De la fragile possibilité de la vie continuée

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Et, dans l’attente, que faire et que dire

Je ne sais; et à quoi bon des poètes en un temps de détresse?

Hölderlin, Pain et vie

La question n’est pas (que) rhétorique.

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Extraits de leur contexte d’énonciation premier, déracinés, greffés aux temps présents, ces mots écrits en 1800 par Hölderlin trouvent ici, il me semble, résonance, nous invitent à penser, dans la reconnaissance de nos incertitudes, la valeur, le sens et le pouvoir de l’imaginaire alors que nous nous tenons dans le paysage déjà dévasté – espace d’une désolation en cours – de la crise climatique1.

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(écrire sur la ligne de crête la ligne de faille face au pire face à ce qui advient à ce qui d’avance nous pétrifie)

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Aux « temps des catastrophes2 », comment s’extraire de la sidération?

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Dans son article intitulé « Les imaginaires écologiques de la scène actuelle : récits, formes, affects », la chercheuse en études théâtrales Julie Sermon se penche sur les racines de la profonde stupeur dans laquelle semble nous plonger la crise environnementale et sur la façon dont l’imaginaire – en particulier celui qui se rattache aux art vivants – peut contribuer, grâce à sa « portée affectante », à une sortie de notre enlisement commun. Pour expliquer l’écart important que l’on remarque entre, d’une part, la prise de conscience écologique et, d’autre part, l’inaction face à celle-ci, elle reprend les mots du philosophe et économiste Frédéric Lordon avançant que cela tient à ce que « "la pensée du désastre n’est pas encore passée à l’état de figuration, c’est-à-dire d’imagination – d’images vives", seules à même d’"empuissantiser" les idées "impuissantes de la science" » (Sermon, 2018, 4). On reconnaît dans cette division énoncée par Lordon le « grand partage de l’enchantement » qui, traditionnellement, du moins en Occident, sépare la science et les arts, réservant à la première le privilège de la construction, de la détention et de la diffusion du savoir, et accordant aux seconds seuls la possibilité de produire de l’enchantement de l’expérience par le truchement de l’imagination et de l’évocation3. Si les frontières ne paraissent aujourd’hui plus aussi étanches entre ces sphères, et que nombre de démarches et d’œuvres procèdent par percolation, croisements, maillages entre langages scientifiques et artistiques, pour Sermon, ce sont la littérature et les arts, par les affects qu’ils peuvent susciter, qui demeurent les plus susceptibles d’engager un « agir écologique » (Id.). Cet agir n’est pas nécessairement lié au militantisme ni à l’édification de nouvelles utopies transformatrices. Il se rattache avant tout à l’éveil ou au maintien d’une sensibilité, laquelle constitue le ferment d’une attention élargie, « évastée4 », à l’ensemble du vivant, au monde tel qu’il va (ou ne va pas).

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« (…) des outils narratifs, des outils qui intensifient l’attention, des idées qui font exister du remarquable (…) ». (De Kerangal et Despret, 2020, 18)

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Avec les moyens de la littérature ou du théâtre, mobiliser d’autres politiques attentionnelles; renouveler les récits qui nous permettent, à même leur vulnérabilité, voire depuis leur deuil annoncé, de fabriquer des espaces habitables. 

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(écrire au seuil de la disparition écrire la fin tout en en repoussant infiniment l’atteinte écrire dans la suspension dans le tremblement des possibles)

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Je propose ici deux incursion écopoétiques brèves, des entrées au sein de créations – l’une théâtrale, l’autre circassienne – qui font du deuil écologique, de son oscillation entre perte mélancolique et résistance à cette perte, le noyau de la fiction. 

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Persistance, enchevêtrements

A Letter from the Ocean est une création théâtrale vidéographique de Cristina Cugliandro, à partir d’un texte de Caridad Svich. La pièce a été présentée en ligne à l’occasion du Festival Eco-Anxiety de la compagnie montréalaise Imago Théâtre à l’hiver 2021. Cette œuvre se passe après la fin de notre monde; elle nous donne à entendre les mots de l’océan qui adresse une lettre à l’humanité et lui demande d’imaginer ce que serait notre présent si la vie avait pu, ou pouvait encore, y persister. La fiction se tient, dans un équilibre précaire, entre l’imaginaire de la collapsologie et celui d’une possible suite du monde. Le dispositif scénique est épuré : l’image montre un plateau nu à l’exception d’un petit établi en bois sur lequel repose un rétroprojecteur. Derrière cet objet, la performeuse Clea Minaker, en silence, manipule différentes matières qui sont projetées sur un écran au fond de la scène: papiers, petites brindilles, algues, coulées liquides de couleurs. Le paysage sonore est fait du bruit des vagues et du vent auquel se superpose bientôt une voix de femme. Celle-ci raconte l’histoire du monde en accéléré : ses commencements, l’apparition des forêts, des animaux, de l’humanité, l’émergence des récits, puis la fuite dans les bois alors que tout brûle. Cette voix raconte aussi qu’un jour, dans ces mêmes bois, est arrivée une lettre inattendue : 

Une lettre est venue de l’océan.

Elle était adressée aux personnes qui ont fui dans les bois.

La lettre était dans une enveloppe scellée qui sentait le lilas; son papier était mince.

La lettre commençait par ces mots : « Chères personnes qui ont fui dans les bois alors que le monde était en feu ».

Chaque mot de la lettre sonnait comme un pissenlit et faisait apparaître d’autres mots perdus : nectar, saule, coquillage…5

Ce qui attire mon attention dans cette écofiction, ce sont les alliages enchevêtrés entre présences humaine et océanique, déployés dans l’écriture comme sur le plateau. L’océan n’est pas transposé dans un corps, incarné, mais sa parole déferle jusqu’à nous, comme le son qui voyage sur l’eau. Le dispositif d’énonciation privilégié est celui de la prosopopée où il s’agit de faire discourir un être absent ou encore une entité autre qu’humaine – présence animale, végétale, minérale ou matérielle. Or, la prosopopée, dans la pièce, ne mobilise jamais l’énonciation directe. La parole de l’océan passe par le truchement d’une lettre, un écrit plutôt qu’une adresse en scène. Cette lettre met formellement de l’avant une « voix traversante6 », c’est-à-dire une voix qui s’insère dans le discours – souvent un monologue – et qui le traverse, le transperce, le contamine, sème de la pluralité et de l’indiscernable dans l’énonciation. Ici, les mots de l’océan s’immiscent dans une voix humaine, une voix hospitalière qui est celle d’une narratrice invisible. Cette voix, qui émane de la piste sonore et se mêle au bruit du vent et des vagues, s’adresse directement au public et n’est pas associée à un personnage.

De son côté, la performeuse en scène (qui agit comme une manipulatrice à vue en théâtre de marionnettes, soit dans un entre-deux de présence et d’absence), établit différentes interconnexions avec la voix préenregistrée et avec l’océan. Son inscription sur la scène relève donc de l’indécidable et de l’inassignable. Alors que son corps, même séparé de la voix diffusée, matérialise une présence humaine, ses gestes, eux, donnent vie à l’océan : ses mouvements s’accordent à la trajectoire des mots de la lettre, de la nostalgie à la colère destructrice. Avec ses mains, sous la lumière du rétroprojecteur, la performeuse déroule et superpose différentes couches de papier, déchire, chiffonne, égrène des matières friables, répand des liquides bleus, verts, turquoise, fait onduler les vagues de plus en plus rapidement. Parfois, les frontières entre son corps et l’océan se dissolvent alors que sur l’écran, ses doigts dansent avec les algues ou alors que ses bras, à la toute fin de la pièce, recueillent les matières tourbillonnantes avant que la lumière ne s’éteigne.

Dans A Letter from the Ocean, la présence océanique apparaît plurielle, partagée entre le « je » énonciatif de l’océan, inséré dans la narration, et entre une matérialisation qui brouille les frontières du corps humain, de l’écran et des matières solides et liquides. Dès lors, la voix de l’océan ne se limite plus aux mots mais se répand, fluide, à travers ces différents degrés de présence.

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Entendre l’océan avec l’océan, « voir l’océan avec l’océan, nos yeux bordés d’eau salée7 ». (Alaimo, 2012, 476)

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Dans un monde en train de s’effriter et de disparaître, la voix océane, qui est aussi la nôtre, fait entendre, ressac à bas bruit, l’idée partagée d’une persistance. 

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Immersion, interconnexion

Sur un mince bout de terrain, en semi-friches, où se tiennent debout, frêles, quelques conifères, huit artistes de cirque invitent le public à les accompagner dans une trajectoire s’écrivant à même un tressage de présences humaines et autre qu’humaines. Des présences enracinées — arbres, arbustes, bosquets — mais aussi ponctuelles et fugitives – abeilles, volées d’oiseaux. Créé à Montréal, le spectacle Branché des compagnies circassiennes Acting for Climate et Barcode déploie un parcours ambulatoire modulé en fonction des caractéristiques physiques des lieux qu’il investit : parc, boisé, terrain vague, littoral, zones planes ou escarpées, espaces à la végétation dense ou clairsemés8. Le spectacle présenté à l’été 2021 dans le cadre du Festival Montréal complètement cirque débute sur une bande gazonnée près de la TOHU, se transporte ensuite dans les sentiers herbeux du Parc Frédéric-Back et se termine sur une petite colline parsemée d’arbres située derrière le siège social du Cirque du Soleil.

L’expérience relève de l’immersion dans l’espace et du déplacement : mouvements de nos corps sur les chemins, de lieu en lieu; délocalisation de nos perceptions, décentrement de l’attention sur ce qui transperce le tissu de la représentation : branches qui craquent, bourdonnements, rayons du soleil, obliques, qui traversent les feuillages et se déposent sur les corps. Un déplacement attentionnel de la périphérie vers le centre, pour dire, dans l’entrelacement des présences, le monde qui court à l’effondrement, s’effondre, se relève (peut-être). Dans cette dramaturgie en trois temps, les sauts, voltiges, portés et mains à mains, d’abord performés dans la connivence (avec les partenaires et avec l’environnement), le cèdent en effet rapidement à la compétition, au désordre, à l’inattention qui précède, fatalement, un écroulement. Alors que les interconnexions avec l’autre qu’humain, en particulier avec les arbres où s’accrochent, se suspendent ou s’enroulent les corps, s’amenuisent en cours de représentation, ce sont des chants d’oiseaux qui viennent clore le spectacle et, tout à la fois, l’ouvrir, dégager de possibles prolongements. Interpellé·es par ces chants qui affirment leur présence – leur « importance », dirait Vinciane Despret – les interprètes se relèvent lentement du sol, se tiennent, pas tout à fait debout, pas encore, au centre d’une écoute partagée. Le public retient son souffle, tend l’oreille. Les oiseaux continuent de chanter; ce n’est pas la fin.

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« Il y a là comme une joie prise à ce qu’il y ait ces autres, à ce qu’ils soient tels : un courant d’intensités, de ricochets d’affections, une intensification de l’attention, la reconnaissance d’une importance, d’une rareté, et le désir de tourner vers elle tout l’effort de la compréhension » (Macé, 2022, 91).

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Dans Branché, il ne s’agit pas de « faire parler » les oiseaux (les arbres, les abeilles), au risque d’une ventriloquie malvenue. Il ne s’agit pas non plus de prétendre écrire ou chorégraphier avec ces présences mais bien de cohabiter pour un temps avec elles, de leur accorder vive attention, de nouer à la leur notre expérience du monde et les myriades de significations possibles qui peuvent émerger de celles-ci.

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A Letter from the Ocean et Branché ont, il me semble, la portée affectante dont parlent Lordon et Sermon. À travers les dispositifs qu’elles déploient, notamment dans l’effritement des frontières entre l’humain et l’autre qu’humain, ces créations produisent des « images vives » et des expériences d’attention augmentée; elles sont aussi une invitation à nous déprendre de la torpeur et de l’indifférence.

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Pour Marielle Macé, la parole poétique « relève […] de nos responsabilités écologiques » (Macé, 2022, 236). Avec elle, je crois que cette parole, de même que d’autres formes et conduites artistiques, peuvent « constituer une forme d’attention, un soin de soi et du monde, une possibilité d’extension et de reliaisons » et qu’elles peuvent « accompagner les métamorphoses et les luttes, mais seulement si on s’en donne la peine » (Id.).

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Ces œuvres et ces pratiques, dans notre présent incertain, « ouvrent des possibilités de vie commune » (Sermon, 2021, 133) et, peut-être, de vie continuée.

 

Bibliographie

Alaimo, Stacy. 2012. « States of Suspension : Trans-corporeality at Sea », Interdisciplinary Studies in Literature and Environment, vol. 19, no. 3.

De Kerangal, Maylis et Vinciane Despret. 2020. « Deux chercheuses sur le chemin des métamorphoses », préface à l’ouvrage Le ravissement de Darwin : le langage des plantes, par Carla Hustak et Natasha Myers. Paris : Éditions La Découverte.

Heulot-Petit, Françoise. 2009. « Présences de l’autre. Éléments de dramaturgie du monologue et de la pièce monologuée contemporaine », dans Françoise Dubor et Christophe Triau (dir.), Monologuer. Pratiques du discours solitaire au théâtre. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Macé, Marielle. 2022. Une pluie d’oiseaux. Paris : Éditions Corti.

Morizot, Baptiste. 2020. Manières d’être vivant. Paris : Actes sud, coll. « Mondes sauvages ».

Sermon, Julie. 2018. « Les imaginaires écologiques de la scène actuelle : récits, formes, affects », Théâtre/Public, no. 229. 

Sermon, Julie. 2021. Morts ou vifs. Pour une écologie des arts vivants. Paris : B42. 

Zhong Mengual, Estelle et Baptiste Morizot. 2018. « L’illisibilité du paysage : enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité ». Nouvelle revue d’esthétique, no. 22.

Pour citer cet article: 

Cyr, Catherine. 2022. « De la fragile possibilité de la vie continuée », Postures, Dossier « De l'étude du vivant : la littérature au prisme des écologies », no 36, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/cyr-36> (Consulté le xx / xx / xxxx).