeunes chercheuses et chercheurs du Canada et d'ailleurs ont la possibilité de faire connaître et partager leurs travaux. Enfin, Postures tient à exprimer toute sa gratitude aux auteures pour leurs recherches minutieuses ainsi qu'à Antonio Dominguez Levia, professeur au Département d'études littéraires à l'UQÀM, pour sa préface juste et intéressante. Merci enfin à tous ceux sans qui ce numéro n'aurait pas pu se réaliser.

 

Pour citer cet article: 

Hamel-Akré, Jessica et Laurence Pelletier. 2014. « Présentation », Postures, Dossier « Violence et culture populaire », n°19, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/presentation-19> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, « Violence et culture populaire », n°19, p. 9-13.