La liberté est un idéal poétique, ce n’est ni un mot d’ordre transitoire, ni un slogan mystificateur. […] Il s’agit simplement d’abord de pouvoir s’exprimer soi, c’est-à-dire d’exprimer l’oppression. Mais toutes les forces vont se conjuguer pour empêcher, grossièrement par l’interdit, ou subtilement, par différentes tentatives de dérivation, cette expression1.
Mongo Beti, « Mongo Beti’s Acceptance of the Fonlon-Nichols Prize »
Au sein des postcolonies africaines, écrire c’est prendre parti. Et aborder, par la littérature, des sujets sensibles tels que l’épineuse question de la mémoire nationale, c’est parfois faire s’entrechoquer la mémoire officielle et l’imaginaire populaire. Si, comme André Djiffack, l’on considère que le degré de liberté d’une société « peut se lire à travers le sort qu’elle réserve à ses écrivains dissidents » (2000, 47), il est possible d’affirmer que Mongo Beti, dans Remember Ruben, donne à la mémoire populaire une plateforme d’expression et une légitimité, et qu’il s’oppose par là à la mémoire collective « officielle » construite et imposée par l’État. L’étude des procédés de fictionnalisation de la figure emblématique de Ruben Um Nyobè, bannie des annales de l’histoire officielle du Cameroun, permettra de saisir les motifs sous-jacents à la censure dont ce texte est victime à sa parution. Comment Mongo Beti transforme-t-il son roman en un site mémoriel? Pourquoi cette reconstitution littéraire de la mémoire se voit-elle accorder autant d’attention de la part des institutions politiques? Comment la censure du gouvernement camerounais impacte-t-elle la production d’œuvres littéraires? Quel est le rôle véritable de la censure? Voilà les questions principales qui nous permettront de naviguer du texte au contexte dans une étude qui s’appuiera sur une approche sociohistorique de la littérature.
Le 10 avril 1948 marque la naissance du premier parti politique camerounais, l’Union des Populations du Cameroun (U.P.C.). Au sein de la colonie camerounaise administrée par la France, l’U.P.C. développe un projet d’indépendance progressive (Enoh 2009, 20; Eyinga 1991, 20-34). Le parti tire ses origines d’un vaste mouvement syndical au sein de la colonie camerounaise. Ainsi, Mongo Beti décrit-il ce transit d’une lutte sur le plan économique à un engagement sur le plan politique non seulement comme une « riposte à tant de scélératesse » de la part du système colonial, mais aussi comme la conséquence d’une prise de conscience que « la priorité devrait être donnée à l’action politique, dont le succès était la condition nécessaire d’une transformation réelle du sort des travailleurs africains » (Beti 1982 [1974a] 2, 210-211) en particulier, et celui de tout·e colonisé·e en général. Si l’histoire retient que Ruben Um Nyobè fut le secrétaire général de l’U.P.C., Mongo Beti lui donne la paternité totale de l’ensemble des actions nationalistes et anticoloniales que ce parti a menées. Dans l’univers fictionnel de Kola-Kola, l’évolution de l’appellation du parti témoigne d’une volonté de valoriser la figure de Ruben. Le nom passera de l’« Union des Travailleurs », au « Rassemblement et Unité pour le Bonheur et l’Entente des Nationaux » (avec pour acronyme R.U.B.E.N.), jusqu’au sigle P.P.P. soit « Parti Populaire Progressiste ». L’U.P.C. de Ruben Um Nyobè et le P.P.P. de Ruben partagent comme symboles la couleur rouge, et le crabe (RR, 210-211, 263). Ruben, tout comme Ruben Um Nyobè (le personnage historique), par son militantisme et ses prises de position radicales, révolutionnaires, et audacieuses s’imposecomme la figure emblématique du combat anticolonial et nationaliste qu’à la fois le P.P.P. et l’U.P.C. mènent. Dans ce roman, les gens de Kola-Kola décrivent Ruben comme « un cerveau brûlé, d’une bravoure folle, allant jusqu’à dire tout haut ce que chaque Koléen osait à peine chuchoter, et [il était, pour d’aucuns] condamné à être abattu tôt ou tard comme tant d’autres géants qui l’avaient précédé » (RR, 179). Tout comme Ruben Um Nyobè, Ruben est l’un des leaders charismatiques des premiers mouvements révolutionnaires camerounais.
Le Cameroun a un statut particulier au sein de l’Organisation des Nations Unies (O.N.U.). Principalement parce qu’il est tour à tour sous protectorat allemand (1884-1914), puis territoire sous mandat de la Société des Nations (1919-1946), et enfin territoire sous tutelle franco-britannique à partir du 13 décembre 1946 : de fait, de l’avis de Ruben et de Ruben Um Nyobè, il n’est pas officiellement une colonie (RR, 222-225). Déjà, la Charte de l’O.N.U. de 19453 stipule que le régime de la tutelle vise à « favoriser le progrès politique, économique et social des populations des territoires [...] ainsi que le développement de leur instruction ; favoriser également leur évolution progressive vers la capacité à s’administrer eux-mêmes ou l’indépendance ». C’est sur la base de ces dispositions du régime de tutelle que le discours de Ruben Um Nyobè prononcé à l’O.N.U. le 17 décembre 1952 réclame l’unification immédiate [des parties britanniques et françaises] du Cameroun, la constitution d’un conseil de gouvernement et d’une assemblée avec des pouvoirs législatifs, et enfin la fixation d’un délai pour l’octroi de l’indépendance au peuple camerounais (Um Nyobè 1952, 6-74). Le traitement littéraire de cet évènement historique se concentre davantage sur « la lutte pour l’indépendance immédiate de la colonie » (RR, 211) qui s’inscrit dans la continuité logique du programme du P.P.P. Cette mission provoque deux réactions antagonistes au sein de la colonie. Pendant que l’administration coloniale s’attèle à réprimer toute velléité de révolte, les masses nourrissent l’espoir en un changement de l’ordre des choses, en une justice qui fera cesser les violences de la colonisation, comme le souligne cet extrait :
Mor-Zamba crut comprendre que l’élu irait défendre la cause des Africains à Paris et peut-être aussi, à New York aux Nations Unies. [...] L’homme à la parole magique irait faire retentir sa voix à l’extérieur, dans des pays où la loi avait un sens et les principes de justice une application. Le monde civilisé apprendrait avec une stupéfaction horrifiée les pratiques qui avaient cours quotidiennement dans la colonie, la cruauté des Saringalas, la discrimination raciale en vigueur dans tous les domaines. [...] Paris ou bien l’O.N.U. enverrait sans doute une commission d’enquête qui, pour quelques jours peut-être viendrait à Kola-Kola pour en interroger ses habitants. (RR, 223)
L’administration coloniale française répond à ces velléités nationalistes par une violence arbitraire et systématique qui n’est pas spécifique au cas Koléen, mais qui sera employée dans toutes les colonies françaises de l’Indochine au Maghreb (RR, 227, 228, 239, 250, 289). Les colons français vont faire appel à des mercenaires (RR, 188, 208), tramer des complots, soudoyer des partisan·e·s de cette lutte nationaliste pour les inciter à la trahison (Um Nyobè 1984, 350-351; RR, 208-210). Ces complots de l’administration coloniale, que Mongo Beti met en récit, culmineront avec l’assassinat de Ruben dans le maquis de « Boumibell » (RR, 266-267).
À la suite de l’octroi de l’indépendance au territoire camerounais, le 1er janvier 1960, l’accession d’Ahmadou Ahidjo à la magistrature suprême et l’attribution illégitime du mérite des indépendances au parti nationaliste modéré du premier président de la République camerounaise, complice de la colonisation, sont les signes précurseurs d’une série de manipulations d’évènements historiques tels que de nouveaux faits étant intégrés dans le discours mémoriel officiel. Mongo Beti parodie le discours officiel et pose par la voix d’Abena – consciente que la transition de colonie à État ne mènera à aucun changement d’envergure si ce n’est celle de la couleur de peau des gouvernant·e·s – un diagnostic sur la postcolonie :
La plupart des gens à Kola-Kola pensent que maintenant que Ruben est mort, les autorités croient avoir les coudées assez franches pour nous mitonner une indépendance à leur manière : elles vont placer à la tête du pays un homme à elles, un politicien qui n’aurait de noire que la peau. C’est fait à vrai dire : c’est Baba Toura Le Bituré; il est en place, c’est une étape accomplie. Comme il est d’une docilité à toute épreuve, elles vont l’utiliser comme auparavant… Nous aurons l’Indépendance, mais tout sera quand même pareil; tu comprends? (RR, 268)
Le gouvernement d’Ahmadou Ahidjo installe un régime qui mènera un combat violent contre la dissidence. Son administration va instaurer des discours et idéologies qui seront hégémoniques, et à partir desquels devra s’abreuver toute forme de communication sociale, y compris la littérature. Le cas particulier des lois sur la subversion de 1966, « ensemble de textes qui régulent et encadrent la communication sociale au Cameroun durant le règne d’Ahmadou Ahidjo », constitue « un corps de lois [initialement] édictées pour les journaux, l’affichage et la communication politique » (Fandio 2006, 7). Les formules générales qui caractérisent ces lois favorisent l’exercice arbitraire du pouvoir. D’une part, l’interprétation de ces textes de loi relève du pouvoir discrétionnaire de l’autorité. D’autre part, l’application de ces lois est soutenue avec force par une police juridique et judiciaire. Ces textes d’une légalité captieuse « légitiment » une ingérence du politique dans toutes les sphères de la société en maintenant un climat de contrôle caractérisé par une censure automatique et systématique de la dissidence. Dans ce contexte, on taxe de dissidence toute forme « de déviation » ou de « contestation » de l’ordre dans le discours politique qui circule au sein de la société. De cette intrusion du politique dans le champ et les institutions littéraires jaillissent des conflits de légitimité autour de la mémoire collective nationale camerounaise. Mongo Beti propose dans Remember Ruben une version littéraire de la mémoire collective nationale qui se situe à l’intersection entre version officielle et imaginaire populaire, dans le but de lever le voile sur les manipulations et la falsification du discours officiel.
La reconnaissance endogène des œuvres littéraires au sein des sociétés postcoloniales africaines donne lieu à deux situations : soit à une célébration soit à une condamnation. Généralement, en raison du « contexte idéologique, [de] l’environnement règlementaire plutôt peu favorables à la production et à la diffusion libre des œuvres de l’esprit » (Fandio 2006, 58), la tendance générale est à la prolifération « des thèmes “omnibus” ». Dans le contexte camerounais, on peut décrire les thèmes omnibus comme des sujets « qui évitent de déplaire ou de heurter les autorités; en un mot, des thèmes soit aseptisés soit absolument déconnectés des préoccupations réelles des Camerounais » (145). Ces textes, clairement apolitiques, et qui font même l’apologie du pouvoir, bénéficient d’un tapage médiatique et font l’objetd’une grande reconnaissance de l’autorité qui favorise leur diffusion au moyen de reconnaissances honorifiques (prix littéraires et prix spéciaux du Président de la République). En outre, les textes qui questionnent le politique, ses discours, ses idéologies et ses pratiques sont mis au pilori. En effet,
Les prix évoqués, tout comme nombre d’autres distinctions de la même période, apparaissent dès lors, soit comme des consécrations « gadgets » destinées à récompenser « pour services rendus » des auteurs sans envergure et au talent discutable. Soit des consécrations-pièges destinées à ramener dans le « droit chemin » les auteurs « égarés » dans l’anticolonialisme véhément. (41)
Par ailleurs, au sein des sociétés postcoloniales, il n’y a pas d’allusions au « nationalisme camerounais historique qui ne soient soupçonnées, à priori, de vouloir servir les desseins du pouvoir ou de ses opposants » (Mbembe 1986, 39). À travers l’idée de mémoire « officielle », le politique impose une version de l’histoire partielle et parcellaire qui tantôt encense, tantôt maudit des figures du nationalisme. Achille Mbembe propose d’ailleurs le concept de « héro·ïne·s maudit·e·s » pour rendre compte du sort réservé à certaines figures emblématiques bannies de l’espace public, mais dont le combat et les actions résonnent et sont conservés dans la mémoire collective et l’imaginaire populaire. Au rang de ces figures « maudites » se trouvent des acteur·ice·s des luttes patriotiques et anticoloniales comme Ruben Um Nyobè, Martin Paul Samba et Douala Manga Bell. Ces tensions et ces antagonismes autour de la question de la mémoire collective se prolongent au sein du champ et des institutions littéraires camerounais. En effet, l’intrusion et l’ingérence du politique dans le champ littéraire rendent compte de ce qu’à cette époque
le champ national sans doute plus que jamais aura été régi par les lois déterminées par le champ politique et idéologique qui ont fini par lui ôter tout caractère autonome pour en faire, soit une donnée exogène plus ou moins dynamique, soit en revanche une réalité endogène plutôt frappée d’ostracisme, mais jamais autonome; bref, une institution qui évolue en permanence dans les fers. (Fandio 2006, 116)
La menace de la censure crée une conscience du politique chez les auteur-rice-s qui fait en sorte qu’ils·elles ou biens’auto-soumettent à une vénération craintive de l’idéologie dominante, ou bien s’en défont, avec comme conséquence de s’inscrire dans le viseur de l’autorité disposant d’un arsenal de moyens de contrainte, d’intimidation, voire d’extermination. L’ingérence du politique dans le domaine littéraire n’a pas que pour ambition le contrôle des discours qui y germent, mais aussi la prolongation et la pérennisation d’un statu quo. Les textes dissidents sont donc traités comme de potentielles menaces politiques, voire des adversaires susceptibles de se transformer en allumeurs de conscience dans lepeuple opprimé et exploité. L’impact sur la création est important, car la focalisation du politique sur l’aspect thématique des textes dissidents nie à la fois tous les attributs esthétiques du texte produit et la part de fiction qu’il contient. C’est cette lecture myope de RR qui expliquerait aussi bien sa réception biaisée que la prise en chasse par le politique de Mongo Beti. Cette prédation politique s’effectuera en toute légalité, eu égard aux dispositions des lois sur la « subversion ». La connivence entre le politique et le juridique concourt à donner une certaine base juridique à la persécution des écrivain·e·s, et à la mise au ban de leurs textes. Malgré ces restrictions, Mongo Beti fait le choix de « déranger le statu quo colonial au moyen de la plume, de rendre visible ce que le discours colonial masquait » (Brière 1993, 22). Ainsi, l’œuvre de Mongo Beti s’illustre par « une grande émotivité révolutionnaire. Le roman n’est plus qu’un prétexte lui permettant d’exprimer l’idéologie qui le consume » (Philombe 1977, 108).
Le caractère tyrannique de la censure déborde du champ de production du littéraire pour investir le champ de consommation des biens symboliques. La consommation du livre dissident place le·la lecteur·rice dans le viseur du politique, le contrôle de l’opinion publique par le politique passant par la sélection des textes et des discours auxquels les citoyen·ne·s sont exposé·e·s. Dans ce cadre, lire est une décision politique. La censure hante chaque membre de la société et favorise la prolifération de la suspicion et de la paranoïa. En effet :
[parce que] la « subversion » ainsi réprimée [n’est] jamais définie avec précision dans aucun de ces nombreux textes officiels [...], son appréciation est laissée à la compétence discrétionnaire des détenteurs des parcelles (même des plus infimes) du pouvoir, du simple gendarme en fonction ou même en congé, au président de la République en passant par les préfets, les ministres et autres. Tout Camerounais peut ainsi, à tout moment, être interpellé, arrêté, et détenu, pour un temps indéterminé sur simple ordre du chef de district ou du chef du village, sans qu’aucune charge soit retenue contre lui, en vertu des « armes légales » mises en place par Ahidjo. (Fandio 2006, 127)
Selon l’ordonnance no 62–OF du 12 mars 1962 portant sur la répression de la subversion en son article 2, RR est donc un texte subversif ou passible de crime de subversion parce qu’il « porte[rait] atteinte au respect dû aux autorités publiques ou incite[rait] à la haine contre le gouvernement […] ou participe[rait] à une entreprise de subversion dirigée contre les autorités et les lois de la République » (Fandio 2006, 63).
Même si Mongo Beti recourt à l’autocensure, RR est censuré à sa parution en partie à cause de son ton véhément et caustique. Par une critique acerbe de l’autorité, Mongo Beti révèle les maillons du pouvoir qu’exerce l’administration coloniale sur l’ensemble du territoire camerounais. Il met en exergue à la fois la violence arbitraire que fait déferler le politique et le contrôle qu’exercent les dirigeants sur les médias, qui propagent des calomnies sur Ruben Um Nyobè pendant toute la période de son activisme nationaliste et patriotique. RR fait le récit de cette répression en mettant l’emphase sur les formes de résistance déployées dans l’ombre du maquis. Il met en lumière les actions contestataires de Ruben, dont le journal de fortune appelé Spartacus sert d’organe d’information du P.P.P. Malgré son caractère rudimentaire, Spartacus déconstruit les mensonges que l’administration coloniale, et ensuite le gouvernement embryonnaire camerounais répandent dans la société. Il informe les populations des actions politiques menées par Ruben, et les avise des entreprises insidieuses de l’administration coloniale. Évidemment,
Spartacus, qui était une publication intermittente par dénuement, pourchassée par la police et semi-clandestine, avait interrompu sa parution […] et pendant près de deux ans Kola-Kola avait été livré à la discrétion tantôt de ses propres songes tantôt des fantasmes de la propagande négrière (RR, 206).
L’interdiction de publication de Spartacus va conduire à la prolifération des tracts. Instruments de propagande, les tracts sont utilisés pour véhiculer des informations, et ce, exclusivement dans le cercle fermé des hommes de main de Ruben. Les tracts, bien qu’ils circulent dans la clandestinité au sein « des quartiers indigènes5», sont proscrits par l’autorité au même titre que les journaux de la résistance. La possession d’un tract est passible de graves sanctions (RR, 222-223), car l’autorité considère que son contenu lui est hostile. Par exemple, après avoir lu un tract, Mor-Zamba le dissimule et le récite de mémoire :
« Avec Baba Toura, ce gauleiter noir de de Gaulle, l’in-
« dépendance ne sera que la poursuite de la colonisation
« avec les mêmes moyens, sous d’autres formes peut-être.
« C’est une indépendance qui ne répondra nullement aux
« objectifs poursuivis par le P.P.P. dès sa naissance.
« Notre pays ne jouira que d’une indépendance nominale.
« Celle-ci, loin d’être un instrument indispensable au plein
« épanouissement du peuple, se révèlera au contraire chaque
« jour davantage comme le carcan au moyen duquel les
« agents du colonialisme et de l’impérialisme, dissimulés
« derrière Baba Toura, kapo d’un genre nouveau, conti-
« nueront à le tenir prisonnier dans son propre pays [...] (RR, 270)
Cet extrait propose une critique transversale de l’autorité à l’aube de l’avènement des indépendances : l’interdiction des tracts deviendra l’un des objectifs principaux du nouveau gouvernement piloté par Baba Toura, qui agit sous la supervision des parrains coloniaux. Cet exemple de tract est convoqué en tant que vestige d’une action militante. Son style d’écriture et sa tonalité, qui s’apparentent à ceux de RR, n’échappent pas au crible de la censure.
Selon Djiffack, Mongo Beti pense que « l’écriture contient une dimension politique qui lui est naturelle, voire, consubstantielle » (2000, 23). Et comme l’indique Marie-Rose Abomo-Maurin, « s’il est un auteur qui colle, dans son œuvre, à l’histoire de son pays, c’est bien Mongo Beti » (2010, 188). De fait, la mémoire est une composante essentielle de l’écriture de Beti. Remember Ruben, publié en 1982, soit près de vingt-quatre ans après l’assassinat de Ruben Um Nyobè, se présente comme un hommage à cette figure emblématique de la naissance de l’État camerounais. Ruben Um Nyobè, pionnier et instigateur des mouvements anticolonialistes camerounais, est curieusement banni et effacé du socle mémoriel de la nation camerounaise. L’invoquer dans RR, c’est donc témoigner de la falsification de la mémoire de la nation qu’opère l’État. En effet, RR est un exemple « de contre-littérature […] qui crée une menace constante pour le dogmatisme (Mouralis 1975, 11). À travers la mise en fiction de la figure de Ruben Um Nyobè, Mongo Beti mène un véritable activisme politique et idéologique visant l’érection d’une mémoire nationale inclusive et plus près des faits historiques. Mongo Beti tantôt superpose, tantôt met en parallèle données fictives et références historiques; la mise en fiction les dissout et y ajoute souvent de nouveaux éléments.
Tout d’abord, Mongo Beti reproduit l’imaginaire populaire du Cameroun dans RR. Cette technique, Beti l’utilise pour fragmenter le « Grand Récit » mémoriel officiel en épisodes ou « petits récits » (Lyotard 1984 [1974], 60) pris en charge par une pluralité de voix émergeant de la masse des opprimé·e·s. Ces personnages témoignent des évènements historiques à la lumière d’expériences vécues : les marques d’oralité que contiennent leurs paroles attestent du travail de transcription que Mongo Beti effectue dans ce roman. On aura donc affaire à un imaginaire populaire transcrit à partir de la rumeur collective, des confidences, des hésitations, des doutes et des souvenirs, souvent fragmentaires. La mémoire populaire ainsi engagée dans le récit sert de point d’émission d’un contre-discours. À travers cette polyphonie de voix, de témoignages, et d’expériences, Mongo Beti réalise une véritable chronique de la naissance de la nation camerounaise. En outre, selon Éloïse Brière, cet emploi de stratégies narratives polyphoniques dans le récit a trois implications possibles. La première interprétation serait de considérer que « le narrateur collectif se situe immédiatement après l’indépendance », que Brière présente comme « une période de calme apparent et d’unité qui s’oppose aux divers conflits vécus par le groupe. […] C’est donc une période propice au recueillement et au souvenir » (1998, 192). La deuxième serait d’envisager que cette pluralité de voix sert à « rendre le retour en arrière plus digne de foi puisqu’il est composé de multiples points de vue » (193). La dernière serait de considérer « Remember Ruben [...] [comme] une confession collective, mais en même temps, une tentative de restructurer le passé à la lumière du présent » (192-193). Le point de convergence de ces interprétations reste le fait que la pluralité de voix dans RR participe d’un devoir de mémoire et d’une tentative de restituer le passé à l’aune de l’imaginaire populaire et d’expériences individuelles.
Ensuite, l’engagement chez Mongo Beti est mené sur le mode de la résistance. Malgré l’oubli dans lequel demeurent certaines figures historiques camerounaises, Ruben Um Nyobè, est à lui seul, un site de mémoire. Beti pense que si Ruben Um Nyobè et les actions décisives menées par l’U.P.C. n’étaient jamais restaurés dans les annales de la mémoire nationale, « le Cameroun ne serait qu’un mot cadre à remplir » (Beti 1974b, 25). Ainsi, RR participe résolument de ce que Harlow appelle « resistance narratives ».
Resistance narratives [...] given furthermore the allegiances and active participation of their authors, often on the frontlines, in the political events of their countries, testify to the struggle for liberation. [...] The polyphony of these novels [...] betrays their manifold role as historical documents, ideological analyses and visions of future. [...] The resistance narrative is not only a document, it is also indictment (1987, 98).
RR résiste à la politique mémorielle de l’État camerounais en rompant le silence entretenu autour du combat mené par Ruben Um Nyobè. Dans ce roman, Ruben s’illustre comme celui qui parle le moins, mais qui est sur toutes les lèvres. Comme l’indique André Djiffack, il « apparaît comme un héros tutélaire, une figure obsessionnelle, un véritable mythe créateur sous la plume de Mongo Beti » (2000, 193).
Ce qui ancre Ruben dans la mémoire populaire, c’est sa proximité avec le peuple avec lequel il a su se lier. Son action syndicale, sous l’égide de la Bourse du Travail à Toussaint-Louverture (RR, 107), témoigne de la place privilégiée que les masses occupaient dans son projet révolutionnaire.
Les syndicalistes ne contribuaient pas peu à modeler le visage de Toussaint-Louverture et à lui créer une réputation qui inspirait à la ville européenne un effroi sournois [...] [.] On les appelait « les frères africains » ou « les hommes de Ruben » [...] [.] C’étaient des gens affables, contrairement aux employés de l’administration; ils étaient toujours disposés à rendre service à leurs congénères [...] [.] Quiconque était en conflit avec son patron blanc [...] pénétrait dans la Bourse du Travail, assuré d’un accueil fraternel et de conseils encourageants ainsi que, si besoin était, d’être vigoureusement épaulé, et même, parfois pris en main. (RR, 107)
L’action syndicale de Ruben s’inscrit dans un continuum, un projet d’affranchissement total du colonisé et d’abolition de la colonisation. Lorsque, dans le récit, ce projet s’étend à une action politique, précisément lorsqu’il « a été apparu [à Ruben] que la priorité devait être donnée à l’action politique, dont le succès était la condition nécessaire d’une transformation réelle du sort des travailleurs africains » (RR, 201-211), RR se transforme en une écriture de la postmémoire en ce qu’il témoignage du projet révolutionnaire que Ruben portait, qu’il contredit le récit officiel qui le diabolise (Onana Mfege 2005, 260). En effet, l’écriture de la postmémoire établit « la relation que la “génération d’après”entretient avec le trauma culturel, collectif et personnel vécu par ceux qui l’ont précédée [...]. […] [C]es expériences lui ont été transmises de façon si profonde et affective qu’elles semblent constituer sa mémoire » (Hirsch 2014, 205. L’autrice souligne). C’est dans l’optique de détruire toutes sortes de conditionnements mémoriels que Beti travaille à briser les tabous, les mensonges et les mirages que le politique entretient autour de la mémoire de Ruben. L’écriture de la postmémoire chez Beti est « un appel à la connaissance de l’Histoire, à sa reconnaissance et à l’acceptation du déroulement réel des évènements passés » (Atangana Kouna et Ondobo 2018, 267), car « les nœuds de la mémoire ne doivent pas être murmurés ou tus : il faut les tambouriner » (Ebodé 2012, 127).
Le processus de fictionnalisation des personnages s’enclenche dès les premières pages de RR. Mongo Beti nous donne un aperçu non seulement du sort de Ruben Um Nyobè, mais aussi de celui d’autres révolutionnaires africains. Il rend hommage à Diop Blondin, « fier enfant noir, mon jeune frère, assassiné dans les geôles atroces d’un dynaste d’Afrique » (RR, 5). Cette allusion annonce le projet de rendre justice, à travers l’écriture, à ces figures militantes et passionnées que le politique extrait des récits officiels, mais dont l’évocation suscite automatiquement un vif émoi dans l’imaginaire populaire. Ce dernier les reconnaît comme des figures emblématiques qui ont eu le courage de défier l’ordre du discours de l’autorité. Ainsi, Diop Blondin, tout comme Ruben, est décrit comme un visionnaire dont la mission a été d’éclairer le peuple et de le conduire vers l’indépendance.
Beti poursuit son projet iconoclaste en recourant à l’ironie lorsqu’il souligne que : « toute ressemblance avec des événements passés, des personnages réels ou des contrées connues, est totalement illusoire et, en quelque sorte, doit être considérée comme regrettable » (RR, 6). Cette mise en garde témoigne de l’indignation de l’écrivain, autant face à la manipulation de la mémoire par l’autorité, qui se refuse à reconnaître les faits décrits dans RR, qu’à l’extermination systémique des voix dissidentes. Même si, de toute évidence, le roman s’apparente à un mémorial en l’honneur de Ruben Um Nyobè, Beti ne concentre pas son attention exclusivement sur ce dernier comme le remarque Brière lorsqu’elle affirme :
Bien qu’il ait été en effet un personnage historique, Ruben ne joue qu’un rôle très limité dans le roman, mais Mongo Beti crée deux héros, Mor Zamba et Abéna, qui sont la transposition de Ruben. En tant que personnages fictifs, ils échappent à la tyrannie de l’histoire, ce qui ne fut évidemment pas le cas pour Ruben, assassiné avant d’avoir mené son œuvre à terme (Brière 1998, 191).
Aux côtés de personnages tels que Abéna et Mor-Zamba, Mongo Beti crée des groupes fictifs de personnages qui représentent deux camps : les supporters et les ennemis du projet nationaliste de Ruben. Les Bandassalos représentent le groupe de ceux et de celles prêt·e·s à soutenir le projet réformateur de Ruben. Leurs actions sont mises en œuvre aussi bien au sein de la colonie qu’à l’international. La diaspora représentée par « des étudiants originaires de la colonie résidant en Europe » (RR, 269) joue un rôle politique crucial à leur retour au pays en révélant « à leurs compatriotes médusés la vérité que leur cachaient Fort-Nègre, ses autorités, et sa presse » (RR, 97). Le travail de dissémination d’informations et de discours critiques effectué dans Kola-Kola par les étudiant·e·s permet d’éduquer les colonisé·e·s, chez qui le taux d’alphabétisation est faible (la scolarisation étant le privilège d’une élite indigène), sur la nature de leur oppression et sur les stratagèmes de l’administration coloniale. Dans les rangs des Bandassalos, les patriarches, plus lucides et assagis, invitent les jeunes à plus de prudence, car ils sont conscients de la duplicité et de la violence du régime colonial (RR, 179).
Par ailleurs, la construction du personnage de Ruben résulte d’un échange entre fiction et faits historiques, ce qui crée un brouillage entre Ruben Um Nyobè, personnage réel, et Ruben, personnage de fiction. Tout comme Ruben Um Nyobè, le personnage de Ruben a un parcours de militant radical. Il commence son combat pour l’affranchissement du peuple de toute oppression par la lutte syndicale. La conscience sociale de Ruben se manifeste par son désir de défendrel’intérêt général de la masse des opprimé·e·s. Tout comme Ruben Um Nyobè dirige l’Union des Syndicats Confédérés du Cameroun (USCC), en sa qualité de premier secrétaire général, Ruben est la pièce maîtresse et la tête pensante de l’association syndicale La Bourse du Travail. Il sera même désigné par ses pairs comme « chef de tous les syndicats noirs de la colonie » (RR, 107). Par ailleurs, le choix de Beti de baptiser l’endroit qui loge La Bourse du Travail « Toussaint Louverture » est à la fois stratégique et symbolique. La stratégie derrière ce choix onomastique est celle d’une surdétermination, car François-Dominique Toussaint-Louverture était un général Haïtien qui a conduit les esclaves de la colonie française de Saint-Domingue sur les chemins de la liberté à travers une révolution à l’issue de laquelle les esclaves se sont affranchi·e·s de la tutelle française. Le lieu d’implantation du syndicat La Bourse du Travail, Toussaint Louverture, consolide l’initiative d’une synergie d’actions pour la protection de l'intérêt du plus grand nombre, de dévotion pour une justice sociale, de solidarité dans le combat, de liberté totale, et de lutte contre l’exploitation capitaliste de l’administration coloniale. La part symbolique de ce nom est le souvenir d’Haïti qu’il suscite et que l’on retient comme le lieu où « la négritude se mit debout pour la première fois » (Djiffack 2000, 210).
Cependant, face aux sévices dont il est victime, face à l’absence totale de participation des populations aux processus décisionnels au sein de la colonie, face à la manipulation des plus démuni·e·s sollicité·e·s pour des actes de conspiration et de trahison, Ruben recourt à l’activisme politique comme l’indique le narrateur omniscient de RR :
En riposte à tant de scélératesse [la condamnation de Ruben face à ses bourreaux, qui pourtant l’ont torturé et l’ont séquestré], Ruben qui s’était délibérément cantonné jusque-là dans la défense des travailleurs, laissant à un lieutenant falot la direction du mouvement politique frère de l’Union des travailleurs, le Parti Progressiste Populaire (P.P.P.), décida d’en prendre immédiatement la direction ; il déclara au cours du meeting organisé à cet effet qu’il lui était apparu que la priorité devait être donnée à l’action politique […] (RR, 210).
Le recours à la politique est un signe que le projet syndical de Ruben s’étend à un activisme pour la protection des droits et libertés du peuple tout entier. L’abréviation P.P.P. du Parti Progressiste Populaire de Ruben évoque l’U.P.C. de Ruben Um Nyobè, souligne Djiffack (2000). Le P.P.P. s’inscrit en continuité avec le mouvement syndical en plaçant les intérêts du peuple au cœur de son programme d’action politique.
L’action politique de Ruben transcende les frontières nationales en investissant l’espace public internationallorsque, tout comme Ruben Um Nyobè, Ruben se rend à l’ONU dans le cadre de la revendication de l’indépendance immédiate du Cameroun (RR, 223). En outre, le parallèle avec le parcours de Ruben Um Nyobè se consolide avec l’allusion au maquis. Dans l’imaginaire politique camerounais, les termes « maquis » et « maquisard·e·s » sont employés pour ségréguer les insurgé·e·s, les dissident·e·s, du reste de la population. Ces dernier·ère·s seront soumis·e·s aux pires des châtiments afin que leur exemple dissuade toutes velléités futures de révolte au sein de la colonie (RR, 266-267). Et c’est dans cette optique que l’assassinat de Ruben a lieu dans le maquis de « Boumibell6 », son village natal (RR, 290) et qu’ensuite son cadavre est exposé pendant toute une journée. Cependant, « bien qu’on dise que son cadavre [celui de Ruben] a été formellement reconnu » (RR, 266-267), la population de Kola-Kola, le quartier indigène, n’en démord pas : elle est résolue à poursuivre le combat de Ruben car convaincue que « Ruben est vivant » (RR, 267). Cette croyance en l’immortalité de Ruben est ce que Djiffack appelle la « mythification » (2000, 53). Elle est le résultat d’une cristallisation de Ruben, de son combat et de sa vision du monde dans l’imaginaire populaire. Cette situation trouble l’administration coloniale qui comptait contrôler la masse en exterminant ses leaders. Pour cette administration coloniale française en déchéance, l’urgence est de préparer sa succession en passant le témoin à Baba Toura, futur Président de la République. Celui qu’on décrit comme un « garçon dont l’instruction ne dépassait pas le niveau du brevet d’études, et dont l’inexpérience des affaires était totale » (RR, 275), est le symbole vivant de l’usurpation de l’autorité postcoloniale, fille du système colonial. Il est décrit par la plèbe comme une marionnette d’une « docilité à toute épreuve » (RR, 268). Pour mettre au jour les jeux d’alliances qui unissent colons et nouveaux gouvernants, Mongo Beti va mobiliser deux personnages : Ruben et Baba Toura. L’enjeu est de mettre la lumière sur la contribution de ces deux personnages aux indépendances de la colonie, à la construction de la nation, et à l’expérience postcoloniale. Dans l’imaginaire populaire représenté dans ce roman, Ruben et Baba Toura présentent les deux visages du patriotisme au Cameroun.
Baba Toura est la caricature du futur premier Président de la République du Cameroun, Ahmadou Ahidjo. C’est un dirigeant qui n’a pas de légitimité aux yeux du peuple, mais qui se prévaut de titres : « Father of Independence, Hero of the Nation, Infaillible Leader, Great Guide, Beacon of the Great National Party, Pioneer of Modern Africa, The First Cameroonian » (Bjornson 1991, 116). Si Ruben a une place de choix dans l’imaginaire populaire, Baba Toura est impopulaire au sein de la colonie (qui deviendra la nation embryonnaire camerounaise). L’extrait suivant rend compte de l’état d’esprit des populations à l’arrivée au pouvoir du politicien :
La plupart des gens de Kola-Kola pensent que maintenant que Ruben est mort, les autorités croient avoir les coudées franches pour mitonner une indépendance à leur manière : elles vont d’abord placer à la tête du pays un homme à elles, un politicien qui n’aurait de noire que la peau. C’est fait à vrai dire : c’est Baba Toura Le Bituré ; il est en place, c’est une étape accomplie. Comme il est d’une docilité à toute épreuve, elles vont l’utiliser comme paravent idéal ; derrière lui, elles continueront à régner, et tout reprendra comme auparavant… Nous aurons l’indépendance, mais tout sera quand même pareil […] (RR, 268-269)
Il est donc évident pour le peuple que Baba Toura est à la solde de ses parrains, les anciennes puissances tutélaires. Les nouveaux gouvernements postcoloniaux sont présentés comme des pilleurs de la nation. Ils accouchent de bureaucraties qui se complaisnt dans le luxe et la prodigalité aux frais de l’État pendant que le peuple souffre le martyre (RR, 276). En effet, Baba Toura, encore appelé le « Bituré » à cause de sa réputation d’ivrogne (RR, 292-293), est présenté dans le texte comme le « protégé » et la « marionnette » de l’administration coloniale. Celle-ci, à l’aube de son départ définitif de la colonie, nommera consécutivement Baba Toura aux postes clés de la République : d’abord « président de l’Assemblée coloniale consultative » (RR, 205), ensuite « Premier Ministre » (RR, 262), et enfin, président de la République du Cameroun. Mor Zamba relève au passage qu’
avec Baba Toura, ce Gauleiter noir de de Gaulle, l’indépendance ne sera que la poursuite de la colonisation, avec les mêmes moyens, sous d’autres formes peut-être. C’est une indépendance qui ne répondra nullement aux objectifs poursuivis par le P.P.P. dès sa naissance. (RR, 270)
C’est donc le 1er janvier 1960 que l’indépendance sera octroyée au Cameroun sous le crépitement des armes : cela annonce une ère postcoloniale « sous la gâchette ». La répression est totale au point qu’on « arrêtait les prisonniers politiques que l’amnistie générale, quelques mois auparavant, avait fait sortir des geôles de la Colonie; le bruit courait qu’on les déportait dans le Nord, d’où ne filtrait aucune information concernant leur sort » (RR, 277). Parce qu’autant l’illégitimité que le caractère l’arbitraire du régime, parrainé par les colons français, créent un fossé étanche entre gouvernants et gouverné·e·s, l'État embryonnaire n’est pas véritablement une nation, mais plutôt une « protonation ». D’après Jean Ziegler, la protonation est le fruit d’une crise de la postcolonie où un pays qui a visiblement toutes les caractéristiques symboliques d’un pays indépendant est, en réalité, sous la domination d’une puissance, le régime en place se faisant complice de cette situation de dépendance (1980, 218-236). De ce fait, RR dresse le bilan de la transition de la colonisation aux indépendances et pose le diagnostic et le pronostic de l’expérience postcoloniale.
Restauré au panthéon des héro·ïne·s du nationalisme camerounais sous la plume de Mongo Beti, Ruben Um Nyobè est érigé au rang de mythe et de Père fondateur de la nation camerounaise dans la mémoire collective. En ce sens, à l’instar des travaux de Djiffack, cet article n’a pas tenté de
savoir si les récits de Mongo Beti restituent fidèlement ou non la vie et l’œuvre de Ruben, mais plutôt, de montrer comment la mise en récit de la figure mythique apparaît comme une contribution au dessein de libération des peuples africains. Dans le cas d’espèce, la création littéraire de Mongo Beti se double, pour ainsi dire, d’une recréation du mythe de Ruben, et la quête de la liberté du romancier s’assimile à la poursuite de l’idéal d’émancipation entrepris par le nationalisme intransigeant. (2000, 53)
La représentation du combat de Ruben remplit une fonction didactique, car elle contribue à l’éducation civique et patriotique de la jeunesse camerounaise. À travers le parcours de Ruben, on se rend compte que la quête de la liberté est la seule issue pour s’affranchir des systèmes d’oppression, cette « terreur sournoise et endémique qui […] voue à l’avilissement » (Brière 1993, 99). Le personnage de Ruben est donc un éclaireur qui incite le peuple camerounais à sortir de sa léthargie et à s’affranchir de toutes oppressions, subies ou potentielles.
Remember Ruben se situe à l’intersection entre mémoire officielle, mémoire populaire, et mémoire littéraire. L’ancrage camerounais de ce roman met au grand jour les manipulations et la falsification de la mémoire collective et nationale par le politique. Cet article a mis en évidence les implications politiques de Remember Ruben et l’influence de la censure sur la liberté de création de Mongo Beti. Sur le plan thématique, Remember Ruben fait le procès du pouvoir et de son l’usage de la violence au sein de la colonie et de la postcolonie camerounaise. Mongo Beti confronte le pouvoir en mobilisant l’imaginaire collectif à travers lequel subsistent les actions et le programme politique de Ruben. Ensuite, les procédés de fictionnalisation que Mongo Beti met en œuvre cachent faussement les référents historique, géographique et politique du texte. Ces référents convergent pour proposer une version de l’histoire qui, si elle s’oppose à la version officielle, n’est pas présentée comme exhaustive. En revanche, l’un des objectifs principaux que poursuit le texte est de transcrire le discours populaire sur la mémoire afin de déconstruire la version officielle qu’impose l’État. En ce sens, ce texte réhabilite la figure de Ruben Um Nyobè par la mise à profit d’une mémoire orale qui s’exprime sur le mode du témoignage. Tout ceci transforme ce texte en un site mémoriel, en un discours sur l’histoire du nationalisme au Cameroun, et en un plaidoyer pour la mise en lumière de la vérité sur les réels Pères Fondateurs de la nation camerounaise. Mongo Beti instrumentalise cette fictionnalisation de Ruben, et la plurivocalité qu’elle engage, dans le but de proposer une mémoire littéraire des combats nationalistes au Cameroun du point de vue de la masse des opprimé·e·s. Cette masse de colonisé·e·s parle de l’histoire du Cameroun à travers des témoignages d’un vécu fait de violence, de frustrations, et de traumatismes. La polyphonie qui jaillit de l’accumulation de ces témoignages, aussi bien individuels que collectifs, a pour objectif d’informer les publics et les lecteur·rice·s sur les fondations réelles de la nation camerounaise. Ce que RR lègue à la postérité est l’éducation sur la valeur et le prix du patriotisme, et la mission de poursuivre l’œuvre de Ruben dans un contexte postcolonial où les murs coloniaux ne sont pas encore tombés. RR est donc une œuvre du passé, du présent et du futur pour le Cameroun, mais aussi pour l’Afrique dont les héro·ïne·s, mort·e·s en martyr·e·s, sont absent·e·s, voire tout simplement effacé·e·s des annales de l’histoire.
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