La critique savante proustienne tend à privilégier l’image, dans la Recherche, d’un narrateur-personnage1 sensualiste, hypersensible, esthète et « grand sage ». Pourtant, tous les écrits de Proust semblent non seulement traversés, mais engendrés et alimentés par des thèmes sombres tels le matricide, la profanation des mères, le voyeurisme et la jalousie dévorante. Malcom Bowie, dans Freud, Proust and Lacan. Theory as Fiction, remarque d’ailleurs que les tomes les moins étudiés d’À la recherche du temps perdu sont Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière et Albertine disparue, où se fait jour « une conception profondément troublante de la sexualité humaine2 ». Il relève également «" [u]ne tendance amnésique, extrêmement troublante, de la part des commentateurs à ignorer les parties les plus lourdement obsessionnelles du roman au profit des volumes présentant un cadre plus familier, qui offrent des perspectives de rédemption par l’art3 ». Je propose d’étudier la figuration de certaines tendances dans À la Recherche du temps perdu, soit le sadomasochisme sexuel du baron de Charlus ainsi que le voyeurisme teinté, sinon nourri, de sadisme du narrateur-personnage. Pour mener à bien cette analyse thématique, je réaliserai une microlecture sur un segment très restreint4 du dernier tome de la Recherche, le Temps retrouvé. Je chercherai à mieux comprendre comment se construisent, petit à petit, au gré des images, des motifs et des formes d’expressions, les figures d’un voyeurisme sadique du narrateur-personnage et celle du sadomasochisme du baron de Charlus qui est épiée, « croquée » par le narrateur. Je me référerai à la théorie de la micropsychanalyse pour déceler, puis décrire l’agressivité parfois très subtile qui détermine l’attitude du narrateur-personnage proustien et sous-tend nombre de ses gestes. Par l’analyse de ces thèmes du voyeurisme et du sadomasochisme, je désire mettre au jour les signes d’un désir obsessionnel du narrateur-personnage d’espionner, d’étudier, voire de « disséquer » ses semblables, de les posséder par la connaissance en les évidant, en leur arrachant tout mystère. Je veux également montrer que la longue scène de flagellation se révèle non seulement marquée par une agressivité sadique, mais engendrée, « irriguée » et relancée par un désir d’emprise du narrateur en tant que personnage, largement étayé par son voyeurisme.
La micropsychanalyse, théorie et méthode d’essence et d’origine freudiennes fondée par Silvio Fanti dans les années cinquante, a revisité en profondeur le concept d’agressivité. Elle lui a donné le statut de pulsion autonome5 et lui a attribué une nouvelle nature : l’agressivité se révèle la tension entre toutes les particules de matière à l’origine de la vie6. Là où la micropsychanalyse apporte, certes, une contribution appréciable au concept d’agressivité, c’est en lui reconnaissant des copulsions spécifiques (destruction, conservation, agression et emprise (Fanti, 2003 [1983], p. 203)) permettant de rendre compte de l’étendue du champ d’action de l’énergie agressive et de sa prégnance dans l’activité humaine. La théorie micropsychanalytique permet ainsi de voir les déviances que sont le voyeurisme, le sadisme et le masochisme d’un autre œil, d’un regard d’une plus vaste portée. Cela, d’abord parce que le sadomasochisme n’est plus strictement une pratique sexuelle tantôt déviante, dans ses franges les plus extrêmes, tantôt presque banale, propre à relever les relations sexuelles de partenaires aventuriers et consentants. Ensuite, parce que le sadisme et le masochisme toujours agressifs – et parfois sexuels – que conçoit la micropsychanalyse peuvent être « sociaux », c’est-à-dire détachés de la sexualité et liés à nos interactions avec les autres qui sont parfois marquées par des désirs, conscients ou non, de leur faire du mal, de se faire du mal à soi-même, ou encore de jouir de leur/sa souffrance. Quant au voyeurisme, le lien essentiel qu’il entretient avec le désir d’emprise du sujet observant sur son objet, qui devient sa chose, se révèle lui aussi sous-tendu par l’agressivité.
Certains artistes, tel l’écrivain Marcel Proust, sont parvenus à mettre au jour, dans leur œuvre, par de multiples touches, une agressivité sadique parfois des plus subtiles et pratiquement imperceptible, par exemple, dans le tressage de gestes anodins et de paroles marquées par une jouissive cruauté. Chez Proust, ce sadisme social s’exprime notamment dans les sarcasmes, l’humour corrosif, le sentiment de culpabilité, les descriptions grotesques et le désir d’emprise, ce dernier élément abondamment illustré et alimenté par le voyeurisme du narrateur que je m’attacherai à décrire dans cet article.
Le passage de la Recherche auquel je consacrerai mon analyse constitue, selon Elisabeth Ladenson, dans Proust lesbien, « la seule scène pleinement visible d’acte sexuel dans la totalité de la Recherche » (Ladenson, 2004, p. 89). Après avoir quitté Charlus, le narrateur cherche un hôtel où se désaltérer et « reprendre des forces » (Proust, 1999, p. 2219). Il est alors attiré par la lumière filtrant « derrière les volets clos » (Proust, 1999, p. 2219) de chaque fenêtre du seul hôtel en activité. Ce dernier n’entre pas tout de suite, il observe le va-et-vient des nombreux clients de l’établissement puis, sa « curiosité » (Proust, 1999, p. 2219) est « excitée » (Proust, 1999, p. 2219) à la vue d’un officier sortant de l’hôtel. Il épie celui-ci pendant un moment, même s’il ne peut distinguer son visage dans « l’obscurité profonde » (Proust, 1999, p. 2219). L’officier s’est éloigné, mais le narrateur observe toujours. D’autres clients entrent, « des soldats de plusieurs armes » (Proust, 1999, p. 2219). Il se demande alors : « Cet hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions? » (Proust, 1999, p. 2219)
L’hôtel éclairé aux volets clos dérobant aux regards la vie qu’il renferme, l’officier, puis les soldats prennent valeur de stimuli déclencheurs de la curiosité du narrateur qui adopte un raisonnement rationnel pour se donner la légitimité de pénétrer dans l’hôtel : « J’avais d’autre part extrêmement soif. Il était probable que je pourrais trouver à boire ici et j’en profitai pour tâcher d’assouvir, malgré l’inquiétude qui s’y mêlait, ma curiosité. » (Proust, 1999, p. 2219) Ce dernier suggère ici qu’il ne décide de passer la porte de l’hôtel que parce qu’il a soif. Son désir voyeur est ainsi justifié, et à demi camouflé. Selon Elisabeth Ladenson, « [l]e besoin de savoir anime tout désir proustien » (Ladenson, 2004, p. 87). Comme presque toujours, dans la Recherche, le désir de voir passe par le besoin de savoir par sa propre expérience, non d’une source indirecte, et surtout, de le faire de ses propres yeux. Ainsi, on comprend pourquoi ce désir supplante le besoin de repos ressenti plus tôt par le narrateur et s’avère plus fort que ses inquiétudes à l’idée d’entrer dans cet endroit bien éclairé, mais obscur. Comme le remarque Pietro Citati dans La colombe poignardée : Proust et la Recherche, à propos du comportement général de ce dernier : « Le témoin se mue en espion. » (Citati, 1997 [1995], p. 278) Le narrateur est témoin, durant sa jeunesse sur laquelle il revient dans les premiers tomes de la Recherche, des manies de sa « tante Léonie » : elle est « passionnée par le détail » (De Margerie, 2010, p. 19), dévorée du désir de savoir 7 et despotique8, selon Diane de Margerie dans Proust et l’obscur. C’est peut-être au contact de sa « tante » qu’il devient peu à peu espion des gens qui l’entourent, et surtout d’Albertine, celle qu’il aime et dont il voudrait investir l’esprit tout entier9. Il en acquiert par le fait même les caractéristiques de « tante Léonie ». Le narrateur a vu, a observé les clients de l’hôtel, il désire maintenant savoir ce qu’ils font, les accusant ironiquement d’être des espions, alors que c’est lui qui en est un.
Par ailleurs, on remarque qu’il nomme ce qui l’anime : la curiosité. Elle apparaît graphiquement à deux occasions dans le récit, occurrences qui correspondent au moment où il s’arrête pour observer l’officier, et ensuite quand il décide de pénétrer dans l’hôtel. La curiosité semble piloter le narrateur proustien, car elle constitue un élan qui détermine et construit ses actions petit à petit. Animé par elle, ce dernier monte l’escalier de l’hôtel, mais s’arrête en chemin, où « je restais dans l’ombre » (Proust, 1999, p. 2219). Ayant observé l’officier dans l’obscurité profonde, puis en ayant cherché la noirceur dans l’escalier, il peut encore voir à loisir sans être vu, un des traits de définition et de condition du voyeurisme : l’objet doit ignorer qu’on l’observe10. Il entend, de la porte ouverte du vestibule, des gens demander une chambre : on répond qu’il n’y en a aucune de libre. Ce dernier reste toutefois dans les parages au lieu de quitter tout de suite les lieux : « Je pus apercevoir sans être vu dans l’obscurité quelques militaires et deux ouvriers qui causaient tranquillement dans une petite pièce étouffée » (Proust, 1999, p. 2220). L’acte d’observer ce qui retient son attention est depuis le début de ce segment de texte lié par le narrateur au motif de l’absence de lumière. Il importe de se dérober aux regards moins parce qu’il est mal vu d’épier les gens que parce que voir sans être vu confère un pouvoir à l’observateur qui pourrait se résumer ainsi : « Je te vois, j’ai accès à tout ce que tu me dévoiles et tu n’en sais rien. » Puis, de nouveaux stimuli viennent relancer sa curiosité, comme on le voit dans une conversation entre deux inconnus qu’il rapporte, et dont je cite un extrait :
Ce qu’il y a, c’est que les chaînes ne sont pas assez longues. Tu vas pas m’expliquer à moi ce que c’est, j’y ai tapé dessus hier pendant toute la nuit que le sang m’en coulait sur les mains. – C’est toi qui taperas ce soir? – Non, c’est pas moi. C’est Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l’a promis (Proust, 1999, p. 2220).
Du sang, des chaînes, une personne flagellée, et surtout, un nouvel épisode de flagellation qui surviendra le soir même. Le narrateur, qui n’a pas juste entendu, mais a écouté et vu, dit avoir frémi à ces paroles. De peur, de dégoût, d’excitation ? On l’ignore pour l’instant, mais il ne fuit pas les lieux. Au contraire, la curiosité de narrateur semble plus que jamais stimulée :
Un crime atroce allait y être consommé si on n’arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables. Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c’est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j’entrai délibérément dans l’hôtel (Proust, 1999, p. 2220).
Rêve et conte, des images qui appellent l’évasion, et souvent la beauté et le plaisir. Même chose pour la fierté et la volupté qu’il évoque : ces états achèvent de créer un paysage intérieur d’excitation chez le narrateur. Elle est loin, pour lui, l’idée de prendre du repos. Pour parler du crime, il utilise un autre mot que perpétrer : consommé. Un crime sera consommé, comme l’est un acte sexuel, mais aussi, comme l’est quelque chose que l’on mange, et c’est aux paradigmes de la gustation et de l’expérience sensorielle que l’on peut lier la volupté du poète dont il se sent animé. Ce haut plaisir s’apparentant à l’ivresse pourrait-il être la possibilité de voir le crime, c’est-à-dire d’assister à un acte horrible exerçant une fascination sur lui, celle qui peut être éprouvée devant le mal ? Certes, et comme l’a bien vu Elisabeth Ladenson en analysant la scène de voyeurisme de Montjouvin dans la Recherche, « l’idée de contrôle [est] une […] composante essentielle du voyeurisme » (Ladenson, 2004, p. 81). J’ajouterais qu’une autre caractéristique essentielle du voyeurisme est le sadisme et qu’il n’y a pas, en fait, de voyeurisme sans un sadisme exprimé par ce que la micropsychanalyse nomme co-pulsion spécifique d’emprise.
Le narrateur parvient à obtenir une chambre, mais il n’y reste pas : « l’atmosphère était si désagréable et ma curiosité si grande que, mon " cassis " bu, je redescendis l’escalier, puis pris d’une autre idée, le remontai et, dépassant l’étage de la chambre 43, allait jusqu’en haut » (Proust, 1999, p. 2222-2223). Sa première idée est de rejoindre le groupe de causeurs du rez-de-chaussée de l’hôtel, mais il se dirige en haut, car il sait que quelque chose d’intéressant, pour lui, du moins, pourrait s’y passer. En effet, quand il a demandé une chambre, le narrateur rapporte ces propos : « Mais il y a le chef là-haut, insinua un des causeurs » (Proust, 1999, p. 2221). C’est bien le désir de savoir à quoi les chaînes serviront, et peut-être même l’envie d’assister au crime qui se produira le soir même qui guident ses sens alertés. Il entend « des plaintes étouffées » (Proust, 1999, p. 2223) d’une chambre isolée. Il s’y rend « vivement » (Proust, 1999, p. 2223), précise-t-il. Puis :
J’appliquai mon oreille à la porte. « Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m’humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié. – Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t’attacher sur le lit, pas de pitié », et j’entendis le bruit du claquement d’un martinet probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur (Proust, 1999, p. 2223).
Entendre ne suffit nullement au narrateur. Voir toujours plus semble le seul moyen de pouvoir satisfaire une curiosité décidément voyeuse, car toujours liée au motif de l’obscurité, comme on l’a vu, même si ce qu’il vient d’entendre et de décrire en aurait fait fuir plusieurs, incapables de soutenir ne serait-ce que l’audition de l’acte de flagellation, qui plus est avec un martinet clouté. Une curiosité qui paraît sadique, également, le narrateur n’hésitant pas à poursuivre sa filature pour voir des actes d’une violence extrême, en se dirigeant à pas de loup, dit-il, vers « un œil-de-bœuf latéral » (Proust, 1999, p. 2223) qu’il a repéré et « dont on avait oublié de tirer le rideau » (Proust, 1999, p. 2223). L’œil-de-bœuf et l’oreille appliquée à la porte font également écho au motif de l’obscurité, car ces deux éléments constituent des moyens, pour lui, de voir tout en se dérobant aux regards de ce qu’il épie secrètement. L’aspect sadique du voyeurisme du narrateur-personnage proustien s’enrichit d’un deuxième élément : il ne s’émeut pas, mais, plutôt, s’excite à entendre d’abord les plaintes, le coup du martinet qui fouette le client masochiste, puis les cris de douleur, car les signaux sensoriels stimulants des propos du causeur (« il y a le chef là-haut » et la « plainte étouffée ») lui donnent envie d’épier visuellement la scène. Vouloir entendre la douleur, et l’entendre encore en désirant, de surcroît, la voir, renvoient aux traits définitoires du sadisme. En effet, la micropsychanalyse définit ce terme dans son Dictionnaire pratique de la psychanalyse et de la micropsychanalyse comme « visant l’obtention d’un plaisir dans et par la souffrance d’un objet sexuel reconnu comme tel ou non » (Fanti, 2003 [1983], p. 209). Excité par ce qu’il a entendu, mais nullement dégoûté, et encore moins apeuré, le narrateur proustien ne l’est pas plus lorsqu’il voit « enfin » le spectacle de la violence perpétrée dans la chambre. Il constate sans s’émouvoir :
enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus (Proust, 1999, p. 2223).
Il semble qu’ici, le sadisme du narrateur, étayé depuis le début par son voyeurisme, se décèle en creux. Le martinet est « en effet » planté de clous, sans plus de remarques sur la monstruosité d’une telle arme sadique-sexuelle. Charlus « reçoit », et non subit, les coups, et cette séance de sadomasochisme a beau être qualifiée de supplice, en l’occurrence, il s’agit, « objectivement » d’un supplice. Dans le contexte, ce terme se révèle lui aussi plutôt neutre. Il est donc possible de voir que si sadisme il y a, c’est bien dans l’absence de dégoût, de peur et d’affolement du narrateur. Ce dernier reste posté devant l’œil-de-bœuf et poursuivra son observation un bon moment encore.
Je peux maintenant rassembler les images distribuées dans toute la scène analysée : les longues chaînes, le sang qui coule sur les mains, les plaintes étouffées, les cris de douleur et le corps couvert d’ecchymoses. Ce réseau d’images est lié au plaisir, et jamais à la peur ou au dégoût. En effet, toutes ces images sensorielles convoquant la vue et l’ouïe du narrateur forment un chemin vers la scène du corps mutilé du baron de Charlus en apparaissant comme de sinistres appâts pour sa curiosité voyeuse, et certes sadique. Il s’agit bien d’un sadisme et d’un voyeurisme, car il semble hautement improbable que le strict désir d’en savoir toujours plus sur les parts sombres de la nature humaine suscite et rende légitime un tel comportement chez le narrateur proustien. En effet, ce dernier reste l’œil plongé dans la petite fenêtre, et en ressent certainement du plaisir. Dans La colombe poignardée : Proust et la recherche, Pietro Citati fait cette remarque :
[I]l dissimule son visage et regarde sans être vu, derrière une cloison, une fenêtre, un buisson […] la scène observée devient infiniment précieuse, imprégnée de fascination et d’obsession. L’œil collé à la fente, il scrute longtemps, longtemps : il possède ce qu’il voit ; il attend, tenté, alléché, corrompu » (Citati, 1997 [1995], p. 366).
La dimension éminemment sadique de désirer posséder ce que l’on voit, surtout lorsque l’on observe un crime, un acte de perversion sexuelle (par exemple, la coprophagie) ou non (par exemple, l’automutilation) ou la violence sexuelle d’un sadomasochisme réservé aux initiés, est également décelable par la manière du narrateur-personnage d’observer Charlus et Jupien. En effet, dans la scène de flagellation étudiée, ce dernier semble monter un spectacle qui s’offre à son regard à mesure qu’il l’élabore avec un plaisir non dissimulé. Alors même que les protagonistes ne se donnent nullement en spectacle dans la chambre close. La jouissance de l’espionnage d’actes sadiques et masochistes semble consommée sur et entre les lignes.
Représentation théâtrale pour l’œil dévorant du narrateur-personnage proustien, la scène de flagellation de Charlus l’est d’abord dans le rituel de Jupien envers son client, le premier mentant sur l’identité des gens qui flagellent le deuxième en les dépeignant invariablement comme des gens de peu, mais, surtout, tels des criminels assoiffés de sang. Charlus couché sur le dos, ignorant la ruse, il n’y a que le « spectateur » pour goûter à ce jeu de travestissements, en l’occurrence, le narrateur-personnage et nous, les lecteurs. Ce qui n’est pas sans rappeler l’astuce théâtrale de l’aparté, ménagée pour divulguer quelque chose aux spectateurs que les personnages sur scène ignorent :
Il lui murmurait en clignant de l’œil : « Il est garçon laitier, mais au fond c’est surtout un des plus dangereux apaches de Belleville » (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait « apache »). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d’ajouter quelques « citations ». « Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s’être battu (même air grivois) avec des passants qu’il a à moitié estropiés et il a été au Bat’ d’Af. Il a tué son sergent » (Proust, 1999, 2224).
À la page précédente, Jupien est qualifié par le narrateur « d’intelligent comme un homme de lettres » (Proust, 1999, p. 2223). Il semble qu’en qualifiant les propos de ce dernier de « citations », il désire figurer la scène à la manière d’une comédie théâtrale grotesque : le ton et le tour sont sérieux, distingués, presque solennels, alors que le contenu, inventé de toute pièce par Jupien, est de plus en plus inconvenant. On remarque en effet une gradation dans les méfaits « cités » par Jupien dans sa présentation du bourreau-laitier de Charlus, escalade qui va du vol, passe par le « demi-estropiage » pour se terminer au meurtre. Une surenchère propre à aiguiser la jouissance masochiste de ce dernier. Le narrateur-personnage n’en reste pas là : il continue de mettre Jupien en scène, comme si l’on était théâtre. À Charlus qui remarque que le garçon laitier, maintenant sorti de la chambre, n’est pas « assez brutal » (Proust, 1999, 2224), Jupien réplique : «" - Oh! non, personne ne lui a rien dit " répondit[-il] sans s’apercevoir de l’invraisemblance de cette assertion. " Il a du reste été compromis dans le meurtre d’une concierge de la Villette. - Ah! Cela c’est assez intéressant, dit avec un sourire le baron "» (Proust, 1999, 2224). Autre « aparté » de Jupien : il parle de Charlus aux « spectateurs absents » de la pièce qu’il joue en disant : « Personne ne lui a rien dit. » Il ne s’adresse à personne, sauf au « quatrième mur » de la scène de théâtre. Il est en représentation, alors qu’il est seul avec Charlus. Si le narrateur-personnage a une telle vision de cette scène, c’est parce que cela augmente son plaisir voyeur. On remarque autre chose : ce dernier ménage ce que l’on pourrait nommer deux didascalies au sein des « citations » de Jupien que nous rappelons : « Il fallait voir le ton grivois avec lequel il disait apache » et : « même ton grivois ». Le narrateur fournit en fait des précisions sur le « jeu » de Jupien avec des procédés propres au théâtre. Il le fait, car il s’agit bel et bien d’un spectacle pour ses yeux gourmands, qu’il semble vouloir savourer dans ses moindres détails.
En se remémorant différentes scènes de sa vie, et tout particulièrement celle sur laquelle j’ai construit mon analyse, il semble que le narrateur-personnage proustien soit souvent, très souvent inspiré, alimenté, lancé et relancé par une curiosité plus que vorace subordonnée à un sadisme qui est celui du désir d’emprise sur des gens qu’il cherche à « dévorer » dans leur fréquentation et leur observation voyeuses afin, au final, de s’approprier, de posséder leur essence. Vices hypnotiques, son voyeurisme et son sadisme social occupent ses sens, l’enivrent, et finalement le transportent jusqu'à une « ivresse de poète », comme il le dit lui-même. De l’extrait étudié se dégage un réseau de stimuli initié par l’attrayant mystère de ce qui est caché (les volets clos), auquel sont venues s’annexer divers appâts sensoriels (visuels, auditifs et verbaux) pour une curiosité qui se révélera sadique chez lui. Le motif de l’obscurité intervient comme un stimulant et un adjuvant pour le narrateur proustien tout au long de la scène, car c’est celui-ci qui lui permet d’acquérir le pouvoir et le plaisir de voir, d’entendre, d’épier sans être vu tous les éléments le menant au « corps couvert d’ecchymoses » du baron. Une fois la vue de celui-ci placée devant le corps meurtri par la violence sexuelle, il semble que la théâtralisation de la « scène » épiée découle du plaisir sadique de l’observateur à se représenter les choses ainsi, et non du comportement théâtral des objets de son regard. Il apparaît évident que cette scène de voyeurisme du narrateur-personnage se rapporte directement à ce que Jacqueline Risset nomme, dans son essai sur Proust, « la hantise toujours renouvelée de l’extériorité, d’une extériorité que l’on tente toujours justement d’assimiler, de manger, donc de supprimer comme telle » (Risset, 2009, p. 42).
Citati, Pietro. 1997 [1995]. La colombe poignardée : Proust et la Recherche. Paris : Gallimard.
De Margerie, Diane. 2010. Proust et l’obscur. Paris : Albin Michel.
Durand, Marianne et al.. 2007. Le nouveau Petit Robert. Paris : Le Robert, nouvelle édition millésime.
Fanti, Silvio. 2003 [1983]. Dictionnaire pratique de la psychanalyse et de la micropsychanalyse. Paris : Buchet/Chastel.
Ladenson, Elisabeth. 2004 [1999]. Proust lesbien. Paris : Epel.
Proust, Marcel. 1999. À la recherche du temps perdu. Paris : Quarto Gallimard (un seul volume).
Risset, Jacqueline. 2009. Une certaine joie. Essai sur Proust. Paris : Hermann.
Dumas, Isabelle. 2013. « Ces vices hypnotiques : déviances proustiennes », Postures, Dossier « Déviances », n°18, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/dumas-18> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Déviances », n°18, p. 71-81.