La littérature populaire américaine présente des caractéristiques qui la distinguent nettement de celle des autres cultures. Généralement fiers et patriotiques, les Américains proposent régulièrement des situations et des personnages fictionnels plus grands que nature. Un cas éloquent de cette dernière tendance est le comic book de super-héros. Ce genre, typiquement américain, se compose d’histoires simples où se côtoient les dichotomies et les symboles de la puissance du peuple. La ferveur du public envers le comic book n’a pas diminué et, encore aujourd’hui, une horde d’admirateurs lisent, observent et étudient l’évolution de ce monde parallèle.
Quand le personnage de Superman a vu le jour, en 1938, personne ne pouvait se douter à quel point il allait marquer la culture populaire américaine. Il a tout de suite connu un vif succès et a permis au comic book de jouir de ventes extravagantes. Rapidement, Superman a été imité : des super-héros sont apparus de toutes parts et chaque éditeur voulait sa version « originale » de l’alter ego de Clark Kent. Ainsi sont nés une panoplie de super-héros, de Flash à Wonder Woman, en passant par Human Torch et, plus tard, Hulk et Spiderman. Depuis, le milieu de la bande dessinée a considérablement changé, mais la popularité du super-héros perdure. Les ventes de comics ont certes connu des baisses, mais nous ne pouvons contredire le fait que ce type de littérature est là pour rester et que le super-héros constitue une figure solidement ancrée dans l’imaginaire américain.
Le contexte d’apparition de cette figure est particulier. Révélé au début de la Deuxième Guerre mondiale, le super-héros est vite devenu l’icône des forces « positives » américaines et le symbole de la sempiternelle lutte du bien contre le mal. Comme ses histoires traitaient des enjeux liés aux différentes grandes guerres, le comic book était une lecture prisée, entre autres, par les soldats en mission. Dès ses débuts, on y a représenté le « mal » sous des traits connus. Il n’était pas rare d’y croiser des Nazis ou des Japonais, et même Hitler et Mussolini. Ils étaient aisément reconnaissables par la présence, dans le dessin, d’éléments tels que des casques ou des brassards. De la même manière, le super-héros indiquait clairement dans quel camp il œuvrait. Nous n’avons qu’à penser à Captain America, par exemple, qui arborait un costume étoilé bleu, blanc, rouge, qui semblait avoir été cousu à même le drapeau de l’Oncle Sam! La présence d’ennemis « véritables » et de héros ainsi « américanisés » permettait aux lecteurs et citoyens de s’identifier aux histoires en sollicitant leur patriotisme. Puis, au fil des ans, comme l’Amérique s’engageait dans de nouvelles luttes, les super-héros se sont adaptés aux craintes du moment. Ils ont donc combattu les communistes et ont participé à la guerre du Vietnam. Plus récemment, plusieurs de ces héros masqués se sont retrouvés à New York, où ils ont aidé les citoyens dans la reconstruction de la ville après les attentats perpétrés contre le World Trade Center. Aujourd’hui, un super-héros comme Superman a un discours écologiste, et la pollution devient un ennemi contemporain du célèbre surhomme. Également, l’influence positive de ces héros a pris un nouveau sens lorsque, en 1996 et en 1998, l’ONU commanda à DC Comics des aventures de Superman et de Wonder Woman adressées aux jeunes Yougoslaves afin de les mettre en garde contre les mines antipersonnel. Cette image de défenseur du peuple, qui perdure et colle à la figure du super-héros, est sans doute la principale constante dans l’histoire du comic book américain.
Toutefois, il est important de préciser que, malgré une actualisation des causes défendues, ces récits changent peu et demeurent presque entièrement fidèles à une formule générique :
La popularité et la durabilité des super-héros sont plutôt surprenantes si l’on considère les caractéristiques les plus familières des comics […]; a) l’intrigue, les personnages et les thèmes sont relativement simples; b) leur canevas repose fréquemment sur des formules et des symboles traditionnels; c) un narrateur interprète et dirige les histoires; et d) leurs illustrations sont simples, « cartoonesques » avec des couleurs primaires, vives […]. Les histoires sont semblables les unes aux autres, possèdent peu de qualités distinctes […] et ne semblent pas suffisamment complexes pour leur assurer une longévité. Malgré ces ressemblances, les comics de super-héros ont duré, ont migré vers d’autres médias et ont réussi à maintenir presque universellement leur présence dans la culture populaire. (Bongco, 2000, p. 86-87, traduction libre)
Nous croyons que le fait de croître dans un contexte générique stagnant, ainsi balisé, a nui au super-héros en limitant sa capacité d’évoluer et de se complexifier. En répétant sans cesse le même canevas, le comic book a, en quelque sorte, « usé » cette figure en en faisant une quasi-caricature. Ainsi, l’univers du comic book est désormais rempli de clichés, et sa principale figure, le super-héros, est reconnue par tous : d’abord à son costume, puis à des particularités partagées avec ses complices justiciers masqués. Ces récurrences rassemblent les super-héros et les distinguent des autres types de héros. Par contre, depuis quelques années, plusieurs auteurs empruntent au comic book son symbole le plus répandu et en proposent une critique. Certains cas intéressants se trouvent dans un type de bande dessinée qui se définit par son opposition aux diktats génériques traditionnels : il s’agit du roman graphique.
Le premier roman graphique date d’une trentaine d’années. Caractérisé d’abord par son format, il s’avère généralement « plus proche en sensibilité de[s] [auteurs contemporains] David Sedaris ou Michael Chabon que de[s] [comic books de super-héros] “Spawn” ou les “X-Men” » (Walker, 2002, p. 5, traduction libre). Règle générale, les romans graphiques sont en noir et blanc, autobiographiques, et se caractérisent par une tendance à la banalisation du « héros ». En effet, le protagoniste, à l’image de son auteur, se présente comme un être ordinaire, inintéressant et inadéquat. À travers leur alter ego, les auteurs se dépeignent durement et se présentent comme des êtres insignifiants et dénués d’intérêt. De la même manière, le traitement qu’ils réservent au milieu artistique, aux instances politiques et à la société en général est critique, grinçant et parfois cruel. En voulant traiter du quotidien dans ce qu’il présente de plus commun, ils éliminent le beau et le valeureux pour nous présenter le laid et le pathétique. Il ne faut donc pas se surprendre si la reprise du super-héros dans leurs romans graphiques ne se fait pas sans heurts.
L’année 2000 a vu paraître deux œuvres déterminantes dans le corpus des romans graphiques : David Boring, de Daniel Clowes, et Jimmy Corrigan; The Smartest Kid On Earth, de Chris Ware. Ces deux œuvres présentent de nombreuses similitudes et, malgré un désir évident de se détacher de la tradition en bande dessinée, elles proposent une réinsertion de la figure la plus marquée de ce genre : celle du super-héros. En effet, cette figure fait quelques apparitions intrigantes dans ces deux romans graphiques. En passant de son univers manichéen habituel à une banlieue banale et sans histoire, le super-héros ne peut que subir d’importantes transformations. Mais, si la reprise de ce personnage quasi mythique du comic book américain surprend, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’une entrave au détachement caractéristique du roman graphique à cette tradition. Ce déplacement et les modifications subies par le super-héros sont porteurs d’un commentaire critique sur cette figure et sur la bande dessinée elle-même. Par un tel emprunt à l’héritage du comic book, les auteurs déstabilisent le lecteur et modifient l’intrigue du roman graphique. Il sera intéressant d’étudier plus en détail la figure du super-héros et la manière dont s’est fait son passage d’un univers à un autre. Ce faisant, nous assisterons à une forme de « défiguration » du personnage; bref, à la chute du super-héros…
Nous traiterons principalement de l’œuvre de Daniel Clowes, mais nous nous permettrons quelques intrusions dans le riche récit de Chris Ware. Nous ferons référence à deux passages particulièrement révélateurs tirés de Jimmy Corrigan, en début et fin d’argumentation, afin de fournir une dimension pertinente à notre recherche.
Dans Jimmy Corrigan, différents passages surprennent le lecteur et ébranlent la figure du super-héros. Ware commence cette œuvre de plus de trois cent quatre-vingts pages en portant un premier coup à cette figure. Ce roman graphique, décrivant la vie d’un homme « ordinaire » dans le sens le plus pathétique du terme, s’ouvre par un retour dans le passé. On nous présente Jimmy, enfant, qui se rend avec sa mère à une foire. Rendus à destination, ils se fixent un rendez-vous et ils se séparent. L’enfant peut alors se rendre à l’événement qui l’intéresse tant : un spectacle donné par « Super-Man » (et non « Superman »), qu’on présente comme étant le héros d’une série télé. Jimmy assiste, enchanté, à la performance ridicule du super-héros de pacotille, puis se précipite à sa rencontre, papier et crayon en main, afin d’obtenir un autographe. Mais lorsqu’il se retrouve face à son héros, sa mère l’intercepte et le gronde, car Jimmy, trop excité à l’idée de rencontrer son idole, a omis de se présenter à leur rendez-vous. Entre alors en jeu Super-Man qui, pour désamorcer la colère de la dame, les invite à souper. Cet épisode se conclut le lendemain matin alors que Jimmy surprend le séducteur en collants qui file en douce de la chambre de sa mère. L’homme, dont on ne voit pas le visage, sort son masque de sa poche, le remet à l’enfant et le prie de remercier sa mère pour « le bon temps » (Ware, 2000, s. p., traduction libre).
Cette scène est particulièrement importante parce qu’elle ouvre le récit en lui donnant une genèse « pécheresse » qui transgresse deux grands interdits du comic book et porte atteinte à la figure du super-héros. D’abord, elle suggère qu’une relation sexuelle a eu lieu entre la mère et Super-Man. Situation impossible, s’il en est une, car, dans l’univers traditionnel des super-héros, « le mariage [ou tout acte d’union avec une femme] est une menace émasculante à la liberté et au pouvoir masculins » (Best, consulté le 11 octobre 2004, traduction libre). En échappant au mariage, le super-héros évite de perdre ses pouvoirs. À l’inverse, en commettant l’acte sexuel, comme il le fait ici, il se désacralise et porte atteinte à sa toute-puissance. Si l’érotisme et la sexualité ont toujours été présents de manière implicite dans la tradition du comic book, jamais une attirance entre un super-héros et une femme n’a donné lieu à une véritable relation, à un amour d’un soir ou à un mariage.
La conclusion de cet épisode est également marquée par la remise du masque à l’enfant. Ce don est en lui-même profane parce qu’il contrevient à une seconde « loi ». La remise du masque équivaut, pour un surhomme, à révéler sa double identité. En abandonnant son costume, il ne peut plus œuvrer sous le couvert de l’anonymat et se met en état de vulnérabilité devant l’ennemi. À cela s’ajoute le fait que se départir de son masque est un geste ayant une forte connotation érotique : il découvre ce qui ne doit pas être montré.
Dans le comic book traditionnel, l’érotisme a souvent été représenté de manière plus ou moins implicite. Selon Mark T. Best, « la poursuite et la capture de [femmes] ou par des femmes criminelles fonctionnent comme un tel substitut érotique » (Ibid.). Il donne en exemple The Jungle Cat-Queen (1954), dans lequel Catwoman chasse Batman et Robin dans la jungle, puis les force à se dévêtir jusqu’à ce qu’ils n’aient plus que leur masque et un pagne. « Enlever vos masques équivaudra au climax de ma chasse » (Ibid.), leur lance-t-elle, confirmant la teneur érotique de l’événement. « Comme la menace de Catwoman […] le suggère, l’érotisme est déplacé dans les comics de super-héros vers la découverte de l’identité secrète. » (Ibid.) Évidemment, dans cette histoire, Catwoman échoue et la double identité de Batman et Robin demeure intacte. Par contre, dans Jimmy Corrigan, le super-héros ne conserve pas cet anonymat et se découvre lui-même. En remettant son masque à Jimmy, Super-Man contrevient à une loi, porte atteinte à sa toute-puissance et pose un geste à forte connotation érotique.
En dotant son super-héros d’une telle vulnérabilité en début de récit, Chris Ware prépare le lecteur à être témoin d’une modification totale de cette figure. D’autres auteurs, comme Daniel Clowes, agissent également de la sorte en présentant des super-héros qui ne cadrent pas avec les caractéristiques habituelles ayant contribué à faire de ceux-ci des icônes, des figures. Dans son roman graphique Ghost World, Clowes met en scène Enid, une jeune femme blasée qui achète un masque de Catwoman dans un sex-shop. La dernière case de cette courte histoire la montre portant le masque au retour de l’épicerie. Entre le moment où elle achète ce dernier et la case finale s’ouvre le récit de sa première relation sexuelle. Les images illustrant cette union sont d’ailleurs les seules où Enid ne porte pas de lunettes. Le motif des lunettes est omniprésent dans Ghost World. Enid possède plusieurs modèles à grosses montures qui s’apparentent à un masque. Lorsque l’auteur choisit de nous la présenter sans celles-ci, son visage change, s’adoucit, et nous la voyons pour la première fois vulnérable. Ainsi, cette courte histoire du recueil suggère l’idée d’un masque qui protège. Mais, en situant l’épisode du masque comme structure enchâssante du récit de la première relation d’Enid, Clowes contribue à marquer au fer toute la symbolique sexuelle entourant le masque du super-héros et la double identité de celui-ci. De plus, il désacralise cet accessoire qui se trouve relégué au statut de simple fétiche sexuel.
Dans Eightball # 23, Clowes fait tenir ces propos à son personnage principal, Death Ray, un super-héros vieillissant, engraissé et aigri :
J’ai toujours pris la responsabilité de faire le bien, mais dernièrement, je dois vous dire, ça a été une tâche pénible. Tu essaies de faire de ce monde un endroit meilleur, et qu’est-ce que ça te rapporte? Je veux dire, Christ, comment est-ce qu’un seul homme peut réussir contre quatre milliards de trous de cul? (Clowes, 2004, p. 1, traduction libre)
Un tel discours est inhabituel pour un super-héros. Il souligne le découragement et l’aspect irréaliste d’une telle tâche à accomplir par un seul homme, et vient s’opposer aux habituels propos et slogans de ce type de personnage. En effet, on s’éloigne ici du « Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités », leitmotiv de Spider-Man. Death Ray est, quant à lui, désillusionné et conscient de l’inadéquation de sa situation. Ce super-héros nouveau genre ne correspond pas au rôle traditionnel de défenseur du peuple. Possédant la capacité de faire disparaître ce qu’il désire et faisant sa propre loi, Death Ray devient menaçant et, par son manque d’éthique, s’éloigne des « vrais » super-héros.
Un autre point qui le distingue d’un super-héros comme Superman est son rapport aux femmes. Marié à plus d’une reprise, il ne respecte pas les règles qui régissent le genre, ce qui nous permet de croire que l’auteur a réellement souhaité éloigné son héros de la tradition. En revanche, selon Umberto Eco :
[…] ce qui caractérise Superman, c’est la dimension platonique de ses affects, le vœu implicite de chasteté, qui ne dépend pas tant de sa volonté que de la force des choses, de la singularité de la situation. Or, si l’on doit chercher une raison structurale à cette donnée narrative, nous ne pouvons que la ramener à nos remarques précédentes; le « parsifalisme » de Superman est l’une des conditions qui l’empêchent de s’user et le protègent des événements — donc du cours du temps — liés à l’engagement érotique. (Eco, 1993, p. 147)
Dans le roman graphique David Boring, l’auteur nous présente deux histoires en parallèle. L’une met en vedette le « narrateur éponyme » et se présente à la manière d’un scénario de film, tandis que l’autre est un comic book de super-héros réalisé par le père de David et intitulé Yellow Streak. Le récit se déroule toujours sous la narration de David et l’inclusion occasionnelle de cases provenant du comic book de son père ponctue le récit, ce qui influence la réception du lecteur et permet une compréhension symbolique de l’intrigue. Dès le début, le narrateur nous parle de son père et souligne que ce dernier est bédéiste. Nous sommes d’ailleurs rapidement exposée à l’œuvre de celui-ci : une pleine page se voulant une reproduction en taille réelle de la couverture du Yellow Streak trône avant même la première page de narration de David. On ne peut donc ignorer l’importance que prendra la page créée par le père, tout en supposant que sa lecture doive se faire en parallèle avec celle du fils.
Yellow Streak, le titre du comic book du père, est également le nom du super-héros qui évolue dans le récit. Si le nom semble d’abord désigner la bande jaune qui orne le costume du personnage, force est de reconnaître le double sens que cette expression implique. En effet, « yellow streak », en langage familier, peut se traduire par « poule mouillée ». En le dotant d’un tel nom, Clowes éloigne considérablement son super-héros des Superman, Wonder Boy et Iron Man de ce monde, qui sont eux aussi d’abord définis par leur nom.
Dans David Boring, donc, le protagoniste mène différentes recherches en parallèle, toutes greffées à son ultime quête, soit celle de son père. Ce dernier a abandonné son fils il y a longtemps. David n’a pratiquement aucun souvenir de son père, puisqu’il était encore très jeune au moment de la rupture; son comic book devient vite alors le seul lien qui l’unit à cet homme. Il retrouve un numéro du Yellow Streak dans sa cabane d’enfant, lors d’un retour dans sa ville natale. Il en fait son texte fondateur, sa vérité, sa loi. Dès lors, des cases du comic book viennent hanter notre lecture, brisant l’unité du récit initial en interrompant l’action. Le style du dessin y est aussi différent et, contrairement au récit de Boring, qui est réalisé en noir et blanc, les cases et les pages du Yellow Streak sont en couleurs. Se côtoient donc, dans David Boring, les deux types de bandes dessinées qui nous intéressent : le roman graphique, que le récit de Boring respecte dans sa forme et dans son contenu; et le comic book de super-héros, représenté par le Yellow Streak. Nous verrons comment, dans cette œuvre, on porte atteinte à la figure du super-héros à la fois en l’intégrant dans un roman graphique et en la ridiculisant dans un comic book.
Le « héros » de cette histoire, à première vue, n’en est pas un. D’abord fatalement baptisé « Boring » (ennuyant), il joue la carte du gars ordinaire jusqu’à la fin du premier acte du récit. Cette partie se conclut lorsqu’un homme lui tire une balle dans la tête. Cette attaque ne le tue pas, et nous le retrouvons vivant, dès la page suivante, inconscient certes, et le visage recouvert de bandages, mais toujours en vie. Cette apparente immortalité est synonyme d’une nouvelle toute-puissance qui semble ne surprendre personne. Dès lors, nous pouvons soupçonner que le personnage de David se modèle en super-héros, ce qui est franchement inhabituel pour le protagoniste d’un roman graphique.
Lors d’une scène particulièrement éloquente, tirée d’une des planches les plus riches du récit (Clowes, 2000, p. 45), cette identification atteint son paroxysme. On voit David, après son accident, masqué d’un pansement au visage. Ce pansement, dont on enlève des parties chaque jour, en vient à prendre la forme exacte du masque que porte Yellow Streak dans le comic book. Le super-héros, présent dans la case juste au-dessus de celle décrite, a le visage tourné dans le même angle que celui de David. Ils prennent une position similaire et présentent la même expression de surprise. Leur ressemblance est frappante. Pour accentuer cette identification, la vignette suivante nous montre David vu de l’extérieur de la maison, à travers une fenêtre. Les carreaux séparent le corps de David, le fragmentant à la manière d’une planche de bande dessinée. David Boring, qui nous a d’abord été présenté comme un type ordinaire, se retrouve du coup hissé au statut de super-héros. Cette subtile transformation se produit alors que, parallèlement, le Yellow Streak semble de plus en plus impuissant, ne possédant plus du super-héros que le costume.
David forge sa propre identité à même le comic book de son père. Tous les personnages se réorganisent et, rapidement, il est possible d’établir des liens entre les différents acteurs de sa vie et ceux de l’œuvre de son père. Celle-ci dépeint principalement les aventures de trois personnages : Testor Truehand, The Hag et Yellow Streak. La page couverture du livre du père nous permet de tracer, dès le début, des parallèles entre ces personnages et ceux du récit de David. On y voit Testor, un jeune homme, visant Yellow Streak d’un rayon « 2-D ». Une image en médaillon, au-dessus de Testor, présente The Hag qui pointe Testor du doigt : il est visiblement sous son emprise. Yellow Streak, dont le corps s’efface de moitié, dit : « Testor! Comment peux-tu me trahir? » (Ibid., s. p., traduction libre). Cette trahison le relègue à la deuxième dimension, celle de la simple image, et l’empêche d’intervenir au cœur du récit.
Nous sommes désormais en mesure d’établir des parallèles entre le père, la mère et le fils, et les figures du bon (Yellow Streak), de la méchante (The Hag), et de la victime (Testor) prise entre les deux autres. Ces rapports se précisent et se confirment au fil des pages. Cette structure triangulaire, qui n’est pas sans rappeler la Trinité chrétienne ou la structure œdipienne, est centrale au sein de l’histoire de David, car on la retrouve à la fois dans la bande dessinée du père et dans le récit du fils.
En pulvérisant le super-héros d’un rayon « 2D », l’auteur indique clairement la position qu’occupe désormais le père de David et le condamne à n’être pour son fils qu’une figure symbolique, présente uniquement sur papier. Il n’est présent que par la bande dessinée qu’il a réalisée et y figure en piètre super-héros. C’est donc en scrutant les cases de cette œuvre que David tente de reconstruire sa propre histoire : celle d’un fils pris entre une mère-sorcière et un père super-héros. L’importance de ce comic book nous est d’ailleurs confirmée dans une scène particulièrement révélatrice où se confrontent David et sa mère. C’est à Hulligan’s Wharf, lieu de toutes les transgressions, que se produit cette confrontation au sujet du père. La mère, qui avait toujours proscrit à son fils la lecture de la bande dessinée, la retrouve cachée sous le lit de celui-ci. Devant un David incapable de se justifier, elle prend dans ses mains le comic book, puis, avec un plaisir sinistre, elle le déchire. Elle détruit l’œuvre du père. Ce « crime » correspond à un assassinat symbolique du père. À la case suivante, la mère confirme cette idée en s’adressant ainsi à David : « Your father is dead » (Ibid., p. 63). Dès lors, dans le roman, le morcellement du père est visuellement représenté par une série de cases déchirées, hors structure et sans linéarité, cases qui doivent être lues de manière aléatoire, sans lien chronologique.
À partir de ce moment, le travail du fils se poursuit avec l’étude des morceaux déchirés d’une bande dessinée; ils sont autant d’indices, de particules de son père assassiné, plus que jamais disséminé dans l’histoire. À la fin de cette même page, David se réveille la tête entourée de ces vignettes, comme s’il s’agissait de fragments de son père mort. Nous devons donc, pendant notre lecture et à la manière de David, reconstituer une partie de l’histoire que nous présente le comic book. Il nous est impossible d’avoir accès à un récit linéaire, et nous sommes obligée d’avancer à tâtons, tout comme David qui doit constituer un tout avec des bribes. Mais cette tentative de reconstruction narrative est compliquée d’autant plus que l’auteur choisit de nous cacher certaines cases importantes. De cette difficulté de lecture transparaît l’incapacité du père-super-héros à communiquer, à être entendu et à interagir avec son fils. Nous prenons rapidement conscience que ces bribes laissées par l’auteur dépeignent le super-héros dans un portrait peu flatteur. Les images restantes nous présentent un être incapable, impuissant et éventuellement défait.
Dans David Boring, nous sommes confrontée à un double commentaire sur le comic book de super-héros. Cette œuvre est à la fois un roman graphique qui rejoue le genre en volant les capacités physiques du super-héros et en les transposant sur un jeune homme ordinaire; puis un comic book de super-héros dans lequel la figure principale hérite du caractère peu enviable des pathétiques personnages de romans graphiques à la Jimmy Corrigan. Un mélange de deux genres, donc, qui transforme la figure du super-héros en lui extrayant ses traits principaux, soit sa force et son courage, et en lui réinjectant la banalité et l’insipidité de l’homme « ordinaire ».
À trois reprises, dans David Boring, Yellow Streak doit sauver Testor, qui se trouve en danger, mais ses tentatives échouent continuellement. Il est incapable de le prévenir qu’un piège lui a été tendu, qu’un danger le guette ou de simplement communiquer avec lui. Lorsqu’il réussit finalement à reprendre contact avec Testor, il est trop tard. Et en plus d’échouer à sa tâche de protecteur, Yellow Streak se fait berner par The Hag qui tente de le piéger en le séduisant. Puis, à l’avant-dernière page du récit, David retrouve une vignette perdue du comic book déchiré. Elle présente une image de la planète surmontée de l’illustration d’une explosion, illustration accompagnée de l’icône « BOOM » et montrant l’inscription « The End » en son coin. Un énorme champignon clôt l’action de ce comic book et correspond, en quelque sorte, à une fin du monde ou, du moins, à la fin d’un monde, celui du super-héros en question. « Mon père n’était pas trop doué pour les fins, je suppose… » (Ibid., p. 115, traduction libre), dit David, qui, quant à lui, choisit plutôt de ne jamais terminer son récit.
En faisant ainsi conclure son histoire, l’auteur du comic book contrevient à plusieurs conventions du genre. Une telle fin est d’abord impensable, car non seulement elle couronne l’échec du super-héros, mais elle implique également sa mort et celle de ceux qu’il tentait de protéger. De plus, si l’on revient quelques cases plus tôt, on constate que c’est The Hag qui est responsable de cette explosion et, par le fait même, de sa mort. Le super-héros est donc défait sur toute la ligne et c’est l’ennemi, la femme, qui est responsable de son échec. Cette dernière occupe d’ailleurs rarement une position enviable dans le comic book traditionnel. C’est également le cas dans le Yellow Streak, où elle est présentée comme hypersexuée, manipulatrice et trompeuse. La victoire d’une femme au profit d’un super-héros masculin est une impossibilité dans ce type de récit. En la rendant responsable de l’échec de la mission, l’auteur entache à la fois le genre et la figure même du héros. Et, par le fait même, il égratigne au passage le rôle du père, tel que se l’était figuré David.
On a souvent traité de la fascination de l’enfant envers la figure du super-héros. Il faut dire que ce dernier, personnage aux habits colorés et aux aventures incroyables, possède des traits qui, s’ils sont chers aux enfants, sont aussi propres aux adultes qui s’y reconnaissent sans peine. Le courage, la liberté et la force physique, par exemple, sont les principales caractéristiques des héros de comic book. À ces qualités s’ajoutent des pouvoirs extraordinaires et la capacité de voler, qui sont des fantasmes partagés par tous, qu’importe l’âge. Encore aujourd’hui, des milliers de garçons se tournent vers les super-héros. De plus, un grand nombre de ces protagonistes sont représentés avec, à leurs côtés, un acolyte de plusieurs années leur cadet, un « super-garçon » auquel peuvent aisément s’identifier les jeunes lecteurs. Tout est fait pour assurer le maintien d’un intérêt de l’enfance à l’âge adulte. Or, au-delà de cet attrait, il semble évident que la figure du super-héros est une représentation idéalisée du père. Il est donc aisé d’associer cet idéal généralement masculin à l’image paternelle, et c’est ce que font, indirectement, Clowes et Ware en brossant un tableau décevant de la condition masculine.
Ces deux romans graphiques présentent des figures paternelles déficientes. Les protagonistes sont des fils sans père et, pour eux, la figure du super-héros permet, en quelque sorte, de grandir et d’évoluer « normalement », malgré la blessure de l’abandon paternel. L’attrait du super-héros a, pour eux, de multiples facettes. Il devient donc, dans ces deux œuvres, un père symbolique. Alors que dans leur univers de roman graphique tout est complexe, incertain et flou, Jimmy et David rêvent d’un monde marqué par de fortes oppositions. La complexité de leurs rapports familiaux et les nombreuses références à la tradition du comic book renvoient au désir d’un monde plus simple, plus clair. Un monde dans lequel les oppositions seraient marquées; bref un monde manichéen, comme celui dans lequel évoluent les super-héros. En ramenant cette figure, les protagonistes rendent explicite la confusion dans laquelle ils sont plongés et leur désir d’en sortir, de savoir, de comprendre. Comprendre à la fois le rôle qu’ils jouent et la place qu’ils occupent au sein de leur « roman » familial.
Pour conclure par une image concrète l’hypothèse de la chute du super-héros, revenons aux pages de Jimmy Corrigan. Dans un épisode particulièrement troublant de la vie du protagoniste, on le retrouve assis à son bureau, au travail. Il regarde par la fenêtre et voit, sur le toit de l’édifice d’en face, un super-héros générique qui se tient debout et le salue. Jimmy, à la vue de cette figure symbolique, lui sourit en retour. Puis, l’homme en collants se lance… et s’écrase contre le sol. À la case suivante, on le retrouve allongé, la face contre l’asphalte, mort, enjambé par des passants hébétés : il s’est suicidé. En s’attaquant ainsi à l’une des figures les plus marquantes de l’imaginaire américain, Chris Ware fait chuter avec le super-héros toute la tradition du comic book. Tout comme l’a fait Daniel Clowes, il s’approprie cette figure en la désacralisant, puis en entreprend la déconstruction. Le super-héros est mort; vive le super-héros! L’auteur semble vouloir se libérer ainsi de toute règle traditionnelle et véhiculer l’idée utopiste qu’il peut œuvrer librement dans le monde aux possibilités infinies qu’offrirait une bande dessinée sans contrainte. Mais peut-être est-ce seulement une tentative de résistance de la part de la figure du super-héros, refusant son inclusion à cette nouvelle bande dessinée qui s’amuse à la défigurer?
Œuvres à l’étude
CLOWES, Daniel. 2000. David Boring. New York : Pantheon, 117 p.
________. 2004. Eightball #23. Seattle : Fantagraphics books, 41 p.
WARE, Chris. 2000. Jimmy Corrigan: the Smartest Kid on Earth. New York : Pantheon, 380 p.
Ouvrages théoriques et de référence
BEST, Mark T. Consulté le 11 octobre 2004. « Secret Identities: American Masculinities and the Superhero Genre in the Fifties ». Proquest. Thèse de doctorat, Bloomington : Université d’Indiana.
http://www.lib.umi.com/dissertations/dlnow/3075931
BONGCO, Mila. 2000. Reading Comics: Language, Culture, and the Concept of the Superhero in Comic Books. New York : Garland Publishing, 230 p.
ECO, Umberto. 1993. De Superman au surhomme. Paris : Grasset, 245 p.
WALKER, Elizabeth (dir.). 2002. Selling Graphic Novels in the Book Trade: A Drawn & Quarterly Manifesto. San Francisco : Chronicle Books, 5 p.
Girard, Marianne. 2006. «Le super-héros du roman graphique : le surhomme en chute libre», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/girard-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Girard, Marianne. 2006. «Le super-héros du roman graphique : le surhomme en chute libre», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 71-85.