Dans les marges de l’infanticide. Étude de l’(a)fictionnalisation de l’affaire Cédrika Provencher dans Je t’aime beaucoup cependant de Simon Boulerice

Article au format PDF: 

Mise en garde (TW) : cet article porte sur une œuvre qui met en scène un infanticide; certains passages cités dans le corps du texte pourraient heurter la sensibilité des lecteur·rice·s.

 

Les romancier·ère·s contemporain·e·s, sous l’influence de « l’objectif réel1 » qui, depuis les années 80, caractérise nombre de pratiques littéraires selon Bruno Blanckeman (2010), font montre d’un engouement indéniable pour la mise en récit de faits divers2 et, à plus forte raison, de faits divers ayant pour objet des infanticides3. L’intérêt de ces auteur·e·s pour la fictionnalisation de faits divers n’a, en soi, rien d’étonnant : comme l’a montré Philippe Hamon dans un article fondateur (1997), il s’inscrit dans une tradition romanesque qui remonte au XIXe siècle, bien que les fictions contemporaines se distinguent nettement de celles des romancier·ère·s réalistes de l’époque4. C’est plutôt la prédilection des auteur·e·s pour les récits d’infanticides qui a de quoi surprendre : nous sommes en effet en droit de nous interroger sur les motivations d’une telle fascination pour les meurtres d’enfants. Selon Émilie Brière, cette prédilection peut être expliquée de deux façons : d’une part, « [l]es actes de violence commis à l’égard d’enfants […] constituent dans l’imaginaire social contemporain la manifestation la plus bouleversante et extrême de barbarie » (2009, 162), une manifestation qui stimule un fort désir de fictionnalisation chez les écrivain·e·s du fait de sa « causalité [largement] aberrante5 », pour reprendre en la modifiant la formule barthésienne. D’autre part, comme le soulève également Brière, « [d]ans la presse, le récit de ce type de crime dépasse bien souvent le simple entrefilet; objets d’une attention médiatique soutenue, ces faits divers sont rapidement promus au rang d’“affaires”, ce qui les rend […] aptes à servir de canevas à un futur roman » (2009, 162-163). Ce constat est partagé par Laeticia Gonon, qui souligne que l’une des caractéristiques distinctives du récit de fait divers contemporain réside dans son rapport critique avec le discours journalistique : « Les écrivains ont à présent le “soupçon” chevillé à la plume : il ne s’agit plus de dissoudre le texte du journal dans une narration omnisciente qui n’en garde rien, sinon l’intrigue, mais d’interroger la langue même qui le narre. » (2018, 3) Or plus ce discours journalistique est dense, plus il devient aisé pour le récit de fait divers de s’en emparer pour en proposer la critique. Les récits d’infanticides, largement rapportés par la presse et par les autres plateformes médiatiques, comportent ainsi une matière fort attrayante pour le discours critique des fictions contemporaines du fait divers. Ils exaltent également, par leur « causalité “troublée” » (Dion citant Barthes 2018, 154) et par la masse documentaire qui les accompagne, l’imaginaire des écrivain·e·s, ce qui explique en partie leur prolifération dans les champs littéraires français et, plus récemment, québécois.

Si ce sont surtout des auteur·e·s français·e·s qui se sont penché·e·s sur de telles « affaires » au cours des dernières décennies, nous observons que cet intérêt se manifeste désormais dans le champ littéraire québécois et notamment, dans l’œuvre du prolifique romancier Simon Boulerice. Depuis les cinq dernières années, ce dernier a effectivement publié non pas un, mais bien deux romans jeunesse inspirés de faits divers ayant chacun pour objet un infanticide réel survenu au cours du XXIe siècle : avec L’Enfant mascara (2016), Boulerice reprenait le récit du meurtre de Leticia (née Lawrence) King, une jeune transgenre de quinze ans ayant été tuée en 2008 par l’un de ses compagnons de classe, à cause de son orientation sexuelle et de son identité de genre; puis, avec Je t’aime beaucoup cependant (2018), c’est à un fait divers marquant de l’imaginaire collectif québécois que s’attaquait l’auteur. Cette œuvre – qui nous intéressera tout particulièrement dans la suite de l'article – tire sa substance narrative du deuil de Mégane McKenzie, la meilleure amie de Cédrika Provencher, dont la disparition et le meurtre – encore à ce jour non élucidés – figurent parmi les drames les plus sombres de la société québécoise contemporaine. Ces deux romans ont en commun la chaleureuse réception dont ils ont fait l’objet : les deux œuvres ont reçu un accueil très favorable au moment de leur parution6. Malgré son appropriation d'histoires réelles d’infanticide, et contrairement à certain·e·s de ses homologues français·e·s7, Simon Boulerice n’a ainsi fait l’objet d’aucunes représailles dans les sphères médiatique, juridique et critique du Québec. Or sachant combien l’affaire Cédrika Provencher a occupé l’imaginaire collectif des Québécois·e·s depuis la disparition de la jeune fille en 2007, en plus d’avoir défrayé la chronique tout au long de l’enquête ayant mené à la découverte de ses ossements en décembre 2015, il convient de remettre en question les fondements de cette réception éminemment positive de Je t’aime beaucoup cependant dans le champ littéraire québécois : pourquoi ce récit d’infanticide est-il resté sans procès, alors que sont souvent condamnées juridiquement en France des œuvres portant sur les mêmes types de crimes? Se pourrait-il que la forme du récit soit responsable de cette réception somme toute positive de l’œuvre? Afin de répondre à ces questions, nous nous pencherons sur trois procédés d’(a)fictionnalisation de l’affaire Cédrika Provencher mis en œuvre par Boulerice dans son roman – à savoir son usage de la forme du roman à clés, son refus de proposer une interprétation inédite de l’affaire et sa fictionnalisation subjective de la famille Provencher. Cette approche nous permettra de montrer la pudique fictionnalisation à laquelle se livre l’auteur dans sa mise en récit du fait divers – laquelle, pensons-nous, est à la source du peu de bruit qu’a fait l’œuvre dans les sphères médiatiques, juridiques et critiques lors de sa parution –, tout comme elle nous permettra de mettre au jour ce que propose, au-delà d’une simple réécriture des faits, la fiction de cet auteur.

Autour des origines du roman

L'affaire Cédrika Provencher

Avant de plonger dans l’analyse du roman de Boulerice, il convient de rappeler brièvement les circonstances de l’affaire Cédrika Provencher8, de même que le contexte de sa mise en récit par Boulerice, quelque 11 ans plus tard. Cédrika Provencher a été portée disparue le 31 juillet 2007 alors qu’elle était âgée de neuf ans. Elle aurait été aperçue le même jour cherchant un chien égaré, près du parc de la rue Chapais, dans son quartier de Trois-Rivières, où elle était sortie jouer en soirée. Des témoins auraient également aperçu dans les alentours, quelques jours plus tôt, une voiture rouge de marque Acura fort suspecte, et d’autres enfants auraient été approchés par un homme cherchant un chien le jour de la disparition de la jeune fille, bien que l’enquête entourant ces deux observations n’ait donné lieu à aucune arrestation9. Malgré de nombreuses recherches et une large couverture médiatique, la Trifluvienne n’est retrouvée qu’en décembre 2015, lorsque trois chasseurs découvrent ses ossements dans un secteur boisé situé à l’est de Trois-Rivières, près de la voie de desserte de l’autoroute 40. C’est à cette époque que Mégane McKenzie, une amie de Cédrika Provencher, accorde une entrevue à la chaîne de nouvelles en continu LCN, laquelle attire tout particulièrement l’attention de Boulerice10. À la suite de cette entrevue, l’auteur aurait contacté Mégane McKenzie afin de discuter avec elle de son amitié avec la disparue et de son deuil dans le but annoncé d’en faire un roman, ce que la jeune femme aurait accepté sans broncher, donnant ainsi carte blanche au romancier pour se réapproprier, dans la fiction, cette sensible matière biographique.

De l'affaire au roman : un lien ambigu

Bien que l’on puisse arguer que cette décision n’ait été motivée que par des considérations commerciales ou juridiques, Boulerice, dans la foulée des auteur·e·s de récits de fait divers qui lui sont contemporain·e·s, n’a pas cherché à taire l’origine factuelle de son roman : une note insérée à la toute fin de celui-ci indique clairement que c’est du témoignage offert par Mégane McKenzie à la chaîne de nouvelles LCN et des entretiens qu’elle lui a accordés qu’il s’est inspiré pour écrire son œuvre11. Dans cette même note, il souligne également avoir reproduit librement des citations tirées « d’articles du site TVA Nouvelles sur l’affaire Cédrika Provencher » (JTBC, 259), ce qui témoigne encore une fois d’un certain souci de transparence. Mais, concernant l’appropriation par l’écrivain des faits entourant la disparition et le meurtre de Cédrika Provencher, le discours de celui-ci se fait plus ambigu : tandis que la quatrième de couverture du roman fait nettement état d’une mise en récit de l’affaire dans l’œuvre12, la note de fin de texte, au même titre que les propos tenus par le romancier dans les entrevues qui ont suivi la parution du roman, cherche plutôt à mettre à distance cette origine réelle de la fiction. Dans la note de fin, le romancier désigne en effet son texte comme une « œuvre de fiction n’ayant rien à voir avec la réalité de la famille ou de la vie de Cédrika » (JTBC, 259, nous soulignons13), tandis qu’en entrevue, il indique « [avoir cherché à] sortir de l’histoire de Cédrika, sans ambiguïtés » (Boulerice cité dans Tremblay 2018, n.p.) et « [s’être] inspiré du destin tragique de Cédrika et du témoignage bouleversant de Mégane, mais [en prenant] des distances pour en faire son livre, qui n’est pas un récit ou un compte-rendu des faits, mais bien une œuvre de fiction » (Boulerice paraphrasé dans Bornais 2018, n.p.). Or si Je t’aime beaucoup cependant se donne à lire comme une pure fiction tel que l’indiquent l’auteur et la notation générique trouvée sur la page de garde de l’œuvre, qui revendique sa qualité de « roman », celle-ci est néanmoins fondée sur le devenir adulte d’une enfant réelle ayant occupé les coulisses de l’affaire Cédrika Provencher. Considérant ces paradoxes, nous pensons que, dans Je t’aime beaucoup cependant, les rapports entre fiction et faction sont beaucoup plus complexes que ne l’a laissé entendre le romancier et qu’ils demandent, par conséquent, à être étroitement observés.

De quelques procédés de fictionnalisation dans Je t’aime beaucoup cependant

1) La forme du roman à clés

Avec Je t’aime beaucoup cependant, Boulerice propose une mise en récit du fait divers qui s’éloigne significativement des pratiques romanesques de ses contemporain·e·s. Contrairement à nombre de fictions récentes, qui exposent souvent leur origine factuelle au sein même de leurs trames narratives14, cette fiction se présente en effet sous la forme d’un roman à clés dans lequel les noms, les dates et les lieux de l’affaire Cédrika Provencher ont été modifiés. La forme privilégiée par Boulerice ébranle ainsi d’emblée l’édifice référentiel établi par ce dernier dans le paratexte. Or, compte tenu de ce même paratexte, qui expose de façon transparente la part de factualité du récit, un tel cryptage du réel peut sembler futile : pourquoi chercher à nier, dans le texte, tout ancrage dans le fait divers réel si la quatrième de couverture, de même que la note de fin, proposent toutes deux les « clés » permettant aux lecteur·rice·s de reconnaître, derrière le drame fictionnel, des personnes et des événements réels? Et quel rôle cet encryptage vient-il remplir dans la fictionnalisation pourtant assumée du réel qui a cours dans Je t’aime beaucoup cependant? Pour répondre à ces questions et pour cerner les motivations de l’emploi de la forme du roman à clés dans ce récit d’infanticide, il nous faut d’abord observer les effets des mécanismes d’encodage romanesque sur la mise en récit de l’affaire Cédrika Provencher, de même que les enjeux que ceux-ci soulèvent (ou écartent), d’un point de vue à la fois éthique, juridique et esthétique.

Fidèle en cela à nombre de romans jeunesse, le récit est porté par une narration autodiégétique dont la voix revient à Rosalie Bélanger – qui se veut le double fictif de Mégane McKenzie –, laquelle s’adresse à sa meilleure amie disparue, Annie-Claude Murray – le double fictif de Cédrika Provencher. Rosalie raconte à cette dernière l’impact de sa disparition (et de la découverte de ses ossements) sur son enfance et son adolescence, le personnage s’apprêtant, lorsque débute le récit, à fêter ses dix-huit ans. L’œuvre met ainsi à distance dès ses premières lignes les personnes réelles que sont Mégane McKenzie et Cédrika Provencher en évitant d’employer leurs véritables noms, ce qui permet à la fois au romancier de libérer ses personnages des contraintes du discours biographique et de se prémunir contre toute éventuelle attaque face à son appropriation – que d’aucuns pourraient qualifier d’illégitime – de l’infanticide. Il en va de même pour le traitement des désignations toponymiques et calendaires marquantes du fait divers dont s’inspire le roman, car aucun rapport d’homonymie n’est établi entre les lieux et les dates qui encadrent le récit fictif de la disparition d’Annie-Claude et ceux tirés de l’affaire Cédrika Provencher : dans le roman, le rapt de l’enfant se produit un 7 février plutôt qu’un 31 juillet, et à Magog, plutôt qu’à Trois-Rivières.

Malgré cette distanciation d’avec le fait divers, force est de constater que le récit renvoie à l’affaire Cédrika Provencher. L’affaire Annie-Claude Murray se présente effectivement comme un miroir inversé de celle-ci : alors que Cédrika Provencher est disparue au cours de l’été, c’est en hiver que son avatar littéraire est porté disparu (JTBC, 53); tandis que c’est le père de Cédrika Provencher qui a le plus occupé les discours médiatiques lors de son enlèvement (voir Marceau [aut.] et Côté [réal.] 2017), c’est plutôt à la mère d’Annie-Claude Murray que revient le devant de la scène médiatique dans le roman (JTBC, 162; 222); si Cédrika Provencher avait une grande sœur (voir Marceau [aut.] et Côté [réal.] 2017), c’est un grand frère que possède le personnage d’Annie-Claude (JTBC, 160) et ainsi de suite. La consonance anglophone ou québécoise des patronymes des deux jeunes filles se trouve également inversée : de Mégane McKenzie et de Cédrika Provencher, l’auteur passe à Rosalie Bélanger et à Annie-Claude Murray. Par ailleurs, les éléments « caractéristiques » de la disparition et de la découverte des ossements de la jeune Trifluvienne sont quant à eux maintenus et retranscrits tels quels dans la fiction : Annie-Claude est enlevée après qu’un homme lui ait demandé de l’aider à retrouver son chien (JTBC, 34; 53; 90; 224), une Acura rouge est aperçue par des témoins lors de sa disparition (JTBC, 222) et les agents chargés de l’affaire se font reprocher la lenteur de leur réaction lors de la disparition de l’enfant (voir Marceau [aut.] et Côté [réal.] 2017 et JTBC, 224), pour ne nommer que ces quelques exemples. De fait, même s’il s’évertue à camoufler l’origine factuelle de son récit par son usage de la forme du roman à clés, l’auteur puise bel et bien les circonstances du drame vécu par le personnage de Rosalie dans l’affaire Cédrika Provencher. Or puisque ce ne sont que les noms, les lieux et les dates du drame – des informations qui permettraient autrement d’identifier clairement les individus que sont Cédrika Provencher et Mégane McKenzie selon la Loi sur la protection des renseignements personnels15 – qui subissent un travestissement, force est d’admettre qu’à l’instar de nombreuses fictions du fait divers, l’œuvre ne semble chercher qu’à « enrayer la machine juridique », pour le dire comme Robert Dion (2018, 76), par son usage de la forme du roman à clés et ne propose, nous le verrons, aucune perspective inédite sur l’affaire criminelle dont elle s’inspire.

2) Une pudique fictionnalisation

Comme en témoignent les nombreuses études regroupées par Anthony Glinoer et Michel Lacroix dans leur ouvrage Romans à clés. Les ambivalences du réel (2014), de nombreux romans à clés ont su proposer, depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, des perspectives inédites sur le réel. Ces nouvelles perspectives ont permis aux œuvres en question de dépasser l’« opération unique et invariable de cryptage onomastique, dont la lecture engendre une opération tout aussi unilatérale de décryptage » traditionnellement associée à ce genre pour instaurer « un jeu avec les postulations de fictionnalité et non pas un blocage du sens » (Glinoer et Lacroix 2014, 10). Dans Je t’aime beaucoup cependant, il en va un peu différemment. Si l’auteur reprend bel et bien dans son roman certains des éléments de l’affaire Cédrika Provencher, celle-ci joue néanmoins un rôle secondaire dans le récit livré par la fiction et n’offre aucune vision renouvelée de l’événement. Ce roman jeunesse se présente en effet comme un roman de formation : le traumatisme que produit l’enlèvement marque la première incursion du personnage de Rosalie-enfant dans les réalités sordides du monde des adultes, tandis que les événements quotidiens du présent de la narration conduisent Rosalie, devenue adulte, à se souvenir de l’influence de la disparition de son amie sur le développement de sa propre individualité. Ces souvenirs permettent alors à Rosalie de faire le (double) deuil de son enfance – c’est à la fois avec l’enfance d’Annie-Claude et avec la sienne propre que le personnage rompt – pour finalement conclure, à la fin du récit, sur son avenir de jeune adulte émancipée. Le roman ne s’intéresse donc pas, comme c’est le cas dans nombre de fictions tirées de fait divers, aux protagonistes du drame (qu’il s’agisse de la victime ou de l’agresseur·euse), au déroulement de l’infanticide ou à l’enquête qui a suivi le crime, mais bien aux effets de la disparition et du meurtre de l’enfant sur l’entrée dans l’âge adulte de sa meilleure amie. Les réflexions liées à l’infanticide sont donc toujours présentées en parallèle avec le quotidien fictif de la jeune adulte qu’est Rosalie16, lequel acquiert une importance égale, sinon supérieure, au récit de fait divers, à mesure que le personnage se libère du poids de son deuil et de sa culpabilité face à la disparition de son amie. De ce fait, et contrairement à plusieurs fictions contemporaines du fait divers qui, comme l’a montré Frédérique Toudoire-Surlapierre, visent souvent à complexifier, par les nouveaux soupçons qu’elles mettent en scène, la dissonance cognitive qui accompagne de tels événements (2019, 9-27), le roman de Boulerice se refuse quant à lui à toute interprétation de l’affaire : c’est véritablement le devenir adulte du personnage de Rosalie qui prime dans la fiction. La compréhension des crimes que représentent l’enlèvement et le meurtre de l’enfant, voire leur potentielle résolution, ne font l’objet que d’une pudique fictionnalisation.

Observons quelques éléments de l’affaire qui sont repris dans la fiction. Déjà, nous l’avons vu, les circonstances de l’enlèvement et du meurtre du personnage d’Annie-Claude correspondent en tous points à celles de l’affaire Cédrika Provencher. Ensuite, tandis que la question des suspects se présentait comme fondamentale dans le discours journalistique qui a entouré le fait divers, le romancier se montre pour sa part réticent à la mettre en scène dans sa fiction : alors qu’à trois reprises, la narratrice rapporte des discussions menées avec des proches à propos de l’identité du coupable, ces trois conversations achoppent, le personnage parvenant toujours à éviter de répondre aux questions qui lui sont adressées (JTBC, 62-63; 88 et 247). Cette esquive, tout en permettant accessoirement au romancier de ne pas se lancer dans des accusations juridiquement problématiques, repousse ainsi au-dehors de l’œuvre les échos de l’enquête en plaçant le vécu de l’adolescente au centre des préoccupations du roman. Enfin, si dans le chapitre « La fin de l’espoir », la narratrice imagine la scène ayant mené au rapt de son amie et propose, par le fait même, une vision inédite du crime, cette interprétation se présente sous le signe de la simple conjecture, puisqu’elle se fonde uniquement sur la connaissance intime que le personnage avait de la disparue et donc, sur des réflexions n’ayant rien à voir avec les circonstances de sa disparition :

Je sens que c’est ce qui s’est passé. « Aurais-tu vu Brioche, jeune fille? C’est mon caniche. Je l’aime tant et je l’ai perdu ici. » Tu l’as aidé. C’est une évidence. Tu étais si généreuse. On te demandait de l’aide et tu accourais. […]

On va le retrouver, Brioche, monsieur. C’était où? Par ici? Dans le boisé? Je vous suis, je vous suis.

Brioche? Briooooooche? (JTBC, 225, l’auteur pour l’italique, nous soulignons.)

À la suite de cette scène, le romancier propose d’ailleurs une ellipse qui permet à la narratrice de mettre fin à cette périlleuse interprétation puisque Rosalie évoque un malaise profond vis-à-vis du drame, lequel l’empêche de poursuivre son récit de l’événement : « Je ne peux pas m’imaginer la suite sans vomir mes derniers repas. Neuf ans plus tard, tes ossements incarnent tout l’accablement de mon existence. » (JTBC, 226) Du fait de la primauté accordée au récit du personnage de Rosalie, qui rend caduc le besoin de proposer toute piste d’enquête, hypothèse ou conjecture qui déroge des faits connus de l’affaire Cédrika Provencher, le roman se cantonne donc aux limites prescrites par le discours factuel dans sa transposition de l’infanticide17, ce qui nous semble réduire l’intérêt du fait divers fictionnalisé à sa seule valeur d’intrigue.

3) Peindre les Provencher autrement : une fictionnalisation problématique ou une proposition esthétique?

Il ne faudrait toutefois pas croire que le roman ne fait pas preuve d’inventivité lorsqu’il peint les doubles des personnes réelles que sont Cédrika Provencher et sa famille. Le personnage d’Annie-Claude18 fait en effet l’objet de nombreux procédés de fictionnalisation. La narratrice lui accorde notamment une voix par le biais de dialogues rapportés entre guillemets ou en italique (JTBC, 35; 167; 172; 188; 225; 252). De nombreux souvenirs – qui n'ont, en apparence, rien à voir avec les souvenirs relatés par Mégane McKenzie ou par ses proches dans les médias19 – sont également évoqués par le personnage de Rosalie afin de donner une consistance au personnage dans la fiction. Pensons seulement, pour ne nommer que ces deux exemples, à la mention de l’obsession d’AnnieClaude pour le groupe N’SYNC, puis, pour le prince William (JTBC, 20), ou encore à mention de ses inventions ludiques :

C’est toi qui m’as appris à me pincer les lobes d’oreilles avec des épingles à linge pour évoquer des boucles. C’est comme si elles étaient percées, tu disais. Le sang ne circulait plus, mais nous avions de la prestance. On buvait des slushs dans des pailles grosses comme des tests de grossesse. Tu calais très vite en gonflant ton ventre. Je suis enceinte d’un bébé glacé. (JTBC, 167, l’auteur souligne.)

Si ces inventions nous semblent relativement bénignes quant à l’image enfantine qu’elles donnent à lire, d’autres nous semblent soulever des enjeux éthiques plus graves. La narratrice propose en effet une vision éminemment subjective – et négative – de l’enfant et de sa famille, laquelle s’éloigne de la neutralité jusqu’alors privilégiée dans l’œuvre. Annie-Claude est effectivement peinte comme une jeune fille « dépourvue de grâce » (JTBC, 29), mal élevée (JTBC, 29) et à l’hygiène douteuse (JTBC, 250), tandis que la narratrice ne cesse de souligner les tares qui faisaient de la jeune fille un paria auprès de leurs camarades : « […] tu t’en doutes : tout le monde riait de toi. Avec ta chevelure en laine d’acier, tes dents un peu jaunies et tes vêtements de seconde main, tu étais la petite risée de l’école. » (JTBC, 37) Un même regard subjectif est porté sur le personnage de la mère d’Annie-Claude, dont la narratrice critique à la fois les tares langagières et parentales. Rosalie souligne effectivement la pauvreté du niveau de langage de Maryse Murray :

C’est les mots de ta mère, dans l’article. « Je vais pouvoir entamer mon deuil. » […] « C’est la fin de l’espoir » et plus loin : « L’attente m’a épuisée. » Ce n’est pas le genre de mots de ta mère. Elle parlait tout croche, Maryse. Son langage me gênait. Cette pauvreté m’attristait. Être si jeune et pourtant en avoir tant conscience. On a pimpé ses citations, que je me dis. Ou alors c’est que ta mère a passé les neuf dernières années à lire George Sand. (JTBC, 59-60, nous soulignons.)

Ce trait particulier « gêne » et « attriste » la jeune fille qui, rappelons-le, étudie en Lettres et accorde à la parole et aux mots une grande importance. On perçoit ainsi le personnage de la mère à l'aune d'un discours éminemment péjoratif. Ce discours est maintenu lorsque Rosalie se remémore le passage d'Annie-Claude chez elle. Rosalie évoque alors le manque de discipline de son amie en l’associant à la pauvreté, financière cette fois, de Maryse Murray et à l’insouciance de cette dernière, lesquelles sont présentées dans l’œuvre comme de profondes lacunes parentales :

Tes chaussures étaient couvertes de boue, de gadoue. Je disais, mal à l’aise : Y faudrait qu’on enlève nos bottes en rentrant. Mais voilà le hic : tu n’en portais plus, de bottes. Depuis un mois, date à laquelle tes bottes avaient fendu, on ne te voyait plus qu’avec des espadrilles hors saison. Ta pauvreté étincelait dans l’entrée, chez moi. C’était un cas d’Armée du Salut, mais Maryse avait peut-être sa fierté. Comment gérer ça? Tu prenais ça comme une liberté. Avec des chaussures, ça va, ça passe. Maryse se foutait de son prélart, elle. Mais pas ma mère. (JTBC, 251-252, l’auteur souligne.)

Le romancier, qui semblait avoir cherché tout au long du récit à inscrire la description de ses personnages dans les traces du discours médiatique, s’écarte donc largement des propos tenus dans les journaux et donne à voir un tout autre portrait de la famille touchée par le drame que celui offert par les médias dans son œuvre. Pour comprendre la singularité de cette fictionnalisation, qui s’oppose drastiquement à la pudicité jusqu’à présent observée par l'auteur à l’égard des personnes réelles dont s’inspire son roman, il nous faut relever son rapport étroit à la mise en place d’un discours critique sur la fictionnalisation du réel qu’opère le récit.

Par ce portait éminemment subjectif de la famille victime de l’infanticide, Boulerice semble vouloir renverser l’image « idyllique » généralement privilégiée par le discours médiatique dans sa représentation des victimes pour en proposer une plus « authentique », parce que plus transparente, et donc, plus « poétique ». C’est du moins ce que nous permettent d’affirmer, en deux endroits, les propos tenus par le personnage de Rosalie. D’une part, la narratrice critique ouvertement l’idéalisation post mortem dont son amie a fait l’objet dans les discours de ses ancien·ne·s camarades de classe, alors que ceux·elles-ci font justement son éloge dans des termes similaires à ceux qui ont été employés pour décrire Cédrika Provencher dans les journaux québécois20 :

Les collègues de classe : des visages à deux faces. De faux amis. Oh, la superbe hypocrisie. Notre chère Annie-Claude, c’est terrible. Elle était si gentille, elle était si douce, elle était si bonne. C’est impossible. Elle méritait pas ça, oh non, pas ça. On te traitait de rejet dans ton dos, et même dans ta face. On ne se gênait pas pour dire que tu étais gênante. Tu dérangeais avec ta chevelure hirsute et tes vêtements de seconde main. Tu t’habillais en usagé et j’étais la seule à ne pas y lire ta pauvreté. (JTBC, 232, l’auteur souligne.)

En révélant la duplicité des propos de ses camarades de classe, le personnage de Rosalie critique ainsi le phénomène de valorisation qui entoure souvent, tant dans la fiction que dans le discours des médias, les victimes des infanticides. Or la narratrice, et c’est là que nous semble résider le motif de la perspective inédite qui nous est donnée à lire, revendique également, d’autre part, la « poésie » des qualités marginales de son amie. Alors que les « tares » d’Annie-Claude sont omises dans le discours de ses camarades de classe, Rosalie s’appuie singulièrement sur celles-ci pour défendre la « beauté » de la disparue :

Dans Chronique de la dérive douce, Dany Laferrière parle d’une amie, Nathalie, qui lève le nez sur les mots de Lorca. Elle dit détester les poètes qui parlent toujours de fleurs, jamais de pets. Je suis comme cette Nathalie : j’en ai plein le cul qu’on vibre à la vue des hortensias et des camélias. Et les chlamydias, elles? Ce n’est pas parce que tu n’es pas une fleur que tu n’as rien de rafraîchissant à raconter. Ç’a toujours été ma devise. À partir de toi, Annie-Claude. Tu étais une enfant dépourvue de grâce. Bien plus que moi. À tes côtés, j’avais une élégance considérable. Tu rotais et pétais sans t’excuser, et à mes yeux, tu demeures l’incarnation de la poésie. (Oui, je suis bien consciente qu’une chlamydia est une ITS. Mais justement, en quoi une infection transmise sexuellement serait obligatoirement disqualifiée au tribunal de ce qui est poétique ou de ce qui ne l’est pas? Je ne me souhaite pas de chlamydia […], mais voir de la beauté dans ce qui en est dépourvu, à la base, ça me parle. (JTBC, 29)

À la suite de ces observations, nous déduisons qu’en mettant à mal le portrait de la famille Murray, le roman cherche non pas à discréditer la famille victime du drame mais à se distinguer du discours médiatique et de ses omissions pour proposer, sous l’impulsion de la logique esthétique défendue par le personnage de Rosalie, un versant plus négatif, quoi que plus « vrai », à la représentation de la famille Provencher. Ce même portrait acquiert alors, toujours selon l’esthétique revendiquée par la narratrice, une forte valeur poétique au sein de l’œuvre; or puisqu’elle se trouve située en plein cœur d’une œuvre inspirée d’un fait divers ayant pour objet un infanticide, cette défense de la poésie des choses infâmes nous semble loin d’être anodine. Comme nous le verrons, en guise de conclusion à cette réflexion, c’est un véritable plaidoyer esthétique qui se déploie dans le roman, tandis que le romancier, à l’instar de plusieurs auteur·e·s contemporain·e·s, « défend[…], et ce au sein même de [son] œuvre, la compétence particulière que [lui] confère [sa] pratique littéraire à l’égard du traitement discursif des faits réels » (Brière 2009 : 157).

« [Q]u’a-t-on de plus à dire […]21? » : autour du plaidoyer littéraire dans Je t’aime beaucoup cependant

Du fait de son appropriation somme toute utilitaire de l’affaire Cédrika Provencher, l’œuvre de Boulerice ne semble, de prime abord, que chercher à « verser une pièce de plus à l’épais dossier du crime devenu texte », pour reprendre la formule de Laeticia Gonon (2018, 4). En effet, en ce qui a trait à l’infanticide et à l’enquête qui a suivi le crime dont il s’inspire, le roman ne propose aucune perspective inédite. Son emploi de la forme du roman à clés réduit l’intérêt des travestissements onomastiques, toponymiques et calendaires mis en place dans l’œuvre à une simple précaution juridique. Il en va de même pour son traitement pratiquement « afictionnel » du récit de la disparition et du meurtre de la jeune Trifluvienne, bien que cette pudeur s’inscrive dans la logique du texte, qui vise non pas à revenir sur l’affaire Cédrika Provencher mais à rendre compte des effets de cette tragédie sur sa meilleure amie. Par cette posture relativement neutre à l’égard du drame réel, l’auteur se présente sur un pied d’égalité avec les journalistes et les chaînes d’information ayant repris à leur compte le récit de l’enlèvement et du meurtre de Cédrika Provencher. Boulerice insère d’ailleurs dans le récit un épisode au cours duquel le personnage de Rosalie, contrairement à son double réel, refuse de rencontrer tout autant la chaîne LCN que le romancier curieux d’entendre son témoignage, celle-ci préférant garder pour elle ce douloureux souvenir :

(Hier, on m’a réclamée à un poste de nouvelles en continu – LCN, je crois – pour parler de ce que tu représentais pour moi. J’ai refusé. […] Tout ce que j’ai pu faire, c’est commémorer ta mémoire sur Facebook en publiant très tôt ce matin un gentil statut qui a depuis été relayé en masse par les médias, sans qu’on me demande la permission. Je suis un peu conne : parfois, j’oublie que les réseaux sociaux sont publics et que mes paramètres de confidentialité sont très hospitaliers. Venez visiter ma page et mon intimité, je n’ai rien à cacher. Après avoir lu mon message, un écrivain me contacte vers midi, via Facebook, pour me rencontrer. Il a envie de s’inspirer de ma vie pour écrire un livre. Il s’intéresse au deuil qui s’enclenche, après des années de recherches vaines. La question de l’amitié qui subsiste ou non, neuf ans plus tard dans les Maritimes, le passionne. Désolée, mais mon histoire n’appartient qu’à moi. Si jamais je l’écris, cette histoire, elle sera mienne. Je décline son offre. C’est gentil, jeune romancier, mais non. Je veux garder ça pour moi.) (JTBC, 232-233, l’auteur souligne.)

Par cette parenthèse, le personnage pose un regard critique sur l’intrusion impudique que représentent tant l’intérêt des journalistes que celui du romancier pour son deuil – une intrusion cristallisée dans la remarque de Rosalie sur les révélations affichées sur son profil Facebook. Comme ces deux instances se trouvent rapprochées par le refus qu’elles essuient, la narration avance en quelque sorte l’idée que seul·e·s les témoins de l’infanticide possèdent la légitimité pour témoigner d’un tel drame. Mais, comme le récit se présente sous la forme d’un témoignage livré par le personnage de Rosalie et que, derrière la voix de ce personnage, se trouve en réalité la plume d’un romancier complètement en marge du fait divers, n’est-ce pas aussi, en quelque sorte, une façon pour Boulerice de plaider en faveur de la réussite illusionnelle de son œuvre et donc, de sa capacité à témoigner authentiquement du réel?

Si nous suivons la logique illusionnelle du récit et que nous adoptons une attitude de lecture immersive, nous sommes en effet contraint·e·s de croire à la « vérité » du vécu raconté par le personnage de Rosalie : le récit doit alors être lu comme un véritable témoignage, rédigé par une jeune étudiante en Lettres. Qui plus est, puisque les personnages qui entourent Rosalie, comme Rosalie elle-même, ne cessent de vanter sa plume22, nous sommes d’autant plus disposé·e·s à admettre que le texte que nous venons de lire est bien écrit, que c’est justement Rosalie qui en est l’auteure. Rappelons à cet égard que le portrait « authentique » rapporté par Rosalie se présente, dans l’idéal esthétique porté par la narratrice, comme éminemment poétique. Mais si nous empruntons plutôt un mode de lecture évaluatif, au sens où l’entend Marie-Laure Ryan (2001 : 34), nous savons qu’il s’agit là d’un trucage romanesque et que, derrière le discours « vrai » énoncé par la narration autodiégétique, se trouve en fait une illusion romanesque produite par de nombreux procédés de fictionnalisation. Cette lecture hybride23 du roman de Boulerice nous permet de nuancer la critique de Rosalie vis-à-vis de la figure du romancier convoquée plus tôt en révélant, ironiquement, la grande estime dans laquelle l’auteur semble porter sa propre œuvre. En effet, le roman ne cesse de revendiquer, dans le discours de sa narratrice et dans son propre trucage narratif, la capacité des œuvres littéraires à discourir sur le réel encore mieux que le discours factuel et ce, alors même qu’il tire sa propre trame narrative des éléments rapportés dans les journaux.

L'œuvre reconnaît en effet à la littérature de nombreux pouvoirs. Par exemple, le roman présente le personnage de Rosalie comme une grande lectrice, un trait qui, aux dires du personnage de Vincent (son petit ami), lui confère une vision du monde beaucoup plus profonde que celle des autres adolescent·e·s de leur entourage24. Rosalie indique également qu’enfant, ce sont les histoires lues par son père qui la protégeaient des cauchemars25; puis elle constate, selon une réflexion similaire, que la lecture la protège des dures réalités de la vie26. Alors qu’elle se remet d’une rupture, Rosalie affirme en outre que « [l]a littérature [la] tient debout, même effoirée sur [s]on lit dans des postures douloureuses » (JTBC, 143), tandis que ce sont les œuvres de Michel Tremblay, d’Alexandre Jardin et de David Foenkinos qui, dit-elle, lui permettent d’envisager l’avenir avec espoir après la mort de son amie (JTBC, 229). Alors que la narratrice cherche à témoigner de son deuil, c’est enfin souvent par le truchement d’extraits tirés d’autres œuvres littéraires qu’elle explique son vécu, ce qui accorde à la littérature une forte valeur de véridiction dans le discours de la narratrice. Dès les premières pages du roman, par exemple, Rosalie évoque les propos de Philippe Besson et insiste sur les échos que ces derniers renvoient à sa propre situation :

Ce matin, j’ai terminé un roman de Philippe Besson, recommandé par Wendy. Arrête avec tes mensonges, que ça s’intitule. J’ai eu l’impression qu’il parlait de toi quand il écrivait : « Je découvre que l’absence a une consistance. Peut-être celle des eaux sombres d’un fleuve, on jurerait du pétrole, en tout cas un liquide gluant, qui salit, dans lequel on se débattrait, on se noierait. […] » Je confirme : ton absence me tache, me salit. J’ai tellement aimé les mots de Besson que j’ai inscrit mes initiales dans les marges. (JTBC, 14-15-16, l’auteur pour l’italique, nous soulignons.)

Il en va de même lorsque la narratrice visite la mère d’Annie-Claude et que c’est une citation d’un texte de Joyce Carol Oates qui lui sert à témoigner de l’expérience de cette mère endeuillée :

Dans un de ses derniers romans, la prolifique écrivaine américaine Joyce Carol Oates, veuve depuis peu, écrit : « De nos blessures nous faisons des monuments de survie. Si nous survivons. » Ta mère ne doit pas la connaître, mais Oates, elle, la connaît. Elle a écrit ces phrases en pensant exclusivement à Maryse Murray de Magog. (JTBC, 163-164, nous soulignons.)

Ce ne sont là que quelques exemples parmi de nombreux autres27 qui manifestent une volonté de mettre au jour la capacité de la littérature à rendre compte authentiquement du réel chez Boulerice. Cette volonté se précise plus nettement encore, pensons-nous, dans le choix des auteur·e·s convoqué·e·s par la narratrice au fil du récit. Outre les nombreuses citations des ouvrages d’Anise Koltz, de Sylvia Plath et de Ted Hughes placées en exergue des quatre grandes parties qui composent le roman, l’œuvre présente en effet de nombreuses références à des textes d’auteur·e·s ayant publié des récits de fait divers – la narratrice mentionne notamment les œuvres de Philippe Besson et d’Emmanuel Carrère –, en plus de nommer certain·e·s auteur·e·s reconnu·e·s pour leur pratique de fictionnalisation du réel. Cet emploi récurrent de références intertextuelles met en valeur ces fictions du réel puisqu’il fait entrer les écrivain·e·s cité·e·s au temple de la renommée littéraire formé par le personnage de Rosalie. Le personnage, du fait de ses études en Lettres, cherche en effet à s’abreuver de « grandes œuvres » afin de pallier sa culture lacunaire :

Jusqu’à tout récemment, je lisais un peu n’importe quoi. […] Je prêtais une valeur égale à un roman de Michel Tremblay et à une mauvaise traduction de roman d’horreur américain. Un Emmanuel Carrère valait un Henri Charrière, et Danielle Steel équivalait à Daniel Pennac. […] Mais l’hiver dernier, quand c’a été le temps de m’inscrire pour le cégep et que j’ai choisi le programme Arts et lettres, étant donné mon amour de la lecture, je me suis botté le cul un peu. Cet été, pour préparer ma rentrée scolaire, je me suis mise à lire des œuvres plus consistantes, plus nécessaires. Dany Laferrière, Albert Camus, Virginia Woolf, Simone de Beauvoir… C’était dans la pile offerte par ma tante Nicole, qui aime la « vraie littérature », comme elle dit. (JTBC, 41-42)

Comme dans le roman, c’est la formation du personnage de Rosalie qui prime le récit de l’infanticide, et comme cette formation est étroitement liée au rapport qu’entretient la jeune femme avec la littérature – c’est grâce à ses lectures que Rosalie traverse les plus grandes épreuves et acquiert une certaine maturité –, il importait apparemment moins au romancier de permettre une meilleure compréhension du réel que de montrer en quoi la fiction permet de mieux le saisir. Ainsi, bien que le récit omette tout discours sur la « matérialité textuelle [du fait divers et des] discours qui le sous-tendent » (Gonon 2018 : 4) et que l’on ne trouve, dans l’appropriation de l’affaire Cédrika Provencher que propose Boulerice, que des « potentialités romanesques » (4), c’est néanmoins un véritable plaidoyer en faveur des fictions du réel qui se déploie ponctuellement dans les propos de la narratrice, ce qui, nous semble-t-il, élargit les horizons herméneutiques autrement restreints de cette fiction, qui se limite pour sa part à une pudique fictionnalisation et qui demeure, en grande partie, dans les marges de l'infanticide.

 

Bibliographie

Agence QMI. 2015. « Un cri du cœur lancé par la meilleure amie de Cédrika ». Journal de Montréal, 20 décembre. En ligne : https://www.journaldemontreal.com/2015/12/20/une-amie-de-cedrika-provencher-espere-maintenant-pouvoir-faire-son-deuil (Page consultée le 30 mars 2020).

Barthes, Roland. 1993 [1962]. « Structure du fait divers », Œuvres complètes. Tome I. 1942-1965, 1309-1316. Paris : Seuil.

Blanckeman, Bruno. 2010. « Objectif : réel », dans Havercroft, Barbara, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau (dir.), Le Roman français de l’extrême contemporain. Québec : Nota Bene, 223-233.

Bornais, Marie-France. 2018. « Perdre Cédrika, sa meilleure amie ». Journal de Québec, 22 septembre. En ligne : https://www.journaldequebec.com/2018/09/22/perdre--cedrika-sa-meilleure-amie (Page consultée le 30 mars 2020).

Boulerice, Simon. 2018. Je t’aime beaucoup cependant. Montréal : Leméac.

Boyer-Weinmann, Martine. 2012. « Les Noces renouvelées du fait divers et de la littérature ». Le Monde des livres, 5 janvier. En ligne : https://www.lemonde.fr/livres/article/2012/01/05/les-noces-renouvelees-du-fait-divers-et-de-la-litterature_1625781_3260.html (Page consultée le 30 mars 2020).

Brière, Émilie. 2009. « Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis ». Études littéraires 40, no 3, 157-171.

Commissariat à la protection de la vie privée du Canada. 2017. « Aperçu des lois sur la protection des renseignements personnels au Canada », révisé en novembre. En ligne : https://www.priv.gc.ca/fr/sujets-lies-a-la-protection-de-la-vie-privee/lois-sur-la-protection-des-renseignements-personnels-au-canada/02_05_d_15/#heading-0-0-1 (Page consultée le 4 avril 2020).

Dion, Robert. 2018. Des fictions sans fiction ou le partage du réel. Montréal : Les Presses Universitaires de l’Université de Montréal.

Glinoer, Anthony et Michel Lacroix (dir.). 2014. Romans à clés. Les ambivalences du réel. Liège : Presses Universitaires de Liège.

Godin, Louis-Daniel. 2019. « Vérités et fiction de l’infanticide. Sur l’appropriation littéraire de l’affaire Villemin ». Captures 4, no 1, mai. En ligne : http://revuecaptures.org/node/3184 (Page consultée le 8 avril 2020).

Gonon, Laeticia. 2018. « Introduction ». Recherches & Travaux 92, 1-11. En ligne : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/961 (Page consultée le 30 mars 2020).

Hamon, Philippe. 1997. « Introduction. Faits divers et littérature ». Romantisme, no 97, 7-16.

Marceau Pierre (aut.) et Guylain Côté (réal.). 2017. Cédrika, dans Société Radio-Canada (prod.). Les Grands reportages. 29 juillet, 53 min 06 s. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/regions/special/2017/cedrika/ (Page consultée le 25 mars 2020).

Marcotte, Guy. 2015. « Après 8 ans, ses amies se souviennent toujours de Cédrika ». Radio-Canada, 14 décembre. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/755253/provencher-cedrika-amies (Page consultée le 30 mars 2020).

Montembeault, Maude. 2019. « Jonathan Bettez et ses parents s’apprêtent à poursuivre la SQ pour 10 M $ ». Radio-Canada, 21 août. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1267551/cedrika-provencher-trois-rivieres-sq-jonathan-bettez-poursuite (Page consultée le 27 mars 2020).

Pietrantonio, Karine. 2018. (Ré)inventer le réel : l’appropriation du fait divers dans la littérature française contemporaine d’après Un fait divers de François Bon et L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Mémoire de maîtrise. Montréal : Université du Québec à Montréal. En ligne : https://archipel.uqam.ca/11259/ (Page consultée le 30 mars 2020).

Ryan, Marie-Laure. 2001. « Frontière de la fiction : digitale ou analogique? », dans Alexandre Gefen et René Audet (dir.). Frontières de la fiction. Québec/Bordeaux : Nota Bene/Presses Universitaires de Bordeaux, 17-41.

Toudoire-Surlapierre, Frédérique. 2019. Le fait divers et ses fictions. Paris : Les Éditions de Minuit.

Tremblay, Karine. 2018. « Simon Boulerice : de Cédrika à Rosalie ». La Tribune, 14 septembre. En ligne : https://www.latribune.ca/arts/simon-boulerice--de-cedrika-a-rosalie-258e0623f4eca4f2b98281b5454c4c85 (Page consultée le 25 février 2020).

Pour citer cet article: 

Bauduin, Émilie. 2020. « Dans les marges de l'infanticide. Étude de l'(a)fictionnalisation de l'affaire Cédrika Provencher dans Je t'aime beaucoup cependant de Simon Boulerice », Postures, Dossier « De l'Index au droit d'auteur : scandales et procès littéraires », n° 32, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/bauduin-32 > (Consulté le xx / xx / xxxx).