La sacralisation capillaire : le cas de la (dé)tresse dans «  La Chevelure  » de Guy de Maupassant

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Cachée, exhibée, allongée, teinte, rasée ou coupée, les multiples modifications apportées à la chevelure tout au cours de l’Histoire dénotent d’une puissance intrinsèque à la capillarité qui a nourri et continue certainement d’enrichir les imaginaires qui lui sont associés. Si les cheveux se font l’instrument d’une démonstration d’appartenance sociale, politique, esthétique, culturelle, voire idéologique, force est de constater que ceux-ci, prolongements de l’existence humaine, détiennent une capacité de dire qui fut récupérée en masse par les religions, les mythologies et les cosmogonies. Le Premier Testament lui-même, dans le récit de Samson et Dalila, affirme que les longs cheveux du jeune homme sont le symbole de la force physique de ce dernier, puisqu’ils représentent sa dévotion à Dieu (Jg 16,17). Cette potentialité capillaire, ultimement investie à même la culture, est finalement recyclée dans les productions littéraires de périodes variées. Ainsi la blondeur archétypale d’Iseut; ainsi la longue chevelure de Raiponce chez les frères Grimm; ainsi la rousseur de la Nana zolienne; ainsi la chevelure cachée sous le voile béguinal de Rodenbach. Ces représentations capillaires multiples et diachroniques témoignent bien des tentatives des auteurs et des autrices à évoquer, grâce aux cheveux, une certaine réalité qui les dépasse : ces productions littéraires s’inscrivent indéniablement dans une tradition sacralisante des cheveux comme puissance symbolique. Il est clair que les imaginaires capillaires font surgir dans la pensée collective « un plan ou une source de réalité distincte, séparée, non disponible, voire inaccessible et interdite, qu’il appartient à la conscience puis à la culture d’identifier, de stabiliser, de nommer, de préserver, de consacrer, de célébrer, d’instrumentaliser pour en obtenir des effets » (Wunenburger 2019, 10).

Héritier de toutes ces conceptions capillaires et étant lui-même en activité dans un siècle littéraire qui prise la tresse1 comme motif narratif, Guy de Maupassant, par l’écriture de « La Chevelure », poursuit également ce travail de sacralisation capillaire qui se perpétue depuis des siècles. Dans cette nouvelle fantastique, le romancier narre la vie d’un collectionneur obsédé par le passé, puisque terrifié par le futur. Ce dernier voit dans les vieux objets une manière de suspendre la progression du temps et, du même fait, de retarder sa fin inévitable : « le passé m’attire, le présent m’effraye parce que l’avenir c’est la mort » (Maupassant 1973, 241). Alors qu’il ajoute un meuble vénitien à sa collection, il découvre que l’un de ses tiroirs abrite une longue tresse blonde. Immédiatement envoûté par cette chevelure et fou de désir pour celle-ci, le collectionneur s’enfonce de plus en plus dans la folie alors que le spectre de la femme à qui appartenait la tresse se met à le rejoindre chaque soir. Sa passion déviante pour la tresse est néanmoins découverte et il est finalement envoyé à l’asile. Avec ce court récit, l’écrivain fait de la tresse féminine un objet de sens à la fois intime et social qui trouble l’ordre narratif par la puissance supra-humaine accordée à la chevelure et par l’ouverture des possibles qu’elle suggère. En effet, si cette chevelure se dévoile comme le lien entre le monde des morts et le monde des vivants lui permettant de lui faire oublier l’idée de la mort qui le guette, c’est précisément cette dualité qui mènera le protagoniste à sa fin.

La tresse, ou le pont vers l’Idéal

Dès le début de la nouvelle, nous comprenons que le protagoniste fait l’expérience des objets de façon assez singulière2. Si les antiquités l’attirent, c’est surtout car il peut s’ouvrir à une forme d’affectivité et de sensibilité à leur contact. Loin de seulement être fasciné par les anciens objets, c’est surtout l’accès à la rêverie que ceux-ci permettent qui anime le collectionneur. C’est en observant ses trouvailles qu’il peut s’imaginer la vie des femmes à qui appartenaient ces objets, femmes par lesquelles il est vraisemblablement habité, voire hanté : « Comme j’aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare! Elle est morte! Je suis possédé par le désir des femmes d’autrefois; j’aime, de loin, toutes celles qui ont aimé! » (Maupassant 1973, 241) De l’objet collectionné à la femme qui le possédait autrefois, il ne faut qu’un pas, puisque, pour cet homme, « chaque meuble ou bijou devient [...], dans une imagination morbide qui tend déjà au fétichisme, le substitut métonymique de son utilisatrice » (Tourette 2022, 111).

Si la fascination pour ces femmes d’antan qu’entretient le protagoniste passe bien par un glissement affectif de l’objet collectionné à l’être humain à qui il appartenait, le traitement réservé à la tresse découverte dans le tiroir du meuble vénitien se trouve à être légèrement différent. Cette chevelure, qui, pour le protagoniste, fait tout de suite office de référent à la femme défunte à qui elle a appartenu, en vient d’autant plus à absorber l’être de celle-ci. Plus qu’un glissement métonymique, c’est un véritable flou ontologique qui prend place entre la tresse et la personne qui l’arborait, puisque, pour le collectionneur, c’était « comme si quelque chose de l’âme fût resté caché dedans » (Maupassant 1973, 245). La tresse, si elle est d’emblée présentée comme la « relique » (244) d’une femme défunte, subit d’autant plus un traitement synecdochique. Pour le protagoniste, le fragment devient le tout. Même si la tresse témoigne de la subdivision de la femme à qui elle appartenait, cette fragmentation effectuée sous le signe de la relique révèle pourtant que la morte « reste tout entier égal[e] à [elle]-même dans chacune de ses parties. » (Durkheim 1968, 328) C’est précisément ce qui crée ici une tension dramatique en faisant de cette chevelure un topos où coexistent et s’entremêlent deux isotopies3 fondamentales à l’économie narrative de la nouvelle, soit la vie et la mort, qui s’incarnent à travers les couples présence/absence, matériel/immatériel, passé/présent. Si, biologiquement, le cheveu est une « matière qui meurt, à plus ou moins long terme, faute de système nerveux au moment où elle se détache du corps » (Noireau 2009, 16), le protagoniste est immédiatement intrigué par la vitalité immuable et improbable de « cette chevelure [qui] fut demeurée ainsi, alors qu’il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née » (Maupassant 1973, 244). Cette tresse se veut effectivement être la présence d’une absence, le signe sépulcral d’un restant de vitalité.

L’expérience particulière que le protagoniste fait des objets du passé l’amène donc ultimement à appréhender la tresse différemment. Portant un regard sensible aux choses précieuses appartenant à un temps révolu, il arrive facilement à déceler en cette chevelure un sens caché, une manifestation qui excède la simple capillarité et qui prendra forme lors de la venue nocturne du spectre féminin à qui appartenait la tresse. Pour cet homme, qui, dès qu’il saisit la tresse, la manipule « doucement, presque religieusement » (244), la chevelure induit une transcendance du réel en rendant visible le monde immatériel du passé. La concrétude capillaire dépasse ainsi la réalité immédiate à laquelle le collectionneur est confronté, le mettant plutôt en relation avec « quelque chose de “tout autre”, qui [l’]arrache à [lui]-mêm[e] et [le] trouble » (Wunenburger 2019, 13), comme en témoigne l’obsession qu’il développe pour cette chevelure et les affects qui l’assaillent à sa vue : « Une émotion étrange me saisit. [...] [La chevelure] me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d’une caresse singulière, d’une caresse de morte. Je me sentais attendri comme si j’allais pleurer. » (Maupassant 1973, 244) Cette tresse renferme bien un spectre féminin, soit un contenu latent que l’homme n’arrive à déchiffrer qu’en s’abandonnant à sa passion pour la chevelure. Grâce à cette tresse prise comme relique, « quelque chose qui n’appartient pas à ce monde-ci [se] manifest[e] d’une manière apodictique. » (Eliade 1957, 30, l’auteur souligne) En reconnaissant à la tresse un surplus d’être s’expliquant par le résidu de vitalité qui l’imprègne, le collectionneur en vient à la consacrer en faisant d’elle une hiérophanie, soit un objet d’où surgit le sacré. À travers le regard maniaque du protagoniste, la tresse devient un élément qui structure son rapport au monde, un objet qui oriente toutes les futures actions de l’homme en le faisant basculer dans un univers fantasmatique et extraordinaire. Du coup, il n’est pas étonnant que le collectionneur, déjà fasciné par les choses d’autrefois, perçoive immédiatement cette tresse cachée dans un tiroir comme un objet faisant office de lien entre les cosmogonies du naturel et du surnaturel, du monde terrestre et du monde éthéré, car « tout ce qui est insolite, singulier, nouveau, parfait ou monstrueux devient un récipient pour les forces magico-religieuses. » (Eliade 1968, 25)

Cette chevelure hiérophanique se présente donc comme une porte vers une forme de vie supra-humaine et métaphysique, comme le révèle le fait que, suite à son premier contact avec la tresse, le collectionneur la range doucement dans son tiroir et « [s]’en [va] par les rues pour rêver » (Maupassant 1973, p. 245). En s’abandonnant à la tresse, le protagoniste déverrouille donc, par la rêverie, l’accès à une femme défunte Idéale qu’il peut alors faire sienne, cristallisant ce qu’il cherchait vainement à accomplir à travers la collection d’objets d’antan, c’est-à-dire oublier l’angoisse de sa propre mort inévitable : « J’éprouvais près d’elle un ravissement surhumain, la joie profonde, inexplicable de posséder l’Insaisissable, l’Invisible4, la Morte! » (248)

Or, bien que l’apparition de la défunte s’exécute sous le signe de l’Idéalité spectrale, cette revenante ne parvient pas à assumer entièrement le rôle de celle qui, par sa nature atemporelle, « arrêt[e] le temps, arrêt[e] l’heure » (242). L’apparition de la femme défunte, au contraire, rend visible une aporie textuelle en se présentant comme un être tout autant éthéré qu’incarné, ce qui causera finalement la perte du protagoniste. C’est précisément ce paradoxe qui tend de plus en plus à intensifier de manière maladive la sensualité et la sexualité du collectionneur :

[La chevelure] me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils? [...] [J]e l’emportai dans mon lit, et je me couchai, en la pressant sur mes lèvres, comme une maîtresse qu’on va posséder. Les morts reviennent! Elle est venue. Oui, je l’ai vue, je l’ai tenue, je l’ai eue, telle qu’elle était vivante autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre; et j’ai parcouru de mes caresses cette ligne ondulante et divine qui va de la gorge aux pieds en suivant toutes les courbes de la chair (247).

Le protagoniste expérimente donc le spectre par la rêverie et l’abstraction, mais aussi, de plus en plus, par une sensorialité exacerbée : le toucher et la vue sont effectivement surstimulés et témoignent du caractère très matériel de ce fantôme du passé. Si, grâce à la tresse hiérophanique, le collectionneur peut « glisser plus subtilement du concret à l’abstrait » (Tourette 2022, 111), l’idée fixe que fait naître chez le collectionneur cette chevelure d’antan le pousse toutefois à des excès affectifs où s’entremêlent spiritualité et érotisme, ce qui le conduira à la folie. D’ailleurs, suivant les écrits de Roussillon-Constanty, nous pouvons affirmer que, dans la littérature de fin de siècle, « les cheveux ont attiré une attention croissante en tant que foyer de tensions et de compromis parfois difficiles entre [...] sensualité et spiritualité. » (2009, 207) En effet, lorsque la tresse est enlevée au protagoniste et qu’il est jeté à l’asile, son désir pour la défunte et sa tresse ne peut que se révéler sous le signe d’un manque maintenant existentiel impossible à combler et dont la simple Idée, qui l’animait autrefois, en vient à le ronger de l’intérieur. Plutôt que le délivrer du fardeau de la mort, son « désir exaspéré » (Maupassant 1973, 248) le mène tout droit vers celle-ci : « Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante, Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l’Invisible, l’Impalpable, l’Insaisissable, l’Immatérielle Idée minait sa chair, buvait le sang, éteignait la vie » (239).

Dans cette nouvelle, la figure féminine est surtout marquée par l’ambiguïté. Si la hiérophanie capillaire permet au protagoniste d’avoir accès à son Idéal féminin en créant un lien entre le monde d’ici-bas et le monde de l’au-delà, le fantôme qui découle de la tresse se trouve aussi à être une source de destruction, voire un passage vers une vie infernale. En ce sens, la tresse de « La Chevelure » est d’abord « élue à un rôle de guide spirituel vers l’Idéal qu’elle ne parvient pas à assumer » (Lisca 2017, 21), ce qui causera la perte du protagoniste.

Cheveux et tabou : moteur de la détresse

La tresse, sacralisée par la dualité mort/vie qui réside en elle et qui ouvre les possibles en reliant deux cosmogonies — l’au-delà et l’ici-bas —, effectue d’autant plus un rapprochement entre Éros et Thanatos. Ce restant de vitalité à même la capillarité est effectivement ce qui permet au protagoniste de s’éveiller entièrement à l’amour érotique de la morte sans pour autant concevoir cette action comme étant purement perverse. Or, c’est bien cette déviance qui se trouve à être la raison de sa mise à l’asile, la doxa fictionnelle diagnostiquant à cet homme « une folie érotique et macabre » (Maupassant 1973, 239) qui déroge des règles sociales préétablies, puisqu’elle rapproche de trop près la sexualité et la mort pour tendre vers « une sorte de nécrophilie » (239). Effectivement, l’institution psychiatrique mise en scène dans la nouvelle accentue bien le fait que la tresse dont s’est épris le collectionneur est porteuse d’informations sur le rapport à l’ordre et aux normes sociales. Alors que, comme nous l’avons démontré précédemment, la chevelure se révèle être un objet de sens intime pour le collectionneur qui voit en elle un accès à l’Idéal, elle se dévoile également comme un objet de sens social en ce que l’imaginaire qu’elle évoque fait office d’écran pour les croyances, les valeurs et les représentations qui y convergent. Ainsi, l’imaginaire capillaire de la nouvelle peut être compris comme étant une dimension religieuse de la vie sociale en ce qu’il structure et ordonne la vie en société en y créant un espace signifiant de références communes. À cet effet,

l’institution du sens, quelle que soit sa forme, traditionnelle ou moderne, religieuse ou civile, ecclésiale ou sectaire, communautaire ou médiatique […] consiste à coder ce qui concerne la régulation des comportements, individuels ou collectifs, par la distinction du normal et de l’anormal, et partant, du nous et des autres (Lemieux et Meunier 1993, 131).

Le protagoniste, constamment dévoré par « le besoin confus, singulier, sensuel de tremper [ses] doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts » (Maupassant 1973, 246), cristallise ainsi l’acte de nécrophilie réprouvé socialement. Par cette déviance sexuelle, l’homme viole ainsi un tabou social instauré dès les premières phrases de la nouvelle et qui définit clairement un système d’interdictions religieuses appliquées à ce qui est considéré comme impur, soit ici le rapprochement entre la sexualité et la mortalité. À cet effet, la passion du protagoniste ne peut être atteinte qu’au prix d’une transgression de ce tabou, bouleversant du même fait l’ordre du monde fictionnel établi. Effectivement, au grand drame du protagoniste, ce ne sont que les femmes défuntes qui le font se sentir vivant, car elles lui font oublier un futur qui le terrifie. Le protagoniste déroge ainsi des codes et des règles instauré.es lorsqu’il s’abandonne à sa passion morbide pour la tresse. Il épouse par là le sacré de transgression, c’est-à-dire un sacré de dissolution des dogmes sociaux qui « fait toute sa place à l’expérience fusionnelle, à la transe, à l’extase » (Bromberger 2015). En ce sens, le sacré de transgression a une utilité double dans la nouvelle; il affirme à la fois la nécessité d’un interdit symbolisé par la tresse, mais aussi le besoin et le désir presque injonctif du protagoniste à le dépasser. Dans le texte, c’est par une transgression continue que le collectionneur en vient à expérimenter un contact direct avec le sacré et l’Idéal. Le protagoniste peut ainsi vivre une expérience à la fois extatique et sensuelle hors des règles et dégagée des normes établies : « je la sentais et la désirais encore; j’avais de nouveau le besoin impérieux de la reprendre, de la palper, de m’énerver jusqu’au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, délicieux » (Maupassant 1973, 246). Par cette déviance, le collectionneur médiatise la potentialité du passage d’un interdit redoutable à un interdit désirable (Bataille 1961), témoignant ainsi du fait que le drame du protagoniste ne peut avoir lieu dans la diégèse que parce qu’une censure sociale crée une tension entre désir intime et conformisme sociosymbolique.

En outre, selon les études ethnologiques de Makarius sur le tabou, ce dernier est efficace puisque son pouvoir est de châtier de manière surnaturelle toute transgression des interdits le concernant (1974). La nouvelle de Maupassant semble d’autant plus remotiver cette croyance associée au tabou en faisant de la folie pathologique du protagoniste une conséquence — toutefois jamais avérée — de cette violation, prolongeant ainsi l’effet fantastique déjà rendu présent par la nature indéterminée de la tresse et du spectre qui en découle. Dans « La Chevelure », la tresse, qui détient des propriétés surnaturelles, semble bien s’emparer des vivants lorsque ceux-ci entrent en contact avec elle. Elle les séduit, les rend fous, les vampirise; elle « min[e] la chair, b[oit] le sang, étein[t] la vie. » (Maupassant 1973, 239) Si le récit s’ouvre sur une prolepse décrivant le protagoniste à l’asile, fou et hanté par le souvenir de la chevelure, la nouvelle use de rhétorique en fermant le récit sur un parallélisme qui laisse penser que le cas du collectionneur n’est pas unique. Sa folie semble pouvoir être partagée, car elle s’inscrit sous le signe d’interdits sociaux communs dont les répercussions, que nous pouvons considérer comme étant surnaturelles, sont les mêmes pour tous.

Un des médecins observateurs, en manipulant la tresse à la fin de la nouvelle, éprouve des émotions dont l’intensité résonne avec celles que ressent le protagoniste : « Et je restai le cœur battant de dégoût et d’envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d’envie comme devant la tentation d’une chose infâme et mystérieuse » (Maupassant 1973, 249). Un implicite est alors rendu visible pour le lectorat : la tresse est un objet tabou non seulement car son mystère ouvre les portes au rapprochement entre le désir et la mort, mais surtout car elle fait ainsi appel à tout un imaginaire religieux qui structure un rapport au monde dans lequel la chevelure féminine, métaphore de la femme fatale, marque la force corruptrice de la Femme. Les pensées de ce médecin qui est déjà aux prises avec un conflit d’esprit dès le moment où la tresse frôle sa peau révèlent bien la fascination quasi envoûtante et surnaturelle attribuée à la chevelure féminine. Le collectionneur, avant même de trouver la tresse, ne porte-t-il pas lui aussi ce même propos en certifiant qu’« on regarde un objet et, peu à peu, il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme le ferait un visage de femme » (242) ? En ce sens, le discours sur la féminité partagé par les personnages masculins, et qui précède même l’arrivée de la tresse dans le récit, véhicule bien une perception défavorable, et surtout socialement partagée, de la femme. La doxa romanesque semble se servir de l’interdit que représente la tresse, figure incitant à l’alliance de l’érotisme et de la mortalité, pour mieux rendre la femme responsable de cette association immorale. Dès lors, elle est la seule responsable de ce tabou, elle est une tentatrice, une corruptrice et une séductrice. En fait, « son dénigrement est la conséquence d’une attente déçue : mythifiée et chargée d’attributs divins, la femme garde une énigme, mais révèle les faiblesses physiques de tout être humain. » (Lisca 2017, 21) Avec Carol Rifelj, nous pouvons affirmer que le récit de Maupassant s’inscrit bien dans « une longue tradition [qui] associe la chevelure des femmes à la luxure, au péché et au désir » (2014, 89). Ainsi, la nouvelle met bien en scène un imaginaire de la femme diabolique qui est rendue responsable des faiblesses des hommes par leur ensorcellement.

Que la tresse soit habitée par le spectre d’une femme morte ou non, elle illustre certainement la potentialité de porter atteinte non seulement à un cosmos extérieur en remettant en question les normes sociales qui récusent le rapprochement de la sexualité et de la mort, mais aussi à une santé psychologique interne en faisant perdre aux hommes le contrôle de leurs affects, les menant de ce fait à leur propre perte. La tresse considérée comme tabou construit donc une illusion nécessaire à la structure symbolique religieuse de l’univers de la diégèse, parce que l’interdiction qu’elle représente est un rappel de la puissante « étrangeté des choses humaines » comme étant « la pente naturelle qui conduit à un autre monde, un monde hanté » (Dubois 2000, p. 270).

***

La tresse, dans la nouvelle « La Chevelure » de Maupassant, s’inscrit bien dans une logique religieuse en faisant voir les structures de sens qu’elle permet d’exploiter de manière fictionnelle, que cela soit à un niveau psychologique ou sociétal. À travers le regard d’un homme fasciné par les choses du passé, la tresse se dévoile comme une hiérophanie, comme un passage vers une Idéalité spectrale qui permet, par sa nature atemporelle, de nier un futur mortifère. Elle est aussi le lieu où peuvent se déverser une sensualité, un érotisme et une sexualité. C’est ce qui conduit néanmoins le protagoniste vers une folie obsessive et maladive. D’ailleurs, le spectre qui réside au cœur même de la capillarité, bien qu’il représente pour le collectionneur un vitalisme qui atténue sa perversion sexuelle, est aussi le motif de sa condamnation à l’asile. Le rapprochement entre Éros et Thanatos qu’effectue le protagoniste alors qu’il s’éprend de la tresse est la preuve d’une déviance sexuelle et morale qui viole un tabou social, celui de la nécrophilie. Alors que les fantasmes de l’homme semblent se réaliser précisément par ce geste transgressif nécrophile qui crée en lui un sentiment d’extase le connectant au sacré, la force symbolique de cet interdit semble se refléter et se concrétiser à travers la folie du protagoniste. Cette dernière, que le texte suggère être partageable dès lors que l’on touche la tresse, fait d’autant plus voir que le tabou capillaire se matérialise ultimement par la féminité fatale associée à la tresse.

L’accent mis sur les cheveux dans la fiction est loin d’être un choix arbitraire. Plus largement, dans les œuvres du XIXe siècle, ils deviennent un véritable langage que les auteurs récupèrent pour créer une grande richesse de sens. Maupassant est loin d’être le seul à se servir du pouvoir évocateur des cheveux; avant lui, Balzac n’avait-il pas écrit que la toilette au sens large est « une manifestation constante de la pensée intime, un langage, un symbole » (1976, 328)? Les cheveux livrent bien des messages. Si les grands auteurs réalistes utilisent surtout la chevelure pour exprimer une personnalité, un tempérament, voire un statut social, il n’en reste pas moins que sa prospérité symbolique peut aussi faire de la capillarité une composante qui tresse entièrement le récit, devenant ainsi son moteur principal.
 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Archambault, Sophie. 2024. « La sacralisation capillaire : le cas de la (dé)tresse dans "La Chevelure" de Guy de Maupassant », Postures, Dossier « De la création par le verbe à la mort de Dieu : Littérature et spiritualité », no. 39, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/archambault-39> (Consulté le xx / xx/ xxxx).