Fernando Pessoa : les hétéronymes comme traitement du corps

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Le poète portugais Fernando Pessoa (1888-1935) reste célèbre aujourd’hui autant pour la magnifique œuvre poétique qu’il a livrée au monde que pour l’invention du dispositif de création extraordinaire qu’il a produit : les hétéronymes. Néologisme de son cru, le terme « hétéronyme » désigne bien plus que de simples pseudonymes. Véritables poètes à part entière, ses avatars littéraires possèdent un style littéraire, une philosophie, une allure qui leur sont propres. Ils ont une biographie, un nom et peuvent discuter entre eux. Ils sont comme des personnages qui se mettraient eux-mêmes à écrire et qui, par le texte, prennent corps : « Ce sont des créatures créatrices, ce sont des poètes : c’est-à-dire des créatures de fiction qui, à leur tour, produisent la fiction de la littérature. » (Tabucchi, 1998, 29) Du vivant du poète, quatre principaux hétéronymes seront connus : Alberto Cairo, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et, un peu à part, Bernardo Soares, qualifié par Pessoa lui-même de semi-hétéronyme. Il considérait en effet ce dernier comme étant plus proche de sa propre personnalité, et soulignait que Bernardo Soares, c’était « [lui], moins le raisonnement et l’affectivité » (cité dans Blanco, 1986, 305). Cependant, après la mort du poète, ce sont des centaines d’hétéronymes qui seront découverts, peuplant par de multiples feuillets poétiques une malle devenue mythique. Cette « malle pleine de gens » (Tabbucchi, 1990) révéla au monde littéraire l’ampleur inattendue de ce phénomène qui semblait traverser le poète bien au-delà de ce qui serait une simple volonté créatrice. Comme il l’écrit dans sa célèbre lettre à Aldolpho Casais Monteiro, les hétéronymes s’imposaient à lui : « [J]e veux dire qu’ils ne se manifestent pas dans ma vie pratique, à l’extérieur et en contact avec d’autres, ils explosent en moi et je les vis en tête-à-tête avec moi-même. » (cité dans Blanco, 1986, 300) Le semi-hétéronyme Soares écrira quant à lui : « Je suis la scène vivante où passent divers acteurs, jouant diverses pièces. » (Pessoa, 1999, 302) De fait, le phénomène hétéronymique n’est pas un simple artifice littéraire. Les hétéronymes se « manifestent » à Pessoa au-delà d’une volonté créative, ils explosent en lui, au point que Pessoa n’est plus qu’une scène où les hétéronymes passent. Cependant, s’ils s’imposent à lui, ils lui sont aussi nécessaires pour écrire, voire pour vivre1. Nous proposons d’explorer en quoi cette invention extraordinaire, support de la création, peut également s’envisager comme un traitement du corps par l’artiste. En effet, comment ne pas remarquer que ce qui manque à ces hétéronymes pour exister, c’est précisément un corps de chair? Un corps de chair remplacé par un corps de textes, pourrions-nous dire, bien que ce premier soit sans cesse interrogé à travers les thématiques des poèmes. En effet, tout au long de l’œuvre se déploie un questionnement du corps dans sa dimension énigmatique, mystérieuse, voire radicalement étrangère. Les hétéronymes, êtres hors-corps, peuvent alors être envisagés comme une manière de traiter de ce « trop de corps » qui se dessine au sein de l’œuvre. Une dialectique entre l’absence et l’omniprésence du corps émane alors de ce travail. C’est par l’écriture même qu’une existence hors-corps se constitue et se fait traitement du corps dans sa dimension organique, périssable.

Sous le voile de la beauté, l’horreur d’un corps de chair

À lire les différents hétéronymes de Pessoa ou Pessoa lui-même, une question s’impose : le corps-poème ne vient-il pas traiter le corps de chair, que l’on devine problématique? Car la thématique du corps, dans sa dimension organique, s’infiltre partout dans le texte sous forme d’interrogations constantes, démultipliées dans différents styles mais laissant toujours entrevoir un « en trop » de la dimension charnelle, qui révèle alors l’insuffisance de la beauté à couvrir l’énigme du corps, laissant place à l’horreur de la chair. Dans la pièce de théâtre Faust, le personnage principal s’effraie : « Un corps humain! / Moi, parfois, contemplant mon propre corps, / Je tremblais de terreur en le voyant / Si charnel dans sa réalité. / Incarnation du mystère, si proche. » (Pessoa, 1990, 180) La contemplation du corps suscite la terreur d’un mystère permanent du fait de cette réalité charnelle. Le reflet laisse place à une énigme douloureuse : « L’inventeur du miroir a empoisonné l’âme humaine » (Pessoa, 1999, 441), écrit Soares. Et le mystère apparaît plus grand encore, voire plus inquiétant, lorsqu’il s’agit d’amour. La volupté se fait dévorante et le corps érotique est tout entier ravalé par sa dimension périssable :

Nous autres, nous ne pouvons aimer, mon petit. L’amour est la plus charnelle des illusions. Écoute : aimer, c’est posséder. Et que possède-t-on quand on aime? Un corps? Pour le posséder, il faudrait s’approprier sa matière, le manger, l’inclure en nous… Et cette impossibilité même serait temporaire, parce que notre corps passe et se transforme […] et parce que, une fois possédé ce corps que nous aimons, il deviendrait nous-mêmes, il cesserait d’être un autre, et que l’amour, avec la disparition de l’autre-étant, disparaît à son tour […] La possession la plus féroce, la plus dominatrice, que possède-t-elle d’un corps? Ni ce corps, ni son âme, ni même sa beauté. La possession d’un corps gracieux ne peut étreindre la beauté, elle n’étreint qu’une chair cellulaire et grasse; le baiser ne touche pas la beauté d’une bouche mais la chair humide de lèvres aux muqueuses périssables. (Pessoa, 1999, 351-352)

Sous le voile de la beauté d’un corps érotisé, Soares dénonce ce qui en serait la « vérité » : il n’y a de chair que cellulaire, grasse et muqueuse. Néanmoins, aucune possession n’est possible en dehors de cette chair, et dès lors on entend le souhait de Faust face à cette Maria auprès de laquelle il tente d’apprendre à aimer : « Entre ton corps et le désir que j’ai de lui / Se trouve l’abîme de ta conscience; / Si je pouvais t’aimer sans que tu aies à exister / Et te posséder sans que tu aies à être là. » (Pessoa, 1990,181) Faust rêve d’un amour qui se dispense de la présence d’un corps. Un amour qui ne se soumet pas à cette chair périssable, à cette terreur sous le reflet. Le poète vient finalement interroger les rapports de la beauté à l’horreur : sous le voile de l’image érotisée, il n’y a qu’un corps de chair qui gît. Dans une déclinaison poétique, ne vient-il pas asseoir la proposition du psychanalyste Jacques Lacan : « La fonction de la beauté : barrière extrême à interdire l’horreur fondamentale » (Lacan, 1966, 776)? La beauté serait donc la dernière barrière avant l’horreur, et lorsqu’elle cède dans sa prose ou dans ses vers, la terreur éclate. Cette thèse lacanienne, élaborée en plusieurs moments de son enseignement, souligne que la fonction du beau est de voiler la « Chose » (Lacan, 1966, 401), horreur fondamentale en tant qu’elle vient notamment nommer l’irreprésentable de la mort2. Cette horreur de la mort est présente chez Pessoa en chaque avancement de l’être, à chaque page, à chaque pas. Chez le poète, le beau s’écorne et le poème vient faire dévoilement jusqu’à la monstration du corps. Or Lacan connecte justement la fonction du beau à la mort et à l’être périssable. À l’occasion d’un commentaire du Banquet de Platon – et notamment du discours de Diotime –, il écrit :

Tout le discours de Diotime articule proprement cette fonction de la Beauté comme étant d’abord – c’est proprement ainsi qu’elle l’introduit – une illusion, un mirage fondamental par quoi l’être périssable, fragile, est soutenu dans sa quête de cette pérennité qui est son aspiration essentielle. (Lacan, 2001,120)

La beauté n’est pas un qualificatif, mais elle supporte une fonction : celle de mirage. C’est une illusion sans laquelle l’aspiration essentielle à la pérennité de l’être chute. Ce mirage du beau rappelle la notion philosophique de « voile de Mâyâ », voile des illusions qui couvre et découvre la vérité de l’être, que Lacan connecte très nettement à la pulsion de mort active en chacun :

Il faut bien que quelque truc de la vie fasse croire aux sujets, si l’on peut dire, que c’est bien pour leur plaisir qu’ils sont là. On en revient à la plus grande banalité philosophique, à savoir le voile de Maïa qui nous conserverait en vie grâce au fait qu’il nous leurre. (Lacan, 1998, 244)

Il faut du leurre, mirage du beau ou voile de Mâyâ, pour permettre au sujet de rester en vie en n’étant pas sans cesse confronté à sa propre mort. Or chez Pessoa, ce mirage du beau ne semble pas opérant, le laissant sous l’emprise d’une lucidité sur la corruption constante des corps. Proses et poèmes se font porteurs d’une douleur fondamentale, celle d’un être qui se sait destiné à la mort et voit en toute chose le périssable. Il y a chez lui une douleur d’exister qui « nourrit l’œuvre entière », voire qui en est « l’Expérience première » (Soler, 2001, 137). Chez le poète, en effet, la quête d’une pérennité de l’être se voit tout entière aspirée par cette mort présente au cœur de toute chose, en tout être – « cadavre ajourné qui procrée » (Pessoa, 1994, 128) –, et vient se lier à une déréliction3 fondamentale dans l’œuvre. Chaque chose est perçue comme étant abandonnée de toute causalité, jetée dans le monde sans raison, pouvant toujours être autre à elle-même, et cela se trouve élevé au rang d’un cri sans résolution : « Pourquoi y a-t-il? Pourquoi y a-t-il ce qu’il y a? / Pourquoi y a-t-il un monde et pourquoi est-il ce qu’il est? / Pourquoi y a-t-il, ici, douleur, différence et conscience? » (Pessoa, 1990, 162) C’est la douleur d’un être se sachant aller vers la mort qui se présente; « Je gis ma vie », écrit Soares en épigraphe du Livre de l’intranquillité. Ajoutons alors que Lacan, poursuivant le commentaire du Banquet, met en connexion ce « mirage du beau », cette corruption qu’opère le temps sur le corps et, enfin, ce qui serait une reconnaissance de soi-même. Cela offre une articulation possible entre l’horreur d’un corps périssable et l’invention hétéronymique chez Pessoa :

[Diotime] introduit comme étant du même ordre cette constance où le sujet se reconnaît, dans sa vie, dans sa courte vie d’individu, toujours le même, malgré – elle en souligne la remarque – le fait qu’il n’y ait pas un point ni un détail de sa réalité charnelle, de ses cheveux jusqu’à ses os, qui ne soit le lieu d’un perpétuel mouvement. « Rien n’est jamais le même, tout s’écoule, tout se change » – le discours d’Héraclite n’est pas loin – « rien n’est jamais le même » et pourtant quelque chose se reconnaît, s’affirme, se dit être toujours soi-même. (Lacan, 2001,120)

Le mirage de la beauté est du même ordre que cette constance par laquelle le sujet se reconnaît comme toujours lui-même, malgré le changement perpétuel que le temps impose au corps. Or, le processus créateur hétéronymique ne vient-il pas se loger dans les voies d’une sensation dont l’appartenance n’est pas reconnue? Il y a une non-inscription d’une sensation qui ne se possède jamais suffisamment pour s’attribuer, et que l’hétéronyme viendrait traiter :

Je ne possède pas mon propre corps : comment grâce à lui pourrais-je posséder? je ne possède pas mon âme : comment pourrais-je posséder grâce à elle? je ne comprends pas mon propre esprit : comment pourrais-je grâce à lui comprendre?

Nos sensations passent : nous ne pouvons donc pas les posséder. Et moins encore ce qu’elles nous désignent. Peut-on posséder le fleuve qui coule, et à qui donc appartient le vent qui passe?

Nous ne possédons ni un corps, ni une vérité – pas même une illusion. Nous sommes des fantômes de mensonges, des ombres d’illusions, et ma vie est aussi vaine au dehors qu’au dedans.

Qui donc connaît les frontières de son âme au point de pouvoir dire : je suis moi-même?

Mais je sais que ce que j’éprouve c’est moi qui l’éprouve.

Quand un autre possède ce corps, possède-t-il dans ce corps la même chose que moi? Non. Il en possède une sensation autre. (Pessoa, 1999, 353)

Dans cet extrait, Pessoa vient poser en antinomie corps et possession. Les sensations qui traversent le corps passent mais ne restent pas, comment alors pourrait-on les posséder? Ici, le corps est lieu de la sensation qui ne s’inscrit pas et, dès lors, il devient fantomatique. Un point de bascule opère sans cesse entre ce qui alourdit le corps de sa dimension organique et ce qui s’absente sans arrêt de la scène du corps. Il est à noter cependant que de cette sensation qui ne s’attribue pas, ne s’inscrit pas, Pessoa a fait tout un art, puisqu’il l’a mise au centre d’un mouvement littéraire qu’il a créé : le sensationnisme4.

Le sensationnisme : faire passer le vivant à l’écrit

« Rien ne me retient, à rien je ne m’attache, à rien je n’appartiens. / Toutes les sensations me saisissent et aucune ne reste. » (Pessoa, 2001,102) Pessoa fonde le sensationnisme – non sans une certaine ironie par rapport à tous les mouvements en -isme naissants à l’époque – dans la visée d’élever la sensation au rang d’origine de tout rapport au monde, de toute création. Il le décrit dans une lettre inachevée, restée sans destinataire :

1. Dans la vie, la seule réalité est la sensation. Dans l’art, la seule réalité est la conscience de ces sensations.

2. […] Dès que cette sensation disparaît, tout cela n’est plus pour lui, en tant qu’artiste, que le corps que l’âme des sensations rend visible à cet il intérieur, à travers lequel il décrit ses sensations. 

3. L’art, en somme, est l’expression harmonieuse de la conscience que nous avons de nos sensations, autrement dit nos sensations doivent être exprimées de telle sorte qu’elles créent un objet qui deviendra pour les autres une sensation. (cité dans Blanco, 1986, 189)

Le sensationnisme est dépeint ici comme une tentative de faire passer la sensation dans le texte et de faire du poème un objet de transmission. Mais cela dépasse la simple expression des sensations par l’art pour désigner une véritable tentative, sans cesse renouvelée, de mettre dans l’écrit une part de vivant, d’en faire un objet charnel, corporel, comme Pessoa le décrit très précisément dans cette même lettre :

Il m’arrive de soutenir qu’un poème – je dirais aussi bien un tableau ou une statue, mais je ne considère pas la peinture et la sculpture comme des arts, seulement comme des travaux artisanaux de qualité – est une personne, un être humain vivant, qu’il appartient, avec une présence corporelle et une existence charnelle, à un autre monde, où notre imagination le projette. (190)

Pessoa vise à faire du poème un être vivant, à lui donner une existence charnelle. Et il est remarquable que, dans cet effort de faire du poème un objet corporel, un dépassement du périssable s’opère. La sensation, en passant à l’écrit, s’inscrit au-delà de la mort dans une corporéité qui lui est propre : « Demain tous ces mots en lesquels je t’aime / Seront vivants, toi morte. / Corps, tu étais en vie pour ne plus l’être / Si belle! Seuls demeurent ces vers. » (Pessoa, 1989, 277) Le poème est donc projeté dans le monde comme matière vivante, et c’est cela que Pessoa tente de formaliser par le sensationnisme, dont il espère faire un mouvement littéraire qui imprègne la société portugaise. C’est dans cet esprit que naît en 1915 Orpheu, revue littéraire dont il sera le codirecteur avec son ami Mario de Sá-Carneiro. En deux numéros parus (et un troisième plus incertain5), Orpheu bouscule le monde littéraire portugais. Publiant des poèmes appartenant au symbolisme, mais également profondément orienté vers le modernisme6, Orpheu ne fait pas l’unanimité auprès de la critique, pour le plus grand plaisir de Pessoa qui voit dans cette réception le triomphe du sensationnisme :

Notre milieu journalistique et « littéraire », habitué soit à être bêtement étranger, soit à être national au niveau le plus bas, a fait à Orpheu le seul honneur que de telles âmes étaient en mesure de faire – leur aversion mollement spontanée et étonnamment sincère. C’est ainsi que s’est lancé le Sensationnisme, en tant que fait public […] D’âme en âme, celles qui en étaient capables, le Sensationnisme s’est transmis. Il est venu, on l’a vu, il a vaincu. (2013, 228)

Transmettre le sensationnisme, tel est le vœu pessoen, en tant qu’il faut que la chose vivante vienne s’incarner dans le texte et se reçoive comme telle par le lecteur. Pessoa a pu écrire qu’il répugnait à se faire publier (1999, 227) et il a été considéré comme un être profondément seul, rejetant toutes conventions sociales car ne pouvant s’y inscrire. Pourtant, avec le sensationnisme, il a eu le souci de faire passer dans le social cette part de vivant qu’il tentait d’introduire dans l’œuvre. Une part organique, charnelle, qu’il voulait interne au poème et qui, selon lui, était la seule raison d’être d’une œuvre, sa seule unicité possible. En effet, dans la critique d’un ouvrage de Cabral do Nascimento, il écrit ceci :

Que M. Cabral do Nascimento s’efforce d’avoir toujours présent à l’esprit sans même y penser – qu’une œuvre d’art, si éparse qu’elle se présente dans ses détails, doit toujours être une chose une et organique […] Qu’il comprenne cela jusqu’à l’inconscience. Qu’il le sente jusqu’à ne plus le sentir. Et lorsqu’il aura senti et compris cela dans son corps même, qu’il néglige tout le reste. (231-232)

Sentir l’œuvre comme chose une et organique jusque dans son propre corps, tel est le « conseil » sensationniste donné par Pessoa à Cabral do Nascimento. Quelle que soit la logique ou la non-logique de l’œuvre, quel que soit son éparpillement, l’auteur peut tout se permettre s’il sent son œuvre comme une chose « une et organique ». Dans cet extrait, Pessoa explique bien que l’unicité de l’œuvre vient du corps et que, toute multiple que puisse être une œuvre, si elle est « sentie » organiquement, elle est « une ». De quoi étonner, tant cette unicité ne va pas de soi chez celui qu’on appellerait volontiers Pessoa-le-Multiple. Celui qui, par la voix d’Alvaro de Campos, déclame le vœu de « sentir tout de toutes les manières » (Pessoa, 2001, 91), celui qui s’est multiplié pour créer vient ici faire de la part charnelle introduite dans l’écriture la raison de l’unicité de son œuvre.

Sentir tout de toutes les manières, / Vivre tout de tous les côtés, / Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps, / Réaliser en soi toute l’humanité de tous les moments / En un seul moment diffus, profus, total et lointain […] // Je me suis multiplié pour me sentir, / Pour me sentir, j’ai eu besoin de tout sentir, / J’ai débordé je n’ai fait que me répandre, / Je me suis dénudé, je me suis donné, / Et il y a dans chaque recoin de mon âme un autel à un dieu différent. (91-92)

La sensation ici assaillit le poète jusqu’à l’éclatement, la démultiplication à l’infini de son « être ». Si le poème doit être charnel, si le vivant doit se transmettre à l’écrit, nous pouvons en déduire que cela soutient une fonction subjective : localiser par l’écrit ce qui de son propre corps déborde. Il semble en effet y avoir chez Pessoa un vécu d’étrangeté radicale face aux sensations qui l’assaillent, vécu dont il fait une création extraordinaire. Si la sensation n’est pas attribuée d’emblée à son propre corps, elle l’est ensuite par l’écriture, jusqu’à devenir un point de support à la création :

Je convertis automatiquement ce que je sens en une expression étrangère à ce que j’ai senti, en construisant dans l’émotion une personne inexistante qui la sentirait vraiment et qui sentirait, dérivées de moi, d’autres émotions que moi, celui qui n’est que moi, j’ai oublié de sentir. (cité dans Blanco, 1986, 279)

Cette sensation qui passe sur son corps comme si elle ne lui appartenait pas est attribuée ici à un autre qui, bien qu’inexistant, peut pourtant supporter la sensation et la rendre consistante par l’écriture. Pessoa crée ici un mode de création extraordinaire constituant des êtres hors-corps par lesquels les sensations trouvent à se loger et à s’inscrire dans et par l’écrit.

L’hétéronyme, modalité de disparition du corps

Nous percevons dès lors qu’une dialectique puisse être envisagée entre la tentative d’un passage du vivant dans l’écrit et l’impossibilité de s’inscrire dans le lien social du fait d’une « conscience aiguë » du périssable en toute chose. Car Pessoa dit en effet ne pas pouvoir adhérer à cette « salade collective de l’existence » (1999, 42). Par ailleurs, puisque le « sans cause » est présent en toute chose, tout lien social se révèle factice. Pessoa celui-ci comme le fait de « fantômes de mensonges », d’« ombres d’illusions » (353). Ce quelque chose auquel il n’adhère pas dans le lien social se trouve d’ailleurs peut-être précisément dans la mise en présence des corps que celui-ci impose :

Je suis tout à fait capable, en tête à tête avec moi-même, d’imaginer d’innombrables traits d’esprit, de promptes réparties à des phrases que personne n’a prononcées, fulgurations d’une sociabilité intelligente sans personne à la ronde; mais tout cela s’évanouit dès que je me trouve en présence d’une personne physique; je perds toute intelligence, je ne peux plus dire un mot, et en moins d’une petite heure je tombe de sommeil. (78)

Pessoa écrit ne plus pouvoir user de son intelligence, ne plus pouvoir jouer des mots lorsqu’il est en présence de personnes physiques. Il perd toute vivacité, toute possibilité de présence. Le poète ne cessera de voir en toute chose sociale une pure facticité le plongeant dans la douleur d’une non-croyance qui s’impose à lui. Trop lucide sur le jeu de semblant qu’implique le lien social, il ne peut s’y inscrire. Comme le commente Eduardo Lourenço,

[c]hacun de nous, à certains moments, ceux dont on dit qu’ils sont des moments de vérité, a le pressentiment que la vraie réalité, celle du monde, celle des autres, surtout la nôtre, n’est que pure fiction. Ce qui est pour le commun des mortels vertige passager, fut pour Pessoa un vertige de tous les instants dont ni Dieu, ni les hommes, ni même les mots qu’il créa comme des anges, ne pouvaient le délivrer. (2011, 88)

Ce vertige de tous les instants et ce sentiment de fiction présent en tout fait humain présideront à la réponse créatrice qu’est le processus hétéronymique. Pessoa trouvera finalement la seule sincérité en ces êtres hors-corps qu’il a créés. Il pose fermement que ses hétéronymes ont autant de consistance, voire plus, que le fait social humain :

C’est toute une littérature que j’ai créée et vécue, qui est sincère parce que sentie […] Ce que j’appelle littérature insincère, ce n’est pas celle d’Alberto Cairo, de Ricardo Reis ou d’Alvaro de Campos […] celle-ci est ressentie en la personne d’un autre; elle est écrite dramatiquement, mais elle est sincère (et je donne à ce mot un sens très grave), comme est sincère ce que dit le Roi Lear, qui n’est pas Shakespeare mais sa création. Je qualifie d’insincères les choses faites pour étonner, et aussi – notez bien ceci, c’est important – qui ne reposent pas sur une idée métaphysique fondamentale, c’est-à-dire celles où ne passe pas, ne serait-ce que comme un souffle, une notion de la gravité et du mystère de la Vie. (cité par Blanco, 1986, 145)

La littérature sincère est celle qui est sentie, celle qui interroge le lecteur sur le mystère de la vie, mais elle est aussi celle qui aura, tout entier, absorbé Pessoa jusqu’à ce que se brouillent les limites entre lui et ses hétéronymes. La gravité que chacune de ces créatures-poètes met au cœur de son écriture et les sensations par lesquelles celles-ci vivent finiront par perdre le poète, en tant que le « soi-même » se dissout sans cesse en une vie d’écritures autres à lui-même. Dès lors, il est littéralement ce qu’il écrit :

Je suis en grande partie la prose même que j’écris […] Je suis devenu un personnage de roman, une vie lue. Ce que je ressens est seulement ressenti (bien malgré moi) pour qu’il soit écrit que cela a été ressenti […] À force de me recomposer, je me suis détruit. À force de me penser, je suis devenu mes propres pensées, mais je ne suis plus moi […] Je me raconte tellement que je n’existe plus, et j’utilise comme encre mon âme elle-même, qui n’est bonne, d’ailleurs, à rien d’autre. (Pessoa, 1999, 210-211)

En effet, si nous soutenons ici notre propos à partir des quatre principaux hétéronymes de Pessoa, n’oublions pas que c’est toute une « coterie » (cité dans Blanco, 1986, 303), comme il se plaît à l’appeler, que Pessoa a créée. Une explosion toujours plus importante de l’hétéronymie se fait jour en véritable réfraction identitaire jusqu’à l’infini :

Le fait hétéronymique finit par devenir une galaxie où l’on perd le nord – et dont on perd peut-être même le sens. À ce moment-là, on ne peut plus douter, Pessoa est l’hétéronymie : parler simplement d’artifice littéraire serait un signe de suffisance et de présomption. (Tabucchi, 1992, 45)

Pessoa est l’hétéronymie, souligne ici Tabucchi : le phénomène s’impose à lui et le constitue en même temps. Plus qu’un artifice littéraire, l’hétéronymie est alors une modalité créatrice singulière qui vient traiter de manière singulière ce qui du corps de chair périssable se présente sans cesse au poète, jusqu’à l’horreur. L’hétéronymie, en constituant des êtres hors-corps, vient en effet mettre en jeu le hiatus qu’il y a entre le fait d’avoir un corps et celui d’être un corps. Car « avoir rapport à son propre corps comme étranger est certes une possibilité, qu’exprime le fait de l’usage du verbe avoir. Son corps, on l’a, on ne l’est à aucun degré » (Lacan, 2005, 150). Avoir un corps n’assure aucune consistance de l’être, qui reste énigmatique en son fond. Le phénomène hétéronymique pourrait ainsi se lire comme le traitement d’un avoir problématique par la mise en acte-créateur d’un être démultiplié.

Le processus hétéronymique s’envisage alors comme une modalité de la disparition du corps. Cette disparition s’appréhende comme un mode de traitement de ce qui, du corps, est vécu comme pure chair périssable et, par là, comme énigme fondamentale. Cette modalité d’absence du corps incarne une réponse créatrice face à une « conscience aiguë d’avoir un corps » (Cioran, 1973, 217) qui se manifeste nettement, autant sur le plan du mystère que sur celui du dégoût, dans toute l’œuvre pessoenne. Cependant, dans le processus créateur, l’hétéronyme n’est, à son tour, qu’un être caduc, comme le soutient Tabucchi :

Plus qu’aucune autre créature, qui connaît sa fugacité et sa caducité, les hétéronymes sont conscients, même quand ils ne le disent pas, de la fragilité de leur existence. Leur vie est une vie de fantômes, d’ectoplasmes, leur sang est fait d’encre, leur existence court sur le papier, il suffit d’un point graphique pour leur fermer la bouche, l’abîme de la page blanche peut les engloutir à chaque instant. (1998, 31-32)

Tabucchi déclare ici que l’aspect caduc des hétéronymes tient au fait qu’ils n’ont pas de consistance charnelle : leur existence est de papier, leur sang est d’encre, il leur manque cruellement de chair pour consister. Mais il faut tout de même ajouter que, justement parce qu’ils sont des êtres d’écriture, ils ont laissé une trace impérissable dans le monde. L’hétéronyme, être hors-corps, parvient paradoxalement à faire marque dans le lien social de manière durable. Ces êtres-poètes peuvent alors s’inscrire dans celui-ci alors même qu’ils n’ont pas d’existence propre, corporelle.

Avant-gardiste, Pessoa, pour survivre à ce qui le traversait, a créé de véritables avatars d’écriture, avatars-poètes qui se sont propulsés dans le corps social7 et ont fait de lui un mythe littéraire venant, à jamais, nous interroger sur l’énigme des rapports entre l’être et le corps. Chez Pessoa, seul l’être hors-corps peut faire passer la matière vivante de son écrit dans le social : c’est peut-être là un oxymore – figure si chère à sa poésie.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Réguer, Fanny. 2017. «Fernando Pessoa : les hétéronymes comme traitement du corps», Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/reguer-26> (Consulté le xx / xx / xxxx).