Enseigner la littérature des femmes : transmission et consécration

Article au format PDF: 

 

La part belle accordée à l’enseignement du français, langue et littérature au cœur de la « formation générale » offerte à tous les étudiants qui fréquentent les établissements d’enseignement collégial, forme un terreau intéressant pour étudier les valeurs sociales et institutionnelles qui sont transmises aux jeunes Québécois. L’enseignement collégial relève en effet d’une structure étatique qui en établit le cadre, prescrivant des attitudes, des habiletés, des compétences à transmettre. Ainsi, les buts disciplinaires imposés à l’enseignement de la littérature au collégial invitent l’étudiant à « intégrer les acquis de la culture » et « à mieux se situer par rapport à son milieu culturel, afin de favoriser sa participation en tant que citoyen responsable dans la société » (MELS, 2009, p. 1 et 6). Il convient donc de s’interroger précisément sur le type de culture qui est valorisé et véhiculé par l’école québécoise et sur le genre de citoyen.ne que formera celle-ci au terme du parcours proposé par la formation dispensée. Le manuel scolaire, outil didactique dont la forme est volontairement schématique, synthétique et totalisante (Cellard, 2007, p. 2), peut constituer un lieu propice à une approche de la question de l’enseignement de la littérature des femmes dans cette perspective. En effet, loin d’être un simple instrument pédagogique, le manuel scolaire participe pleinement à l’institutionnalisation de la littérature, par l’élaboration et la légitimation d’un patrimoine à transmettre ; en ce sens, il joue un rôle non négligeable dans une certaine forme de diffusion de la culture littéraire de même que dans la consécration de ses créateurs. De surcroît, par le lien qu’il entretient avec des instances extra-littéraires qui lui donnent sa pleine légitimité tout en le rendant particulièrement perméable aux discours ambiants, le manuel porte également une lourde charge axiologique, charriant des valeurs, des postures morales ou idéologiques. En effet, le manuel de littérature « donne des significations aux choses et aux événements […] », significations qui « sont issues d’une discrimination concernant les textes, les auteurs, les œuvres, ou encore d’une valorisation/dévalorisation » (Melançon, Moisan et Roy, 1988, p. 234). En cela, le danger potentiel que recèle le discours de la didactique est qu’il « est exemplaire parce que présenté comme vrai » (Ibid., p. 235) ; il est donc d’autant plus important d’examiner la façon dont la littérature des femmes y est intégrée, de même que la façon dont les femmes sont représentées par le discours didactique.

La présente étude s’appliquera donc à suivre la piste d’une représentativité légitime des écrivaines au sein du corpus canonisé par le manuel scolaire. En outre, elle s’attardera aux nuances et aux modulations qui teintent le discours didactique qui les encadre, afin de voir, d’une part, comment y sont représentées et « catégorisées » les femmes qui écrivent, et, d’autre part, quelles sont les particularités qui se dégagent des écrits de femmes qui y sont analysés. Car ainsi que le souligne Patricia Smart dans son essai sur l’émergence du féminin dans la tradition littéraire québécoise, « [a]u Québec, un survol même rapide du corpus littéraire laisse soupçonner que lorsque les femmes écrivent, la tradition se rompt et le changement s’insère dans l’édifice solide des représentations culturelles » (Smart, 1990, p. 13) ; ainsi, « le tracé de “son histoire à lui” et de “son histoire à elle” telles qu’elles se sont racontées et entrecroisées dans le contexte d’une Histoire nationale […] mène à la remise en question des présupposés implicites » (Ibid., p. 15) de l’histoire littéraire, ce qui peut laisser espérer la possibilité d’un enseignement moins rigide et moins normatif d’une littérature au contraire perçue comme étant en constante évolution et portée par des paroles multiples.

Une analyse comparative de deux anthologies de la littérature québécoise utilisées actuellement comme manuels dans le réseau collégial pour le troisième cours de la formation générale en français (Littérature québécoise) servira de base à la réflexion sur cet apport particulier de l’enseignement de la littérature des femmes. La première anthologie est celle qui est le plus largement diffusée dans le réseau collégial et qui constitue, en ce sens, un quasi manuel de référence dans la pratique de plusieurs enseignants. Il s’agit de l’Anthologie de la littérature québécoise publiée chez CEC par Marcel Laurin, manuel qui se veut assez conventionnel, tant dans sa périodisation et dans le choix des textes — la plupart canoniques et bien établis comme des « incontournables » — que dans l’appareil pédagogique qui les accompagne. Comme le précise son auteur dans son « Avant-propos » : « Ce manuel se veut un lieu de mémoire. […] D’où le souci de présenter une image de la littérature incarnée dans la marche de l’Histoire; plus précisément de proposer une lecture de notre histoire, telle que l’ont vécue ou rêvée nos écrivains, chacun à travers son destin singulier. » (2007 [1996], p. III) Se dessine donc d’entrée de jeu dans cet ouvrage une vision centrée sur la quête identitaire et l’affirmation nationale.

La seconde anthologie, plus récente, est l’œuvre d’un collectif formé de plusieurs enseignants de littérature au collégial, sous la direction d’André G. Turcotte : intitulée Confrontation des écrivains d’hier à aujourd’hui. De la Nouvelle-France au Québec actuel et publiée en 2007 chez Modulo, cette anthologie présente d’emblée « la volonté de réaliser un ouvrage différent, présentant un regard neuf, original sur notre littérature » (Turcotte, 2007, p. III). En incluant le directeur de la publication, sur les onze collaborateurs ayant œuvré à ce manuel, plus de la moitié sont des femmes. Loin d’être innocente, cette remarque contraste au contraire avec l’analyse désabusée que fait Isabelle Boisclair au sujet des manuels scolaires littéraires d’avant 1990 :

D’emblée, une remarque s’impose : aucune femme n’a participé à l’élaboration de ces manuels. D’une certaine façon, voilà presque un constat d’échec puisque nous disions plus haut que ce que nous voulions vérifier comme preuve de l’intégration des femmes dans le champ littéraire, ce n’est pas seulement leur consécration, mais bien leur conquête du pouvoir de consécration (2002, p. 300).

Surtout, on remarque parmi les noms des collaborateurs celui d’Annissa Laplante, responsable des « Écrits de femmes ». Si cette identification explicite, qui apparaît en tête de l’ouvrage, peut étonner, voire même sembler réductrice ou trop « catégorisante », on constate au contraire assez rapidement à la lecture de ce manuel une nette différence quant au soin avec lequel des textes de femmes sont intégrés au corpus ; ceux-ci sont, d’une part, présents en plus grande quantité, mais surtout, présentés et analysés avec beaucoup plus de nuance et de subtilité, si l’on compare au traitement habituel réservé aux textes de femmes « échantillons » ou vagues « échos », placés en fin de chapitre ou carrément en annexe de plusieurs anthologies traditionnelles. Je m’attarderai ici à présenter le versant positif de cette confrontation entre deux conceptions fort différentes du manuel scolaire littéraire, en donnant quelques exemples parmi les plus révélateurs de cet apport de la littérature des femmes en lien avec le renouveau didactique souhaité par les auteurs de l’anthologie de Modulo, tout en esquissant la comparaison avec l’anthologie de Laurin.

Toutes deux s’ouvrent donc par un premier chapitre traitant de la littérature d’avant le XXe siècle. Chez Laurin, ce chapitre intitulé « Une civilisation prend racine : mise en place de l’imaginaire québécois » nous mène jusqu’à l’avènement de la littérature patriotique et met en valeur les « pères fondateurs » de la littérature canadienne-française, avec pour seule exception Marie de l’Incarnation, à qui une page d’anthologie est consacrée, laquelle apprend au lecteur, de façon fort succincte, aux côtés d’un extrait littéraire d’à peine 20 lignes, qu’après un mariage malheureux Marie s’est consacrée à l’éducation des jeunes filles... Qu’en est-il chez Modulo? D’abord, on peut remarquer que ce premier chapitre intitulé de façon pragmatique « Écrits de la Nouvelle-France » est divisé en différentes sous-parties: « point de vue des explorateurs », « point de vue des religieux », « point de vue d’observateurs en marge de l’administration coloniale », etc. Même sans vouloir être complaisant, il serait difficile de ne pas concéder à Modulo la volonté d’inscrire d’emblée la nécessité de présenter une vision non monolithique et certes moins canonique de la littérature québécoise des origines, s’éloignant ainsi du triomphalisme qui prévaut trop souvent dans ce genre d’ouvrage. Quant aux textes de femmes, s’ils ne foisonnent tout de même pas parmi ceux des « pères fondateurs », on remarque que l’équipe de Modulo en retient deux plutôt qu’un seul, ceux de Marie de l’Incarnation et d’Élizabeth Bégon, à qui l’on réserve un traitement souvent équitable par rapport aux textes masculins (par exemple, le « point de vue des religieux » est illustré par celui de Gabriel Sagard et de Marie de l’Incarnation ; le « point de vue d’observateurs » présente quant à lui celui d’Élizabeth Bégon et du baron de Lahontan). Fait à noter : Marie de l’Incarnation se voit ici consacrer cinq pages. Outre sa Correspondance dont on présente ici un extrait significatif de quatre pages annotées, illustrées et commentées, les textes de présentation qui l’accompagnent insistent sur l’importance de sa contribution historique, en décrivant notamment Marie de l’Incarnation comme une femme ayant dû combattre les préjugés liés à son sexe et à sa condition, ayant fondé la première maison d’enseignement au Canada français, publié des ouvrages en langue amérindienne, etc. Sa Correspondance est pour sa part présentée comme « un témoignage de toute première valeur » (Turcotte, 2007, p. 18) sur la gestation de la colonie, qui offre notamment un point de vue inhabituel sur la spiritualité des Amérindiens, moins empreint des jugements généralement véhiculés sur ces « sauvages » dans la littérature coloniale plus canonique. La même originalité se retrouve dans la présentation d’Élizabeth Bégon, dont on ne se contente pas, comme c’est trop souvent le cas dans la critique littéraire, de souligner le caractère discutable de sa relation avec son « cher fils », pour également souligner ses audaces de jugement, son humour savoureux et irrévérencieux face à l’autorité, sa liberté de pensée, etc. Sa Correspondance, dont ici encore un extrait significatif est offert, est présentée comme « un témoignage historique de premier plan » (Ibid., p. 24) dont l’écriture est habile et incisive. On le voit, dans ces deux cas, ces écrits de femmes figurent en bonne place parmi ceux des « pères fondateurs », sans le jugement mièvre ou réducteur qui leur est trop souvent réservé. De plus, dans les deux cas, on en souligne l’apport sur les plans historiques, ethnologiques, etc., en insistant sur la valeur de la diversité des points de vue qu’ils permettent de véhiculer.

Le chapitre qui suit, dans les deux anthologies, s’intéresse à ce qu’il est convenu d’appeler la littérature du terroir, soit la littérature québécoise ayant marqué le tournant du siècle et ses premières décennies. S’il faut reconnaître à Laurin l’inclusion d’une section intitulée « L’émancipation des femmes », laquelle est toutefois composée d’un seul paragraphe dans lequel on aborde la lutte des suffragettes québécoises, force est de constater qu’ici encore, la place réservée à des textes de femmes s’avère décevante, non pas tant pour ce qui est des auteures qu’il choisit de présenter – les choix attendus s’y retrouvant – mais plutôt, ici encore, à cause du traitement limité qui leur est accordé. La section qui s’attarde à la « littérature qui donne forme à la nation » présente par exemple 17 morceaux choisis pour illustrer la littérature patriotique, parmi lesquels ne figure qu’une seule femme : Germaine Guèvremont. D’aucuns s’étonneront de l’inscription dans le courant patriotique de cette écrivaine dont l’œuvre charnière est au contraire le signe d’une ouverture à la modernité dans la littérature québécoise… Malgré tout, le texte de présentation qui accompagne l’extrait littéraire (la scène où le Survenant reproche aux habitants du Chenal du Moine leur sédentarité) fait état du renouveau apporté par ce roman, mais pour insister sur le fait qu’il permet de « renouer avec la filiation des coureurs des bois » (Laurin, 2007, p. 54), gommant toute spécificité féminine, et pire encore, repliant ce roman dans une analyse passéiste et dualiste à travers l’opposition entre sédentaires et nomades.

Le roman de Guèvremont se voit réserver un traitement différent chez Modulo. On peut d’abord noter que l’extrait choisi, plutôt que de reprendre un « morceau d’anthologie » dont la validité soit bien établie, présente une scène où se confrontent les visions de deux personnages, l’un masculin (le Survenant) et l’autre féminin (Angélina), sur l’étrangeté que représentent les gitans de passage au Chenal du Moine. En plus de montrer un rapport ambivalent quant à l’image de la femme (le jugement et la jalousie ressentie par Angélina devant la liberté qu’incarne une jeune gypsy), cet extrait révèle l’éveil du personnage féminin à une nature sensuelle et illustre également l’irruption, dans ce monde fermé, de l’Autre et de la modernité. L’iconographie joue ici un rôle crucial, puisque l’illustration qui accompagne le texte, loin de reprendre des éléments convenus tels que le village terrien ou l’image virile du Survenant, est étonnamment l’image d’une Jeune femme au chandail jaune, œuvre de la peintre montréalaise Prudence Heward, qui « propose une nouvelle image de la femme, à rapprocher de la bohémienne de Germaine Guèvremont […] », jeune femme qui « semble hésiter un moment entre deux mondes : derrière elle, celui qu’elle quitte et, devant, […] cet “ailleurs” qui l’appelle et qui capte son regard » (Turcotte, 2007, p. 134). L’accent est donc mis ici sur une particularité du roman de Guèvremont que la critique féministe a mis en lumière, soit celui de la réceptivité des personnages féminins au « message » d’ouverture et de transformation amené par le Survenant dans cet univers clos et patriarcal — on peut penser notamment à Patricia Smart, qui présente le roman de Guèvremont comme l’occasion d’un passage « [d]e la société patriarcale à un monde de femmes » et qui associe le Survenant à « l’émergence du féminin » (Smart, 1990. p. 143).

Si l’on se penche maintenant sur les chapitres trois et quatre des deux anthologies, qui dans les deux cas couvrent la période allant de 1945 à 1980, on remarque la même confrontation d’une vision plus traditionnelle et d’une vision plus novatrice et surtout plus complexe et nuancée de cette période littéraire. Comparant les titres des chapitres, on remarque que chez Laurin, on assiste autour des années 30 à 60 à « l’avènement de la modernité littéraire » avec une subdivision classique par genres littéraires; chez Modulo, la même période sera plutôt qualifiée de « dur combat [je souligne] pour la modernité », qui passe, au fil des différentes parties qui composent les chapitres, de la « patrie rêvée », à « l’exploration des mondes », à « l’ouverture de brèches profondes dans un monde monolithique », « à la ville et sa diversité » pour en arriver à « lever le voile sur l’intimité au féminin » et à la « difficile conquête de la vie ». Il est difficile encore une fois de ne pas immédiatement noter le refus de la simplification et l’ouverture à l’hétérogénéité qui marquent la vision de Modulo. Cette même différence se remarque si l’on compare les chapitres qui parlent des années de la Révolution tranquille : chez Laurin, tout tourne autour de la recherche d’UNE identité nationale et donc collectivement définie, alors que chez Modulo, on parle pour la même période, certes de la libération du pays, mais aussi de la conquête de la terre d’Amérique, du rapport trouble à la langue et, explicitement, de l’affirmation des femmes dans le monde littéraire.

Quant aux femmes et à la place qui leur est réservée, sans grande surprise, chez Laurin, on retrouve notamment les écrivaines incontournables que sont Anne Hébert et Gabrielle Roy, à qui revient l’honneur de se voir consacrer chacune deux ou trois pages. De la poésie d’Anne Hébert, on retient par exemple qu’elle prolonge la démarche de son cousin Saint-Denys Garneau pour plonger en elle-même; toutefois, les deux poèmes présentés sont à peine commentés, sauf pour en souligner « l’extrême dépouillement » (Laurin, 2007, p. 100). L’œuvre narrative d’Anne Hébert se voit quant à elle exemplifiée par un extrait du Torrent, utilisé pour illustrer la dépossession d’un personnage masculin, François, en lien avec le rôle négatif joué par la figure maternelle… S’il faut reconnaître que Laurin, dans le texte d’accompagnement de cet extrait, présente toute de même Anne Hébert comme « l’écrivain le plus prestigieux du dernier demi-siècle » en célébrant sa « puissante imagination », on ne peut s’empêcher de constater que son analyse de la portée de l’œuvre romanesque d’Hébert, qu’il voit comme une « allégorie de la société écrasée sous l’absolutisme de l’idéologie religieuse », occulte le poids que représente également l’idéologie patriarcale dans l’univers hébertien. À l’inverse, la présentation qu’en fait l’anthologie de Modulo souligne chez Anne Hébert sa révolte, son besoin de contester et de traverser les frontières, sa lente montée vers la libération en tant que femme-auteure ; de son roman Kamouraska, présenté comme une œuvre de transgression, on dira qu’il incarne le destin d’une femme étouffée par un mariage qui la contraint et que le « meurtre du mari redouté, dépositaire du pouvoir seigneurial » (Turcotte, 2007, p. 178) amène une douloureuse libération, empreinte d’ambivalence. Loin d’être occultée, la dimension féministe de l’œuvre d’Anne Hébert est pleinement revendiquée — à tout le moins, la possibilité d’une lecture féministe de cette œuvre inclassable est mise en évidence.

Pour ce qui est de Gabrielle Roy, chez Laurin, on concède qu’elle figure « parmi nos plus illustres écrivains » ; on dira de son roman Bonheur d’occasion qu’il ouvre vers un imaginaire urbain, reflet de l’aliénation d’un peuple, ce qui est certes vrai, mais qui passe sous silence la forte charge féminine/iste de ce roman, pour n’en célébrer que le regard « débordant d’humanité et de tendresse » et la « clairvoyance modeste » (Laurin, 2007, p. 104) de son auteure. Quant à l’extrait du roman qui est offert, il se limite à 27 lignes à propos desquelles on invite l’étudiant à remarquer à quel point la représentation des mœurs s’y fait réaliste, sans plus d’attention à la portée symbolique ou idéologique de cette œuvre marquante. Du côté de Modulo, Gabrielle Roy est au contraire la figure de proue de la partie intitulée « L’affirmation des femmes dans le monde littéraire », aux côtés d’écrivaines comme Claire Martin, Nicole Brossard et Denise Boucher, qui sont souvent ignorées par les anthologies didactiques. On peut noter que l’anthologie de Modulo s’attarde à montrer la place de pionnière occupée par Gabrielle Roy, en soulignant son immense succès à l’étranger, son prix Femina, son statut de première femme admise à la Société royale du Canada, etc. De la même façon, après avoir rappelé des éléments plus conventionnels au sujet de Bonheur d’occasion (rupture avec le roman passéiste traditionnel, finesse de l’observation, etc.), la présentation de Modulo précise que ce roman « romp[t] avec la tradition réaliste où le regard masculin domine » (Turcotte, 2007, p. 216) en déplaçant le regard du côté du thème central de l’opposition mère-fille et du rapport complexe, ambivalent, rempli de non-dits et de sourde révolte, qui s’y dessine. L’extrait choisi, qui se déploie sur trois pages, propose d’ailleurs à l’étudiant d’analyser une scène entre Florentine et sa mère et d’en tirer une réflexion sur la relation mère-fille en la situant dans son contexte sociohistorique d’abord, puis en généralisant cette réflexion au-delà de l’époque décrite dans le roman. Il s’agit ici sans conteste d’un questionnement pédagogique à large portée, loin des exercices techniques ou répétitifs proposés dans les manuels conventionnels. Cette approche du roman Bonheur d’occasion intègre plusieurs éléments révélés par la critique universitaire récente, et notamment la critique féministe. Par exemple, Lori Saint-Martin, dans son analyse de la réception critique du roman de Gabrielle Roy, s’étonne d’abord du silence maintenu par les critiques masculins sur des dimensions proprement féminines de ce roman et particulièrement, dans leur analyse des aspects sociaux du roman, sur les inégalités de sexe qui y sont critiquées. Elle affirme en outre que

[l]es lectures au féminin font ressortir la modernité de cette œuvre généralement considérée comme traditionnelle, et qui paraît effectivement telle, tant que la question du sexe et du genre n’entre pas en ligne de compte. Dans sa vision du rapport mère-fille-créativité et de la femme artiste, dans sa critique de l’ordre social, Gabrielle Roy innove. Elle est en quelque sorte la mère du roman féminin au Québec (Saint-Martin, 1992, p. 15).

En ce sens, le traitement réservé au roman de Gabrielle Roy, comme à nombre d’autres auteures dont les œuvres sont mises en valeur par l’anthologie de Modulo, rejoint cette « autre lecture » souhaitée par la critique féministe, comme moyen de favoriser l’émergence d’une parole autre portée par un regard de femme.

En conclusion, ces quelques exemples auront suffi à montrer que si chez Laurin, l’on a souvent l’impression d’enseigner « dans la maison du Père » pour reprendre le titre de l’essai de Patricia Smart, la fréquentation de l’anthologie de Modulo laisse au contraire circuler un souffle qui invite le lecteur à habiter l’espace créé par ces brèches entrouvertes dans un savoir monolithique, souvent perçu par les enseignants et, malheureusement, par leurs étudiants, comme étant dogmatique et contraignant. Dans Ouvrir la voie/x, étude portant sur la constitution d’un sous-champ littéraire féministe au Québec, Isabelle Boisclair, après avoir souligné que l’accession de l’écriture des femmes au statut de « sujet d’étude » est un gage de consécration, regrette par ailleurs que les manuels scolaires destinés aux masses « accordent généralement une place négligeable aux femmes en plus, souvent, de les considérer de manière condescendante » (Boisclair, 2004, p. 298). De la même façon, elle déplore qu’on n’y retienne généralement que le légitime, le consacré, excluant du même coup le sous-champ littéraire féminin/féministe. On peut en effet déplorer que trop souvent, la volonté d’une inclusion plus importante des œuvres de femmes dans les corpus qui sont consacrés par les manuels scolaires littéraires s’est heurtée à la question, plus large, de la légitimité d’une posture féministe qui souhaite accorder une place plus grande à l’écriture des femmes au sein de l’institution littéraire. En contexte scolaire, cette réserve quant à la légitimité d’un tel choix épistémologique se heurte en outre à des considérations liées à la valeur patrimoniale des objets d’enseignement et à la nécessité de procéder à des choix déchirants quant aux œuvres « incontournables » à transmettre aux prochaines générations. Pourtant, le choix d’un objet d’enseignement comme, plus globalement, le choix de tout sujet d’étude ou de recherche, nécessite toujours l’adoption d’une certaine posture idéologique qui repose sur des valeurs, des jugements, des préférences liées à un contexte donné : « Être femme, travailler sur des textes de femmes est bien entendu une position partisane. Mais elle n’est pas la seule. » (Saint-Martin, 1997, p. 7) En ce sens, le lien qu’entretient l’enseignement de la littérature au collégial avec les institutions (scolaires, mais aussi médiatiques, sociales et surtout politiques) qui l’encadrent et lui dictent sa « mission » suppose déjà une impossible neutralité dans le choix des contenus d’enseignement. L’épistémologie féministe invite justement à adopter sans détour cette posture — ce « positionnement » ou standpoint (Dorlin, 2008, p. 10) —  libérant ainsi l’enseignement de la littérature de son confinement dans une perspective trop souvent androcentrique. Le « relativisme épistémologique » convie au contraire le chercheur — ou, dans un contexte scolaire, l’enseignant — à travailler à l’élaboration d’une « autre » science basée sur un éthos féminin (Ollivier et Tremblay, 2000, p. 77-79), ou, selon la formule proposée par Patricia Hill Collins, d’un « savoir alternatif » (Collins, 2008, p. 136) dont la reconnaissance serait rendue possible par une transformation des modalités de construction, de validation et de transmission d’un savoir en marge de celui qui est généralement valorisé par l’institution, duquel il participerait néanmoins.

 

BIBLIOGRAPHIE

Boisclair, Isabelle. 2002. «Incidence herméneutique de l’identité sexuelle, mélecture et émergence de la lecture au féminin ». Autour de la lecture. Médiations et communautés littéraires. Josée Vincent et Nathalie Watteyne (dir.). Montréal : Nota bene, p. 77-100.

―. 2004. Ouvrir la voie/x. Le processus constitutif d’un sous-champ littéraire féministe au Québec (1960-1990). Québec : Nota bene, « Littérature(s) ».

Cellard, Karine. 2007. L’histoire littéraire en récits. Manuels scolaires et interprétation du corpus québécois (1918-1996). Thèse en littérature de langue française, Université de Montréal.

Collins, Patricia Hill. 2008. « La construction sociale de la pensée féministe Noire ». Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain 1975-2000. Paris : L’Harmattan.

Dorlin, Elsa. 2008. « Épistémologies féministes ». Sexe, genre et sexualités, no 194, Paris,  p. 9-31.

Laurin, Michel. 2007 [1996]. Anthologie de la littérature québécoise (3e édition). Montréal : CEC.

Melançon, Joseph, Clément Moisan et Max Roy. 1988. Le discours d’une didactique. La formation littéraire dans l’enseignement classique au Québec (1852-1967). Québec : CRELIQ/ Université Laval.

MELS. 2009. Formation générale commune, propre et complémentaire aux programmes d'études conduisant au diplôme d'études collégiales, Québec : Gouvernement du Québec.

Ollivier, Michelle et Manon Tremblay. 2000. « Féminisme et épistémologie ». Questionnements féministes et méthodologie de la recherche. Paris : L’Harmattan, p. 61-85.

Saint-Martin, Lori. 1997. Contre-voix. Essais de critique au féminin. Montréal : Nuit blanche.

Saint-Martin, Lori (dir.). 1992. L’Autre lecture. La critique au féminin et les textes québécois, tome 1. Montréal, XYZ.

Smart, Patricia. 1990. Écrire dans la maison du père. L’émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec. Montréal : Québec/Amérique.

Turcotte, André G. (dir.). 2007. Anthologie. Confrontation des écrivains d’hier à aujourd’hui. Tome 3 : de la Nouvelle-France au Québec actuel. Mont-Royal : Modulo. 

 

Pour citer cet article: 

Tringali, Geneviève. 2012. « Enseigner la littérature des femmes : transmission et consécration », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/tringali-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 157-167.