The Dragonfly of Chicoutimi, ou le théâtre d’une mémoire singulière et collective

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« once upon a time / a boy named Gaston Talbot / born in Chicoutimi / in the beautiful province of Quebec / in the great country of Canada / had a dream and that dream came true / does it not sound bien chic and swell / it’s common sense to answer yeah » (Tremblay, 2005, 14). Il est reformulé de plusieurs manières, ce « once upon a time » de Gaston Talbot dans The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay, une pièce en anglais1qui occupe une place de choix au sein du répertoire de la dramaturgie québécoise depuis sa création en 1995.

Même si l’enfance et tous ses espoirs dignes de contes de fées sont déjà lointains pour lui au moment où Gaston Talbot tente de s’inventer une autre histoire, le temps d’où surgit sa parole en anglais est profondément travaillé par le passé. Le présent est mobilisé par des souvenirs qui ne se laissent pas oublier, par des secrets qui en viennent à imposer leur dévoilement, malgré tous les détours de la parole, par les « mensonges » (révélateurs de désirs et donc porteurs de vérités), les contradictions, les hésitations et les « anyway » qui parsèment le récit de Gaston. La mémoire est un enjeu fondamental dans cette pièce. Bien qu’il s’agisse en apparence d’une mémoire singulière inscrite dans une œuvre que des critiques ancrent dans une dramaturgie dite « de l’intime », celle-ci n’en est pourtant pas moins une mémoire liée au collectif, indissociable d’un contexte national et politique québécois, dépassant chaque subjectivité singulière. Après une brève description de la pièce, je décrirai comment la mémoire s’inscrit et fonctionne dans la poétique de ce texte, notamment dans le cadrage spatio-temporel, le travail du rêve et les associations qu’il déploie, et dans le travail de la langue, afin de montrer en quoi il n’y a pas lieu de choisir entre une lecture du politique ou de l’« intime » dans cette pièce en ce que les deux sont indissociables.

Comment décrire ce texte? En disant d’abord qu’il s’agit du monologue d’un personnage, Gaston Talbot de Chicoutimi, qui, lorsqu’il se présente au public, raconte un rêve qu’il a fait en anglais. Ce rêve, fait dans cette langue que Gaston n’a jamais vraiment apprise, a permis le surgissement d’une parole en anglais, et cela après des années de mutisme, tel qu’il en vient à le révéler. Dans ce rêve, après s’être transformé en « dragonfly2 » et avoir dévoré sa mère, Gaston a pu survoler sa ville natale pour la première fois de sa vie, pour ensuite s’écraser sur les lieux du souvenir d’un traumatisme survenu à l’adolescence. Le récit de ce rêve et les chaînes de signifiants qu’il déploie (comme autant de manifestations de désirs 3), permettent ensuite à Gaston d’avouer pour la toute première fois un lourd secret autour d’événements ayant eu lieu au cours de l’été de ses seize ans, par un « hot sunny day of July » : un crime commis sur le bord de la rivière aux Roches.

« Once upon a time in Chicoutimi » : l’espace et le temps

Aucune didascalie n’offre d’informations quant à l’espace et au temps dans lesquels la parole de Gaston surgit4. Aussi, aucune indication n’est donnée permettant de cibler précisément la distance temporelle entre la nuit de l’avènement du rêve en anglais et le « here » et le « tonight5 » dans lesquels s’ancre la parole. Le texte est toutefois parsemé d’indices, de repères temporels dont on peut reconstituer le fil à rebours, une fois tous les secrets et toutes les vérités dévoilés.

Gaston se présente d’abord au public comme étant un grand voyageur, mais cela s’avère un mensonge. Ainsi, l’espace auquel renvoient les souvenirs dans le récit de rêve et l’espace onirique sont situés à Chicoutimi. Plus précisément, tous les événements racontés se sont déroulés dans cette ville, quelque part entre ces endroits évoqués : la maison familiale au « 640 Sainte-Anne Street » entre les rues Saint-Joseph et Saint-Dominique, la forêt située derrière cette maison (la forêt de la « river rivière aux Roches » où Gaston dit avoir passé son « essential childhood ») (Tremblay, 2005, 21), la rue Racine et les champs que Gaston survole dans son rêve, ainsi que la rivière Saguenay qui sépare la ville de Chicoutimi en deux. Il y a aussi ces lieux évoqués au passage : « fifteen years ago they built a second bridge / ugly it goes without saying / beside the old one / the Sainte-Anne bridge nowadays is only for / pedestrians / and for people who want to suicide / anyway6 » (20). L’espace survolé par la parole de Gaston et par le « dragonfly » est donc un lieu d’enfermement dont il est impossible de sortir, ne serait-ce qu’en rêve (à moins d’emprunter ce « Sainte-Anne bridge »… mais « anyway »). La maison familiale est aussi présentée comme un lieu d’emprisonnement : Gaston ne peut y pénétrer au début du rêve, lorsqu’il se heurte à une porte close et qu’il implore sa mère de lui ouvrir la porte et de le laisser entrer. Il demeure ensuite prisonnier de la cuisine quand sa mère l’épingle au mur en lui transperçant la poitrine avec un couteau. Il ne peut s’échapper qu’en se transformant en « dragonfly » et en dévorant sa mère pour ensuite prendre son envol.

La temporalité dans ce texte est, elle aussi, synonyme d’un cloisonnement, d’une impasse. Gaston en vient à révéler que beaucoup de temps s’est écoulé entre les époques survolées par son récit, soit le temps de l’enfance et de l’adolescence dans lesquels le rêve a puisé ses matériaux7, ce « hot sunny day of July » de l’été de ses seize ans, les années de mutisme, la nuit du rêve, et le présent de l’énonciation. Mais le présent est hanté par le passé, par des souvenirs issus du temps de l’enfance, « ce temps qui ne passe pas8», des souvenirs qui font retour dans le récit de Gaston, exigeant reconnaissance.   

Le passage du temps, qui n’a pourtant pas passé, se signifie par le corps de Gaston (ou plutôt par ce que Gaston dit de ce corps) :

look at me / I have white hair / all those wrinkles around my eyes my lips my neck / my skin is yellow / my hands shake my legs hurt me / I have bad breath / which indicates stomach troubles / I can’t eat what I want and so on and so on / my body is a total ruin / but the river rivière aux Roches still flows in my veins (17). 

Il s’agit donc d’un « corps-ruine » où coulent encore les eaux du lieu de prédilection de son enfance, un corps vieilli qui ne peut plus parcourir les rues de la ville avec la même rapidité que durant les étés passés à jouer aux cowboys et aux indiens dans la forêt derrière la maison familiale. Un corps pour lequel la ville est synonyme de danger, comme le laisse entendre cette description d’une activité pourtant bien « banale » : « usually when I have to cross the streets / trying to save my life / in that dangerous city where the green light / never lasts enough time for people like me » (18)9. Ce corps est donc, lui aussi, une prison à laquelle il n’est possible d’échapper qu’en se transformant brièvement en « dragonfly » à la fin d’un rêve.    

Le temps qui a « passé sans passer » se signifie aussi dans le récit de ce rêve dans lequel Gaston dit que « In the dream / I was a child / I mean I felt like a child / with an adult body / the body of my forties » (20)10. Mais aussi, le passage du temps se donne à voir par les créations artistiques de Gaston dont son récit lui permet de dévoiler l’existence. Des « masterpieces » comme un « Eiffel Tower », un « ship Japanese style », un « Star Trek vessel », un « Olympic Stadium », « big plates for fruits », « houses and their stairways »… et un « human face » (qu’il n’a pas réussi) (23). Des chefs-d’œuvre construits avec des bâtons, trouvés sur les trottoirs de la ville, comme ceux qu’il jetait par terre lorsqu’il était enfant, après avoir mangé des popsicles blancs qu’il aimait tant. Il y a donc eu beaucoup d’enfants qui sont passés par les trottoirs de Chicoutimi, ainsi que plusieurs matins où Gaston Talbot a parcouru les rues de la ville pour ramasser ces débris de l’enfance avec lesquels il a pu construire toutes ses œuvres, depuis l’âge de douze ou treize ans11.

Au théâtre, « […] le signifiant du temps c’est l’espace et son contenu d’objets » (Ubersfeld, 1982, 197 [l’auteure souligne]) et ces créations viennent signifier l’accumulation d’années écoulées depuis l’enfance, mais elles sont aussi des témoins d’événements (comme la construction du Stade olympique et la création de Star trek), qui ont marqué l’Histoire au cours des décennies du mutisme de Gaston. Surtout, ces chefs-d’œuvre viennent signifier des désirs (de voyages). Le désir de quitter Chicoutimi se manifeste d’ailleurs de plusieurs manières : du « I travel a lot », avec lequel Gaston amorce son récit, à l’envolée du « dragonfly » dans les images du rêve, en passant par l’évocation du « Sainte-Anne Bridge ». Ce désir se révèle aussi par le fait que Gaston tente de se faire passer pour un autre (notamment pour Pierre Gagnon12) en réécrivant son histoire et par les nombreux mensonges ou omissions de son discours, dont on peut reconstituer le fil à rebours. Quels sont-ils ces souvenirs et ces secrets du passé dont l’évocation à répétition dans le texte impose le dévoilement?

D’abord, le terrible secret avoué à la fin du récit, c’est que, par un « hot sunny day of July », le « glorious cowboy » Pierre Gagnon-Connally a demandé à son ami Gaston Talbot (celui qui jouait toujours le rôle de l’Indien qu’il tuait avec son fusil imaginaire), de devenir son cheval, lui donnant ensuite des ordres en anglais et scellant ainsi quelque chose de son destin : « Don’t talk / a horse doesn’t talk » (Tremblay, 2005, 53). À cet ordre, le « cheval » Gaston a obéit durant des décennies jusqu’à ce qu’il fasse son rêve « in English », retrouvant ainsi l’usage de la parole, mais dans cette langue qu’il n’a jamais apprise, dont il a pourtant entendu quelque chose, comme en témoigne son récit des événements de ce jour de juillet :                     

Pierre Gagnon-Connally catches me / with an invisible lasso / inserts in my mouth an invisible bit / and jumps on my back / he rides me guiding me with his hands on my hair / after a while he gets down from my back / looks at me as he never did before / then he starts to give me orders in English / I don’t know English / but on that hot sunny day of July / every word which comes / from the mouth of Pierre Gagnon-Connally / is clearly understandable (52-53). 

Les paroles et les noms avec lesquels Pierre a parlé à Gaston ont laissé des traces.  Comme ce « son of a bitch » lancé par le « glorious cowboy » à son « cheval », après l’avoir marqué au « fer rouge » de sa cigarette sur la cuisse en lui disant « Get down on your knees / you’re a horse / not a man » et « Now you belong to me / you got my mark » (53). Plusieurs de ces mots se trouvent déplacés dans les images du rêve13

Les paroles de Pierre résonnent bien longtemps après ce jour fatidique où l’indien devenu cheval, après avoir vu le reflet de sa « broken face » dans le miroir de la rivière où le cowboy l’a forcé à boire, a blessé accidentellement et ensuite achevé, après lui avoir fait le bouche-à-bouche, ce cowboy qui l’avait pris pour sa monture14. Le cheval tuant ainsi celui qui était peut-être son seul ami, mais aussi le « cowboy » dont le corps était pour lui un objet de désir : « I touch his body / I feel his life / I do a mouth-to-mouth / I see so close his face / I can’t handle it / I take his head with my hands / and crush it on the rocks » (55)15. Ce désir de Gaston se manifeste encore dans le présent, comme le laisse entendre cette forme de prière adressée à Pierre « Oh Pierre Gagnon / I never said / never never said / that your body / was the only one I ever touched » (48)16.

Gaston le dit pourtant dès le départ; « there was something totally wrong / on that hot sunny day of July / what was it / no doubt that it concerned first / the naked body of Pierre Gagnon / laughing like a fool / in the water of the river rivière aux Roches / in the little forest / just behind my family house » (17). Dans ce passage, la juxtaposition de « totally wrong » à la « family house » et au « naked body of Pierre Gagnon » n’a rien d’anodin : on peut y repérer une tension au cœur du texte. Celle-ci s’articule non seulement autour de désirs non reconnus, mais aussi de deux langues, mémoires et héritages inscrits dans une dialectique conflictuelle.  

« To dream in english » : le travail du rêve et de la langue

Gaston prétend au départ que son rêve « in English » a été vécu comme une « bénédiction », affirmant à ce sujet que

[…] the mere fact to dream in English / which after all is something more or less ordinary / even if as for me at that moment of my life / I was a French speaking person / was felt as a dramatic change / or even more / as a signal / something like an angel / coming down to the earth of my consciousness / to show me the way (19-20).

Toutefois, il en vient à révéler que la vérité n’est pas aussi reluisante; « well the truth is not easy to catch » (19), comme le dit Gaston. Si « en règle générale, un rêve est intraduisible en d’autres langues […] » (Freud, 2010, 137) et que l’anglais a ainsi produit, avec le travail du rêve, des images permettant d’entendre certains éléments d’une histoire, le récit des événements de ce jour de juillet révèle que l’anglais est porteur d’une sujétion. C’est en somme un tout autre statut que celui d’une révélation divine qui lui est accordé à la toute fin du récit :  

The night I had / that dream in English / my mouth was a hole of shit / I mean / full of words like / chocolate cake beloved son / son of a bitch popsicle sticks / your lips taste wild cherries / a dragonfly fixed on a wall by a pin / when the sunlight reached / my dirty sheets my eyes filled with sweat / my mouth was still spitting / all those fucking words / like rotten seeds / everywhere in the room / I was not / as they said / aphasic / anymore / I was speaking in English (Tremblay, 2005, 57).

Il y a un conflit linguistique dans ce texte et il s’inscrit non seulement dans les souvenirs racontés, mais au sein même du travail de l’écriture. En effet, bien que le texte soit écrit en anglais, le français fait sentir sa présence dans la syntaxe, mais aussi dans les expressions, les noms de personnages et de lieux évoqués, et les intertextes comme la chanson « Tout va très bien, Madame la Marquise » entendue dans le rêve. Surtout, le français surgit dans la didascalie à la toute fin du texte : « Gaston Talbot chante, après en avoir cher- /ché les mots dans sa mémoire, la chanson / J’attendrai, popularisée par Tino Rossi. » (57), qui s’avère d’ailleurs le seul passage évoquant le futur dans un texte tout entier écrit au passé et au présent (et qui laisse ainsi entendre que ce qui est parti, ce qui s’est envolé pourrait revenir17).

Si l’anglais est indissociable d’un contexte de sujétion dans ce texte, Robert Dion a aussi montré qu’il s’y opère un certain renversement de la logique de domination prévalant entre les deux langues. Selon Dion, le français « corrompt » l’anglais dans cette pièce18. En plus de permettre une contre-attaque envers la langue qui l’a dominé, cette prise de parole offre aussi à Gaston la chance de mentir, de cacher un certain héritage. L’anglais devient ainsi la langue du mensonge, de la dissimulation.

« [T]here is nothing interesting to say about this area / we are not responsible of the place where we are born » (21) dit Gaston au début de son récit. S’il évoque, à quelques reprises, la maison familiale où il a grandi, il en est tout autrement pour les gens qui y ont habité, outre cette seule allusion aux parents : « my parents rented a house on Sainte-Anne Street » (20). C’est par le récit de rêve que Gaston en vient à dévoiler quelque chose au sujet des membres de sa famille, même s’il ne nomme (et donc ne reconnaît) aucun d’entre eux. 

Quelque chose est tout de même dit des membres de cette famille, par des jeux de miroirs et de grands détours de la parole, d’où surgissent des présences, des fantômes du passé. Il y a un oncle dont l’existence est évoquée au passage. Un « uncle who got crazy for insects », et dont Gaston raconte que, lorsqu’il était enfant et qu’il s’est blessé au doigt avec une épingle en tentant de toucher le « dragonfly » dans sa collection d’insectes, « blood came out at the tip of my finger / my uncle ran to it and sucked the blood » (41). Quant aux frères et sœurs, Gaston en a huit, mais c’est la mère, dont il joue le rôle en racontant son rêve, qui le révèle en se présentant au public ainsi : « I gave birth / to nine sumptuous children / and Gaston is the jewel of this crown / which squeezes my head to death » (43). 

La mère – ou « mum » comme Gaston l’appelle dans son rêve (ce qui s’avère à la fois le nom donné aux mères en Angleterre et un signifiant du mutisme de Gaston, puisqu’il s’agit d’un mot qui désigne le silence en anglais19) – n’est jamais nommée non plus et son fils n’en dit rien en dehors du récit de rêve où il la fait parler. Ce rêve dans lequel elle apparaît permet toutefois de voir quelque chose du regard que Gaston pose sur elle et qu’elle posait sur lui, de même que sur Pierre Gagnon-Connally. La voix de la mère se fait entendre dans des interdits évoqués dans le rêve qui révèlent à la fois quelque chose de son autorité exercée sur son fils ainsi que des valeurs qui lui étaient chères. C’est ce que permet de constater ce passage où Gaston entre dans la maison familiale : « the floor is wet / I say to myself / it’s Friday / mum always washes the floor on Friday / I’m happy and sad / I love Friday / but I hate fish […] mum buys popsicles on Friday / but I have to wait Saturday to have them » (32). On l’entend aussi par les arguments avancés par le jeune Gaston, lorsque, épinglé tel un « dragonfly » sur le mur de la cuisine par un couteau que sa mère lui a lancé au cœur, il la supplie ainsi : « look at me / touch me / please give me your help / I don’t want to be an insect / I want to go to school / to learn French math / geography history of Canada / I want to eat mashed potatoes / steak and suck white popsicles » (42).

La mère de Gaston était donc fidèle aux valeurs de son époque. D’une époque où, quelque part dans une ville où les rues portent les noms des saints catholiques, quand « Tout va très bien, Madame la Marquise » jouait à la radio dans les cuisines (comme dans le rêve de Gaston), les mères veillaient à ce que leurs enfants fassent, eux aussi, pénitence chaque vendredi de l’année. Une mère canadienne-française toute-puissante – « you know the strenght / and the inflexibility of a mother » (42), comme l’a décrit Gaston –, qui n’aimait pas ce Pierre Gagnon avec qui jouait son fils. Cette animosité à son endroit se dévoile dans le récit de rêve où elle constate que son fils a pris les traits de Pierre : « I recognize you know / you are Pierre Gagnon / the dumb child » (42).

Quant au père de Gaston, c’est seulement à rebours que l’on peut comprendre qu’il en a dit quelques mots. Lorsque Gaston confie, au début de son monologue, à propos de Pierre Gagnon que « his father was not so bright either / he drank and was always on welfare / anyway let’s go back to that sunny hot day of July » (15), c’est plutôt de son propre père dont il est question. Cette vérité se dévoile par déduction grâce au passage où, après avoir avoué qu’il a menti et s’est présenté sous les traits de Pierre20, Gaston révèle que

Pierre’s real name / was Pierre Gagnon-Connally / his mother Huguette Gagnon / married Major Tom Connally / he was from Windsor / he came to Saguenay / to work on the military base of Bagotville / Pierre always said to me / that his father was a pilot / he was so proud of him / but I never believed that / he was probably a mechanic or operator » (51-52). 

Le « Connally » qui complète le nom de Pierre Gagnon est donc important s’il n’est révélé qu’à la fin du récit, juste avant l’aveu du meurtre et de la scène de domination qui l’a précédé. La révélation de ce patronyme montre dans quelle filiation s’inscrivait le « glorious cowboy », et le moment et le contexte d’où surgit cet aveu suggèrent que cette filiation n’est pas étrangère à la scène de domination qui suit.

Par ce rêve en anglais et la parole qu’il engendre, Gaston peut emprunter la langue et les traits de l’autre, ne reconnaître personne de sa famille, mais nommer les parents de Pierre (et ainsi tenter de s’inscrire dans cette filiation par un jeu de miroir). L’anglais permet aussi le surgissement d’une grande violence à l’endroit de la mère, créant l’image d’un « dragonfly » qui la dévore (l’équivalent français, « libellule », est connoté différemment, comme je l’ai souligné précédemment). Une fois tous les secrets révélés, on peut aussi constater à rebours que le rêve en anglais permet une profanation de l’héritage canadien-français auquel la mère est associée, ce qui se donne à voir par le nom « mum » dont Gaston l’affuble, mais aussi parce qu’il la fait parler en anglais. Surtout, cela se manifeste par une parole de Pierre qui se trouve déplacée comme signifiant dans le rêve, un « son of a bitch » dont Gaston se désigne lui-même, notamment lorsqu’il frappe à la porte de la maison, dans ce qui constitue d’ailleurs une confession partielle puisqu’il laisse échapper des détails de son crime : « look at your son of a bitch / don’t let him shout in the streets / look mum / look at the blood / look at the hands / look at the stones » (29)21. En se traitant de ce nom (ou en plaçant ensuite ces mots dans la bouche de sa mère), Gaston peut l’injurier elle aussi (la « bitch » dont il est le fils). En somme, ce n’est qu’en faisant parler sa mère (tel qu’elle lui a parlé dans le rêve, où se manifestent des désirs et où des souvenirs s’interprètent), et en jouant le rôle de Pierre Gagnon-Connally (en répétant les paroles qu’il lui a adressées le jour de sa mort), que Gaston peut en venir à dévoiler la vérité sur son passé.

Entre le singulier et le collectif

Certains critiques ont constaté qu’il pourrait bien y avoir une dimension « politique » à cette pièce québécoise écrite en anglais22. Mais puisque ce texte semble interroger l’« intime » ou se situer dans ce que Jeanne Bovet a appelé « une poétique déterritorialisée de l’intime » (Bovet, 2007, 61), la « conclusion » à laquelle elle arrive, c’est que, bien que l’on puisse analyser ce texte en fonction d’une lecture sociopolitique, « […] la valeur intime de la langue prime sur sa valeur sociale » (61)23. Pourtant, le savoir psychanalytique montre bien que cette question n’a pas à se poser, puisque le sujet est parlé, divisé et structuré par l’Autre. « C’est qu’autrui joue toujours dans la vie de l’individu le rôle d’un modèle, d’un objet, d’un associé ou d’un adversaire » (Freud, 1968, 83 [l’auteur souligne]), disait Freud. Ce que l’on nomme « l’individu » ou « la personne » n’existe que dans son rapport au semblable, comme le rappelle Gérard Pommier (Pommier, 1998, 37). Mais aussi, c’est à partir de traces mnésiques transmises d’une génération à l’autre par la structure du langage que se fonde le lien social. C’est donc par la langue avec laquelle on est parlé que l’on hérite dès lors d’une certaine mémoire qui nous dépasse.

Si, comme l’a écrit le sociologue Joseph-Yvon Thériault, « la langue est chargée de mémoire » (Thériault, 2002, 219), la mémoire collective au Québec est porteuse de conflits, de questions qui ne sont pas réglés. Cette pièce de Larry Tremblay, cet impossible « once upon a time » dont la poétique est travaillée par la mémoire, est un exemple très révélateur montrant comment les conflits, les enjeux et questions irrésolus qui traversent la mémoire nationale au Québec peuvent s’inscrire dans des pièces des « nouvelles dramaturgies » des trois dernières décennies, et ce, même au sein d’œuvres en apparence tournées vers « l’intime »24.

 

Bibliographie

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Freud, Sigmund. 1968 [1921]. « Psychologie collective et analyse du Moi » dans Essais de psychanalyse [nouvelle édition présentée par Dr. A. Hesnard, traduit par Dr. S. Jankélévitch]. Paris : Petite bibliothèque Payot, p. 83-175.

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Pontalis, J.B. 2001. Ce temps qui ne passe pas; suivi de Le compartiment de chemin de fer. Paris : Gallimard, coll. « Folio/essais », 230 p.

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Tremblay, Larry. 2005 [1995]. The Dragonfly of Chicoutimi, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Territoires », 204 p.

Ubersfeld, Anne. 1982 [1978]. Lire le théâtre. Paris : Messidor/Éditions sociales, coll. « Essentiel », 302 p.

 

Pour citer cet article: 

Philippe, Céline. 2014. « The Dragonfly of Chicoutimi, ou le théâtre d’une mémoire singulière et collective », Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/philippe-20> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, p. 63-75.