La frontière, condition préalable à la liberté? Fiction de la frontière dans La Zone du Dehors d'Alain Damasio

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C'est en 1992 que Alain Damasio débute l'écriture de ce qui deviendra son premier roman : La Zone du Dehors. Fruit d'une longue gestation, le texte paraîtra une première fois en 1999 aux éditions Cylibris, avant d'être remaniée dans une deuxième version en 2007, parue aux éditions de La Volte en 2007. Comme Damasio l'affirme dans la « Postface à la première édition » (Damasio, 2009, pp. 645-648), ses lectures de Deleuze et Foucault l'auront grandement influencées. Son projet de départ tendait à extrapoler les dispositifs de pouvoir et de surveillance mis à jour par ces auteurs. Dix ans plus tard, la réalité semble avoir rattrapé la fiction ainsi que le note l'auteur lui-même dans sa postface à la deuxième édition du roman :

Je croyais voir loin, être en avance... Aujourd'hui l'ADN sert à retrouver un scooter volé, le mobile nous localise au mètre près et, dans la rue, on vous demande par haut-parleur de ramasser un papier jeté dans la rue parce que votre ville (anglaise) est quadrillée de caméras... (ibid., p. 649)

En effet, en situant l'action de son roman en 2084 Alain Damasio croyait élaborer un récit qui, bien que permettant de jeter un regard inquiet sur la marche du progrès technique et scientifique, demeurait encore de l'ordre de la fiction. Néanmoins, plus de vingt ans ont passé et cet univers paraît désormais étrangement familier.

La Zone du Dehors prend pour cadre la cité de Cerclon, bâtie sur un satellite de Saturne après que la Terre ait été dévastée par une quatrième guerre mondiale. Érigée en réaction aux errances destructrices des gouvernements terriens, Cerclon se présente au premier abord comme une social-démocratie parfaite; perfection rendue possible par les avancées technologiques. Ainsi, la cité est-elle administrée par le truchement d'un appareillage informatique (le « Terminor ») permettant de contrôler et de gérer, le plus efficacement possible tant la production industrielle et l'approvisionnement énergétique que la population elle-même.

De fait, la société cerclocienne s'articule autour d'un procédé de nomenclature raisonné permettant de réguler les différentes « classes » la constituant : le « Clastre ». Ce dernier distribue la majorité de la population en cinq groupes allant des 5-lettrés aux 1-lettrés. Du Clastre dépendant la fonction mais également le nom est l'identité de chacun. Ainsi, à chaque citoyen est attribué une « appellation officielle » (ibid., p. 13), composée de une à cinq lettres et qui traduit la valeur et la position sociale des citoyens. Au sommet de la pyramide sociale se situent donc ces 1-lettrés, la « classe » dirigeante, à savoir le président (« A ») et ses vingt-cinq ministres (« B », « C », etc.) et à la base les 5-lettrés (ouvriers, fonctionnaires et chômeurs). Cette hiérarchie stricte n'en demeure pas moins temporaire, puisque la situation des cercloniens est réévaluée tous les deux ans au moyen de tests et de dispositifs techniques calculant la valeur de chaque citoyen. Sous la force de cette émulation sociale compétitive, le projet utopique de Cerclon semble se déformer.

Car en effet, Alain Damasio fait le choix de dévoiler cet univers par le biais du regard critique de différents personnages liés à un mouvement subversif,  La Volte. Au travers de la polyphonie narrative que donnent à lire C-A-P-T-P, K-A-M-I-O et autres S-L-I-F-T, on comprendra rapidement que leur objectif n'est pas tant de prendre le pouvoir que d'éveiller les consciences des cercloniens et de les pousser à développer, à l'écart du pouvoir central, des modes de vie alternatifs.  Multipliant les points de vue, La Zone du Dehors est donc le récit de cette lutte toujours plus radicale  pour une vie que les narrateurs successifs estiment être meilleure. En effet, si les premières actions politiques de la Volte se résument à des discours pré-enregistrés et à la pose de  « clameurs » (« Une pastille plus grosse qu'un ongle, qui puisse enregistrer dix secondes de son et qui puisse le reproduire chaque fois qu'un être vivant passe dans un rayon de six mètres alentours » (ibid., p. 242)), les voltés ne tarderont pas à engager des démarches plus violentes à l'encontre du système (fixer des lames sur des portes automatiques, piratage de « biogiciels »). Ces attaques culmineront avec l'assaut de la tour de télévision au cours de laquelle C-A-P-T-P (ou Capt, le professeur d'université qui tenant le rôle principal) sera capturé. Suite au vote de la population, C-A-P-T-P sera condamné à être enfermé, et par extension à mourir, dans le Cube, sorte de décharge monumentale pour les déchets radioactifs et autres métaux lourds. Contre toute attente, il parviendra à sortir de ce maelström avant de rallier une partie de la population à la cause de la Volte. Cette frange partira alors s'établir dans le « Dehors », la partie non-habitée du satellite, à l'écart du pouvoir.

La Zone du Dehors est donc le récit d'une lutte perdue d'avance contre un pouvoir fort et considéré par les narrateurs comme totalitaire. Ce totalitarisme découlerait d'un certain progrès de la science et de la technique. Ainsi, au-delà du projet utopique que constituerait Cerclon, Alain Damasio ne proposerait-il pas une véritable anti-utopie tendant à déconstruire les mécanismes de ce régime totalitaire ? Jacques Goimard, anthologiste et critique de la science-fiction, définissait en ces termes le genre de l'anti-utopie :

Elle part de l'idée que le progrès scientifique et technique accroîtra les contradictions de la société et entraînera des ruptures. Dans une deuxième phase apparaît l'idée que ces ruptures ne suffiront pas : le progrès lui-même entraînera une adaptation de la société et une dénaturation de l'humain. Orwell représente à lui seul une troisième étape : l'évolution de la société peut anéantir non seulement l'individu, mais encore le progrès lui-même. De grandes constantes traversent ces péripéties : la tyrannie sociale multiplie ses empiétements, la liberté est en déroute ; l'univers décrit est un univers de culture où la nature n'apparaît guère, sauf sous les traits de la nature humaine suppliciée en chaque individu (Goimard, 2002, p. 79).

À l'instar de textes comme 1984 ou Brave New World, le roman d'Alain Damasio propose à son lecteur l'exploration d'une société tyrannique et totalitaire. Cependant, ce dernier diffère de ses prédécesseurs par la forme qu'y prend le totalitarisme mis en scène.

En effet, loin de se déployer avec violence, le pouvoir cerclonien agit insidieusement et ne se laisse pas percevoir comme pouvoir totalitaire. Dans un essai intitulé La Vie vivante, Contre les nouveaux pudibonds, Jean-Claude Guillebaud se propose de mener une réflexion synthétique sur l'incidence des nouvelles technologies et les modifications qu'elles entraînent dans les rapports que l'homme entretient avec lui-même et avec le monde. Pour l'essayiste, cette prégnance nouvelle des technologies serait à l'origine d'une crise. Il commence sa réflexion en affirmant que : « chacun comprend, ou devine, qu'une inflexion décisive de l'aventure humaine est en cours » (Guillebaud, 2011, p. 12). Plus loin, il identifie cette inflexion : « nous entrons dans une ère de nomadisme intégral, nous affrontons une mobilité devenue principe organisateur puisqu'elle englobe la pensée elle-même. L'itinérance des humains est devenue ontologique » (ibid., p. 14). Le nomadisme et l'itinérance se sont d'abord traduits en termes purement physiques (pensons à l'essor du chemin de fer au XIXème siècle ou encore à celui de l'aviation durant le premier tiers du XXème siècle) avant de s'engager dans une voie dématérialisée : l'avènement, à partir des années soixante-dix, de la société de l'information et des réseaux. Depuis, le progrès technologique ne cesse de repousser toujours plus loin le principe même du nomadisme. La convergence technologique tend ainsi à brouiller de plus en plus les frontières entre nature et culture ou bien encore entre homme et machine.

Cette mobilité se révèle alors comme modalité du progrès technologique. La Zone du Dehors se présentant comme la déconstruction d'une société singulièrement marquée par ce progrès, il sera alors intéressant de se demander si la transgression des frontières n'a pas une influence directe sur le type de gouvernement décrit. Plus spécifiquement, nous nous demanderons : comment le roman d'Alain Damasio tend à montrer que la dissolution d'un certain nombre de frontières marque symboliquement la présence d'un pouvoir totalitaire ?

En premier lieu, il convient de préciser ce que nous entendons par régime totalitaire en revenant sur la position de Cerclon. La ville est en effet présentée comme un espace refermé sur lui-même. Il n'existe, à l'extérieur de Cerclon que le Dehors, lieu sauvage et inhabité, que le pouvoir cerclonien se refuse à reconnaître : « Le Dehors, juridiquement, n'existait pas » (Damasio, 2009, p. 14). Cerclon nie tout ce qui lui est extérieur. Il en va de même pour la Volte qui, ne pouvant faire circuler ses idées sur le seul plan du discours politique, devra se résoudre à mettre en place des actions violentes afin de vivre en tant que mouvement d'opposition. Dès lors, nous pourrions sans peine appliquer à Cerclon la maxime formulée par Benito Mussolini le 26 mai 1927 : « Tout dans l'État, rien en dehors de l'État, rien contre l'État » (Traverso, 2001, p. 20).

Par conséquent, si l'opposition est niée, la violence intrinsèque à toute organisation étatique cesse d'être mise en au service d'opérations de répressions ou d'oppressions. Elle n'a plus pour vocation de s'exercer directement sur le corps du citoyen, elle cesse d'être une violence faite aux corps. C'est dans ce sens que semble aller Hannah Arendt en écrivant : « la terreur a cessé d'être un moyen pour éliminer l'opposition politique, elle en est devenue indépendante, et elle règne de manière absolue lorsqu'elle ne rencontre plus aucune forme d'opposition sur son chemin » (Arendt, 1990, p. 101).

L'État totalitaire tel que le conçoit Arendt ne s'affirme donc pas en exerçant une violence corporelle puisqu'il n'en aurait pas besoin. La terreur suffirait à elle seule à maintenir les individus dans une certaine apathie. Damasio va cependant pousser ce principe à un nouveau stade. Comme l'expliquera Capt à ses étudiants :

c'est précisément la grande force d'un système tel que le Clastre [...] que de paraître aussi inefficace qu'inoffensif. C'est pourtant devenu une loi dans nos sociétés : plus un pouvoir se veut efficace, moins il se manifeste comme pouvoir. Non seulement il a renoncé depuis un siècle aux contraintes physiques, mais il évite désormais toute espèce d'injonction, d'ordre impératif ou d'interdiction formelle. [...] Pour reprendre une parole de Foucault, ils sont en apparence d'autant moins « corporels » qu'ils sont plus savamment « physiques » (Damasio, 2009, p. 192).

Cette différence entre le corporel et le physique se traduit dans ce changement d'attitude du pouvoir. En effet, son exercice ne se fait plus directement sur le corps, mais agirait plus profondément encore, la prégnance du pouvoir s'inscrivant plus avant de la chair, dans les émotions elles-mêmes : la joie, la peur, la terreur. « [...] si la loi est l'essence du gouvernement constitutionnel ou républicain, la terreur constitue celle du gouvernement totalitaire » (Arendt, 1990, p. 101). On retrouve cette caractéristique du totalitarisme dans la présence de la frontière, « la Ligne », séparant Cerclon du Dehors. La franchir n'est pas condamnable et chacun est libre, s'il le souhaite, de passer la frontière et de fouler le sol du Dehors. Cependant, la Ligne n'en demeure pas moins lourdement équipée par tout un appareillage de surveillance. Capt identifie, entre autres, « deux cents caméras volantes [...] et deux cents fixes » ; « une douzaine de délateurs potentiels » ; « Les poteaux de la Ligne : au sommet une caméra panoramique » (Damasio, 2009, p. 19). La frontière ne peut donc pas être franchie clandestinement et quiconque passerait au dehors s'exposerait à se voir assimiler à un « délinquant potentiel » (ibid., p. 25), puisque sortant de l'État. La terreur s'exerce alors du point de vue d'une certaine doxa qui voudrait que nul n'ait besoin de sortir des limites de Cerclon puisque celui pourvoirait à tous les désirs des citoyens. Aussi celui qui franchirait la frontière serait considéré comme anormal et déviant parce que révélant ses « dispositions rebelles » (ibid., p. 25). La terreur procède ici d'une certaine violence symbolique : il est possible de quitter Cerclon et de franchir la frontière du Dehors, mais les motivations d'un tel acte ne sauraient être que délictueuses.

Cette violence se donne pour but de parvenir à une normalisation de l'ensemble des citoyens cercloniens. La terreur se substituant aux lois, elle « [réduit] les hommes à l'unité en abolissant les limites créées par les lois qui assurent à chaque individu son espace de liberté » (Arendt, 1990, p. 103). L'exemple de la Ligne donne à comprendre le fonctionnement global de Cerclon. Sous les apparences d'une liberté signalée par un vide législatif, il n'y a qu'une privation instiguée par la terreur et la peur de sortir du modèle unique admis par le pouvoir. Damasio dépeint donc un régime totalitaire porté vers la normalisation la plus parfaite. Convenons alors que le meilleur moyen de parvenir à cette normalisation consisterait en l'effacement de tous les différends et différences.

Le pouvoir cerclonien déploie ainsi un certain nombre de dispositifs cherchant à dissoudre les frontières et les traces qu'elles pourraient laisser au plus profond des êtres. Il faudra maintenant analyser ces dispositifs et leurs mécanismes. Giorgio Agamben définit en ces termes la notion de dispositif :

J'appelle dispositif, tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants» (Agamben, 2007, p. 31).

La description en elle-même offre une curieuse concordance entre les modalités d'exercice d'un pouvoir totalitaire et les « capacités » de tout dispositif. Avec l'aide d'un article de Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », on pourrait décomposer le fonctionnement d'un dispositif en trois éléments distincts agissant de conserve. Il conviendra de distinguer la mise en œuvre technique, la dimension pragmatique (soit « l'échange entre actants » (Ortel, 2008, p. 39)) et la portée symbolique (« l'ensemble des valeurs sémantiques ou axiologiques qui s'y attachent » (ibid., p. 39)). C'est cette triade technique/pragmatique/symbolique qui nous permettra de déconstruire les divers dispositifs étudiés ici.

Nous nous pencherons d'abord sur le Clastre. Ce dernier permet d'attribuer un nom et une identité mais également une fonction à chacun des citoyens. Cependant, cette attribution étant assujettie à une réévaluation, les identités deviennent  interchangeables, fluides. La frontière s'efface entre identité et fonction et chacun est identifié uniquement en vertu de la fonction que le Clastre lui attribue. L' évaluation s'effectue au moyen d'entretiens, de questionnaires et de rapports divers, provenant aussi bien des institutions que des citoyens eux-mêmes. Le Clastre met ainsi en branle un processus visant à déconstruire la personnalité de chacun dans le but de produire un citoyen correspondant aux besoins de Cerclon. Lors d'un cours, Capt décompose ce processus en dix étapes (Damasio, 2009, pp. 185-202), que nous pourrions ramener à quatre paliers fondamentaux : fragmenter l'individu en différents « traits », évaluer la qualité de ces « traits » en rapport avec la norme en vigueur sur Cerclon, recomposer la personnalité ainsi rationalisée, noter/nommer l'individu. L'individu ne se forme donc pas en vertu de son propre désir de différenciation mais bien par rapport aux besoins et aux normes admises par le pouvoir. L'individu est intégralement produit par ces normes sociétales et est alors ramené au statut d'artefact.

Ce faisant, la population se normalise et s'homogénéise étant donné que les citoyens sont à la recherche de la performance optimale aux yeux du pouvoir. Les frontières entre les classes sont ici plus que jamais poreuses, chacun pouvant passer de la « classe » des 5-lettrés au sommet de la société. Alain Damasio brosse le portrait d'une société sans classes fixes, une société que l'on pourrait dire de « masse », puisque composée d'un ensemble d'individus indifférenciés. La masse fluide entre alors au seul service de l'État cerclonien.

Paradoxalement, c'est cette fluidité qui permet au pouvoir de « « stabiliser » les hommes, pour les rendre statiques, pour empêcher tout acte imprévu, libre, spontané » (Arendt, 1990, p. 101). Les coordonnées attribuées font de chacun un être complètement lisible. Le patronyme interdit toute opacité, toute intériorité, l'intime devient en quelque sorte « extime ». Le Clastre redéfinit ici le rapport de l'homme à lui-même, il n'a plus le loisir de se constituer en un individu possédant sa propre personnalité et ses différences, il n'est qu'un produit et un rouage de la machine totalitaire. Sa fonction et son identité se font mouvantes, et ce mouvement même le rend dès lors contrôlable. Aussi, les valeurs entre mobilité et stabilité sont-elles inversées et Capt ne s'y trompe pas lorsqu'il affirme que « Le vagabond, c'était celui qui ne bougeait pas » (Damasio, 2009, p. 180). Par le mouvement constant, le citoyen se trouve sans cesse dans la transgression la plus parfaite des frontières entre identité personnelle et identité collective, personnalité et doxa, etc. C'est ce « nomadisme » qui le stabilise dans un rôle purement fonctionnel. Mais pouvons-nous encore seulement parler de nomadisme ?

Dans le deuxième volume de Capitalisme et schizophrénie, Gilles Deleuze et Félix Guattari disaient du nomade qu'il « a un territoire, il suit des trajets coutumiers, il va d'un point à un autre, il n'ignore pas les points » (Deleuze, 1980, p. 471). Pour les deux auteurs, le nomade se différencierait du migrant en ce que chaque point de son trajet constitue un relais. Le nomade laisse, sur ce territoire qui lui est propre, une trace qui serait in fine le but de son trajet. À l'inverse, « le migrant va principalement d'un  point à l'autre, même si cet autre est incertain, imprévu ou mal localisé » (ibid.,  p. 471). On retrouve dans les coordonnées accordées par le Clastre un exemple de cet « autre incertain ». Le cerclonien, le migrant, ainsi pris dans un processus continu de déterritorialisation/reterritorialisation se trouve dépossédé de tout territoire personnel : une identité et un nom qui n'appartiendraient qu'à lui. Le Clastre fait donc tomber les bornes d'un territoire « interne » mais la dissolution des frontières opère également à un niveau externe.

En effet, l'urbanisme de la ville imaginée par Alain Damasio paraît lui aussi concourir à cette dissolution et à cette négation d'un territoire personnel. De fait, Cerclon est présenté par Capt comme un espace urbain complètement rationalisé : «Vu d'un astronef, Cerclon ressemblait, pour qui se voulait poète, à une fleur... celle aux six pétales de l'ingénieur - pour qui se voulait tâcheron, à une ruche» (Damasio, 2009, p. 102).

La ville se compose de sept secteurs pareils à des alvéoles. Au nord se trouve le secteur 6, réservé aux industries et au « Cube » (sorte de décharge pour les déchets radioactifs), au nord-est et au nord-ouest, les secteurs 5 et 4, quartiers d'habitations pour les 5-lettrés, au sud-est et sud-ouest, les secteurs 3 et 2, réservés aux 4-lettrés, et au sud le secteur 1 où réside la haute société. Enfin, au centre, se trouve un secteur non-numéroté où est située une réplique miniature du cube comportant 26 étages, soit un par ministre. La dimension symbolique du dispositif architectural est puissante puisqu'elle rappelle constamment la primauté du centre et de son pouvoir organisateur. Par ailleurs, le cube miniature s'avère être le seul bâtiment opaque de la ville. L'ensemble du reste de la ville étant bâtie de matériaux transparents. À cette transparence s'ajoute, au centre de chacun des différents secteurs, des tours panoptiques, plus hauts bâtiments de Cerclon.

Alain Damasio utilse le concept de panoptisme, mis au point par Jeremy Bentham et analysé par Michel Foucault dans Surveiller et punir, naissance de la prison , comme motif apte à penser le totalitarisme. Il amplifie le rayon d'action de la tour pensée par Bentham en lui adjoignant nombre de dispositifs technologiques. La tour n'est donc plus limitée à un simple « bâtiment en anneau » (Foucault, 1975, p. 201) mais à tout un quartier (secteur) de la ville. On ne surveille plus un groupe d'individu, mais bien la population dans son ensemble. Néanmoins, le panoptisme cerclocien invite le citoyen à prendre la place du surveillant, chacun étant tour-à-tour surveillant et surveillé. Chaque mouvement, chaque geste, peut être vu et noté par toute personne ayant pris place dans un des boxes de la tour. La transparence des bâtiments, couplée à la technologie (caméras, jumelles, « visée laser à amplification de lumière » (Damasio, 2009, p. 108)) et à un jeu de miroirs disposés dans l'espace urbain, permet ainsi de voir l'ensemble de l'activité d'un secteur dans ses moindres détails :

Assis à cette table, les yeux dans les jumelles, je devenais Dieu. Je voyais tout. D’un réglage, mon regard traversait la ville, volait de toit en toit, piquait sur les trottoirs, filait à fleur de sol et y coursait les chiens en fuite, les glisseurs, les jeteurs de papiers (ibid., p. 109). 

Potentiellement, la surveillance peut donc s'exercer à chaque instant. En pratique, la terreur prime puisque même si le citoyen n'est pas épié en permanence, « l'essentiel, c'est qu'il se sache surveillé » (Foucault, 1975, p. 203). La surveillance émane du pouvoir tout autant que de la population, chacun est un délateur en puissance, prompt à rapporter le moindre écart de comportement, la moindre activité marginale. Dès lors, le pouvoir n'émane plus d'un centre, mais au contraire se distribue dans chacun des composants de la société cerclocienne, des citoyens. Le pouvoir circule et se fait donc imperceptible. Ainsi s'instaure la terreur, dans l'abolition de la frontière entre le privé et le public. La technologie vient perturber le rapport de l'Homme à l'Autre. On ne se construit plus dans son rapport à l'autre, mais en dépit de ce rapport. Il n'est plus conflictuel mais s'inscrit dans une forme de soupçon et de doute permanent. Le territoire de la ville n'est pas vécu par les cercloniens comme un espace personnel de liberté mais bien comme un espace complètement assujetti à ce pouvoir qui les contrôle et les oriente .

Les dispositifs technologiques à l'œuvre sur Cerclon définissent également un rapport au monde particulier. De fait, une véritable virtualisation du monde est donnée à voir. Celle-ci passe de la façon la plus évidente par la prégnance des jeux-vidéos (la « virtue ») et par son degré de réalisme et d'immersion absolue. Pourvus de combinaisons et de casques simulant le monde réel dans ses moindres détails, les cercloniens sont plongés dans des fictions, souvent construites autour de faits divers, dont ils sont les principaux acteurs. L'attaque de la tour de télévision par La Volte sera ainsi la base du scénario d'un jeu nommé Capturez Capt, où ce dernier, n'ayant jamais tué personne, sera présenté comme un révolutionnaire assoiffé de sang. La « virtue » devient le lieu d'une propagande d'état où les faits sont falsifiés afin de servir au mieux l'idéologie en place. L'immersion totale enferme alors les citoyens dans une vision du monde altérée.

Cette virtualisation s'étend à l'ensemble de l'espace social. D'une part grâce à l'omniprésence des écrans, des médias, dont le fonctionnement est analogue à celui de la virtue, c'est-à-dire où la manipulation du réel est reine. Mais surtout, le confort offert par Cerclon semble enfermer les individus. Très tôt dans le roman, Capt décrit le Dehors comme un environnement hostile :

Une vraie sauvagerie de rocs, d'éclats d'aérolithes et de cratères brisés à coups de météores, avec des dalles saignés au sable sec, des collines brutes striées au râteau des vents cosmiques et, face au ciel, les crêtes, déchiquetées d'ammoniac et de gel (Damasio, 2009, p. 33).

À l'inverse, sa vision du dedans correspond à un espace où tout est donné, simplifié, où la technologie rend toute action facile et de fait, sans conséquence :

sur Cerclon, l'avachissement des corps - tout comme la mollesse des idées qui n'en était qu'un symptôme - provenait de notre environnement physique. Plus profondément : de la façon dont on avait adouci le monde physique au sein duquel nous étions forcés d'évoluer, et facilité nos rapports corporels avec ce monde. Que faisaient les architectes de Cerclon? Ils raréfiaient. Ils simplifiaient (ibid., p. 123).

Aussi, pour le cerclonien le monde se résume à Cerclon, à cet environnement totalement balisé et normalisé. Il n'est plus un environnement à apprivoiser et à comprendre. Bien au contraire, il s'y substitue une copie rationalisée à l'extrême. La nature se voit complètement gommée pour laisser la place à un état de culture absolue, rendu possible par le biais de la technique. Les frontières nature/culture et réel/virtuel, bien plus que transgressées, s'en retrouvent niées par ce processus de normalisation technologique. Ou, pour citer Miguel Benasayag :

La virtualisation du monde est sans doute un corollaire [...] de la production technique, car dans son effort pour modéliser la nature, elle finit par construire des archétypes normatifs qui seront ensuite appliqués aux organismes pour les « optimiser » (Benasayag, 2010, p. 187).

Est-ce à dire que l'homme en oublie la complexité du monde pour évoluer dans un vase clos où les choses semblent se faire d'elle-même ? Sans doute, car la vie, plus que jamais, apparaît comme un processus mécanisé. Dans cet état de fait, le corps est dépossédé de son interaction avec le monde. Dès lors, on coupe l'homme du monde et croyant vivre il se fourvoie dans un virtuel dans lequel ses actes n'ont qu'une portée minime. Il reste à la surface des choses. Comme dans un jeu-vidéo, il ne peut se mouvoir que dans la stricte limite des règles acceptées par le jeu, le pouvoir. Il ne lui appartient plus d'en créer de nouvelles. L'amplitude de l'activité humaine se résume alors à ce qui est permis par le pouvoir, à ce que ce dernier peut appréhender et vérifier.

Cet ensemble de dispositifs agit alors comme un canalisateur sur l'individu comme sur la masse. Cette dernière est atomisée par le Clastre pour être rendue lisible puis contrôlée pour être domestiquée. L'analyse des dispositifs de contrôle mis en place sur Cerclon révèle ainsi un troublant « régime de visibilité » transgressif : la technique permet de voir au travers des frontières. D'un point de vue pragmatique le pouvoir souhaite rendre visible ce qui tendrait à demeurer cacher et ceci, à un niveau symbolique, dans le but d'affirmer un pouvoir sans bornes sur les individus. Par cette disposition à voir par delà toutes les frontières se dessine une société de la transparence la plus complète. C'est avec une certaine lucidité que Capt affirme au sujet du pouvoir cerclonien : « Un rêve hantait ces gens-là : la lumière, une lumière qui inscrit chaque être dans un régime de visibilité totale […] et un cauchemar : l'angle mort » (Damasio, 2009, p. 347).

Sous l'action des dispositifs, la frontière se défait de sa matérialité et « l'espace sédentaire », « strié, par des murs, des clôtures, et des chemins entre les clôtures »  prend les traits d'un « espace nomade […] lisse » (Deleuze, 1980, p. 472). Cependant, par la terreur, de nouvelles barrières, symboliques s'érigent. Car, bien que niant officiellement l'existence d'une quelconque marge, le pouvoir cerclonien craint la capacité d'un groupe comme la Volte (et par extension de toute personne apte à penser librement) de subvertir l'ordre établi. Il lui faut donc à tout prix éviter leur possibilité d'émergence et leur légitimation. Les espaces de liberté sont donc jugulés. A, le président de Cerclon, s'entrenant avec Capt peu après son arrestation, lui dira :

Plus un pays progresse vers la démocratie, plus la liberté accordée à chaque individu menace la société d'éclatement. Plus, par conséquent, le pouvoir doit s'exercer haut - et profondément. Passer sous les cœurs et dans les nerfs afin de gouverner de l'intérieur (Damasio, 2009, p. 365).

Le totalitarisme cerclonien est insidieux, il se loge là où l'on s'y attend le moins : à l'intérieur même des individus. Si ceux-ci sont contrôlés, leur intégrité physique n'est pas atteinte, tout se passe au plus profond d'eux-mêmes, au niveau de leurs affects. Il s'agit « d'un contrôle plus subtil et plus puissant, [...] qui ne vous enveloppe plus simplement de l'extérieur […] mais qui vient agir en vous, à la source, pour la purifier […][,] qui opère directement à partir des foyers émotifs primaires » (ibid., p. 366). En stimulant ces foyers affectifs, la capacité de penser passe au second plan. Le pathos prenant alors le pas sur toute forme de logos, la société s'en trouve unifiée dans une forme de communion primaire. L'individu se trouve comme piégé par l'émotion. Comme pour la Ligne, il n'y a plus besoin de lois puisque le cerclonien ne s'en remet désormais qu'à ses seules émotions : « nous n'avons jamais été aussi proches de ce que j'estime être le summum du pouvoir : une aliénation optimum sous les apparences d'une liberté totale » (ibid., p. 368).

La Zone du Dehors immerge le lecteur dans son univers de science-fiction carcérale. Tranchant avec l'anti-utopie d'un Orwell ou d'un Huxley, Alain Damasio projette un monde où le totalitarisme s'est donné les atours de la démocratie, où la privation de liberté se déroule en sous-terrain. La répression ne passe plus par des violences physiques ou par l'exercice du pouvoir en vertu de la loi. Elle devient symbolique et aux lois se substituent la terreur d'être marginalisé, de sortir du modèle insidieusement imposé par l'État (pensons au rôle de la Ligne et des tours panoptiques). Si la violence perd sa matérialité, il en va de même pour les frontières. Si les corps sont libres, en apparence, de circuler, les bornes se déplacent au plus profond des êtres. De fait, le totalitarisme cerclonien se fonde sur un certain nombre de dispositifs mettant à bas des frontières essentielles à la construction de l'individu. Celui-ci, bien moins que nomade, est réduit à la condition de migrant à la recherche d'un territoire, d'un espace délimité par des frontières, où s'établir. L'individu est précarisé et ramené à une simple fonctionnalité au sein de l'État totalitaire.

C'est finalement au rétablissement des frontières que travailleront les voltés du roman. Il s'agira pour eux de bâtir un nouvel espace, espace à vivre et à habiter, à l'écart de Cerclon et de ses dispositifs de contrôle. Revenu d'entre les morts, Capt tentera de convaincre les cercloniens d'accompagner la Volte dans cette aventure : « Je vous propose que tous ensemble, nous construisions une nouvelle cité qui ne doive plus rien à Cerclon, une cité qui poussera dans le dehors vierge » (ibid., p. 585). S'affirme alors la nécessité de s'affranchir de la norme, seule et unique borne admise dans l'enceinte de Cerclon. Les voltés tisseront un véritable réseau de villes distinctes les unes des autres. Ces villes vont s'extraire du flux normatif de Cerclon. Le Dehors se peuple de différences, de dehors divers, de territoires distincts et devient un lieu de différenciation. Là où il devient possible de dire « Non, je ne suis pas des vôtres, je suis le dehors et le déterritorialisé » (Deleuze, 1972, p. 125). En allant habiter le dehors, la Volte rétablit la possibilité même de l'erratique, la possibilité d'une friction qui viendrait prendre sa source aux frontières redéfinies dans le Dehors.

La frontière comme symbole transgressif vient conjurer le système normatif de Cerclon. Elle devient, sous la plume d'Alain Damasio, un mal nécessaire pour l'homme, pour qu'il puisse se penser comme être mouvant et changeant, en définitive comme un être libre. C'est ainsi que, paradoxalement, La Zone du Dehors désigne la frontière comme dispositif apte à rendre à l'homme son désir de liberté. De fait, si elle implique des espaces exclusifs et inclusifs, elle fait entendre un constant appel à la transgression. Elle agit donc comme une entrave aux dispositifs normatifs. En réhabilitant la frontière là où elle n'existait plus, il s'agit de refaire ce que la technologie mise au service d'un totalitarisme d'un nouvel ordre avait contribué à défaire.

La Zone du Dehors reste à l'heure actuelle  une fiction, cependant on ne peut qu'être frappé par la proximité des dispositifs imaginés par son auteur et les nouvelles technologies qui ont déjà pris place dans nos vies et nos villes. Au regard des arguments que Damasio avance dans sa postface, on pourrait toutefois s'interroger sur la portée d'un tel roman. À l'heure où la surveillance se fait de plus en plus présente, où les nouvelles technologies tendent à briser certaines dichotomies (vie privée/vie public) et certaines frontières (homme/machine, homme/animal, nature/culture) ne pourrions-nous pas voir dans ce texte un encouragement à interroger l'importance croissante de ces technologies? L'interrogation vis-à-vis des frontières dépasse aujourd'hui le simple cadre de la fiction. Aussi, l'intellectuel Régis Debray, lors d'une conférence donnée à Tokyo en 2010 affirmait : « Une idée bête enchante l'Occident : l'humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières » (Debray, 2010, p. 11). En mettant en accusation cette idéologie, Damasio tout autant que Debray nous rappelle que la réponse à la crise que nous traversons actuellement ne saurait trouver sa résolution dans le seul consensus de la mondialisation. Comme le rappelle Miguel Benasayag, notre époque « nous a installés dans une transition indéfinie, caractérisée par l'incertitude face à l'avenir : nous ignorons si nous vivons une phase de transition ou de déchéance » (Benasayag, 2010, p. 35).C'est cette incertitude qui serait à la source de la crise actuelle. Or, l'Histoire a montré que les totalitarismes naissaient des crises les plus profondes; la crise économique de 1929 aura ainsi porté les Hitler, Franco et Mussolini au pouvoir. Dès lors, ne faudrait-il pas voir dans le roman de Alain Damasio un texte militant, appelant à préserver les frontières nécessaires à la constitutions d'États réellement démocratiques et à la construction d'individus libres, indépendants, et enfin ouverts sur leur propre zone du Dehors?

 

Bibliographie

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Arendt, Hannah. 1990. La Nature du totalitarisme. Paris : Éditions Payot, 182 p.

Benasayag, Miguel. 2010. Organismes et artefacts, vers la virtualisation du vivant? Paris : Éditions La Découverte et Éditions Jean-Paul Bayol, 192 p.

Damasio, Alain. 2009.  La Zone du Dehors. Paris : Éditions Gallimard, coll. Folio SF, 650 p.

Debray, Régis. 2010. Éloge des frontières. Paris : Éditions Gallimard, 104 p.

Deleuze, Gilles et Guattari Félix. 1972. Capitalisme et schizophrénie tome 1 : L'Anti-Œdipe. Paris : Les Éditions de minuit, 493 p.

_______. 1980. Capitalisme et schizophrénie tome 2 : Mille plateaux Paris : Les Éditions de minuit, 645 p.

Foucault, Michel. 1975.  Surveiller et punir, naissance de la prison. Paris : Gallimard, 360 p.

Goimard, Jacques. 2002. Critique de la science-fiction. Paris : Éditions Pocket, 672 p.

Guillebaud, Jean-Claude. 2002.  La Vie vivante. Paris : Éditions des Arènes, 279 p.

Ortel, Philippe (sous la direction de). 2008. Discours, image, dispositif. Penser la représentation II. Paris : L'Harmattan, 270 p.

Traverso, Enzo. 2001. Le Totalitarisme, le XXème siècle en débat. Paris : Seuil, 923 p.

 

Pour citer cet article: 

Mérard, Aurélien. 2013. « La frontière, condition préalable à la liberté? Fiction de la frontière dans La Zone du Dehors d'Alain Damasio», Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/merard-17> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, p. 49-62.