Il est manifeste que le cinéma d’horreur a connu, depuis son émergence à travers les figures archétypales incarnées par Bela Lugosi et Boris Karloff, une progression constante dans son traitement de la violence, au point où le genre, pour peu qu'on le considère autonome1, s’est métamorphosé en une exacerbation de la violence, où l'attrait marqué pour le sang et le macabre en général est évident. Pour les aficionados au cœur solide, cette fascination du genre pour la surenchère atteint son paroxysme dans des obscures productions vidéo évoluant dans les sous-genres du gore et du slasher movie2. Le Québec a longtemps semblé épargné par cette vague provenant d’un milieu « underground » où le bouche-à-oreille est plus important que la critique. Avec l’avènement du nouveau millénaire et à l'aube de l'Internet 2.0, quelques courts métrages gore et québécois, surtout tournés en vidéo, ont toutefois commencé à circuler autant sur le Net que dans certains festivals sépulcraux où dominent les productions indépendantes. Parmi ces courts-métrages, il en est un, où l'hémoglobine coule en abondance, qui se targua, au moment de sa sortie, d'être « le film le plus sanglant du cinéma québécois3 » : Bagman. Profession : meurtrier, réalisé en 2004 par Anouk Whissel, François Simard et Jonathan Prévost. Cette affirmation à elle seule mérite une analyse du court-métrage en question afin de situer le film par rapport aux codes génériques de l'horreur et de déterminer ce qui en fait sa spécificité.
Le film, qui a remporté quelques prix, se veut une satire du genre de l'horreur au moment même où ses codes se précisent au sein de l'institution. Or, cette codification est rendue nébuleuse par l'apport cinématographique anglo-saxon à sa théorisation, puisqu’il existe trop souvent une équivalence sémantique entre « fantastic » et « horror » dans le processus de classification étasunien. Malgré la précision et la richesse de son panorama, la définition du genre donnée par Dennis Fischer dans Horror film directors, 1931-1990 est un exemple manifeste de ce glissement générique :
According to the precepts of this work, a film is a horror film if one of the following is true about it:
A) It deals with a supernatural subject.
B) It has a monster.
C) It promotes an atmosphere of horror and fear. (Fischer, 1991, p. xi)
On voit d'emblée où se situe la méprise : s'il est vrai que l'horreur peut comporter des éléments surnaturels, il demeure qu'a priori il s'agit là du domaine de prédilection du fantastique. Qui, en effet, oserait prétendre avec sérieux que The Turn of the Screw d'Henry James, par exemple, relève de l'horreur? Il faut comprendre que là où l'effet fantastique provoque un sentiment d'étrangeté, d'ambiguïté, de peur ou de terreur, « scotchant » littéralement le lecteur aux pages qui défilent à un rythme croissant, l'horreur, au contraire, pousse ce dernier à détourner le regard, à lancer une onomatopée renvoyant davantage au dégoût ou à la nausée. Le cri strident de l'effroi et de la peur glacée, on l’a compris, est alors réservé au fantastique.
Lovecraft, dans Épouvante et surnaturel en littérature, nous rappelait d’ailleurs que l'atmosphère est un élément clé du roman fantastique. « Une grande œuvre du genre ne doit être jugée que par l’émotion produite, son intensité4 » (Lovecraft, 1969, p. 16), précisait-il, avant d'ajouter que ce qu'il nomme l'épouvante cosmique doit justement être circonscrite des textes faisant dans la surenchère graphique : « Le genre de la littérature fantastique ne doit pas être confondu avec un autre genre de littérature, apparemment similaire mais dont les mobiles psychologiques sont très différents : la littérature d’épouvante, fondée principalement sur un sentiment de peur physique » (Lovecraft, 1969, p. 14. Je souligne). Physique au sens strict – c’est-à-dire que la capacité du corps à réagir à une émotion provoquée par une fiction d'horreur relève d'abord du rejet, parce qu'elle est une réaction psychosomatique de l'inconscient devant le tabou organique.
Il faut comprendre que la volonté de vraisemblance sanglante de l'horreur, et du sous-genre du gore en particulier auquel est associé le film Bagman, situe le genre dans un registre de la monstration et de l’excès hyperbolique, lequel provoque un dégoût viscéral, plutôt que dans un registre de l’évocation et de la suggestion, qui relève davantage du domaine du fantastique. L’évocation et la monstration constituent deux modes de représentation5 de ce qui est propre à créer l’effet émotionnel recherché; or, de ces deux modes de représentation, seule la monstration est propice à susciter l'horreur. Un monstre grotesque, un corps démembré, un tueur psychopathe en train de commettre un meurtre – autant d'images fortes qui mettent en scène, sans le cacher, l’abject6. Là où le fantastique de l'absence cache l’abject au regard, le voilant dans la brume ou l'obscurité, le reléguant toujours au détour du couloir ou au coin de l'œil afin qu'il soit deviné ou entrevu, l'horreur propose plutôt un paradigme du dévoilement de l’abject mis à nu dans tout ce qu’il a d’insoutenable. Au cinéma, l’abject évoqué demeure dans le hors-champ, c’est-à-dire hors de la vue directe du spectateur définie par le cadre du jeu de caméra, mais qui demeure suggéré par l’atmosphère générale du film, au point où le spectateur effectue implicitement une anticipation évocatrice, demeurant dans l’expectative d’une éventuelle monstration de cet abject qui ne saurait venir et/ou qui se laisse désirer. Le spectateur se trouve dès lors rapproché au maximum de la narration filmique, puisque l’enchaînement des différentes scènes provoque l’inférence et exhorte l’imagination du spectateur, qui en vient à agrandir mentalement le cadre afin d’y inclure le hors-champ – et par le fait même l’abject – dans un processus imaginaire que forcent les inférences du film. Ces inférences stimulent la question du possible7, puisqu’il est (paradoxalement) impossible de fixer l’image sur le hors-champ et d’en arriver ainsi à une détermination. Le film de Wes Craven A Nightmare on Elm Street (1984), dans son jeu entre le rêve et la réalité, en est le parfait exemple.
Il en va autrement pour le film Bagman comme pour l’horreur en général. Le registre de la monstration préconisé par l'horreur relève de la présence effective de l’abject. L’abject est montré physiquement. Il est là, sous les yeux du spectateur, à l’intérieur même du cadre de la caméra. En conséquence, la facture cinématographique de la monstration, qui fait dans l’excès, relève davantage de l’hyperbole plutôt que de la litote. La vue de l’abject entraîne, pour les personnages, des réactions à la fois objectives et instinctives : terreur, paralysie, syncope de la pensée, cris, fuite; et surtout, le regard qui se détourne. L'insoutenable de l'abject provoque une répulsion viscérale, laquelle surdétermine, au cinéma, la réaction du spectateur et ce, malgré la distanciation provoquée par le médium8. Les films de genre supposent toujours un contrat entre la fiction et le spectateur – à savoir, l’interruption de son incrédulité le temps de la projection, question de mieux ressentir l’effet recherché : dans ce cas-ci, l’horrible. Le plaisir est de se prendre au jeu du cinéma, le maïs soufflé hésitant au bord de lèvres qui étouffent un cri de révulsion devant ce qui n’est pourtant que pure fiction : « The audience smiles at its willing suspension of disbelief and at the ability of the director and his crew to fool us into momentarily accepting what we know to be unreal, or even outrageous. » (Fischer, 1991, p. xvii.)
L’effet produit est un effet d’horreur9; seulement, la surdétermination caractéristique de la présence de l’abject tend paradoxalement à mettre à distance le spectateur. De ce fait, le registre de la monstration cherche à s’approcher de la limite du soutenable et de la cruauté auquel le spectateur, dans un violent réflexe de protection, a de la difficulté à s’identifier10. Plus le film s’approche de cet insoutenable, plus il relève indéniablement du genre de l’horreur. Et lorsqu’un film comme Bagman recherche volontairement la surenchère de l’insoutenable dans une orgie visuelle de l’abject, lorsque l’abject devient l’objet même du film, le spectateur sait qu’il est véritablement en présence d’un pur film gore.
Nigel Andrews distingue, dans l’histoire cinématographique, deux figures emblématiques dont le jeu d’acteur, l’iconographie et le symbolisme qui leur sont associés ont marqué de manière indélébile le cinéma d’horreur. Il s’agit de Frankenstein, dont la figure est indissociable de l’interprétation qu’en a fait Boris Karloff, et de Dracula, dont l’iconographie demeure sous le sceau des personnifications de Bela Lugosi et de Christopher Lee. Le tueur du film Bagman. Profession : meurtrier, par son physique imposant, par son absence de dialogue et par sa brutalité inhérente, correspond en tous points à la figure du Frankenstein cinématographique, laquelle s’oppose à la figure de Dracula – ce dernier étant un monstre charismatique et malin au port aristocratique. Bagman, en tant que figure monstrueuse, serait cependant davantage une sorte de Frankenstein parodique dans la même lignée que le Young Frankenstein de Mel Brooks (1974) – soit un monstre qui a perdu, au fil de sa surexposition dans une surabondance de films le mettant en scène, son effet horrifique et qui en vient à parodier sa propre figure cinématographique.
La question était alors de savoir sous quel signe allait être placé le cinéma d’horreur de l’après-Frankenstein et de l’après-Dracula. L’une des premières caractéristiques fut incontestablement le réalisme – voire la complaisance – dans la description de la violence, dont un film comme Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre, 1974) serait en quelque sorte le manifeste. (Andrews, 1987, p. 21).
Bagman relève incontestablement de ce cinéma d’horreur de « l’après Dracula et Frankenstein »; un cinéma de la monstration de la violence gratuite. Les années 1970 et 1980 en constituent l’âge d’or grâce à l’essor, durant cette période, des sous-genres du gore et du slasher movie. Bagman, comparable à une sorte de Young Frankenstein québécois, en est ainsi la filiation naturelle.
De cette figure de Frankenstein émerge, comme l’explique Nigel Andrews, une sous-figure du tueur en série au « masque impassible », à la « démarche d’automate », qui utilise des armes blanches (question d’accentuer l’effet horrible) et dont l’« extrême débilité intellectuelle » caractéristique en fait un psychopathe avec lequel il est impossible de raisonner (Andrews, 1987, p. 73). Le premier modèle de ce tueur est sans conteste Leatherface dans The Texas Chainsaw Massacre de Tobe Hooper (1974). C'est toutefois à travers l'incarnation de Michael Myers dans Halloween de John Carpenter (1978) que ce type de tueur prendra toute son ampleur, lequel s’est ainsi constitué en archétype du tueur sans visage comme l’exprime Ken Hanke dans son étude sur la sérialité dans les films d’horreur : « In many respects the first Halloween film is something like the source of the Nile as concerns the faceless slasher sub-sub-genre of the splatter sub-genre of horror films. » (Hanke, 1991, p. 281.)
C’est cependant Jason Voorhees, le célèbre meurtrier masqué de la série Friday the 13th (de Sean S. Cunningham, 1980 pour le premier volet) qui correspond le mieux au profil de Bagman. Comme Jason et contrairement à Michael Myers, Bagman ne fait aucune distinction quant à ses victimes. Les victimes de Myers, dans le premier Halloween, se rendaient en effet invariablement coupables d’un manquement à une morale puritaine dont l’orthodoxie radicale commandait une silencieuse mais sanglante peine capitale qui sera souvent reprise dans les slasher movies subséquents :
Put bluntly, Jason will kill anyone and chastity is no safegard against his antics. Halloween’s Michael Myers is another story. In the first film, all of his killing is motivated by a severe puritanical streak. Moreover, it is only Jamie Lee Curtis’s plucky virgin who is spared his wrath. (Hanke, 1991, p. 282.)
Notons que dans la série des Friday the 13th, Jason fait son apparition en tant que meurtrier qu’à partir du second volet. L’assassin du premier film, constamment suggéré, se révèle être la mère de Jason, ce dernier ne faisant qu’une très courte apparition juste avant le générique. On note également que dans Friday the 13th Part II (1981), Jason Voorhees ne porte pas le masque de hockey qui deviendra, à partir du troisième film, Friday the 13th 3-D (1982), sa marque de commerce. Son visage demeure certes caché, mais c’est une sorte de vieux sac de farine qui fait ici l’office de masque; un masque semblable au sac d’épicerie en papier brun que porte Bagman pour se cacher le visage.
En plus de son profil « jasonesque », Bagman, par son mode d’invocation, se veut une référence intertextuelle au tueur du film Candyman, un slasher movie réalisé par Bernard Rose (1992). Tout comme Candyman le tueur au crochet, Bagman n’apparaît en effet que lorsqu’on prononce son nom trois fois de suite, comme le révèle « la folle » (interprétée par Anouk Whissel) aux quatre truands qui l’ont heurtée en voiture et ce, dans une séquence qui se pose comme l’un des principaux indices du ton parodique employé tout au long du film. En fait, Bagman est ici nommé neuf fois au total, question de bien appuyer autant l’intertextualité de la scène que le ton parodique, le paroxysme du ridicule étant atteint lorsque l’un des quatre escrocs fait une autre référence intertextuelle en nommant Bagman… sur le thème musical de la série-culte Batman de 1967.
Dans l’horreur contemporaine, la tendance consiste trop souvent à favoriser le spectacle au détriment de la caractérisation et de l’intrigue. Ce constat est particulièrement vérifiable (ou observable) dans le sous-genre du gore, dont le tout premier film, Blood Feast de Herschell Gordon Lewis (1963), était, du strict point de vue de l’intrigue, tellement mauvais que le spectateur, pour être en mesure de l’apprécier, ne pouvait le considérer que comme une farce :
Blood Feast was so bad that it could be considered good in a perverse way. The dialogue is clumsy beyond belief, the outpouring of blood on bodies are ludicrously overdone, and the awful cello-trombone-piano-tympani score clues the audience in that the whole thing was meant to be taken as a gag. (Fisher, 1991, p. 796.)
Bagman en est un parfait exemple. Le spectateur est clairement mis en présence d’une parodie que l’on pourrait presque qualifier de satirique, un peu à la manière du Grand Guignol, tant l’accent est entièrement mis sur l’impact de l’image au détriment du reste. L’intrigue y est minimaliste et les personnages y sont stéréotypés à outrance. Les truands sont des caricatures de proxénètes à l’allure hip hop, dont la gestuelle et le langage se veulent une hyperbole des membres de gangs de rues. Cette boutade du chef des mafieux à ses sbires, qui n’y comprennent d'ailleurs strictement rien, illustre bien cet aspect caricatural : « Yo DJ, rock the beat. I said sink the ship ! Ain’t no thing like a chicken wing ! ‘Know what I’m sayin’ ? Bling-bling !? » (Whissel, Simard et Prévost, 2004, 8 min. 10 sec.) Dans ce contexte, le massacre des bandits par le tueur au sac d’épicerie laisse le spectateur souriant, puisque ce dernier anticipe avec délectation leur fin, somme toute sublime. Selon Hanke, c’est aussi ce qui se produit durant le visionnement de The Texas Chainsaw Massacre :
The fact that the script errs in making nearly all the characters unlikable or at least unsympathetic, so by the time the slaughter begins the viewer is quite happy to see them disappear from the film one by one, […] since it is hard to work much suspense about the fate of characters for whom we simple don’t give a damn. Moreover, this sort of thing started the unfortunate precedent of the current trend in modern horror of viewing the characters as just so much meat-on-the-hoof for whatever mad slasher we happen to be dealing with. (Hanke, 1991, p. 264)
Toutefois, contrairement à l’archétype de la victime passive des slasher movies traditionnels, ces truands de bas étages participent volontairement à leur propre carnage : ce sont eux qui se portent inlassablement à l’attaque et ce, jusqu’au tout dernier. Mis à part la scène de la cabane et celles de l’hôpital, le Bagman est, en réalité, constamment sur la défensive – bien que cette défense soit nettement plus efficace que les frappes de ses assaillants. À ce sujet, la position défensive de Bagman constitue ici une sorte de dispositif autour duquel les images montées se centrent. Bagman transcende en effet sa position de protagoniste et devient le miroir vivant du dispositif cinématographique, à la fois le sujet et l’objet de l’accumulation de gros-plans qui composent la scène du massacre. Quant aux pimps, malgré leur caractérisation stéréotypée, leurs attaques incessantes les placent en rupture par rapport au topos cinématographique récurrent de la victime passive dont la fuite mène à sa propre perte. D’ailleurs, les trois seuls survivants du massacre principal sont ceux qui ont justement fui la présence du Bagman, soit la compagne du chef des brigands (celle qui reçoit une seule goutte de sang sur son chandail blanc et qui tourne les talons, plus vexée qu’apeurée), le truand qui se fait planter deux haches dans le postérieur (et dont la mort est évoquée à la fin du générique, heurté par une voiture située dans le hors-champ), ainsi que le personnage d’Anouk Whissell, qui meurt néanmoins à la fin du film sous la tronçonneuse du Bagman. Il est à souligner que ce double meurtre, soit celui du personnage d’Anouk Whissell et celui du policier chargé de l’enquête, est toutefois largement suggéré et constitue la seule évocation de carnage du film, puisque dans cette scène, les litres de sang éclaboussés se substituent à l’image de la chair lacérée par l’action de la scie à chaîne.
Autant le format court-métrage que le support vidéo choisi par les producteurs de Bagman11 proviennent d’abord, on l’aura deviné, du maigre budget alloué à un film essentiellement autofinancé. Le spectateur est ici en présence d’un courageux film-maison d’à peine vingt minutes ; un film home-made aux techniques de production cinématographiques amateurs, mais dont émerge malgré tout une certaine qualité dans l’explicite des scènes de violence extrême. Cette qualité a d’ailleurs été remarquée dans les divers festivals de courts-métrages où le film a été présenté en compétition officielle, ce qui lui a valu une certaine reconnaissance institutionnelle en remportant six prix. Or, la particularité du film et l’intérêt critique qui lui est adressé s’expliquent du fait que Bagman reprend les codes cinématographiques traditionnellement utilisés par les producteurs de films d’horreur afin de mieux les désamorcer et les tourner au ridicule.
Dans cette optique, l’omniprésence du gros-plan s’explique d’abord par la volonté des réalisateurs de se retrouver dans un incessant registre de la monstration où la tension serait, dans le cas où le film n’aurait pas été une parodie, constamment dans un paroxysme de l’horrible. Les gros-plans contribuent ainsi à mettre l’accent sur l’image et le spectacle sanglant qu’elle contient. Tout se passe comme s’il y avait là une volonté d’occulter une certaine faiblesse du scénario tout en accentuant le grotesque des différentes scènes. Le gros-plan s’explique également par le manque de moyens monétaires, lequel limite non seulement les trucages, mais aussi les techniques cinématographiques en général. C’est d’ailleurs ce que confiaient les réalisateurs dans une interview : « Le caméraman, c’était le trépied, pis c’était vrai.12 » Sans caméraman attitré, sans rails de support pour filmer en mouvement, impossible d’effectuer un traveling ou toute autre technique plus poussée. Notons au passage les gros-plans des yeux affolés de la victime interprétée par Anouk Whissel, véritable stéréotype du genre de l’horreur :
Normally an action is presented and then commented upon by reaction shots; the cause is shown and then its effect. The horror film, however, tends to reverse the process, offering the reaction shot first and thus fostering a chilling suspense by holding the terrors in abeyance for a moment […]. What is eventually betrayed by those expressive eyes of the reaction shot is the onset of some unbelievable terror, something which stubbornly refuses to be accounted for by our normal perceptual patterns. (Telotte, 1984, p. 26)
En plus de redoubler l’effet d’accentuation sur la monstration de l’abject que confère l’omniprésence du gros-plan, la lumière abondante du film Bagman. Profession : meurtrier (le film, tourné à l’extérieur, se déroule en plein jour) révèle en même temps le contenu des effets spéciaux au sein même de l’image. Cela a pour effet de créer une mise à distance du spectateur empêchant ce dernier de s’identifier complètement à l’univers du film. Le contrat initial réalisateur/spectateur quant à la plausibilité de la diégèse est ici brisé en faveur d’un effet parodique causé par une surenchère de meurtres sanglants dont les effets spéciaux13, bien qu’ingénieux en regard à la faiblesse du budget, demeurent visuellement reconnaissables justement par cette lumière surabondante. La scène de la tête écrabouillée, par exemple, est invraisemblable. Il est évident que c’est celle d’un mannequin de latex et le spectateur ne peut que s’en apercevoir.
Traditionnellement, les films d’horreur utilisent une lumière tamisée, souvent presque absente, jouant sur le clair-obscur pour éviter une telle révélation de la technique employée au niveau des effets spéciaux, afin de ne pas sacrifier à la vraisemblance de la scène et de conserver l’effet horrible de la chair déchirée. L’absence de ce jeu d’ombres due à un éclairage total place le film en rupture complète avec la tradition de l’horreur, comme si celui-ci se faisait un point d’honneur, voire une fierté, de révéler ses trucages au public. Impossible, dans ce contexte, de prendre le film au sérieux. En livrant l’abject à la lumière du jour, l’horrible est atténué par la révélation du simulacre, transformant de facto l’horreur en comique.
Le support vidéo vient d’ailleurs accentuer cet effet comique en rendant l’image transparente et en supprimant toute forme de jeu focal, conférant ainsi à l’instance d’énonciation une présence constante. En d’autres termes, le spectateur ressent l’omniprésence de la caméra à travers l’image, ce qui le renvoie au faire du film et donc à cette parodie du cinéma d’horreur des années 1970 et 1980 qu’évoque Bagman. Dès lors, tout comme dans le classique de Stuart Gordon, H. P. Lovecraft’s Re-Animator (1985) ou le Brain Dead de Peter Jackson (1992), les scènes gores deviennent autant de catalyseurs pour un humour noir (et sanglant) : « Par une logique d’amplification, variation et intensification du macabre […], on aboutit aux gags gore. » (Leiva, 2004, p. 245.)
La surenchère de cadavres ensanglantés participe également à cet effet de mise à distance dans un but comique. Comme l’explique Dennis Giles :
[I]n the case of horror cinema, a long look at the object of terror tends to rob this object of its traumatic qualities. The viewer “knows” that the more he/she stares, the more the terror will dissipate – to the extent that the image of full horror will be revealed (un-veiled) as more constructed, more artificial, more a fantasy, more a fiction than the fiction which prepares and exhibits it. To look the horror in the face for very long robs it of its power. (Giles,1984, p. 48)
L’abject pouvant perdre de son pouvoir d’évocation lorsque trop confronté au regard, le processus de surenchère peut forcément procéder du même. Si la source de l’abject diffère à chaque fois, il demeure que l’ensemble de la scène où il y a surenchère crée cette même mise à distance qui provient de la fonction cathartique du film d’horreur. L’interdiction qui entoure l'abject, sa répulsion instinctive, est levée par la fascination de sa présence qui tarde à disparaître à nouveau. Or, si cette fascination s’exerce dans la révélation du simulacre des techniques de trucages employées, l’invraisemblance de la scène désamorce alors tout le sérieux qu’elle pouvait contenir, faisant alors naître le rire en lieu et place du dégoût. En d’autres termes, la condition de fiction de l’abject étant parallèlement révélée par la lumière, sa surexposition ne peut qu’accentuer l’effet d’humour noir escompté.
C’est précisément pour cette raison qu’en l’espace de seulement vingt minutes, le trio de réalisateurs nous convie à une orgie macabre et grotesque14 où l’on dénombre vingt-deux morts; trois mains ou bras coupés ou arrachés; trois têtes coupées ou arrachées (dont une à l’aide d’une pelle); cinq boîtes crâniennes défoncées; neuf coups de poignard; deux paires de couilles arrachées; deux corps sectionnés à la taille; une jambe arrachée; cinq tirs de pistolets qui font mouche (dont un alors que le pistolet se trouve enfoncé dans le crâne d’un protagoniste); six gros plans de tripes et autres intestins; trois corps qui explosent – littéralement; un parapluie enfoncé dans l’anus et un bras enfoncé dans la bouche d’un truand – et qui ressort ensanglanté à l’arrière de la tête. Pour y parvenir, Bagman utilise, en plus de ses bottes et de ses mains, les armes suivantes : une machette; un couteau à lame de 12”; deux haches; un kukri (afin de trancher en un seul coup, dans l’invraisemblance la plus complète, les canons de la vingtaine de pistolets que lui braquent les truands – lesquels font un bruit de plastique en heurtant le sol); deux couteaux à lame de 6”; une jambe coupée; une pelle; un tuyau de métal; un bâton de dynamite; un pistolet (tenu par un autre truand, Bagman l’ayant saisi par le poignet et le forçant à abattre ses camarades avant de le lui planter dans le crâne); un bras coupé; une masse (au sens de sledgehammer); une sarbacane employée comme pieu; une canne-épée; un parapluie et l’inévitable tronçonneuse devenue clichée depuis la parution de The Texas Chainsaw Massacre en 1974.
Les débordements sanglants et comiques du court-métrage québécois six fois primé Bagman. Profession : meurtrier sont un courageux pied-de-nez aux détracteurs du genre de l’horreur et de ses deux sous-genres les plus violents – à savoir, le gore et le slasher movie – tout autant qu’ils constituent un clin d’œil parodique à une tradition de films d’horreur de série B ayant foisonné dans les productions vidéo des années 1970 et 1980. Avec un sac de papier brun en guise de masque, Bagman a un aspect plutôt risible, bien que s’inscrivant dans une lignée des figures mythiques de l’horreur qui rassemble Frankenstein, Leatherface, Michael Myers et surtout Jason Voorhees. Un tueur en série qui célèbre son héritage cinématographique à travers un foisonnement de corps ensanglantés provenant de victimes toutes plus stéréotypées les unes que les autres – le tout dans un esprit frondeur duquel émerge un comique grandguignolesque. Un film à très petit budget, tourné en vidéo où les gros-plans trop lumineux révèlent des effets spéciaux faits maison qui, pourtant, forment un tout dont les images, baignées d’une surabondance de sang et de tripes, convient le spectateur à un sublime effet d’horreur cathartique où les éclats rire émergent triomphants des innombrables gags gore. Forts de leur succès, le trio de réalisateurs avait annoncé un long-métrage prévu pour 2008 qui ne vit jamais le jour. En un sens, c’est un peu dommage : il aurait été intéressant de voir si le scénario autant que les procédés cinématographiques employés dans cette hypothétique version longue auraient permis l’émergence de ce même esprit parodique qui fit le succès du court-métrage original. Peut-être qu’au contraire, les réalisateurs auraient tenté d’insuffler un certain sérieux à leur film. Voilà qui aurait été une alternative casse-gueule, puisque la force du Bagman d'origine repose essentiellement sur le ridicule se dégageant de codes génériques hypertrophiés.
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