Depuis les travaux d’Edmond Husserl, qui ont posé les bases de la phénoménologie moderne, l’influence de l’étude des phénomènes en tant que discours philosophique est perceptible dans plusieurs disciplines, si bien qu’elle a changé la face des approches esthétiques en littérature. La phénoménologie, définie par Maurice Merleau-Ponty comme une discipline philosophique étudiant le phénomène 1 de « l’apparition de l’être à la conscience » (Merleau-Ponty, 1976, 73), et pour laquelle, selon la formule de Husserl, « la conscience est toujours la conscience de quelque chose », propose l’idée d’une réalité intersubjective, de même qu’elle met de l’avant le problème du « préjugé du monde » (11). L’illusion perceptuelle causée par l’engluement au réel du sujet conscient, pour ne pas dire une réalité conçue à partir d’impressions, fait du monde une question énigmatique, comme peuvent en témoigner les discours esthétiques véhiculés à travers certaines œuvres de la littérature contemporaine par des écrivains aux pratiques scripturales les plus diverses, soulevant par leur art la nature ambiguë de la réalité.
Art poétique de Guillevic est un recueil de poésie présentant un positionnement critique et éthique sur l’expérience du réel et la manière le traduire dans la praxis du poème. Dans cette œuvre, d’objet en objet, repères dont l’apparaître est fondamentalement interrogé, l’expérience du réel semble se réaliser par la pratique du poème, confrontant le poète au mouvement des choses à la conscience. Ainsi, nous nous interrogeons sur la manière dont l’idée du mouvement d’apparition est associée à celle de la conscience par le poète dans le poème. La dimension phénoménologique, se dégageant de l’entreprise esthétique de l’auteur autour de la notion de la perception de l’objet, semble exposée comme un discours critique sur la poésie en tant que production en réaction avec la réalité, dont les principales dimensions mises en évidence sont le temps et l’espace. Le poème serait alors une production d’une perception appréhendant le monde plus ou moins correctement, plus ou moins de la bonne manière, recherchant une certaine justesse dans l’expérience esthétique de la réalité. Suggérée, l’idée d’un mouvement dévoilant les objets à la conscience se présente par la manière dont la perception du temps et de l’espace est traitée dans le poème. D’une part, concernant l’expérience temporelle, le poète exprime la nécessité d’appartenir au présent et d’être conscient d’une mémoire constituée par les choses pour être dans le monde. D’autre part, au sujet de la représentation de l’espace, le poète effectue une recherche de dépassement de l’illusion et d’un sens à une position occupée dans l’espace. Pour le sujet-énonciateur, l’écriture permet une réflexion réitérée quant à la justesse du fondement de son expérience du réel, soit de l’apparition du monde à la conscience, attitude de doute tendant à ébranler les repères qu’ils soient temporels ou spatiaux.
Avant de commencer l’analyse de l’œuvre, il faut toutefois poser des définitions de termes prenant une signification particulière lorsqu’ils sont utilisés par la phénoménologie. Cette dernière, comme le fait remarquer le phénoménologue Renaud Barbaras, « tente de penser le phénomène de l’appartenance – que l’on peut spécifier de prime abord comme appartenance du sujet au monde – en tant que condition de la perception » (Barbaras, 2010, 93) afin de décrire sa structure.
D’emblée, percevoir le monde, c’est immanquablement faire partie du réel par le biais de notre corps : comme le souligne Barbaras, « il n’y a de monde pour un sujet que dans la mesure où celui-ci est du monde » (93). Bien que la recherche et l’accession des conditions d’une appréhension intentionnelle du monde ne peuvent se passer de la perception, comme l’avance Merleau-Ponty, l’incompréhension du réel découlerait des sens :
La prétendue évidence du sentir n’est pas fondée sur un témoignage de la conscience, mais sur un préjugé du monde. Nous croyons très bien savoir ce que c’est que “voir”, “entendre”, “sentir” […] Quand nous voulons analyser, nous transportons ces objets dans la conscience […] Nous supposons d’emblée dans notre conscience des choses que nous savons être dans les choses. Nous faisons de la perception avec du perçu. Et comme le perçu lui-même n’est évidemment accessible qu’à travers la perception, nous ne comprenons finalement ni l’un ni l’autre. Nous sommes pris dans le monde et nous n’arrivons pas à nous en détacher pour passer à la conscience du monde (Merleau-Ponty, 1976, 11).
L’être conscient, de par ses sens, possède le « préjugé du monde », et pour aller au-delà de l’illusion perceptive, il se trouve dans la nécessité d’établir un rapport critique avec le perçu. En étant englué au réel, il n’a donc pas une conscience du monde à l’image de ce qu’est le monde dans son procès.
Pour la phénoménologie, l’idée de la conscience joue un rôle constitutif. Pour Husserl, selon Henri Ey, la conscience est « une organisation psychique de l’être constituant le “lieu” des relations du sujet à son monde; c’est-à-dire le "milieu" où se médiatisent, dans la représentation médioverbale du temps et de l’espace dont il dispose, les expériences et les projets du sujet » (Ey, 2013, 1). Pour la phénoménologie husserlienne, « les configurations de l’“avoir conscience de quelque chose” ou l’“être conscient d’être quelqu’un” s’ordonnent par rapport à la connaissance prospective que le sujet prend de lui-même et de son monde » (1). Il rajoute « qu’une définition correcte de la conscience renvoie à une structure de l’être conscient », conscience qui « est au temps ce que le corps est à l’espace » (1). Évoluant dans un contexte matériel, l’être conscient ne peut arriver à appréhender de la bonne façon le réel qu’en saisissant l’essence des objets l’entourant, auxquels la phénoménologie confère une dimension processuelle. Comprendre l’essence des objets passe par la connaissance de leur structure inhérente, la toile de fond qu’est le monde d’où ils apparaissent, ce qui revient parfois à interroger, à remettre en doute leur perception et à tenter de décrire les phénomènes, manifestations perceptibles plus ou moins claires. Dans cette mesure, les objets agissent comme des repères temporels et spatiaux incertains, ils sont ce « quelque chose » qui surgit, mouvement d’apparition à la conscience.
D’ailleurs, Barbaras s’est penché sur l’idée directrice d’une phénoménologie du mouvement d’apparition dans la relation sujet conscient-objet-monde, déjà présente chez Jan Patočka, pour qui « le mouvement est le fondement de toute manifestation », le concevant comme « [l’]essence qui est événement, essence qui advient » (Patočka dans Barbaras, 2012, 348). Avec « une théorie dynamique de la manifestation », Barbaras propose l’idée d’un « mouvement de la substance au sens de l’émergence et de la disparition de l’étant », transcendantal et constitutif aux objets, fondant « le sens d’être ultime du monde comme sujet et permettant ainsi de les articuler l’un à l’autre » (Barbaras, 2012, 333). Selon lui, « l’essence ne repose plus en elle-même et ne constitue plus le sens ultime de l’être : elle plonge dans le devenir, elle est un événement ou plutôt son propre avènement » (335). Pour ainsi dire, « la manifestation doit être pensée de manière dynamique », puisqu’elle est un mouvement processuel « par lequel l’étant précisément se dévoile ou se découvre, bref devient lui-même » (335). Il appelle à la précision du sens du mouvement révélant les objets, prenant du même coup place dans la représentation du monde. Ce mouvement à la conscience est à la source des questionnements présents dans Art poétique, par la façon que le sujet-énonciateur conçoit le temps et l’espace dans le poème.
Dans Art poétique, la perception du temps est effectuée par le poète dans la recherche du saisissement du moment. Il propose une façon de pratiquer le poème visant à une meilleure compréhension du procès des objets et de la mémoire de l’expérience qui en découle.
1. Le poème : À la recherche du présent vécu
Guillevic procède à un découpage temporel : il met en retrait les objets afin de mieux communier avec eux. Le poète essaie de saisir l’instant, qui ne peut que s’échapper fatalement, dans l’intention de dépasser la représentation de l’objet, reçue par le biais de la conception perceptuelle du temps chez l’humain. Dans le dessein d’habiter le présent, une quête n’allant pas de soi chez le poète, le sujet-énonciateur cherche à isoler le moment. Il nomme les choses, dont leur sens est mouvement, les substituant ainsi au moment dans l’espace du poème. Pour le sujet-énonciateur, le poème fait obstacle à la fuite du temps, comme dans « Si je fais couler du sable » (Guillevic, 2001, 223). Le poète « donn[e] du corps au temps », soit le rend matériel. En l’inscrivant dans l’espace de la poésie, il cristallise l’instant pour tenter de comprendre son essence, son sens et sa place dans le monde, par un rapport intime à la marque qu’il laisse sur la matière afin qu’il puisse « faire de la durée / [son] épouse / [son] amante » (216). Comme le remarque Françoise Jacqueline Craipain, l’idée d’un temps minéral, véhiculée par le sable, « insiste sur le temps du regard, temps de l’observation » (Craipain, 1988, 33), « ressentie comme un des piliers essentiels de l’histoire humaine : leur squelette muet en quelque sorte » (17). Il s’ajoute à celui d’un temps qui s’écoule tant bien que mal sur le corps, évoquant l’image du sablier, d’un temps indifférent à l’objet conscient qu’est l’être humain. Ceci est également réitéré lorsque le poète énonce que « L’océan lui aussi / Ne cesse d’écrire. / À chaque marée » (Guillevic, 2001, 211). L’océan, tel que le temps ou le poète, « écrit sur le sable. / Il écrit tous les jours, / Toujours la même chose » (211). Le désir de rapport intime au temps, de pénétrer la temporalité de la matière et de comprendre comment il « écrit » sur elle, de s’unir au temps et d’adhérer au présent, est d’ailleurs souligné par la main touchant le temps minéral. Ce geste, qui, chez le sujet-énonciateur, est synonyme d’examen, d’échange par contact, lui permet de constater qu’il y a quelque chose qui lui échappe et qu’il doit tenter d’y faire obstacle pour s’en saisir afin d’interroger l’apparition de la chose à la conscience. Le mouvement de l’apparition, relié au phénomène du temps, est aussi décrit par les verbes dynamiques que sont « couler », « toucher », « donner », « sentir », « s’écouler », « revenir », « renier », « glisser, « écrire » et surtout, « faire » (223), un champ lexical insistant sur le mouvement qui dévoile les choses à la conscience par leur procès.
La quête de Guillevic peut se concevoir comme une tentative de compréhension du « faire » d’un objet, de sa structure phénoménale, plutôt que son état, l’essence de l’objet étant un phénomène, un procès et donc un mouvement en rapport direct avec le temps. Comme le souligne Patočka, « on n’a plus un mouvement qui renverrait à l’étant comme son substrat, mais un événement dans et par lequel il advient » (Patočka dans Barbaras, 2012, 335). Comprendre le temps se conçoit alors chez le poète comme un effort de la pratique du poème, faisant obstacle au temps événementiel : s’accrocher à l’instant présent pour mieux comprendre sa place dans le temps, pour être à l’intérieur du temps plutôt qu’à l’extérieur, afin de faire des moments « Comme une sculpture / Qui défiera le temps » (Guillevic, 2001, 202) pour se préserver de « l’océan » (209) du temps. À ce sujet, Merleau-Ponty spécifie que « c’est la notion même de l’immédiat qui se trouve transformée : est désormais immédiat, non plus l’impression de l’objet qui ne fait qu’un avec le sujet, mais le sens, la structure, l’arrangement spontané des parties » (Merleau-Ponty, 1976, 397). Par la pratique du poème, le poète interroge l’essence du temps, laissant une trace sur la matière, pour tenter de comprendre la structure de son fonctionnement, pour « faire corps » avec celui-ci, essayant de trouver sa vérité inhérente au monde à travers le temps qui agit sur les choses, tel le sujet conscient qu’est le sujet-énonciateur du poème.
2. Le poème : mémoire active de l’immémorial
Le poète conçoit la pratique du poème telle une mémoire de l’instant se confrontant à l’éternité. S’inscrivant dans la tradition des arts poétiques 2, les poèmes sont pensés de sorte qu’ils font échos à la pratique immémoriale qu’est la poésie et sa propension à l’autoréflexivité à même cette praxis, comme en témoigne le poème « Être relié ». Pour le sujet-énonciateur, le poème le place en rapport avec une pratique dont les origines se perdent dans le temps. Celle-ci, qui lui permet de « planer » dans « les temps », d’être en lien direct avec elle, est conçue comme une pratique exigeante : elle est « misère » ou « éblouissement », la poésie semblant se concrétiser dans l’effort chez Guillevic. L’éblouissement par « les temps », qui semble, d’ailleurs, par la matière phonétique, rappeler l’« étang » (160) guillevicien, connoté de stagnation, d’inaction, suggère que le poète demeure aveugle devant la perception du temps. Un constat est donc suggéré dans ce poème : le sujet-énonciateur se rend compte qu’il n’a pas une conscience adéquate du temps, que sa perception de celui-ci peut être biaisée puisque le temps agit comme un reflet éblouissant d’un étang.
Toutefois, l’immémorial ne renvoie pas seulement à la poésie, mais également à sa matière et à ce qu’elle réfère, soit les mots, désignés par Ferdinand de Saussure comme un « trésor collectif ». Cette mémoire est en rapport de sens avec les objets matériels, qui eux, se trouvent au centre de la pratique du poète. Tel que Monique Benoît le spécifie, « la pratique de la poésie de Guillevic est parsemée de souvenirs d’entités temporelles si pleines d’elles-mêmes qu’elles tendent à crever leurs propres dimensions » (Benoît, 172, 296). Les mots, dans leur apparence de banalité quotidienne, permettent au sujet-énonciateur de concevoir des « instants si vastes que leur est conférée la sensation d’éternité » (296). La « sensation d’éternité » est perceptible dans l’idée de réminiscence exprimée par le sujet-énonciateur : « Il y a ces réminiscences / De ce que l’on n’a pas vécu » et « Qui nous viennent d’on ne sait où » (Guillevic, 2001, 278). Le sujet-énonciateur effectue une recherche temporelle impossible des origines d’une mémoire culturelle fondant les mots, dans un présent incompréhensible puisque les marques du passé et du présent s’y mélangent dans une cacophonie. Il tente par l’écriture du poème de ne pas transformer les objets par projection de son intention, tout en essayant de demeurer à l’affût de leurs manifestations, comme c’est le cas dans « C’est plus souvent », où le poète « [est] là / Pour l’arrivée / Si elle a lieu » (249). Cette manifestation de cet être indéfini, « plus souvent / […] filet qu’un torrent », mouvement d’apparition que le poète peut « recueillir » (249), révèle un exercice perceptuel de la pratique de la poésie accordant une attention à sa temporalité. Elle devient un moyen d’interroger l’appréhension des manifestations des objets du monde et de leur « noyau » brouillé par la perception du temps (222). Cette tentative de compréhension du monde à la conscience se fait par le travail des mots chez Guillevic; le poème, écriture de l’instant présent, étant sans cesse sujet à la réécriture et donc à la non-stagnation de l’éternel. Ainsi, comme le soulève Craipain, « pour Guillevic, écrire, c’est transmettre “le cours d’une expérience, un essai d’approche de communication d’une chose qui est en cours, qui est en invention” » (Craipain, 1988, 333), et ce, dans un présent dont l’occupation est active dans la pratique du poème, ce qui fait d’Art poétique un recueil de poèmes où l’instant présent se répète, comme pour ralentir l’effet du temps qui se déroule vertigineusement dans l’éternité.
En bref, ne pouvant pas saisir l’essence des objets, laquelle s’actualise sans cesse dans le mouvement de leur manifestation à la conscience à cause d’un temps ambigu, le poète s’efforce à rendre matériel le moment présent par la réécriture constante de l’instant. Ce faisant, il tente de faire obstacle au temps par le biais de la poésie, qui, elle, dialogue avec le passé, en référant entres autres à des objets constituant des mémoires non décryptables. La recherche qu’effectue le poète au sujet du sens de la place qu’il occupe dans le temps révèle la difficulté d’inscrire, par le travail des mots, l’effet du temps sur la perception des choses, dont la structure de leur représentation est également de l’ordre du cadre spatial.
Dans Art poétique, le poète propose un questionnement sur le sens de l’espace qu’il occupe en cherchant à dépasser l’extériorité des objets pour pénétrer leur intériorité. L’espace étant le fondement de toute expérience possible, les objets dépendent de sa transcendance, ce que représente le poète à travers une quête de la compréhension des choses et par un questionnement sur la valeur de la position qu’il occupe dans le monde.
1. Dépasser l’illusion de la perception par le poème
À travers les objets, le sujet-énonciateur cherche à acquérir une meilleure connaissance du monde en dépassant leur apparence. Comme le fait remarquer Merleau-Ponty, il faut concevoir l’espace comme « le système invisible des actes de liaisons qu’accomplit un esprit constituant » (Merleau-Ponty, 1976, 282). Épousant une conception du monde matérialiste selon laquelle, pour emprunter une citation de Martin Heidegger à Hanneke Josée Teunissen, « le cadre spatio-temporel ordonne l’univers et détermine la singularité des choses contenues dans cet univers » (Teunissen, 2000, 23), le sujet-énonciateur ne se limite pas toutefois à l’apparence des objets. Il cherche à comprendre le sens de chaque chose par rapport à une autre et, ultimement, le sens de sa place dans l’espace en tant qu’objet conscient dans l’exécution d’un poème, comme le met en évidence « Quand j’écris » (Guillevic, 2001, 149).
En effet, dans ce poème, le sujet-énonciateur cherche à appréhender l’apparition des objets à la conscience et à interagir avec eux, leur manifestation permettant leur connaissance potentielle. Il possède une volonté d’aller au-delà de l’illusion du monde afin d’acquérir une connaissance des choses, puisque la conscience, engluée dans le monde, ne peut percevoir qu’« Un souffle de sons, / De couleurs, de formes » (266), les sens étant bien plus source d’incertitudes que de connaissances. Par l’activité de l’écriture, qui tend à lier le mot à l’objet, le sujet-énonciateur essaie « d’établir un lien essentiel entre le mot et l’objet : chaque mot entraîne vers un destin unique, imprévisible » (Craipain, 1988, 18). Lorsque les mots « viennent » à lui et qu’il se décide à mieux les connaître par cette rencontre, il effectue un travail avec leur représentation. Le sujet-énonciateur « fouille, va plus profond », « regarde au verso des mots » et « démêle cet écheveau » (Guillevic, 2001, 166 [nous soulignons]) de sens qu’est le mot. Les verbes, qui évoquent une recherche de vérité dans le mot de par sa signification référant à l’idée faite de l’objet, permettent de mettre en relief l’effort fait par le poète sur la perception recueillie des objets. Il cherche de cette façon de faire bouger les liens entre ceux-ci et les choses. Elles s’avèrent, pour le poète, des contenants pouvant se remplir de sens, cela même lorsqu’ils sont immobiles, « contenant[s] » (203) d’un processus de manifestation qui est mouvement. Réitérant cette idée, le sujet-énonciateur fait du poème, par la métaphore, un miroir, dans lequel le poète peut entrer pour modifier le « reflet » : « — Alors le reflet modifié / Réagit sur l’objet / Qui s’est laissé refléter » (178). Il propose de cette manière une façon d’agir sur le rapport de l’être conscient à la perception du monde s’effectuant par la manifestation des objets, l’écriture tenant lieu d’action liant les objets à leur sens. Dès lors, les silences entourant les poèmes de Guillevic font office d’espaces qui se remplissent de sens et qui, en même temps, sont constamment entourés par le silence de la matière à laquelle la perception donne un sens. Le sujet-énonciateur effectue donc une quête de connaissance quant à l’essence des objets et à leur signification réelle, les choses venant à celui à l’affût du moment où la nature essentielle de la chose se révèle. Elle le fait, pour citer Barbaras, dans
un mouvement de manifestation dont le sujet n’est pas de l’ordre de la chose, mais d’un Fond qui ne peut être autre que le monde lui-même : […] si le monde apparaît en toute apparition, c’est dans la mesure exacte où il est cela qui effectue l’apparition, où il en est la source, […] un fond qui se confond avec ce qu’il fonde. (Barbaras, 2012, 335)
Ce fond est également évoqué par le poète lorsqu’il énonce qu’il « Vien[t] du pays noir / Où se forment les sources » (Guillevic, 2001, 298), c’est-à-dire les objets procédant du monde à la conscience. Ainsi, le poète écrit pour tenter se rapprocher de la compréhension de la structure des choses : « Si j’écris, c’est disons / Pour ouvrir une porte », mais il « ignore / À quel moment se fait / Cette ouverture. » Il vient ensuite contredire cette supposition : « — D’ailleurs, ce qui se lève / C’est peut-être un rideau » (148). Le poète, s’efforçant à la lucidité et à la remise en question, n’affirme pas savoir comment appréhender la vérité de la chose, pour mieux voir l’arrière de ce fond; il exprime plutôt la portée hypothétique de la manière dont procède cette ouverture, qui est soit l’ouverture d’une « porte », soit la levée d’un « rideau » sur ce fond d’où surviennent les objets lors de l’écriture. En essayant d’aller au-delà de l’apparence des objets, c’est-à-dire d’aller « au cœur des choses » et à leur rencontre, « là où il n’y aurait / que complicité » (174) par les mots avec lesquels il interagit sur la perception de la chose, le poète tente d’accéder à la connaissance du monde et de sa place dans cet espace, en essayant d’effectuer l’impossible quête de saisir les choses.
2. Comprendre le monde, comprendre le sens de son existence par le poème
Dans Art poétique, la quête de la compréhension du processus des choses peut également être interprétée comme recherche du sens de sa présence parmi les choses du monde avec lesquelles le sujet-énonciateur est en relation. C’est d’ailleurs Merleau-Ponty qui stipule que pour expliquer le phénomène du mouvement d’apparition des objets, qui sont des « tissus intentionnels que l’effort de la connaissance cherchera à décomposer », il faut reconnaître « l’originalité des phénomènes à l’égard du monde objectif, comme c’est par eux que le monde objectif nous est connu, [son mouvement propre] est amené à leur intégrer tout objet possible et à rechercher comment il se constitue à travers eux ». (Merleau-Ponty, 1976, 65). De sorte, « le champ phénoménal devient champ transcendantal » (73). Le sujet-énonciateur explicite la volonté de saisir sa relation avec les objets, soit sa place dans le monde, dans le poème « Être » (Guillevic, 2001, 315-316). Sous la forme d’un questionnement existentiel, soit « Être / Où et quoi », renvoyant à la définition de sa propre essence qui est en devenir en tant que « souffle » (316), en tant qu’être conscient de sa propre fragilité existentielle, le sujet-énonciateur interroge le sens de la position qu’il occupe par le biais des objets. Ainsi, selon Barbaras, la conscience des objets provient de la séparation, qui les individualise par rapport à un fond :
L’intuition fondamentale est que les choses ne se donneraient pas à nous, ne nous apparaîtraient pas si elles ne se prêtaient pas déjà par elles-mêmes à cette saisie, si elles ne venaient pas pour ainsi dire au-devant de cette appréhension en sortant du retrait. Inversement, le mouvement n’a véritablement de sens que comme cela qui délimite, circonscrit, fait advenir de l’individuel. Le mouvement est par essence discriminant, séparateur : changer, c’est toujours aller vers une nouvelle détermination en se distinguant à la fois de ce que l’on était et de tout ce que l’on n’était pas. Comme le dit Patočka très profondément : “Le mouvement est ce qui fait apparaître qu’il y a, pour un temps déterminé, une place dans le monde pour une réalité singulière déterminée parmi d’autres réalités singulières.” [...] Cela signifie que le mouvement ne crée rien, mais synthétise et, en synthétisant, distingue ou sépare. En délimitant une réalité singulière, il lui fait place et, par là même, la fait apparaître […]. Le changement est bien en son fond séparateur et c’est la raison pour laquelle l’ontologie du mouvement et métaphysique de l’individu se commandent mutuellement : si l’être c’est l’individuel, c’est-à-dire le séparé, seul le mouvement comme puissance séparatrice peut faire être (Barbaras, 2012, 336, 337, 343).
Les objets dans ce poème ne se présentent plus selon une relation de dichotomie traditionnelle entre le sujet et l’objet (Bascik, 2010, 53), mais plutôt par une relation de réciprocité entre eux, qu’il soit « pissenlit » ou « limace » portant chacun un sème /petit/, qu’il soit « baobab » ou « horizon », possédant tous deux un sème /grand/ (Guillevic, 2001, 315). Dans ce sens, le poète veut être égal aux objets se manifestant à lui, de quelle nature soient-ils, en évitant tous rapports d’infériorité ou de supériorité. Les vers « Être dans le monde / Fragment, élément du monde » (315) témoignent de la volonté du sujet-énonciateur de se considérer comme une valeur parmi d’autres valeurs, une partie différente constituant le tout qu’est le monde.
En effet, pour la phénoménologie merleau-pontienne, chaque objet est une valeur, chaque chose n’étant pas plus importante qu’une autre, mais plutôt dotée d’un processus qui lui est particulier. De cette façon, le sujet-énonciateur peut « Vivre avec tout / Ce qui est dehors en dedans » (315), c’est-à-dire avoir conscience de son propre mouvement. C’est cette différenciation, cette individualité, conscience de son existence singulière dans le monde tout en étant analogiquement une chose avec les autres choses, qui, maintes fois évoquée dans le recueil, clôture le recueil : « Tu ne seras pas la rose, / Elle ne sera pas toi. / Mais entre vous il y a / Ce qui vous est commun, / Que vous savez vivre / Et faire partager » (317). Ce qui se trouve donc à être « commun » est le sens transcendantal d’occuper une place dans le monde qui se « partage » par une existence mutuelle et la reconnaissance de cette place occupée dans l’espace. À ce sujet, Barbaras avance que
comprendre ce que signifie apparaître à un sujet exige de comprendre ce que signifie exister pour un sujet; comprendre ce que signifie exister pour un sujet revient à déterminer ce que sont ses mouvements; mais déterminer ce que sont ses mouvements équivaut rigoureusement à comprendre ce qu’ils font (Barbaras, 2012, 349).
Le poème chez Guillevic, dans la relation qu’il établit avec les choses du monde, le langage et l’instance énonciatrice, devient une quête de connaissance de soi par la conscience du monde, menée par un discours sur la transcendance des objets et de soi-même parmi eux. Le sujet-énonciateur suggère ainsi qu’exister est offrir sa présence tel un « partage », terme évoquant un rapport positif à l’existence. Le poète reconnaît de cette façon un sens à un existant, ici une « rose » (qui, dans un sens métaphorique, peut être comprise comme l’être aimé), ce qui lui permet une meilleure compréhension de son propre étant et du sens qu’il a par rapport à cette apparition à soi dans le monde.
En somme, en tentant d’aller au-delà de l’apparence des objets, le sujet-énonciateur essaie d’accéder à la connaissance du monde et de sa place dans l’espace. Le discours critique sur la transcendance de la matière, qui propose une relation de réciprocité entre les objets et le poète, contribue à l’expression du sujet-énonciateur à propos d’une interrogation sur le sens de son propre mouvement d’apparition au monde.
La manière dont le rapport au temps et l’espace prennent forme dans Art poétique de Guillevic contribue à instaurer un discours critique dans lequel la dimension phénoménologique du poème pointe le phénomène de la manifestation des objets à la conscience de l’être conscient dans le monde. Ainsi, le sujet-énonciateur effectue un questionnement fondamental sur son identité en tant que processus se définissant dans ce qu’il devient. En essayant de rendre matériel le temps afin de faire durer le présent par la réécriture constante du poème, le poète cherche à saisir le fonctionnement du temps, qui laisse des traces sur les objets constituant des mémoires inatteignables. Il interroge les manifestations dans l’espace, par le biais des objets, pour dépasser leur apparence, et instaure une relation d’homologation avec eux, ce qui suggère une recherche de sens existentiel. Le poète cherche de cette façon à déterminer le sens de son mouvement ou en d’autres termes, à avoir une conscience élargie de son procès dans le monde.
Par ailleurs, ce constat semble faire écho à la parole de Guillevic : « Ma poésie est toujours une interrogation du monde, de la vie, de la matière, du mouvement » (Guillevic dans Craipain, 1988, 225). À la lumière de cette lecture sous l’idée d’une phénoménologie du mouvement, nous constatons qu’existence et mouvement d’apparition semblent intrinsèquement reliés. Le poème et sa portée esthétique redistribuent la place accordée aux valeurs dans notre représentation. En effet, qu’essaye-je d’affirmer lorsque j’ébranle par le poème le préjugé du monde? Par exemple, est-ce que j’affirme une absence fondamentale de certitude de mon devenir alors que j’insinue que je sais qu’il sera incertain (et que donc je me sais être quelque chose)? L’entreprise esthétique, voire éthique, de Guillevic sur le discours à propos de l’incertitude des choses et de leur procès, mais aussi sur l’indétermination des repères, suggère la mise en œuvre d’une liberté d’autodétermination et d’autodéfinition, qui pourraient être appréhendées sous un œil à la fois pragmatique et existentialiste.
Barbaras, Renaud. 2012. « Sauver d’une tâche la réification de la conscience la tâche de la phénoménologie ». Études philosophiques, vol. 1, no. 100, p. 49-63.
Bascik, Teresa. 2010. « Écrire, c’est bien s’inscrire dans le monde ». Une lecture d’Art poétique d’Eugène Guillevic. Montréal : Université de Montréal, 90 p.
Benoît, Monique. 1972. « Guillevic : une géométrie obsessionnelle ». Études littéraires, vol. 5, no. 2, p. 291-308.
Craipain, Françoise Jacqueline. 1988. Guillevic, Eugène : Le minéral, le végétal et l’homme dans l’univers poétique de l’écrivain. Bloomington : Indiana University, 410 p.
Ey, Henry. 2013. « Conscience ». Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/conscience/, 16 p.
Guillevic, Eugène. 2001. Art poétique. Paris : Gallimard, coll. « Poésie », 414 p.
Kant, Emmanuel.1990. Critique de la raison pure. Paris : Gallimard, coll. « Folio essai », 124 p.
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Teunissen, Hanneke Josée. 2000. Le matérialisme poétique de Francis Ponge et d’Eugène Guillevic. Halifax : Dalhousie University, 161 p.
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