Un ami photographe d'Hervé Guibert lui propose un voyage en Afrique du Nord, entre la mer et le désert, avec deux enfants. L’auteur tient un carnet tout au long du voyage qui devient, à quelques manipulations près, un texte publié aux éditions de Minuit. Voyage avec deux enfants présente, à travers le vécu et l'anticipation du voyage, quelque chose comme la cartographie du désir de Guibert pour un des deux enfants.
« Désirer un enfant », c'est vouloir en mettre un au monde, en avoir un. C'est là le pendant socialement accepté, voire encouragé de la formule. Lu autrement, « désirer un enfant » peut aussi renvoyer à l'attirance physique, ce qui, à l'opposé, est sans doute le désir le plus proscrit d'entre tous. Dans son texte Voyage avec deux enfants, Guibert montre la frontière épineuse qui sépare ces deux zones en la dépassant, en la déplaçant, mais en usant toujours de procédés textuels qui légitiment la transgression. Il s'agira ici, d'une part, de présenter ces procédés singuliers, c'est-à-dire de montrer comment les déviances qui concernent la forme de l'ouvrage cristallisent et en même temps autorisent les déviances qui ont trait à la représentation d'une sexualité hors-norme. D'autre part, nous chercherons à comprendre à quels impératifs peut bien venir répondre l'expression du désir d'enfant et le détournement récurrent, par Guibert, de la filiation. Ainsi, nous montrerons que les représentations érotiques de l'enfance apparaissent comme les mises en scène d'un désir d'enfantement que le texte ne cesse de formuler.
Guibert est un menteur. Il se joue de ses lecteurs et de ses lectrices, déboulonne point par point leurs horizons d'attente. L'horizon d'attente, tel que défini par Hans-Robert Jauss dans son ouvrage Pour une esthétique de la réception, relève de trois choses, soit : l'expérience que le public a du genre de l'œuvre qui se trouve devant lui, la thématique ou la forme dont l'auteur présuppose la connaissance du public, et la capacité de ce même public à distinguer langage courant et langage poétique (Jauss, 1978, p. 49). Guibert déstabilise à tous ces égards. D'abord, le genre de Voyage avec deux enfants est indéfini. La page couverture ne présente aucun titre générique, et pour cause : l'ouvrage est à la fois journal de voyage, conte, roman ou récit. Bien que l'on s'aventure dans le livre comme dans un journal intime et que les fragments qu'il comporte soient datés, ceux-ci sont disposés pêle-mêle, sans égard à une chronologie. Les fragments qui précèdent le départ sont le lieu d'une fiction du voyage, c'est « le récit du plaisir », le voyage tel que Guibert l'anticipe avec sa plume de romancier. À quoi s'oppose « le récit de la souffrance », soit le journal du « vrai voyage », comme le désigne Guibert (Guibert, 1982a, p. 33). Compte tenu du caractère sensible de ce qui se donne à lire, le lecteur cherche constamment (en vain) à discerner les sauts de diégèse. En disposant les fragments dans le désordre, Guibert met les fantasmes et le voyage sur un même plan. Du coup, la manœuvre, en plus d'être déroutante, bouscule le troisième horizon d'attente. Sans transition, le texte enfile des descriptions du quotidien, dans un langage courant, à des fragments qui relèvent du merveilleux. De Guibert qui cache son carnet de la vue des enfants à Guibert, ogre, qui les dévore la nuit « dans des bouillies de dates confites » (Guibert, 1982a, p. 34).
Ainsi, Guibert dépose dans son œuvre certains points de repère pour mieux nous tromper par la suite. Le titre constitue son premier trompe-l’œil. Il s'agit bien d'un voyage, mais s'agit-il vraiment de deux enfants? Les deux protagonistes en question sont tour à tour désignés par des adjectifs : « l'enfant chaste », « l'enfant jaloux », « l'enfant disgracieux », « l'enfant maussade », « rieur », « fiévreux »... Leur identité ne tient qu'à ça1. De plus, l'auteur prend la peine de distinguer son désir pour l'adolescence de celui pour l'enfance : « L'âge qui m'enflamme, en effet, c'est l'adolescence, ce n'est pas l'enfance », écrit-il (Guibert, 1982a, p. 31). Par cette distinction, Guibert laisse entendre qu'il mesure l'utilisation de ces termes, qu'il n'utilise pas le mot « enfant » pour désigner des adolescents. Or, si on consulte des biographies 2, ou même en étant attentif à l'intertexte guibertien3, on apprend que les enfants du récit n'ont d'enfant que le nom. Ce sont des adolescents de dix-sept ans, à une époque où Guibert, lui, en a vingt-six. Il s'agit pour lui d'« inviter des enfants dans des enveloppes adultes4 » (Guibert, 1982a, p. 19). On peut également imaginer que Guibert s'est inspiré de la démarche artistique de son compagnon de voyage, Bernard Faucon, dont les photographies mettent en scène de faux enfants, des enfants de cire, parfois entremêlés de vrais enfants5.
Si notre zèle à ratisser des biographies pour découvrir l'âge de ces « enfants » est parlant quant au caractère déviant de ce que le texte semble mettre en scène, est encore plus parlant le fait que Guibert force l'image, même si celle-ci est frappée d'interdits sociaux, moraux, voire judiciaires. Il nous apparaît que cet « échafaudage romanesque », comme le nomme l'auteur (Guibert, 1982a, p. 31), ne fait pas qu'ébranler; il satisfait un désir d'un autre ordre. Car non seulement Guibert impose l'enfance au niveau de la représentation, par le mensonge de sa désignation, mais il s'inflige carrément le désir. Du moins, c'est ce qu'il nous laisse croire dans un certain passage de Voyage avec deux enfants :
Je me force à jouir en pensant à un enfant. Mais comme une encre molle qui accroche mal le sable, qui le frôle seulement et glisse en emportant le bateau ailleurs, dans son vent (mon propre vent de jouissance est une image adulte), ma divagation ne cesse de dessiller l'enfant que je m'impose, elle m'éloigne de lui au lieu de m'en approcher, elle me le vole, et me ramène au pied de cette architecture d'obscénités, grouillante de corps mûrs, que j'ai patiemment élaborée depuis que je manie le plaisir. Revenir à l'enfant, malgré les vents contraires, lutter dans le courant inverse […] je suis repris d'une sensation première de vomissement, et je crache enfin une tache trop longtemps contenue, presque verte, maladroite, idéalement enfantine (Guibert, 1982a, 18-19).
L'idée que Guibert doive s'imposer l'enfance « par toutes sortes de ficelles, d'images, de souvenirs » (Guibert, 1982a, p. 32), au détriment de son propre désir, jusqu'à s'en donner la nausée, est récurrente dans l'ouvrage. Dans un résumé de son œuvre, l'auteur annonce d'emblée qu'il s'agit d'un désir fabriqué. En parlant de lui, à la troisième personne, il écrit : « cet homme, ce célibataire joue, par l'écriture, à se mettre dans la peau d'un pédophile. Les possibilités de tendresse qui adviennent ne sont pas très éloignées, sans doute, de l'amour paternel6 ». Il distingue clairement son fantasme du fantasme que l'écriture doit, par le jeu, mettre en acte. Ainsi, la jouissance n'a jamais lieu. Heureusement, dirons-nous! Pour citer Régnier Pirard, « un enfant ne peut être, sans risque mortel ou de folie, objet de jouissance tel un appendice narcissique » (Pirard, 2010, p. 57). L'écriture ne cesse de dire l'impossibilité de l'accomplissement de ce désir. Du coup, l'interdit apparaît toujours au centre du fantasme. Dans la fiction, la pédérastie emmène son lot de punitions7, dans le journal intime, le désir se donne à lire sous le mode de « l'envie de » et du « rêve de »8. Ainsi, l'auteur a régulièrement recours à la figure de l'ogre9. Le caractère fantastique de cette figure coïncide avec la posture de Guibert qui ne fait que consommer des symboles d'enfants : des représentations textuelles qu'il élabore lui-même, des mannequins d'enfants qu'il collectionne (Guibert, 2001, p. 11-17, 55), et des portraits d'enfants dont il recouvre ses murs :
Gilles part consommer des dizaines d'enfants à chaque voyage en Thaïlande; moi j'achète des portraits d'enfants par dizaines, fusain, pastel, crayons Conté, dont je tapisse les murs de ma chambre pour en faire la ''chambre des enfants''. Ogre l'un et l'autre à sa façon (Guibert, 2001, p. 541).
Du même coup, Guibert oppose clairement le désir de son ami (désir du corps) à son désir à lui (désir d'images). Le fantasme ne fonctionne ici qu'en tant que construction symbolique. Si l'écriture cesse de le soutenir, celui-ci se dissipe. Guibert écrit d'ailleurs, dans Voyage avec deux enfants, un fragment qui annonce l'inadéquation entre la réalité et le texte : « J'hésite à écrire : Voyage de merde, enfant de merde. Le début du mensonge : l'écrire ce serait renoncer au roman » (Guibert 1982a, p. 97)
Plusieurs auteurs voient dans le sida, du moins dans le sida tel qu'il se vivait à l'époque de Guibert, un arrêt dans la filiation. Chantal Saint-Jarre, professeure de littérature et auteure de Du sida, l'anticipation de la mort et sa mise en discours, parle d'une « castration génétique » (Saint-Jarre, 1994, p. 45), puisque le VIH s'attaque à la sexualité, à la possibilité même de procréer, et qu'il touche directement le sang, qui n'est rien de moins que le support symbolique de l'hérédité. Selon elle, les sidéens ont à faire plusieurs deuils :
[…] deuil de l'enfance, deuil de la sexualité active et gratifiante, deuil de la fertilité, deuil de la maternité, deuil de la paternité, deuil du désir d'enfant, deuil de l'enfant (idéalisé) qu'on n’aura pas, qu'on n'a jamais été ou qu'on n'est plus (Saint-Jarre, 1994, p. 225).
Le sujet sidéen perd la possibilité d'enfanter ainsi que sa propre enfance, en vieillissant d'un coup. Guibert dit d'ailleurs, à 35 ans, se sentir comme sa grand-tante Suzanne qui en a 95 et qui est impotente (Guibert, 2009). Saint-Jarre, qui a travaillé auprès de personnes infectées au VIH dans le cadre de sa pratique thérapeutique (au comité Sida Aide Montréal, à la Société canadienne de l'hémophilie et dans sa pratique privée) insiste, dans son ouvrage, sur l'importance que les sujets sidéens accordent à cette question. Un de ses patients lui mentionne son désir d'ouvrir une maison d'aide aux bébés atteints du sida, un autre lui confie son désarroi à l'idée d'être une « branche coupée » (Saint-Jarre, 1994, p. 217) dans l'arbre généalogique de sa famille; un jeune homme lui fait part de son désir d'adopter un enfant, un autre de congeler son sperme « afin de garder la certitude, en mourant, de participer à la reproduction de l'espèce » (Saint-Jarre, 1994, p. 226). Certains hommes sidéens, toujours selon Saint-Jarre, expriment même le désir, grâce à la science, d'éliminer les cellules contaminées dans leur sperme pour pouvoir donner naissance à un enfant. En somme, le sida attaque directement la filiation. C'est justement là un des principaux enjeux du plus populaire roman de Guibert, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, qui montre une filiation horizontale, repliée sur elle-même; une communauté de sidéens qui, pour survivre, s'échangent les médicaments d'autres sidéens déjà morts. À ce sujet, les propos de Joseph Levy et d'Alexis Nouss, qui ont écrit un essai d'anthropologie sur les romans du sida, sont plutôt éclairants :
Le sida, par son double aspect fatal et épidémique, réduirait la dimension d'altérité dans la perception de la mort et amènerait la conscience individuelle à la certitude de sa propre finitude dans la mesure où l'autre qui meurt ou va mourir, c'est déjà le même [que soi]. La dimension microsociale du milieu atteint par le sida amplifie la preuve et la probabilité de la mort de l'individu dans une dialectique complexe entre la mort de soi, de moi, de toi et de tous (Levy et Nouss, 1994, p. 94) .
Les recherches de Chantal Saint-Jarre s'inscrivent également en continuité avec celles du psychanalyste Serge Leclaire qui voit dans l'acte analytique une tentative de tuer l'enfant toujours renaissant, la représentation tyrannique d'un « enfant merveilleux » (Leclaire, 1975) que nous avons été avant d'être arraché à la mère, de devenir sujet et d'entrer dans le langage. Saint-Jarre indique que le sida fait surgir cette figure de façon violente et impérative. L'enfance, à tous les niveaux, est expulsée du champ des possibles. Elle fait donc retour dans l'écriture, sous plusieurs formes, avant même d'être érotisée.
Dans son roman posthume Le paradis, écrit alors qu'il était gravement malade, atteint du VIH et condamné à une mort imminente, Guibert fait le récit d'un personnage qui porte son nom, mais qui, contrairement à lui, est hétérosexuel et séronégatif. Plus important encore, le personnage évoque sa volonté d'avoir un enfant, comme s'il s'agissait du cadeau que le sida confisque. Il dit à son amie : « Puisque nous n'avons pas le sida, pourquoi ne pas nous offrir un enfant? » (Guibert, 1992, p. 127). Cette figure apparaît comme salvatrice dans le discours de Guibert. Dans un dialogue inséré sans explication entre deux pages de Voyage avec deux enfants (et repris presque tel quel dans deux autres de ses livres10), une amie de Guibert lui demande ce qui pourrait le sauver, ce à quoi il répond : « toucher le corps d'un enfant, mais ce ne serait que par rapport au dégoût que m'inspire mon propre corps » (Guibert, 1982a, p. 132). Dans les dernières pages de son journal intime, alors que Guibert est sur le point de mourir, on peut lire, par exemple, un récit de rêve dans lequel il jubile de se trouver dans un magasin de jouet (Guibert, 2001, p. 125). L'enfant, pour Guibert, est « un poison, puis l'eau qui le délaye et qui l'absout » (Guibert, 1982a, p. 100).
On convient donc que ce n'est pas l'aspect biologique du sida qui provoque l'apparition de l'enfance dans l'écrit, mais plutôt le fait que la maladie conjugue l'impossibilité de procréer et qu'elle impose la mort comme horizon de finitude. Il semble que Guibert soit déjà assujetti à ces conditions avant même de contracter le VIH et avant même que le sida n'apparaisse dans l'imaginaire collectif. D'une part, l'homosexualité en elle-même empêche le sujet d'envisager avoir un enfant ou de se reproduire – du moins, c'était le cas à l'époque de Guibert où la notion d'homoparentalité était extrêmement marginale. D'autre part, Guibert anticipe sa mort dès son premier ouvrage publié en 197711. Il écrit également avoir ressenti « une sorte de jubilation » au moment d'apprendre son diagnostic, lui qui fait de la mort une idée fixe depuis l'enfance :
En sortant du centre de la rue du Jurra où nous venions, Jules et moi, de faire le test, j'avais été contraint à l'honnêteté d'une pensée inavouable : que je tirais une sorte de jubilation de la souffrance et de la dureté de l'expérience […] Depuis que j'ai douze ans, et depuis qu'elle est une terreur, la mort est une marotte (Guibert, 1990a, p. 158).
Cela nous mène à préciser que Guibert n'est pas atteint du sida au moment d'écrire Voyage avec deux enfants. Le sida, en quelque sorte, vient nommer et justifier une logique narrative déjà présente depuis longtemps dans son œuvre. À ce sujet, Guibert dit d'ailleurs en entrevue : « Le sida m'a permis de radicaliser un peu plus encore certains systèmes de narration, de rapport à la vérité, de mise en jeu de moi-même au-delà même de ce que je pensais possible » (Guibert, 1990b, p. 19).
Avant qu'il ne soit atteint du sida – au risque d'insister – on retrouve plusieurs inventions de Guibert, plusieurs jeux textuels par lesquels il arrive justement, en faisant dévier la filiation, à conjuguer homosexualité et procréation. Dans son roman pornographique Les Chiens, la scène finale, entre autres, présente un personnage qui met une femme enceinte par l'intermédiaire de son amant. La femme « devient féconde » par l'addition de sperme qui, en « traversant des masses spongieuses », passe de « moi à lui » et « de lui à elle » (Guibert, 1982b, p. 36)12. Autre manœuvre semblable dans son roman Les lubies d'Arthur, le personnage principal met « enceint » un personnage masculin, du nom de Bichon, dont il se déclare aussi le père adoptif. Dans Voyage avec deux enfants, lorsque Guibert dit vouloir embrasser l'enfant, celui ci lui répond la phrase de Bartleby : « je préférerais pas », ce à quoi Guibert réplique: « je vénère sa pureté et je le sacre fils » (Guibert, 1982a, p. 92).
Autrement dit, l'enfant est instrumentalisé. La figure de l'enfant permet toujours à Guibert de s'insérer dans une filiation imaginaire et construite. Et lorsque cette figure est érotisée, c'est également pour faire fonctionner cet engrenage. Dans la seule scène de Voyage où il y a un rapprochement physique entre Guibert et celui qu'il nomme « l'enfant », il l'appelle d'abord « mon fils adoré », « ma chère petite fille ». Ensuite, il dit prendre la place de la fille en creusant « une fente au bas de [s]on ventre » (Guibert, 1982a, p. 106), comme si l'acte sexuel devait absolument mimer la procréation.
En ce qui a trait à la filiation biologique réelle dans laquelle Guibert est inscrit, du moins ce qu'il nous en donne à lire, un tableau complètement différent s'offre à nous. Guibert fait montre d'une réelle violence envers ses parents, il refuse d'être une plus value pour ses géniteurs. « Les laisser juste me voir, et toujours vivant est le plus grand don – le seul – que je puisse leur faire », peut-on lire dans son journal (Guibert, 2001, p. 18). L'exemple le plus flagrant de son rejet de la triangulation familiale est la dédicace de son livre Mes Parents, soit : « À personne ». S'il refuse d'être le fils de ses parents, il s'imagine volontiers être celui de son amoureux. Car l'érotisation de l'enfance ne se limite pas seulement à faire de l'enfant son objet de désir, elle implique aussi pour Guibert de se faire lui-même l'enfant dans certaines scènes fantasmées. Il écrit par exemple aimer l'idée que son corps « découle en ligne directe » de celui de son amant (Guibert, 2001, p. 344). Une fois, il dit l'appeler « papa » dans un demi-sommeil (Guibert, 2001, 115). À plusieurs reprises, il lui tend un martinet dont il dit qu'il est la réplique exacte de celui avec lequel son père le battait. Ce martinet, écrit Guibert, « porte en lui, dans ses lanières immobiles, la plainte des enfants battus, il exhale le plaisir des amants dévoyés » (Guibert, 1991b, p. 19).
En conclusion, les fantasmes que Guibert nous donne à lire sont certainement hors-normes. Cela dit, la manière dont il les articule à l'écrit nous force à nous poser cette question fondamentale : À quoi tient la déviance, qu'est-ce qui pose problème? La représentation du fantasme, ou bien son adéquation avec le désir d'un sujet? Qu'en est-il d'un sujet qui érotise l'enfance, mais se met à distance du désir exprimé? Il en tient au lecteur et à la lectrice, selon sa perception, de mesurer. Nous pouvons par contre mesurer à quel point Guibert fait dévier la filiation, et comment la figure de l'enfance lui permet d'y arriver. En s'imaginant avoir l'enfant, en s'imaginant être l'enfant de l'autre et même en s'imaginant avoir un enfant de l'enfant, Guibert en vient à occuper simultanément toutes les scènes de sa conception. Cette posture coïncide avec celle du pédophile, selon le psychanalyste Gérard Szwec :
Le pédophile est à la fois une mère incestueuse, un père du type « père de la horde » sexuellement dévoyé et un enfant roi dans la toute puissance. Il est à lui seul tous les acteurs d'une scène primitive très distordue, une scène narcissique sans immixtion extérieure (Szwec, 1992, p. 595).
Si, dans le réel, cette posture est fondamentalement destructrice et déstructurante pour l'objet et le sujet du désir en question, l'œuvre de Guibert nous laisse penser que l'expression de ces désirs, sur le plan purement et exclusivement littéraire, fonctionne comme un antidote symbolique au bris réel d'une filiation et à l'anticipation d'une mort prospective.
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