Le corps colonisé : les effets de l’excision dans Possesing the Secret of Joy d’Alice Walker

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C’est en 1992 qu’Alice Walker, la première femme noire à avoir reçu le prix Pulitzer, publie le roman Possessing the Secret of Joy. Celui-ci met en scène les effets néfastes des mutilations génitales sur le personnage de Tashi, qui apparaît brièvement dix ans plus tôt dans l’œuvre la plus célèbre de la romancière, The Color Purple. Tashi est une jeune femme à l’esprit vif et à l’imagination fertile. Elle passe le plus clair de son temps avec sa meilleure amie Olivia et son frère Adam qui sont les enfants du missionnaire américain, venu au village pour transmettre sa foi. À l’adolescence, Adam devient l’amant de Tashi, et leur sexualité rompt avec certains des grands tabous de la société traditionnelle dans laquelle vit Tashi. Dans cette société, celle des Olinkas, l’excision est considérée être le rite de passage entre l’enfance et l’âge adulte. Tashi choisira volontairement de se soumettre à ce rituel, ignorant les conseils de sa mère, d’Olivia et d’Adam, pensant ainsi prouver son appartenance à sa culture ancestrale. Cependant, l’excision provoquera plutôt un traumatisme qui la maintiendra dans un état passif jusqu’à ce qu’Adam la retrouve et l’emmène avec lui aux États-Unis, où il l’épousera. C’est dans cette terre étrangère qu’elle entame une psychothérapie pour tenter de se sortir de son état dépressif. Au terme de cette démarche, Tashi découvre la vérité sur la mort de sa sœur aînée, morte en raison de saignements trop abondant durant l’excision. Pour Tashi, cette mort relève du meurtre et elle décide de retourner en Afrique afin d’exercer sa vengeance.

Alice Walker, en plus d’être romancière et poète, est également essayiste et activiste. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait appuyé son roman sur des recherches et des faits. Il y a environ cent millions de femmes, principalement situées au Nord de l’Afrique et dans le monde musulman, qui sont victimes de mutilation génitale. Dans la plupart des cultures où elle est pratiquée, l’excision prend la forme d’un rituel qui a pour but de préparer la jeune fille pour le mariage. Ce rituel y est vu comme un passage nécessaire et les femmes non excisées y sont considérées comme impossibles à marier, ce qui explique la pression qui pèse sur les mères qui se rendent complices de cet acte. Même s’il existe des variations parmi celles-ci, il est possible de regrouper les mutilations génitales selon trois grands types (Lightfoot-Klein, 1989, p. 34). La première catégorie est ce qu’on appelle clitoridectomie et consiste en une ablation du clitoris. Le deuxième type est appelé Sunna au Soudan et consiste à amputer la femme de son clitoris et du deux-tiers de ses lèvres extérieures (Lightfoot-Klein, 1989, p. 35). La troisième, qu’on appelle circoncision1 pharaonique ou infibulation, consiste à retirer tout organe sexuel extérieur chez la femme et à recoudre la peau restante afin de laisser une ouverture qui laisse à peine passer l’urine et le sang menstruel. Bien que cette forme de mutilation soit moins connue dans le monde occidental, elle est fréquente dans les sociétés où les mutilations génitales sont pratiquées. L’exemple du Soudan met en lumière l’ampleur que prend le phénomène. Si quatre-vingt-dix-huit pour cent de la population féminine a subi une mutilation génitale « over eighty-five percent of these are mutilated in the radical Pharaonic manner » (Schiander Gray, 1998, p. 431).

Dans le roman de Walker, il est d’ailleurs question de ce troisième type de mutilation génitale, soit l’infibulation. Suite à cet assaut fait à son corps, la relation de Tashi avec le monde extérieur se trouve grandement modifiée. Il sera donc question, dans cette analyse du parcours de la jeune femme, plus précisément de la fragmentation de la psyché et du corps de celle-ci et de la récupération de la puissance d’agir contre l’oppression coloniale et patriarcale.

Malgré la forte amitié qui lie la jeune fille aux enfants du missionnaire, ceux-ci sont nés aux États-Unis et représentent la puissance coloniale. Même s’ils tentent tous deux de convaincre Tashi de ne pas subir la procédure, elle voit son excision comme un moyen de résistance, une façon de faire valoir sa culture ancestrale contre la colonisation. Cette tradition ancestrale, qui est de moins en moins exécutée depuis l’arrivée des Européens et des Américains, Tashi la perçoit comme un retour aux sources. Le rituel et la symbolique liés à l’excision s’étendent en effet au-delà de la procédure seule. D’abord, un voyage est nécessaire, semblable à un pèlerinage. La clitoridectomie est performée dans un campement de révolutionnaires, isolé du village qui est le lieu d’échange avec l’Occident. Pour Tashi, choisir l’excision c’est prendre le camp de ceux qui refusent la modernisation et le contrôle occidental. Quand Olivia, qu’elle appelle sa sœur de cœur, lui demande  « Don’t do it to us [Adam and I] » (Walker, 1992, p. 21), Tashi lui rappelle qu’elle est une étrangère : « All I care about now is the struggle for our people.… You want to change us… so we are like you » (Walker, 1992, p. 22-23). Ce rituel et la symbolique qui l’entoure sont garants des valeurs ancestrales que les femmes ont le devoir de perpétrer de génération en génération. Les seins nus et vêtue d’un pagne traditionnel, Tashi fera le chemin jusqu’au campement de brousse, renouant ici avec des coutumes traditionnelles qui ont été mises en danger par l’arrivée du colonisateur. Samuel Dibieamaka Nwajei et Andrew Iwesim Otiono regroupent plusieurs raisons qui sont souvent invoquées pour justifier l'excision : « to prevent immorality / to prepare the female for marriage/ […] to prevent labial hypertrophy/ to improve fertility/ to give more pleasure to the husband/ for religious rights » (Nwajei et Otiono, 2003, p. 575). De tous ces arguments, aucun n’a de valeur thérapeutique ou médicale. L’excision n’est donc pas une pratique qui vise le mieux-être de la femme qui la subit, mais plutôt une forme de contrôle social. Même si ce contrôle est garant d’un pouvoir masculin qui s’exerce sur la femme, celle-ci participe à la perpétuation de cette tradition. En effet, parmi les étudiantes d’une université Nigérienne excisées et interrogées sur le sujet par Nwajei et Otiono, 33% d’entre elles prétendent que l’excision vient d’un choix personnel, comme dans le cas de Tashi, et 43% affirment qu’elles souhaitent que leurs filles perpétuent la tradition (Nwajei et Otiono, 2003, p. 576). Même si elle est le fait de l’application d’un pourvoir patriarcal, celles qui subissent l’excision sont convaincues que la procédure est nécessaire au développement normal d’une femme dans leur société et c’est pour cette raison qu’elles y participent : « As the norm, the mutilated part of a women is viewed as aesthetically more pleasing than normal genitals and FGM [Female Genital Mutilation] is also considered more hygienic and clean » (Schiander Gray, 1998, p. 436). Lorsqu’elle est pratiquée par un médecin, une amputation vise à priver le corps d’une partie malade ou blessée dans le but de permettre la survie du patient. L’excision, au contraire, est basée sur un autre ordre de fonctionnement. Il s’agit d'un phénomène global, dans les sociétés où elle est pratiquée, qui vise à donner à la femme un corps culturellement et socialement accepté.

À la suite de son infibulation, il est néanmoins apparent que Tashi est traumatisée, même si elle a choisi de participer à ce rituel de sa propre volonté. Avec les mutilations génitales, les femmes espèrent atteindre le schéma corporel normatif. Elles ne sont toutefois pas préparées à vivre la douleur de la procédure qui est souvent accomplie à l'aide d'une pierre tranchante ou une vieille lame de rasoir. De plus, on regroupe généralement un groupe de jeunes filles dans une hutte et on utilise le même outil sur chacune d’entre elles. Incapable de sortir de la case après l'acte, encore moins du village dans lequel elle s’est isolée, Tashi doit se rendre à l’évidence que l’excision a eu l’effet contraire de celui auquel elle s’attendait. Adam la trouve étendue par terre, léthargique et à quelques pouces du trou contenant ses excréments. L’état cathartique qui était le sien en Afrique se poursuit aux États-Unis comme le décrit son amie Olivia :

It was heartbreaking to see, on their return, how passive Tashi had become. No longer cheerful, or impish. Her movements, which had always been graceful and quick with the liveliness of her personality, now became merely graceful. Slow. Studied. This was true even of her smile; which she never seemed to offer you without considering it first. That her soul had been dealt a mortal blow was plain to anyone who dared look into her eyes (Walker, 1992, p. 65).

Embarrassée par les odeurs et les crampes lors de ses menstruations, Tashi passe deux semaines par mois à la maison, coupée de tout contact humain. Même si son hygiène s’améliore grandement quelques temps après son arrivée en Amérique, Tashi continue à s’isoler du reste du monde. Plutôt que de se sentir comme une partie intégrante et vivante de sa communauté ancestrale, Tashi ressort de cette opération diminuée et traumatisée. Celle qui déclarait la guerre à l’Occident et voyait l’excision comme un baptême africain, est exilée en Amérique. De plus, par le mariage elle obtient, passivement, la citoyenneté états-unienne et devient membre de cette société étrangère à elle.

Dans son article On Traumatic Knowledge and Literary Studies, Geoffrey H. Hartman décrit le savoir traumatique comme ayant deux composantes contradictoires :

One is the traumatic event, registered rather than experienced. It seems to have bypassed perception and consciousness, and falls directly into the psyche. The other is a kind of memory of the event, in the form of a perpetual troping of it by the bypassed or severely split (dissociated) psyche (Hartman, 1995, p. 537).

C’est donc dire que l’événement traumatique tombe littéralement dans la psyché sans passer par le processus normal de l’expérience individuelle et crée ainsi une scission dans celle-ci, puisque l’événement est enregistré comme une image récurrente au lieu d'une expérience vécue. Le savoir traumatique est donc seulement partiellement accessible à l’individu. Il est possible d’analyser le parcours de Tashi dans la perspective de Hartman, dans la mesure où Tashi prend beaucoup de temps avant de pouvoir penser aux mutilations génitales qu’elle a subies. Désireuse d’améliorer son sort, Tashi fait volontairement plusieurs séjours dans un institut psychiatrique et entreprend des démarches infructueuses avec plusieurs analystes. En plus de porter le traumatisme de sa propre infibulation, Tashi porte la mort de sa sœur Dura. Dû au règne d’une culture du silence imposée par le patriarcat et le colonialisme, les connaissances de Tashi tant sur la mort de sa sœur et sur ce qu’elle s’apprête à vivre sont insuffisantes pour comprendre la situation. Sa mère lui a simplement dit que Dura s’était coupée et qu’elle était morte au bout de son sang. Toutefois, le lecteur ou la lectrice comprend qu’elle est morte aux mains de l’exciseuse, ou la «tsunga». Tashi, ayant appris très tôt à ne pas parler de sa sœur, elle ne questionne pas l’explication de sa mère :

They [the women of the village] were always saying you musn’t cry[…] Time now to put on a good face and make the foreigners welcome. […] It was a nightmare. Suddenly it was not acceptable to speak of my sister. Or to cry for her (Walker, 1992, p. 15).

Cette pression sociale se mélange avec le devoir de faire bonne figure devant le pasteur américain, représentant à la fois le pouvoir patriarcal et le pouvoir colonial contre quoi Tashi pensait se battre en choisissant l’excision. Par contre, les dynamiques sociales camouflent les jeux de pouvoir qui modifient les relations entre les individus. Le traumatisme de Tashi lié à l’excision est donc double et doublement refoulé. De plus, elle entrave son propre traitement parce qu’elle refuse de parler de ses rêves récurrents, à cause du tabou lié à l’expression de la subjectivité et de l’intimité féminine qu’elle semble avoir intériorisées. Selon Hartman, la représentation du trauma est obligatoirement figurative et appartient au registre d’une fantasmagorie mythique. C’est donc par cette expression figurative, notamment le rêve, que les tropes du trauma refont surface (Hartman. 1995, p. 537). Dans les cauchemars de Tashi, la représentation du trauma s’appuie sur deux figures récurrentes soit un coq et une grande tour sombre qui fait office de prison. Ces symboles, symptômes du trauma, Tashi et ses proches ne parviendront à en tirer un sens qu’à la toute fin du roman.

L’état de Tashi semble correspondre à l’état que Julia Kristeva désigne par mélancolico-depressif. Ralentie, Tashi passe de longues heures immobile, muette, le regard vague, même en compagnie de son mari et leur fils. Elle sort très peu et s’enferme chez elle pour des semaines entières. Pour Kristeva, le traumatisme, dont elle parle en termes de perte de l’objet, mène souvent à la dépression. La tristesse devient visible chez ces femmes par le « ralentissement moteur, affectif et idéique caractéristiques de l’ensemble mélancolico-depressif » (Kristeva, 1989, p. 47). Cependant, il arrive que des épisodes névrotiques ou psychotiques viennent briser cette lenteur, comme nous le voyons avec Tashi. Après avoir passé toute une nuit à peindre frénétiquement, elle déchire ses peintures et ses dessins. Elle se montre également très agressive envers les autres, particulièrement avec le deuxième fils de son mari, né d’une autre femme, qu’elle prendra tout de même sous son toit. Quand Tashi aperçoit le jeune homme sortant d’un taxi devant chez-elle, elle commence à lancer des pierres en sa direction. La protagoniste semble souffrir de ce que I. Utz-Billing et H. Keintenich considèrent être les conséquences psychiques de la mutilation génitale, c'est-à-dire « feelings of incompleteness, fear, inferiority and suppression » (Krause et al, 2011, p. 1421).

S’il ne fait aucun doute que l’état affectif de Tashi est grandement affecté par les mutilations génitales, le rapport qu’elle entretient avec son corps l’est tout autant. Une dissociation se produit dans son esprit après l’infibulation et elle se coupe peu à peu de son corps jusqu’à le désigner par « the body I long ago left » (Walker, 1992, p. 109). Alyson R. Buckman écrit, dans un article consacré au roman de Walker, que le corps de Tashi devient un site de colonisation après l’excision. Elle refuse son corps parce que celui-ci, à l’image d’un pays transformé par la colonisation, lui a été enlevé symboliquement. Ce qu’elle concevait comme un effort de résistance l’a plutôt forcé dans une position passive. Le corps de Tashi devient double : celui qui est le sien et le corps colonisé, celui, qu’en ses propres mots elle a quitté. Elle ne désigne, en effet, avec l’appellation « my », que le corps non-excisé. Ce refus du corps dépasse le discours et se reflète dans ses actions. Tashi se rebelle contre ce corps qui n’est plus le sien en pratiquant l’automutilation. En découpant des bandes de peau autour de ses chevilles, elle refuse de plus en plus d’être associée à ce corps qu’elle ne reconnaît plus. L’excision apparaît alors comme ce qu’elle est vraiment, c'est-à-dire une attaque contre le corps qui l’insère dans un continuum de violence. Sa relation aux autres est également minée par le constat de cette dissociation. Tashi tolère mal le contact physique, même avec son fils Benny, comme celui-ci en témoigne :

My mother bathed constantly, as if to rid herself of any scent whatsoever; to her an agreeable odor of palmolive soap, Pond’s cold cream or Nivea lotion. To smell herself seemed beyond her ability to accept. Even now, in the middle age, I like to snuggle her, though contorting my lanky body into shape that fits cuddly under her neck is something of a feat. She barely tolerates it, though, and immediately moves away (Walker, 1992, p. 194).

Cet extrait souligne la relation de Tashi avec son corps ; par l’hygiène excessive, Tashi semble vouloir effacer toute trace de corps impur qu’est le corps féminin, handicapé de surcroît.

Évidemment, la modification qu’a subit le corps modifie l'intimité de Tashi et son mari. Les rapports sexuels, bien qu’extrêmement difficiles ne sont pas impossibles après l’infibulation Toutefois, certains couples n’arrivent jamais à achever la pénétration, alors que d’autres n’y arrivent qu’après des mois d’efforts. Comme l'acte est douloureux pour les deux partenaires, Tashi et Adam décident, après plusieurs tentatives, de ne plus avoir de rapports sexuels. Tashi est d’ailleurs étonnée d’apprendre qu’elle est enceinte puisqu’elle considérait que la pénétration avait échoué. Questionnée à ce sujet par un de ses thérapeute, Tashi prétend n’avoir jamais expérimenté de plaisir sexuel après l’excision. Par contre, elle avouera plus tard : « I did have pleasure once or twice after my bath2. But my pleasure shamed me. My pleasure angered me. It made me hate my husband. I felt I had been made into something other than myself » (Walker, 1992, p. 240). Le clitoris ayant été l’organe principal du plaisir de Tashi, elle sent ce plaisir après l’infibulation comme une sensation qui ne concorde pas avec le corps qu’elle a. Avant de subir l’excision, Adam et elle s’échangeaient fellation et cunnilingus. Ce plaisir, coupé de son corps, devient donc une sensation fantôme, difficile à tolérer pour Tashi puisqu’il lui rappelle sa perte.

Samuel Dibieamaka Nwajei et Andrew Iwesim Otiono notent une différence importante entre les zones érogènes après l’infibulation, ils proposent que la sensibilité serait plutôt déplacée vers le vagin (21%), ou encore vers des parties du corps dont l’utilisation est moins exclusive à la sexualité comme la langue (17%) (Nwajei et Otiono, 2003, p. 577). Le corps, après l’excision, effectue donc une reprogrammation qui, dans la plupart des cas, diminue les chances de la femme à ressentir un plaisir sexuel. Dans le roman, il est sous-entendu que les quelques fois où elle aurait ressenti un plaisir, celui-ci lui aurait été donné par sodomie. Mais au village traditionnel de Tashi, le cunnilingus, la masturbation, le lesbianisme, voire toutes ces formes de sexualité qui ne mènent pas à la reproduction, sont d’importants tabous. Ces manifestations de l’éros sont menaçantes pour les hommes puisque trop proactives, trop masculines en d’autres termes. Le vagin d’une femme non-excisée devient terrifiant pour les hommes du village parce qu’il est synonyme de puissance et de résistance féminine. On y raconte alors que les lèvres de la vulve d’une femme non-excisée ne cesseront de pousser jusqu’à atteindre le sol. En forçant la circulation de tels contes mettant en scène des vagins monstrueux, la femme non-circoncise devient un objet abject. Selon Kristeva, la réaction face à un objet abject est double : d’abord l’individu est repoussé, puis commence la fascination. Dans Pouvoir de l’horreur, elle traite du corps féminin comme une abjection qu’on peut comprendre avec la figure primitive du vagina dentata, le vagin denté. En dépeignant la femme comme un monstre, l’homme met en scène sa propre peur de la castration. Si dans la société des Olinkas, celle de Tashi, on ne représente pas le vagin comme muni de dents, on s’assure cependant de contrôler la femme et son vagin avec l’infibulation.

Quand Tashi découvre enfin ce que la tour noire qui hante ses cauchemars signifie, il est possible de voir, qu’inconsciemment du moins, elle percevait cette pression qui découle de la peur des sexualités féminines qui ne mènent pas à la reproduction. Tashi réalise à la fin du roman que la tour dans laquelle elle est enfermée dans ses cauchemars est en fait une termitière. La femme Olinka serait donc à l’image de la reine des termites, prise dans l’obscurité à pondre sans cesse pour remplir le rôle que lui dicte sa société. Puisqu’on sait que les termites souffrent de cécité, il s’agit donc d’une mise en abyme de la reproduction aveugle qu’on force sur les femmes de la tribu. La psychologue de Tashi lui dira d’ailleurs : « We think it was told you in code somehow, [although] not told to you directly that you, as a women were expected to reproduce as helplessly and inertly as a white ant » (Walker, 1992, p. 227). L’infibulation force la femme à avoir des rapports sexuels menant uniquement à la procréation, même si l’accouchement est rendu extrêmement plus difficile suite à la procédure.

Si l’image de la tour noire dénonce le rôle reproductif dans lequel est forcée la femme, le deuxième trope du traumatisme semble chargé d’encore plus de violence. Après une séance avec un psychanalyste, Tashi se met à peindre frénétiquement sans boire, ni manger, ni dormir. Chacune de ces toiles donne à voir un coq ou un poulet. Interrogée sur ces œuvres, Tashi répondra simplement qu’il s’agit de « the beast », mais elle ne peut pas expliquer ce qu’il représente. Ce n’est qu’en parlant avec M’lissa, celle qui l’a excisée, qu’elle comprend ce que l’image représente. Elle se souvient peu à peu que tout de suite après l’excision, la « tsunga » a jeté un petit morceau de viande à manger à une poule. Elle réalise alors que ce morceau de viande était son clitoris. Par l’image du poulet qui hante Tashi, l’excision devient le symptôme d’une société cannibale. Il y a une ambiguïté sur le sexe du poulet qui terrifie Tashi, dans les peintures, elle spécifie que c’est un coq, donc un mâle. Par contre, quand il s’agit de décrire le poulet qui a dévoré un morceau d’elle, elle l'identifie définitivement comme une poule. De la sorte, Alice Walker démontre que le blâme ne peut incomber seulement aux hommes ou aux femmes, mais que le pouvoir derrière ces traditions barbares sous-entend des intrications beaucoup plus compliquées.

Ce morcèlement du corps se reproduit à même la position énonciatrice de Tashi. Possessing the Secret of Joy est construit de façon à ce que chaque personnage puisse s’exprimer avec sa propre voix. Le nom du personnage précède toujours un chapitre pour annoncer qui en est le narrateur. Tashi ne semble pas pouvoir s’exprimer avec unité. Après avoir subi son infibulation, même la voix et la position énonciatrice de Tashi sont fracturées et fractionnées. Tour à tour, Tashi, Evelyn (le prénom qu’elle prend une fois aux États-Unis) et Mrs Johnson (son nom de femme mariée) prennent la parole pour exprimer le traumatisme vécu par Tashi. Parfois, une seule des personas ne semble pas suffire et Tashi et Evelyn se côtoient dans un même chapitre. Avant de subir les mutilations génitales, Tashi n’utilise jamais de nom de famille. L’excision d’une part et le mariage par la suite marquent son intégration dans l’ordre patriarcal qui lui impose un rôle auquel elle avait jusqu’alors échappé. Ce rôle code son identité de femme, et participe à sa fragmentation.

En questionnant la mort de sa sœur, Tashi comprend que celle-ci est morte aux mains de M’lissa, la tsunga. Elle identifie donc cette dernière comme la meurtrière de sa sœur et la responsable de son traumatisme à elle. Lorsque que cette femme apparaît dans un article de journal états-unien dans lequel on l’élève en tant que monument national, elle devient pour Tashi une cible parfaite, mais surtout complète. Elle devient ainsi le symbole de tout ce contre quoi Tashi désire se venger puisqu’elle représente à présent toute la société des Olinkas, qui par leur silence, ont condamné Tashi et sa sœur. Le meurtre de M’lissa permet à Tashi de réaffirmer son agentivité et de reprendre le contrôle de sa vie dans toutes les sphères dans lesquelles elle s’était sentie amputée. Dès lors, c’est une toute autre Tashi qui nous est donnée à voir. Durant le procès, elle raconte son histoire à la manière d’un conte, se réappropriant, pour la première fois, cet imaginaire qui était le sien avant l’excision. Elle brise, par la même occasion, le silence sur un des plus grands tabous de sa société. Walker souligne également la restauration de sa psyché par une observation d’Olivia : « In one of my dreams, I recovered what was at one time a favourite expression of hers : But what is that. She would say in a voice so filled with wonder it made us laugh: but what is that » (Walker, 1992, p. 267). Une fois en prison, Tashi reprend cette expression et la voix qui était la sienne.

Au terme du procès, Tashi est condamnée à mort pour le meurtre de M’lissa. Tout au long du roman, elle exprime l’idée de la mort comme quelque chose qui serait de l’ordre du passé, du déjà advenu. La jeune femme qui est entrée dans la tente de M’lissa pour être purifiée n’en est jamais ressortie. Il n’est donc pas faux d’avancer, qu’à l’image de sa sœur, Tashi est également morte des suites de son infibulation. La condamnation qu’elle reçoit alors à la fin du roman n’est accompagnée d’aucune anxiété, mais correspond plutôt à la dernière étape de la restauration de sa psyché. La dernière phrase du roman concorde avec l’exécution de Tashi : « There is a roar as if the world cracked open and I flew inside. I am no more. And satisfied » (Walker, 1992, p. 278). Cet épisode final est d’ailleurs narré par « Tashi Evelyn Johnson Soul », preuve qu’elle a retrouvé sa parole et son sens du soi (Walker, 1992, p. 279). De plus, cette mort, Tashi refuse de la vivre partiellement comme elle a vécu sa vie et elle évite une dernière amputation. Devant les tireurs qui l’exécuteront, elle refuse de se faire bander les yeux. Par son attitude lors de sa mort, elle reprend enfin le contrôle de sa vie et laisse derrière elle le rôle aveugle de la reine termite.

Alice Walker dresse, dans son roman, un portrait fort des conséquences néfastes que peuvent entraîner les mutilations génitales sur celles qui en sont victimes. La dépression, la perte du plaisir sexuel et le sentiment d’incomplétude sont, en effet, certaines des multiples répercussions des mutilations génitales. En mettant un personnage qui est d’abord submergé par son traumatisme, et qui réussit ensuite à reprendre le contrôle de sa vie, Walker tente sûrement de conscientiser son lectorat et les pousser à agir contre cette menace. Nous l’avons vu avec l’exemple de Tashi, entre le désir de perpétuer une tradition ancestrale afin de résister aux changements apportés par les étrangers et la culture du silence à laquelle les femmes sont soumises dans la société patriarcale, la ligne entre le libre arbitre et le contrôle social est difficile à discerner. Quoiqu’il en soit, c’est toujours aux frais des femmes que semblent s’exercer l’obéissance aveugle à des règles tacites. Qu’il s’agisse de colonisation ou d’autorité patriarcale, c’est sur le corps que s’inscrit le pouvoir. Le corps de la femme racisée subit le joug de ces deux pouvoirs simultanément et s’en trouve alors doublement marqué.

 

Bibliographie

Corpus étudié

Walker, Alice, Possessing the Secret of Joy, New York, Harcourt Brace & Compagny, 1992, 286 p.

Corpus théorique

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Elke Krause, MD, Sonja Brandner, MD, Michael D. Mueller, Professor, and Annette Kuhn, MD, «Out of Eastern Africa: Defibulation and Sexual Function in Woman with Female Genital Mutilation», Journal of Sexual Medicine, vol. 14, no 8, 2011, p. 1420-1425.

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Pour citer cet article: 

Lafleur, Maude. 2013. « Le corps colonisé : les effets de l’excision dans Possesing the Secret of Joy d’Alice Walker », Postures, Dossier « Déviances », n°18, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lafleur-18> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Déviances », n°18, p. 95-106.