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Somme-nous dans l'après? L'avons-nous dépassé? Sommes-nous dans l'après-après? L'impression répandue et insaisissable que tout est terminé, que tout n'est plus à faire, mais déjà fait, que les révolutions ne se conjuguent qu'au passé et que le présent n'est qu'un vaste lendemain de veille, impression qui a dominé les décennies 1980 et 1990, a-t-elle laissé sa place à un nouvel optimisme? Le pessimisme fin de siècle et la pensée no future a-t-il cédé aux promesses d'un nouveau millénaire? Le numéro 12 de Postures propose d'aborder, non pas un concept ni un thème, mais un préfixe : « post- ». Les possibilités sont infinies et les concepts théoriques, plus ou moins bien définis et utilisés selon les cas et les époques, qui se revendiquent d'un après sont légions. Notre entreprise de réfléchir sur les « post- » ne saurait donc qu'être infiniment parcellaire, voire anecdotique. Mais l'utilisation massive de ces concepts dans la critique laisse tout de même entrevoir qu'elle pourrait être symptomatique d'un état d'esprit, plus que d'une communauté de pensée. Étant donné la nature éclectique par essence du sujet de ce dossier, il nous a semblé inutile de réunir les textes dans des sections artificiellement et imparfaitement définies. Une simple division entre approche théorique et analyse littéraire s'est donc imposée d'elle-même.

Ainsi, la première partie propose une approche théorique de la question des « post- ». Si le postmodernisme domine largement, faut-il y voir là le fruit du hasard ou plutôt d'une tendance, voire d’une épidémie? Quoi qu'il en soit, certains auteurs ont également choisi d'autres voix, en particulier René Lemieux, qui, dans le premier article de ce numéro, subvertit un peu la question en se demandant, « en quoi une pensée sur le post- met-elle en suspens toute possibilité de penser le pré- ». Il questionne d'abord, suivant Martin Heidegger, la possibilité d'une parole préplatonicienne, ou plutôt le problème historiale de sa traduction dans un contexte postplatonicien. Il s'aventure ensuite du côté de Deleuze et Nietzsche et, ce faisant, recentre le questionnement sur l'évènement lui-même, devenu modèle de l'évènement, l'avènement de la pensée platonicienne en Grèce antique et son possible renversement.

Si, dans son article, René Lemieux écorche au passage le postmodernisme philosophique, signalant tares et inconsistances, Moana Ladouceur, elle, l'aborde de front dans sa version étatsunienne et littéraire. Si l'on peut remettre en cause la valeur philosophique du postmodernisme, difficile de nier l'existence d'une littérature postmoderne d'après-guerre qui partage un ensemble de traits, surtout formels, en particulier l'autoréflexivité et la déconstruction. Mais ce n'est pas à sa forme qu'elle s'intéresse, mais bien à sa dimension politique et critique. Au final, c'est un véritable tableau historique de la pensée postmoderne dans son rapport au social qu'elle dresse, relevant les nuances dans la pensée de ses théoriciens (en particulier celle d'Ihab Hassan et de Leslie Fiedler) et évitant l'écueil de la simple opposition systématique au modernisme. Elle déboulonne l'idée que le postmodernisme est apolitique par sa nature autoréflexive; par exemple, « [e]n questionnant les distinctions entre les différentes “classes” d’art, le postmodernisme questionne par extension le système social des classes. »

De la Grèce antique aux États-Unis d’après-guerre, Guillaume Bellon, quant à lui, nous ramène sur les bancs universitaires de France, où il aborde de front la question à savoir si les cours et les séminaires peuvent être considérés en eux-mêmes comme des objets postmodernes. À prime abord, la question peut sembler naïve, voire aporétique; car comment en effet résoudre l’écart entre, d’une part, la pratique de la dénonciation de la fiction du savoir par une parole enseignante et, d’autre part, la noble tradition de l’institution universitaire selon laquelle jamais un séminaire ne devrait relever de la fable? Mais Guillaume Bellon sait se faire concluant. Dans une articulation convaincante d’une posture partagée tantôt par un pôle d’énonciation conscient de l’aporie que la pratique de son enseignement soulève et tantôt par un pôle de réception forcé de s’adapter et de répondre aux exigences intellectuelles d’une pensée laissée ouverte, il démontre par l’étude des cours et séminaires de Barthes, Deleuze, Derrida et Foucault que la force matricielle du postmodernisme peut se traduire dans un jeu réflexif avec le modèle fictionnel. 

Complétant la réflexion théorique sur le « post- » entamée par René Lemieux, Moana Ladouceur et Guillaume Bellon, Ariane Gélinas propose une relecture de la pensée de Maurice Blanchot à travers la notion de « post livre » qu’elle tire de sa lecture de l’œuvre essayistique de cet ami des Derrida, Deleuze et Foucault, notamment de son essai Le livre à venir. Avec une rare simplicité, elle pénètre la toile conceptuelle blanchotienne et nous expose sa dynamique au moyen des points nodaux que sont le « point limite », le pouvoir de la parole et la disparition de l’œuvre, afin de nous rendre plus accessible le déploiement d’une dialectique tiraillée entre l’absence et l’affirmation  discursive d’un perpétuel recommencement. En ce sens, son article a le mérite d’ouvrir la théorie sur les possibilités d’une posture, celle de la littérature, qui possède la propriété de se dissocier de la contingence qu’impose le temps de l’Histoire et de la Science, ce qui lui permet, certes, de révéler le monde, mais, surtout, de lui proposer de nouvelles limites; limites qui seront d’ailleurs explorées plus en détails dans la section de ce numéro consacrée aux analyses.

Il ne faut dont pas se surprendre si la deuxième partie propose des lectures de textes littéraires à partir d'approches théoriques de l'après. Ces lectures (par hasard?) partent toutes d'un corpus américain – québécois ou étatsunien – et s'inscrivent fortement dans l'histoire, collective ou individuelle. L'après est ici bel et bien une chronologie qui porte en elle un avant, mais surtout un point de rupture.

Dans un premier temps, Rosemarie Fournier-Guillemette propose une réflexion sur le postmodernisme, la traduction et le féminisme à partir du roman québécois Le désert mauve de Nicole Brossard. C'est que la traduction est elle-même thématisée dans l'œuvre de Brossard qui questionne la place du féminin au cœur du langage. « [T]raduire met les langues en correspondance, ce qui permet d’adopter une perspective élargie et de cerner les mécanismes du parler de manière générale. » Après avoir observé les traces de la postmodernité littéraire dans le roman (fragmentation, bouleversement du pacte narratif, etc.), qui se présente comme un véritable métatexte et la mise en récit paradoxale de la traduction française d'un texte français, elle explore les liens que le roman permet de tisser entre traduction et postmodernisme, à partir des théories de Jean-François Lyotard et de Derrida, mais surtout de Linda Hutcheon. C'est que le postmodernisme permet la remise en cause de la doxa, ce que la traduction féministe tente justement en se réappropriant la langue du patriarcat.

Ensuite, Marie-Christie Gareau s'intéresse à l'écriture postmigratoire du dramaturge et romancier québécois d'origine libanaise Wajdi Mouawad. Elle analyse en particulier Visage retrouvé (roman paru en 2002) et Seuls (pièce publiée en 2008), deux textes fortement autofictionnels, à partir du « concept de la faille selon lequel l’individu déraciné se trouve coincé entre deux états, devenus inconciliables chez lui ». À partir des théories de Simon Harel, Shmuel Trigano et Laurence Bougault, c'est dans cette optique qu'elle questionne les troubles identitaires manifestés par les personnages mouawadiens avant et après l'exil, notamment dans leur rapport sémiotique (prélangagier) au monde. Elle clôt sa réflexion par un questionnement plus formellement théâtral : à partir d'Antonin Artaud et de sa conception corporelle du théâtre, la dimension migratoire de l'œuvre de Mouawad apparaît comme un véritable retour à l'essence de l'art dramatique.

Puis, Simon Leduc s'attaque à l'œuvre d'Hubert Aquin, en particulier son corpus essayistique, dans son rapport à l'histoire et sa posture postévénementielle. En effet, selon Leduc, il faut concevoir l’essai aquinien sous un jour révolutionnaire : Hubert Aquin, reconnaissant au récit sa valeur performative, aurait cherché à briser le cadre défaitiste d’une pensée depuis longtemps minée par le déterminisme des historiens. Au moyen de la revalorisation de la notion de malheur, perçu au cœur des textes du recueil Blocs erratiques comme possibilité d’apprentissage, de l’auscultation de la figure du héros pitoyable et du nouvel éclairage posé sur le rôle du trou de mémoire dans le texte aquinien, son article démontre comment l’essayiste, auteur et activiste québécois a su redonner à l’art sa fonction de moteur de changement social. Il nous rappelle également qu’en cela, originale, l’écriture tant littéraire qu’essayistique d’Hubert Aquin n’a jamais tenté, au contraire des innombrables récits téléologiques et historiques, de tempérer le caractère incertain et fluctuant des mouvements de l’histoire. 

Enfin, Benjamin Mayo-Martin, jouant lui aussi sur la mince ligne séparant d’une majuscule le récit de l’Histoire, aborde l'imaginaire du post-11 septembre 2001 à travers l'œuvre uchronique de Paul Auster, Man in the Dark. Par le biais de la narration complexe de ce roman partagé entre deux temps – soit celui d’une littérature du quotidien et celui d’une littérature de l’imaginaire –, il revisite l’un des événements politiques les plus décisifs de la dernière décennie afin de mettre à jour l’impression de virtualité qui a depuis saisi une bonne partie de la population américaine. Mais, plus encore, la force performative du modèle uchronique proposé par Paul Auster lui permet de penser autrement le postévénementiel. À l’instar de l’étude de Simon Leduc, Benjamin Mayo-Martin rappelle en effet que, plutôt que de se limiter aux faits et uniquement aux faits, les historiens devraient dorénavant faire appel à leur imagination, « tout en respectant certaines balises, pour reconstruire l’Histoire telle qu’elle aurait pu être. » D’ailleurs, c’est en cela, post- ou pré- nous disent les auteurs de cette douzième édition de la revue Postures, que la littérature propose et proposera toujours plus que la science ou même l’Histoire.

Mais avant de laisser la place aux jeunes chercheurs, nous vous proposons un exercice un peu original, mais ô combien pertinent, dans le monde des études littéraires : un panorama bibliométrique des « post- ». Carolina Ferrer, professeure au Département d'études littéraires de l'UQAM, s'est en effet intéressé, dans cet avant-propos, à l'importance critique (en terme de nombre de publications annuelles recensées par la base de données Modern Language Abstracts (MLA)) des différentes théories de l'après. La bibliométrie1 est une pratique courante de la recherche scientifique (voir même en est le fondement documentaire contemporain) et constitue l'approche méthodologique idéale pour étudier la circulation académique des idées et la variation dans le temps de l'intérêt qui leur est porté. C'est ainsi qu'on pourra observer, grâce à des graphiques, l'évolution critique de la postmodernité, du postféminisme, de la posthumanité, du postcolonialisme, de la postguerre (postwar), du postapartheid, du postcommunisme et du poststructuralisme.

Pour citer cet article: 

Després, Elaine et Bouchard, Marie-Pierre. 2010. « Présentation », Postures, Dossier « Post - », n°12. En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/presentation-12 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Després, Elaine et Bouchard, Marie-Pierre. 2010. « Présentation » Postures, Dossier « Post - », n°12, p. 9-13.