Voyage au cœur du labyrinthe textuel de J’habite dans la télévision : mémoire, musement et résistance dans l’écriture autofictionnelle de Chloé Delaume

Article au format PDF: 

 

« Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction1 ». C’est ainsi que se présente l’auteure qui a « choisi l’écriture pour [se] réapproprier [son] corps, [ses] faits et gestes, et [son] identité » (ME, 2) en utilisant un nom fictionnel emprunté à Boris Vian ⎯ la Chloé de L’Écume des jours ⎯  et Antonin Artaud (L’Arve et l’Aume). Le travail de création est pour elle un laboratoire exposant le lectorat aux formes kaléidoscopiques de l’autofiction2 afin de protéger son « je » multiple du « grand tout collectif » homogénéisant que l’on retrouve dans la « communauté des téléspectateurs » de J’habite dans la télévision. Il s’agit de son « expérience romanesque 07 » se déroulant sur une période de 22 mois et où elle se livre « au grand flux de la télévision » (JHT, 9) pour observer les transformations de son corps et de sa pensée à l’aide de sa narration propre, un « je » fort et indépendant   qui tente de se distancier du discours annihilant de ce média. Avec le réceptacle corporel qu’elle met en place dans ce travail fictionnel et qui lui permet de se soumettre à la logique du flux télévisuel, Delaume dévoile la dialectique entre mémoire et oubli qui caractérise les dérives d’une société, celle du roman, où les amnésiques se complaisent devant le spectacle télévisé et où les non-spectateurs se déresponsabilisent en ignorant le pouvoir hégémonique de cette industrie. Son expérimentation divulgue au reste une écriture hybride et résistante instaurant un contre-discours mémoriel au babillage aliénant mis en place par les dirigeants des entreprises qui utilisent la télévision comme instrument de vente. Il s’agira pour nous d’explorer cette dialectique permettant la mise en marche de la prose delaumienne et s’inscrivant en porte à faux de la conception du monde véhiculée par la société de consommation.

Surfer sur/dans le pli du flux

Habiter dans la télévision, c’est être confronté au mouvement incessant des images, des sons et des idées. En se soumettant aux flux télévisuels, le sujet d’étude Chloé Delaume se retrouve envahie par des images et assujettie à des fluctuations constantes de signes3 (Gervais et Guilet, 2001, 90). Elle se situe donc au cœur d’un rhizome deleuzien qui la pousse à expérimenter différents mouvements de relations et de connexions fonctionnant sous une dynamique que l’on peut associer à l’oubli positif (90). Ce type d’oubli diffère toutefois du sens premier que l’on attribue à ce terme, car il pousse plutôt à l’agir, au musement ou à la flânerie permettant ainsi à l’individu ⎯ ou à sa représentation fictionnelle dans le cas de Delaume ⎯ de se rendre disponible à la rencontre, à la création, à l’association libre et à la dérive (91).

Tout au long de son expérience télévisuelle, le personnage-auteure est effectivement confrontée à plusieurs types d’émissions et de publicités qui fluctuent devant et en elle4. À l’aide d’informations recueillies et grâce à son apprentissage in situ dans le flux constant d’images, elle éprouve les différentes facettes du neuromarketing, celui que Patrick Le Lay ⎯ président-directeur général de TF1 à l’époque ⎯ met en application sur cette chaîne. J’habite dans la télévision devient alors un véritable carnet de bord qui informe d’abord le lecteur de l’avancée de son expérience, mais qui devient également un espace de savoirs : Delaume y intègre de nombreuses sources scientifiques permettant de dévoiler le jeu de la classe possédant des intérêts commerciaux qui utilise la publicité comme moyen d’assurer la réussite de ses activités commerciales.

Pour ce faire, elle rapporte directement les propos de divers spécialistes, comme ceux du professeur Clinton Kilts5, qui utilise des techniques issues des avancées de la neurotechnologie afin d’agir directement dans le cerveau des consommateurs en stimulant leur « zone de marché » (JHT, 31). Par l’agencement de ces affirmations à des explications d’ordre anatomique, Delaume s’occupe également de restituer le savoir s’effritant au contact du discours publicitaire; cette partie du cerveau humain tant convoitée par les publicitaires se nomme le cortex préfrontal médian, une terminologie qui à leur yeux, ne doit s’employer que dans un contexte scientifique. Il leur est donc nécessaire de traduire ces termes en un langage qui leur est propre afin de l’assimiler à l’univers du neuromarketing, mais qui en contrepartie l’éloigne de son sens propre.

L’exposé scientifique amené par l’auteure – qui se concentre dans la première moitié du roman – se combine à des observations obtenues suite à ses dérives dans le flux télévisuel au rythme des changements de chaînes et du bombardement incessant de messages sémiotiques divers. Son corps-réceptacle permet de dévoiler à son lectorat les effets de la stratégie publicitaire dans la suite de la trame narrative, celle qui « reproduit les activations cérébrales correspondant aux critères du plaisir » (JHT, 35). Elle expose entre autres l’effet répétitif et cyclique des bulletins d’informations qui rythment son quotidien de manière inconsciente sans la nourrir d’actualités inédites, ce qui est pourtant leur fonction première : « Je l’entends sans même l’écouter, je sais déjà tout ce qu’elle me dit et tout ce qu’elle voudra me dire, ce n’est pas du tout en son discours qu’elle me structure, c’est dans ses fondus enchaînés » (JHT, 85). La totalité de l’organe télévisuel mime donc la forme et la fonction de la publicité pour se confondre dans un même flux.

Par ces « fondus » et ce bombardement d’images, Delaume erre entre toutes ces strates de données afin d’en découvrir l’effet, mais elle n’est pas à l’abri de leurs effets déstabilisants qui la conduisent sur la voie de l’oubli et de sa signification dénotative : « Ce que je vois ce que j’entends ce que je dis ce que je pense, ce n’est déjà plus la même chose. [...] On ne peut jamais fuir, dans la télévision. [...] Ça joue sur ma consommation [...] et sur ma langue, parfois » (JHT, 64). Oubli de ses habitudes antérieures, oubli de ses actes, mais également, oubli révélateur d’un effet psychique qui affecte le sujet qui s’adonne à une écoute de la télévision. En ne sachant plus grand-chose et en perdant ses fichiers6 (JHT, 26), Delaume traduit un processus complexe et insidieux en utilisant les outils de la fiction et elle donne un corps au « rien qui s’émet et circule » (JHT, 37). L’oubli auquel elle s’abandonne demeure toutefois révélateur, car même si les images télévisuelles tentent de s’infiltrer dans les replis de son cerveau et de remplacer ses souvenirs, elle arrive à produire un savoir qui s’exprime par le biais de la trame narrative. Le lecteur delaumien se retrouve ainsi devant la révélation d’une réalité problématique, mais décodable, car « nous devons apprendre à nous approprier ce flux, dont l’expérience est marquée par la variation, la traduction, la labilité et, ultimement, l’oubli » (Gervais et Guilet, 90). C’est à lui et à nous, par le fait même, de compléter le processus de création conceptuel que nous offre cette révélation en devenant « un point d’arrivée du flux, pour reprendre le vocabulaire de Deleuze, et de faire cesser le mouvement continu de défilement des images et des phrases » (Gervais et Guilet, 98), afin de redonner un sens à l’errance, à la dérive et au musement auxquels Delaume nous convie.

Fragmentation de la forme narrative, une représentation de l’oubli positif

J’habite dans la télévision est un récit dont la forme morcelée affecte directement la narration en raison, notamment, de l’identité conflictuelle qui anime l’auteure-personnage et sa définition par le flux télévisuel. Cette fiction est séparée en 27 « pièces » d’une forme irrégulière où la parole au « je » de Chloé Delaume personnage de fiction côtoie des citations de Deleuze, Baudrillard et Bourdieu. Si ces différents changements de ton au fil des chapitres contribuent à l’esthétique du flux, ils mènent également le lecteur dans une sorte de labyrinthe où les voix, les images et les représentations s’entremêlent pour laisser place à une métaphore de l’oubli.        

La forme labyrinthique du récit se donne à lire par les multiples intertextes et le mélange des paroles télévisuelles avec le « je » de Delaume. Par exemple, la « pièce 4/27 » fait état d’une série de notes qui oscillent entre des réflexions sur le passé du personnage, sur son expérience d’habitante de la télévision et sur son identité propre7 alors que plusieurs autres « pièces » sont structurées sous forme de notes ou de commentaires. Chacun de ses fragments textuels se superpose donc à un schéma qui saute d’un réel à un autre, que ce soit celui de la télévision ou d’un médium distinct. Le texte est rarement linéaire, laissant l’impression au lecteur d’« avance[r] sans savoir où il va » (Gervais, 2008, 37) et de vivre dans la logique de l’instant qui « renvoie plutôt à l’immédiateté de l’oubli et au flottement de l’émerveillement » (58).

Le lecteur a alors l’impression d’accompagner le personnage à travers une quête motivée par l’oubli positif, celui qui permet l’événement et l’inattendu (60). Il suit Thésée-Delaume dans le dédale de ses réflexions qui aimerait bien réussir la mise à mort du Minotaure-Ogre. Face à cette impossibilité, Delaume demeure toutefois prisonnière du labyrinthe télévisuel, ce qui a pour conséquence de laisser le plaisir à son lectorat de décoder le message qu’elle lui offre. Même si elle conteste son statut de prisonnière, car elle arrive à circuler « librement dans les écrans gigognes du lever au coucher » (JHT, 27), elle a tout de même fait le choix de la mort symbolique afin de se séparer du grand tout collectif et amnésique. La dernière pièce du récit semble démontrer que le labyrinthe est sans issue. En effet, le premier paragraphe de la « pièce 27/27 » rappelle celui de la « pièce 1/27 » puisqu’il reprend la même structure phrastique, ce qui donne l’effet d’une boucle textuelle. Néanmoins, l’appel change : alors que Delaume utilisait la narration au « vous » dans la première pièce, elle se rabat sur le « je » dans la dernière, confirmant la réussite de son projet autofictionnel. L’écriture lui a permis de se « réapproprier [son] corps, [ses] faits et gestes, et [son] identité » (ME, 1) au lieu de les laisser sombrer dans la masse uniformisante.

Avaler sa langue et perdre le mot

Le caractère fragmentaire de cette fiction se manifeste également dans la forme même de la matière écrite. Plusieurs parties sont brouillées, certaines phrases sont coupées, des mots sont laissés seuls et des voix extérieures s’entremêlent à la parole de Delaume empêchant ainsi une communication adéquate de la trame narrative :

Est-ce qu’Apollinaire pouvait prophétiser rangées de blancs chérubins est qu’Apollinaire pouvait des figurines remplacent dessiner les contours est-ce qu’Apollinaire et balancent savait déjà au fond pour la télévision. Les corps ensapinnés, ils vont offrant leurs bons onguents quand la montagne accouche. J’ai un rongeur au fond du crâne et des limbes frétillent l’ombilic (JHT, 100).

Bon nombre de phrases demeurent incomplètes, laissant le lecteur libre d’interpréter la fin en regard des quelques mots que l’auteure dévoile : « Passer son samedi soir devant ou à côté de la télévision est une activité qui fait sens au point de constituer en soi une information signification quant à » (JHT, 47). Tant dans le brouillage que dans les incomplétudes phrastiques, l’absence de mots ou de sens « témoigne d’une parole détraquée, d’un accès au langage qui ne répond plus aux interprétants habituels. Les mots paraissent marqués d’une inquiétante étrangeté, d’une altérité irréductible. Des contenants vidés de leur contenu ou pour mieux dire désémiotisés » (Gervais, 1999, 7). Pour le lecteur, il est donc difficile d’effectuer une opération de décodage qui peut mener à l’émergence de la signification. Étant écarté de ses repères, il erre à la recherche du sens dans les pourtours du texte. Est-ce une manigance de Delaume qui vise à faire réfléchir son lectorat qu’elle accuse et méprise8 ou est-ce le résultat d’instants d’amnésie que la télévision lui fait subir9 ?

À l’opposé de ces égarements asémiotiques, il est possible d’observer des moments dans le récit fictionnel où le processus de mémoire est valorisé. En effet, à l’intérieur de la « pièce 14/27 », Delaume s’arrête sur l’effet dramatique de la disparition des mots, car « quand un mot n’est plus prononcé, plus articulé par personne, il finit par s’éteindre » (JHT, 79). Pour ce faire, elle « ouvre » le cerveau des amnésiques qui se retrouvent dans l’impossibilité de réfléchir dans le but d’y faire entrer de force l’explication qu’elle propose : « Ça ne sert à rien de nier, vous n’avez pas compris et vous ne comprenez rien. Laissez-moi pratiquer la première extraction, tout autour du squelette les petits vers s’affairent, opalins faméliques, les plumes frissonnent, s’agitent, ne pas méprendre résurrection et agitation du festin » (JHT, 79). Elle combat donc les « fabricants d’amnésie » en forçant la mémoire des victimes à se souvenir des sens oubliés. Elle fera de même avec l’expression « se placer en rang d’oignons » dans la « pièce 15/27 » en racontant l’origine de cette expression et en soulignant la modification qu’a apportée l’Académie française au mot « oignon » en supprimant son « i ». En enlevant cette lettre, la référence historique se trouve annihilée, car l’expression se base sur un duc du même nom. Delaume tente donc de rétablir la mémoire de ces expressions en réaction à l’oubli définitif et l’amnésie qui habitent la communauté des téléspectateurs.

Survivre au capitalisme en usant de la mémoire pour combattre l’amnésie

Ce « laboratoire textuel » comporte une dimension éminemment politique qui pose avant tout des questions sur les rapports que la société entretient avec la télévision et son industrie. Delaume propose des réflexions intéressantes sur la mise en spectacle du corps, les techniques publicitaires et la relation avec le système capitaliste. Revêtant une forme hors de l’ordinaire, son roman provoque le lecteur pour le faire sortir de son espace de confort et le forcer à la réflexion : pourquoi en sommes-nous rendus au point où l’existence du neuromarketing est tolérée, voire justifiée? Est-ce parce que nous sommes trop longtemps restés indifférents au mouvement de colonisation de la boîte noire dans nos vies quotidiennes ou est-ce les affres du système capitaliste qu’il faut blâmer? Certes, par ses pratiques autofictionnelles et par la construction d’un personnage revendicateur, l’auteure s’attaque à un problème de société et invite son lecteur à ne pas demeurer dans l’indifférence. Le côté politique de l’œuvre informe et dénonce, mais permet également de faire acte de mémoire en usant de subversion auprès du lecteur : éprouver de fortes marques de pathos provoque le souvenir et oblige la mémorisation de ces révélations.

Tout au long de J’habite dans la télévision, Delaume multiplie les exemples pour démontrer les manipulations perpétuées par le règne de la télévision. Ainsi, elle décrit ce sentiment d’envoûtement qui l’anime lorsqu’elle ressent la stimulation de la « zone de marché » dans son cortex préfrontal médian :

Je l’ai senti, vous saisissez, senti imperceptiblement, le cheminement du stimulus jusqu’à cette foutue zone du marché, le détour en boomerang qui rebondit odieux sur le larynx jusqu’à se catapulter en mots par-dessus les dents. Le moment précis, je ne sais pas. Ce dont je suis certaine c’est le vortex qui s’ensuit. Mon corps, ça faisait bien longtemps que je le savais perdu, soldé disséminé hypothéqué vendu rayer la mention inutile (JHT, 34).

Elle témoigne également des changements qu’elle subit au contact de la télévision, et ce, même si elle est consciente du jeu de manipulation qui s’exerce sur elle. Elle succombe en revanche aux bombardements des publicités et des images de croustilles alors qu’à la « pièce 12/27 » elle explique le fonctionnement de la molécule de la faim, la ghreline, sur son hippocampe, son cerveau et sa mémoire. La « pièce 16/27 » tente d’objectiver ces réflexions en utilisant le « il » pour décrire les modifications du personnage de fiction. En effet, « le sujet ne produit plus de pensée. Il reçoit et relaie des opinions. [...] Le sujet ne dit même plus : à la télévision. Le sujet ne dit plus. Il répète. Et il fait sienne la voix de la télévision. Le sujet ne pense plus : il sécrète. [...] Désormais : il paraît » (JHT, 97). Delaume rend donc compte de cette ouverture de « l’espace privé du spectateur à des sentiments et des associations aptes à l’industrie de la publicité » (Hammer et McLaren, 1992, 24) à la fois par l’utilisation d’un vocabulaire scientifique riche et par la description des effets qu’elle ressent suite à son expérience accentuant ainsi l’effet de réel de sa narration. Mais par l’explication et la démonstration, elle tente surtout de combattre le pouvoir d’homogénéisation et d’unification que produit la télévision, qui, par « une forme de double encodage rehistoricise et réduit l’hétérogénéité et l’instabilité des mémoires profondes et des associations à une correspondance mimétique avec le réel » (Hammer et McLaren, 24).

Afin d’intensifier son propos et de démontrer comment l’industrie télévisuelle procède pour altérer le réel en le manipulant, le transformant et en l’adaptant au jeu de la séduction, l’auteure utilise en exemple une fabrication exclusive au petit écran, la téléréalité. Il s’agit effectivement d’une illustration de la manière dont la réalité peut être déformée, car sa version télévisuelle tente de mettre en spectacle la vie quotidienne afin que le téléspectateur puisse se reconnaître à travers l’écran et troquer son « reflet » pour une autre conception de la réalité. Oublier qui il est vraiment, annihiler son sens critique et se définir par un formatage télévisuel afin de se mouler au rythme compulsif du capitalisme et abandonner son cerveau aux lois de l’offre et de la demande. La téléréalité devient pour Delaume, une sorte d’expérience de rencontre avec des « figurines10 », des rencontres où l’imprévu est contrôlé et où « la création d’un nouvel organe dans le cerveau du téléspectateur » (JHT, 112) est provoquée. Son raisonnement se développe autour d’une réflexion sur Videodrome, le film de David Cronenberg, qui ne fait pas seulement figure de fiction, mais également de dispositif créé par la société Spectacular Optical qui est dirigée par le « leader d’une organisation politique d’extrême droite dont le but est d’assujettir à terme un maximum d’individus à l’échelle mondiale » (JHT, 111). Ce phénomène télévisuel est dépeint par la narratrice comme un objet politique qui a pour but d’entrer dans le cerveau des téléspectateurs et de procurer un « certain bonheur commercial » par l’utilisation de processus d’asservissement et de domination. Dans cette situation, se faire sentinelle devient un geste de contestation : il ne s’agit pas seulement de faire une excursion dans la télévision, mais plutôt de faire un pèlerinage dans les cerveaux obnubilés par l’image afin de comprendre les mécanismes de manigance de ces industries, « connaître leurs armes [et] en devenir une » (JHT, 113).

Delaume montre donc la télévision sous ses mauvais jours; ce n’est pas seulement une boîte à images inoffensive, mais un instrument de domination politique qui détruit des vies ⎯ il ne suffit que de penser au suicide du premier participant d’une émission de téléréalité que Delaume donne en exemple. Par ses diverses expériences, la narratrice transmet ces informations à son lecteur par la voie d’un savoir à acquérir. En sa qualité d’espionne, elle se fait un devoir de dévoiler les mécanismes de cet instrument au service du capitalisme.

Par la forme même de son roman, soit l’autobiographie fictionnelle, Delaume fait preuve d’un acte politique. En effet, écrire au « je » dans un monde dominé par cette grande « fiction collective » imposée et fabriquée par les disciples du capitalisme, c’est être capable de résister à l’asservissement général et l’amnésie sociale qu’elle perçoit. L’auteure en fait d’ailleurs état dans « S’écrire mode d’emploi » : « Écrire le Je ne relève en rien du narcissisme, mais de l’instinct de survie dans une société où le capitalisme écrit nos vies et les contrôle » (Delaume, ME, 3).

J’habite la télévision apparaît comme une prise de parole forte et dénonciatrice dans une société où les téléspectateurs demeurent devant la boîte noire sans se poser de questions sur les processus subjacents à ce média et où les intellectuels font preuve de mauvaise foi en se fermant les yeux devant cette réalité qui n’en est pas une. En effet, la narratrice les accuse directement dès les premières pages du roman : « Vous ne regardez pas alors vous ne voyez pas, je crois que ça tombe sous le sens. Le vrai du vrai, non impossible, même quand vous essayez  la cécité perdure. Alors, vous retournez aussitôt dans le faux, on connaît du mensonge le confort obséquieux » (JHT, 12). Ces lecteurs que Delaume accuse d’emblée de mauvaise foi consomment également les produits culturels et sont prisonniers ⎯  au même titre que la communauté des téléspectateurs dont il est question dans J’habite dans la télévision ⎯ de ce qu’elle considère comme une grande fiction collective. Suivant sa prise de position, Delaume se construit un « je » bien distinct, un « je » sentinelle, un « je » mort, mais dans le réel et qui peut conserver sa narration propre avant qu’il ne soit trop tard (JHT, 155).

Le laboratoire romanesque que forme J’habite dans la télévision est donc un lieu de prise de conscience pour le lecteur delaumien où Chloé Delaume personnage de fiction guide son lecteur dans le dévoilement d’une réalité qui lui échappe. Elle y dompte la littérature et la met à son service afin de porter un message politique et formateur, mais également pour raviver la mémoire collective et éveiller les individus passifs, car

face à l’autofiction, le lecteur ne peut pas juste se divertir, il ne peut être détourné des préoccupations qui doivent rester pour lui les plus fondamentales. Même s’il s’identifie, il est en parallèle actif, invité à lui-même savoir où est son Je, comment il se positionne et comment il défend l’intégrité de son individualité dans une société qui sait en aplanir toutes les aspérités pour mieux la contrôler (Delaume, ME, 11).

Construire un « je » fort, un « je » en marge et ainsi prendre les rênes de notre réalité,  voilà le message de Delaume et de son travail autofictionnel.

 

Bibliographie

Delaume, Chloé. 2006. J’habite dans la télévision. Paris : Éditions Gallimard, coll.     « J’ai lu. Nouvelle génération », 155 p.

Delaume, Chloé. « S’écrire mode d’emploi », 11 p. [En ligne] < chloedelaume.net/ressources/divers/standalone_id1/cersiy.pdf >

Gervais, Bertrand, 1999. « Manger le livre. Désémiotisation et imaginaire de la fin ». Protée, vol. 27, no. 3, p. 7-18.

_____. 2008. « Le labyrinthe et l’oubli. Fondements d’un imaginaire ». La ligne brisée : labyrinthe, oubli et violence. Montréal : Le Quartanier, p. 21-65.

Gervais, Bertrand et Anais Guilet. 2001. « Esthétique et fiction du flux. Éléments de description ». Protée, vol. 39, no. 1, p. 89-100.

Hammer, Ronda et Peter Mc Laren. 1992. « Le paradoxe de l’Image. Connaissance médiatique et déclin de la qualité de la vie ». Anthropologie et sociétés, vol. 16, no. 1, p. 21-39.

Pour citer cet article: 

Deneault, Marjolaine. 2014. « Voyage au cœur du labyrinthe textuel de J’habite dans la télévision : mémoire, musement et résistance dans l’écriture autofictionnelle de Chloé Delaume », Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/deneault-20>(Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, p. 127-137 .