L'œuvre du romancier et dramaturge Jean Genet a fait à plusieurs reprises l'objet de controverses d'ordre politique. Pensons au cas du roman Pompes funèbres (1948) désigné comme un texte antisémite parce que mettant en scène la fascination et l’attirance sexuelle d’un jeune milicien pour un officier nazi pendant l'Occupation. Ou encore à la pièce Les Paravents qui, parce qu'elle dénonçait avec virulence le colonialisme français pendant la guerre d'Algérie, a été l'occasion de manifestations violentes et de protestations populaires lors de sa première mise en scène en 1966. Dès sa parution en 1986, son dernier roman Un captif amoureux – dans lequel Genet fait le récit de ses années d'engagement auprès des feddayin en Palestine et des Black Panthers aux États-Unis – a également reçu un accueil mitigé fortement influencé par le contexte de publication particulier : quelques semaines après avoir déposé le manuscrit chez Gallimard, Genet décède, et le texte est publié de manière posthume. Comme le souligne Hélène Baty-Delalande dans son dossier critique consacré à la réception immédiate d'Un captif amoureux, « cette œuvre testimoniale [a pris] alors figure testamentaire » (Baty-Delalande, 2010, 25) et « [s’est retrouvée] prise dans un réseau de prescriptions » (25) incitant à concevoir ce roman comme les mémoires politiques de l'auteur. Or, les allégeances idéologiques dont semble témoigner cet ouvrage – un appui aux groupes révolutionnaires palestiniens et une opposition aux politiques israéliennes – ne faisant pas consensus, plusieurs chroniqueurs ont taxé Genet d'antisémitisme, réactivant ainsi un débat pourtant clos assez rapidement après la publication de Pompes funèbres.
Les controverses autour d'Un captif amoureux sont encore une fois vite apaisées, mais une nouvelle querelle survient en 2003 lorsque le critique et éditeur Éric Marty fait paraître dans la revue Les Temps modernes un article intitulé « Jean Genet à Chatila » dans lequel il propose de concevoir Un captif amoureux et le court texte « Quatre heures à Chatila » 1 comme l'expression manifeste d'un antisémitisme latent qui caractériserait, selon lui, l'ensemble de l’œuvre de Genet. Ce texte – republié la même année dans un recueil d'essais intitulé Bref séjour à Jérusalem – suscite de vives réactions de la part de plusieurs intellectuels français fn] C'est le cas, notamment, d'Albert Dichy, qui commente l'essai de Marty lors d'une entrevue pour Le Monde des livres : « Genet maintient le dernier lien des coupables avec le monde » (Le Monde des livres, 4 avril 2003, p. 10). qui refusent de lire dans les textes de Genet les traces d'une quelconque forme de discrimination ou d'aversion à l'égard du peuple juif. En réponse à ces critiques, Marty publie en 2006 un second essai, Jean Genet : Post-Scriptum. Celui-ci apparaît comme une justification et un approfondissement des thèses articulées dans Bref séjour à Jérusalem. À la suite de la parution de ce nouvel essai, l'écrivain et critique René de Ceccatty publie deux articles similaires – « Pourquoi caricaturer la pensée de Jean Genet? » dans L'Humanité2 et « Jean Genet antisémite? Sur une tenace rumeur » dans la revue Critique3 – dans lesquels il entreprend de déconstruire les analyses de Marty. Ce dernier réplique et fait paraître quelques mois plus tard dans la même revue une réponse exhaustive ayant pour titre « À propos de Jean Genet et de l'antisémitisme », dans laquelle il défend ses positions et accuse Ceccatty de caricaturer sa pensée en lui « faisant dire beaucoup de bêtises » (Marty, 2007, 213).
Sans nous attarder à la question qui semble constituer le cœur de cet échange – « Jean Genet est-il ou non antisémite? » –, nous souhaitons interroger le dialogue qui se noue ici entre Marty et Ceccatty, afin d'éclairer certains des enjeux éthiques et politiques que sous-tend cette querelle autour de l'œuvre de Genet. Car au-delà de la question de l'interprétation des textes, cette controverse littéraire s’avère révélatrice de dissensions idéologiques qui divisent le champ intellectuel français, à commencer par des dissensus relatifs au sens, fragile et ambigu, du concept même d'antisémitisme. Nous verrons ici comment cette querelle sur la question de l'antisémitisme de Genet dissimule d'autres débats beaucoup plus larges, notamment autour de la question des rapports entre les champs littéraire et politique.
La thèse de l'antisémitisme de Genet, qui constitue le point de départ de « Jean Genet à Chatila », prend a priori l’allure d’un postulat polémique, voire d’une tentative de provocation : qui voudrait admettre que cet écrivain, qui fut longtemps associé à Sartre et à la gauche intellectuelle française, soit antisémite ? Or, Marty entreprend de nuancer et relativiser sa position, dès les premières pages de son essai, en dissociant l'antisémitisme qu'il attribue aux textes de Genet de l'idée d'une haine ou d'une discrimination entretenue à l'égard du peuple juif.
Selon l’auteur, Genet ne serait pas antisémite selon le sens péjoratif traditionnellement associé à ce terme. Il définit plutôt l'antisémitisme genetien comme le résultat d'une « passion métaphysique » (Marty, 2003, 5). Appuyant son analyse sur quelques passages tirés de certaines œuvres spécifiques4, il affirme que la pensée genetienne serait fondée sur une opposition métaphysique entre le Bien et le Mal à travers laquelle « [le principe de Bien] serait pressenti sur un mode purement négatif, c'est-à-dire comme ce que le Mal – auquel il est attaché – ne saurait absorber, ou encore comme ce avec quoi le Mal ne pourrait entrer en contact, ne pourrait toucher. » (Marty, 2003, 102) Or, selon la logique de ce « manichéisme tragique » (124) qui définirait l'ensemble de l'œuvre de Genet, le Juif – en tant que figure ultime de l'altérité, en tant que « ce qui est immonde du fait qu'il n'est pas de ce monde » (123) – serait associé au Bien absolu, à ce qui ne saurait être altéré ou perverti.
Marty convoque ensuite, pour la reprendre à sa manière, la célèbre thèse défendue par Sartre dans Saint Genet : Comédien et martyr (1952) qui confère à Genet un rôle fondamental de « traître ». Partant de ce principe, il définit l'écriture genetienne comme marquée par une « angoisse du Bien » doublée d'une fidélité indéfectible et d'un amour inconditionné pour le Mal. Il utilise ainsi cette posture de départ pour défendre l'hypothèse d'un antisémitisme genetien qui apparaîtrait comme résultant d'une « fatalité ontologique » (93). Il affirme alors que « si Genet est antisémite, […] c'est simplement parce qu'aux yeux de Genet le Juif est le Bien, parce qu'il est le Bien absolu et que l'antisémitisme de Genet est une angoisse du Bien, une angoisse à l'égard du Bien. » (94) La notion d'« antisémitisme métaphysique » telle que présentée dans Bref séjour à Jérusalem aurait donc peu à avoir avec l'antisémitisme racial associé au nazisme allemand. Quant à l'idée d'une « haine du Bien » qui caractériserait l'écriture de Genet, elle se révèle beaucoup moins subversive que ce qu'annonce le postulat initial de Marty, postulat que Ceccatty, pourtant, cherche à dénoncer.
Or, il semble justement que le cœur de la controverse qui oppose ici les deux lecteurs de Genet réside moins dans la thèse principale défendue par Marty que dans l'usage singulier que fait celui-ci du terme « antisémite » 5. Car à travers son analyse des textes de Genet, Marty travaille à distinguer deux types d'antisémitisme. Il y aurait, à son sens, un « antisémitisme ordinaire et banal » (103) – celui auquel on ferait référence pour décrire les discours haineux qui ont accompagné la montée du fascisme en Europe – dont le sens serait fluctuant, « [soumis] aux lois d'analogie, d'identification idéologique, d'association propres aux discours de la rationalité historique. » (107) À cette conception traditionnelle de l'antisémitisme il en oppose une autre qui serait, quant à elle, essentielle, et qui tiendrait moins de pratiques discriminatoires ou d'allégeances idéologiques que d'une posture transcendante d'angoisse de l'Autre dans son altérité irréductible. Cet antisémitisme tirerait sa signification dans des conceptions métaphysiques qui excéderaient l'Histoire dans sa dimension événementielle et qui « [aurait] pour méditation et pour aliment ce qu'on a appelé l'historial » (107). Il ne saurait, ainsi, être attribuable à des temporalités fixes, à des périodes historiques circonscrites. Ainsi, l'antisémitisme essentiel, celui qu'incarnerait l'œuvre de Genet, n'aurait rien à voir, contrairement à ce qu'on pourrait croire, avec une forme ou une autre de projet politique ou d'engagement militant mais serait, plutôt, un état6.
Une part importante de la démarche de Marty réside en effet dans cette volonté d'imposer un nouveau « sens commun » au terme « antisémite », un sens qui se révélerait plus « objectif » que l'acception traditionnelle du fait qu'il serait déshistoricisé, dépolitisé. On peut ainsi lire dans cette assimilation par Marty du principe d'antisémitisme à des conceptions purement philosophiques l’usage d’une certaine forme de « rhétorique du lieu du commun », c'est-à-dire d’une stratégie qui viserait, comme le définit la chercheuse Pascale Durand, à « transformer en vérités d'évidence, donc indiscutables, des thèmes et des thèses profondément discutables» (Durand, 2004, 35) en plaçant celui qui l'énonce dans une « position de neutralité extérieure et d'universalisme abstrait. » (36) La justification à partir d'arguments ontologiques généraux de cette théorie d'un « antisémitisme essentiel » peut effectivement se concevoir comme une tentative de fixer une acception commune, d'établir un consensus autour d'une posture qui apparaît, à la base, polémique.
Or, c’est précisément cette posture qui choque Ceccatty, celui-ci refusant cette « neutralisation » d’un concept aussi fondamentalement idéologique que l’antisémitisme. Il affirme que
[p]arler d'antisémitisme à propos de Pompes funèbres, d'Un captif amoureux, de L'étrange mot d'... est abusif, parce que l'antisémitisme bien réel, l'antisémitisme des véritables antisémites qui sont allés jusqu'à la délation, jusqu'à la collaboration avec les nazis, permettant l'extermination d'un peuple, puis plus tard jusqu'à la profanation des tombes, à la dénégation, au négationnisme, au révisionnisme, est banalisé par cette accusation outrancière. (Ceccatty, 2006, 899)
Cette réponse virulente et sans équivoque à l'hypothèse d'un « antisémitisme essentiel » dénote un refus catégorique de réfléchir le concept d'antisémitisme au-delà – ou en-deçà, dépendamment de la perspective adoptée – des termes de l'Histoire, une résistance à repenser les « fondements » de ce terme en le dissociant des événements historiques tragiques qui ont forgé sa signification dans l'imaginaire collectif. Ainsi, la vive opposition de Ceccatty aux propos de Marty témoigne moins d’une réaction à sa lecture de Genet qu'à son usage polémique du terme « antisémite », un terme lourd d'une « mémoire commune » que Ceccatty refuse de voir occulter à travers des considérations métaphysiques.
En dépit de la position d'« objectivité métaphysique » que Marty travaille à construire au fil de son exposition du principe d'« antisémitisme essentiel », sa posture idéologique personnelle transparaît dans ses deux essais, et de manière encore plus explicite dans Bref séjour à Jérusalem. La structure particulière de l'ouvrage est en soi révélatrice : composé de trois courts essais, celui-ci s'ouvre sur le récit personnel d'un voyage à Jérusalem effectué par Marty lui-même en 20007, se poursuit avec l'article « Jean Genet à Chatila », puis avec une réflexion philosophique autour du texte « La Terre ne se meut pas » (1934) d'Edmund Husserl, et se termine avec, en annexe, une sélection de discours et d'interventions publiques de l'auteur sur la question du conflit israélo-palestinien. Par cette composition hétérogène, il est possible de deviner une entreprise intellectuelle qui n'aurait que peu à voir avec l'analyse ou la critique universitaire, ni même avec la forme de l'essai littéraire, mais plutôt avec une démarche, un projet personnel ayant pour objectif de réfléchir dans une optique spécifique les enjeux du conflit israélo-palestinien. Or, cette perspective, Marty l'annonce de manière explicite à la fin de l'avant-propos :
À ce titre, ce livre, tant par le récit d'un voyage à Jérusalem par lequel il s'ouvre que par les études littéraires et philosophiques qui lui succèdent sur Genet à Chatila et sur Husserl et la Terre comme Arche, [...] mais aussi par nos interventions dans le débat politique que nous proposons en annexe à titre de document n'est qu'une seule et même méditation sur le nom d'Israël, qui fut le nom de Jacob, le nom du sujet humain en tant qu'il ne cède pas sur son identité, donc du sujet en tant qu'il est libre. (Marty, 2003, 52)
Il présente alors Bref séjour à Jérusalem comme une tentative de repenser les fondements ontologiques de l'État d'Israël, comme une volonté de réfléchir l'identité du peuple juif, non comme organisation politique, mais plutôt en tant qu'« essence minoritaire », en tant qu'« altérité inconditionnée » (51).
Cette entreprise qui s'affirme comme une réflexion métaphysique semble en outre intimement liée à plusieurs constats, plusieurs critiques formulées par Marty à l'égard des rapports entre la société française et la communauté juive d'Israël. Dès l'avant-propos, l'essayiste tente de revenir sur un certain nombre d'événements marquants liés au conflit israélo-palestinien 8, dont il dénonce le traitement par les médias français. Il accuse les journalistes de « déformations des faits, [de] mensonges par omission » (45) et leur reproche de participer délibérément à une « victimisation du peuple palestinien [et à une] criminalisation du peuple juif. » (49) Reconnu pour son engagement en faveur de l'État hébreu, Marty adopte un point de vue extrêmement critique par rapport à ses contemporains gauchistes et ce qu'il décrit comme un discours humaniste naïf pro-Palestine. Le projet de Bref séjour à Jérusalem naît ainsi du constat d'une relation – historique et politique, mais également spirituelle – entre la France et les Juifs qui se serait nouée après la Seconde Guerre mondiale, mais dégradée depuis le début du conflit israélo-palestinien.
C'est donc dans l'optique d'un lien à restituer, d'une cassure à réparer que s'effectue la lecture des textes de Genet dans « Jean Genet à Chatila », comme l'évoque encore une fois Marty lui-même :
Si nous avons été sensible à la question d'Israël telle qu'elle se pose sous la forme de son meurtre chez Genet […], c'est peut-être qu'il nous semble, aujourd'hui, que le nihilisme européen et que la crise spirituelle contemporaine se traduisent par la menace d'une rupture du lien qui faisait de l'Europe, après la Shoah, un partenaire essentiel du peuple juif, menace d'un retournement dans la relation de reconnaissance que l'Histoire semblait avoir, une fois pour toutes, établies. (27)
Ainsi Marty trouve-t-il, dans l'« antisémitisme métaphysique » de Genet une forme de réponse, de solution à cette « crise spirituelle contemporaine ». Il cherche à dégager un lien de continuité entre les politiques antisémites ayant mené à la Shoah et ce qu'il désigne comme la « criminalisation » du gouvernement israélien à travers le discours médiatique français. En s'appuyant sur une série de données historiques qu'il expose dans « Jean Genet à Chatila » et sur le concept girardien de crise mimétique, il tente de défendre l'idée d'une posture de « bouc émissaire » qui aurait été historiquement attribuée au peuple juif depuis la propagande nazie jusqu'à l'imputation de la responsabilité du massacre de Sabra et Chatila aux dirigeants israéliens.
Il cherche également, dans cette perspective, à établir un rapprochement, à démontrer la « redoutable symétrie » (123) entre le massacre du village d'Oradour-sur-Glane – commis par l'armée hitlérienne en 1944, et mis en fiction par Genet dans Pompes funèbres – et celui de Sabra et Chatila, deux événements que Marty qualifie, en reprenant la formule heideggerienne, d'historials, c'est-à-dire essentiels, profondément déterminants. Il propose une analyse comparative des représentations littéraires proposées par Genet de ces deux épisodes, deux textes écrits à près de quarante ans d'intervalle et ayant, par ailleurs, peu en commun sur le plan de la forme et du ton9. Il y relève un certain nombre de similarités qu'il associe aux figurations symboliques du Bien et du Mal et à la représentation du Juif comme figure de l'innocence absolue. Il en conclut alors que « [l]a logique de raccordement entre ces deux événements ne prend son sens [...] qu'à l'intérieur de la métaphysique de Genet » (108), une logique résidant dans la manifestation d'un antisémitisme essentiel qui caractériserait autant l'épisode nazi que les « attaques » – attaques symboliques à travers le discours médiatiques, attaques frontales à travers le terrorisme palestinien – commises à l'endroit du peuple juif dans le cadre du conflit israélo-palestinien.
Or, justement, cet emploi spécifique du terme « antisémite » soulève les oppositions, et ce, malgré les justifications exhaustives que Marty construit autant à partir de sa lecture de Genet qu'à partir de données historiques. Devant ces nouveaux parallèles présentés dans Bref séjour à Jérusalem, Ceccatty répond qu'« être antisioniste, ce n'est pas être antisémite » (Ceccatty, 2006, 3) et que « n'en déplaise à Marty, la contestation de la politique et même de la création de l'État d'Israël n'a jamais suffi à définir une attitude antisémite. » (3) Ici encore, c'est moins la lecture du texte de Genet qui apparaît problématique que le déplacement de sens qu'effectue Marty en juxtaposant l'opposition aux politiques israéliennes à la notion d'antisémitisme, en associant un terme ayant acquis toute sa connotation à la suite d’événements traumatiques à un conflit géopolitique dont les enjeux divisent encore aujourd’hui les milieux intellectuels français. Bien que Ceccatty cherche à déconstruire l'interprétation de l'œuvre de Genet proposée par Marty, ce sont également ses positions évidentes en faveur du sionisme et l'incidence de celles-ci sur son usage du concept d'antisémitisme qui dérangent.
Le « Jean Genet à Chatila » de Marty peut se concevoir comme le résultat d'une double démarche, du fait que l'essayiste tente à la fois de penser le conflit israélo-palestinien contre le discours dominant de son époque (ou du moins, ce qu'il présente comme un discours dominant), et de lire le « dernier Genet » contre ses contemporains qui ont analysé Un captif amoureux et « Quatre heures à Chatila » à l'aune des engagements politiques de l'auteur. Or, il semble que ce soit également cette relation à peine dissimulée entre la prise de position politique de Marty – bien que celui-ci mentionne à plusieurs reprises que Bref séjour à Jérusalem « n'est pas un texte d'engagement » (90) – et sa lecture de Genet qui suscite la controverse. Dans son premier article, « Pourquoi caricaturer la pensée de Jean Genet? », Ceccatty s'insurge contre l'analyse de Marty, qu'il conçoit comme une « caricature », comme une « dénaturation du texte » (Ceccatty, 2006, 901) orientée par une visée idéologique précise et se demande « [a]u nom de quelle position éthique politique [fait-on à Genet] le procès de ses images, de son ironie, de ses provocations, de ses partis pris? » (897) Encore une fois, l'« instrumentalisation » manifeste de l'œuvre de Genet par Marty semble déranger autant, sinon plus, que la thèse de l’antisémitisme. Ceccatty lui reproche, sans le formuler directement ainsi, le non-respect de ce que Bourdieu a défini comme les normes du « discours lettré », un discours dont l'usage veut que « [c]elui qui se sert d'un texte est servi par le texte autant qu'il le sert mais seulement à condition qu'il apparaisse et s'apparaisse comme servant le texte et non à travers lui ses propres intérêts » (Bourdieu, 1975, 5), et que « les intérêts matériels ou symboliques ne [puissent] se satisfaire qu'à condition de se dissimuler ou de se transfigurer. » (5) Ainsi, la critique de Marty – qui laisse voir une transposition sur le texte littéraire d'intérêts politiques personnels10 – choque également du fait qu'elle transgresse les standards méthodologiques que prescrit la posture de son auteur dans le champ intellectuel 11.
La dimension politique et idéologique de ce débat a priori littéraire devient par ailleurs de plus en plus manifeste au fil du dialogue entre les deux critiques, compromettant la position d'objectivité et de désintérêt que cherche à défendre Marty. Dans « Jean Genet antisémite? Sur une tenace rumeur », Ceccatty lui reproche, en plus de sa « lecture caricaturale » et de son « interprétation naïve », d'avoir écrit Bref séjour à Jérusalem dans « l'élan d'une adhésion totale à la politique menée par Ariel Sharon. » (Ceccatty, 2006, 905) Quelques mois plus tard, dans « À propos de Jean Genet et de l'antisémitisme », Marty ne défend que très brièvement son interprétation des textes de Genet, et il répond à la critique de Ceccatty par la justification suivante : « Ma défense du droit à l'existence d'un pays et d'un peuple ne signifie nullement une "adhésion totale" à la politique d'un homme que je n'ai pas hésité à critiquer tant pour sa politique d'implantation dans les Territoires palestiniens que pour sa politique au Liban. » (Marty, 2007, 210)
Il prend ensuite la peine de préciser, à propos du cas d'Ariel Sharon : « Aujourd'hui, six ans après les faits, la plupart des analystes et des observateurs avertis ne soutiennent plus la thèse d'une responsabilité de Sharon dans [le déclenchement de la Seconde Intifada] mais, comme je le fis alors, celle du prétexte. » (211) Ainsi, au fil des explications, l'objet du débat se déplace au-delà des enjeux littéraires, car à l'accusation d'une mauvaise lecture, d'une lecture biaisée par des allégeances politiques, Marty réplique en défendant et en nuançant ses positions idéologiques. Ainsi, dans cet exemple précis, l'œuvre de Genet devient, elle aussi, un prétexte à défendre les politiques israéliennes.
En ouverture de « Jean Genet antisémite? Sur une tenace rumeur », Ceccatty énonce ce qui constitue, à son sens, l'un des principaux éléments problématiques de la lecture de Marty. Il est question, encore une fois, des rapports qu'entretient l'œuvre de Genet avec la politique :
Le procès qui est fait à Jean Genet depuis quelques années sur son supposé antisémitisme nous conduit à nous interroger sur la manière dont il est désormais lu par quelques historiens et théoriciens de la littérature. Mal enfin, parce que, indépendamment du sujet abordé […], c'est toute la question de la situation du romancier ou du poète dans l'actualité ou la mémoire historique qui se pose. À vrai dire, la question tout entière de l'imagination poétique et de la liberté de ton et de parole dans la littérature. (Ceccatty, 2006, 895)
Il semble en effet qu'une part de la querelle entre Marty et Ceccatty réside dans leurs différentes conceptions des liens qui unissent l'écriture genetienne aux événements historiques. Dans Jean Genet : Post-Scriptum, Marty approfondit la question du politique chez Genet, et postule que l'association des textes de Genet à une écriture engagée serait le fruit d'une profonde incompréhension renforcée par la publication d'Un captif amoureux. Il formule l'hypothèse d'un « malentendu fondamental » (53) qui serait immanent à l'écriture de Genet et définirait le lien de ses œuvres au champ politique. Il affirme que
Genet, contrairement au grand homme […] n'est donc jamais victime du malentendu. Bien plus, s'il est un immense écrivain moderne – c'est-à-dire redéfinissant entièrement les contours, le sens, et la nature de sa pratique mais aussi la signification que prend le monde à travers elle –, c'est que, loin d'être la victime du malentendu, il en est l'agent actif. (Marty, 2006, 60)
Cette confusion dont il attribue la responsabilité à Genet lui-même serait, selon Marty, d'ordre principalement linguistique et reposerait sur ce qu'il désigne comme un phénomène d'homonymie. Plus spécifiquement, il met en lumière l'utilisation récurrente, par Genet, d'un certain nombre de termes – il donne notamment en exemple le mot « fascisme » et le nom d'Hitler – dont l'usage commun réfère à des événements historiques ou à des concepts politiques réels, mais qui prendraient un nouveau sens à travers l'écriture genetienne.
De la même manière que, selon Marty, l'antisémitisme de Genet ne serait pas l'antisémitisme des dirigeants nazis et trouverait sa signification au-delà de la « rationalité historique », ces expressions renverraient à un réseau de significations propre, détaché du monde réel. Le « malentendu homonymique » reposerait ainsi sur
la transgression de ce qui assure l'ordre nécessaire du discours politique dont l'existence même ne se fonde que sur l'hypothèse hétéronymique, celle du paradigme, et qui veut que le mot « fascisme » n'a lieu d'être que dans une série d'équivalences et d'oppositions (démocratie, parlementarisme, nazisme, totalitarisme, liberté...). (68)
De cette manière, Marty émet l'hypothèse qu'il y aurait, chez Genet, l'illusion d'un discours politique créé par l'usage de termes idéologiquement connotés. Or, ces termes ne renverraient, selon lui, à aucun paradigme connu et trouveraient plutôt leur sens dans un système moral et éthique propre, fondé sur des principes de refus du Bien, de domination et de trahison12 et dont « la logique qui ne saurait être ailleurs que dans un certain usage de la langue. » (12)
Dans son article, Ceccatty ne s'oppose pas explicitement à cette vision du politique chez Genet, mais formule toutefois certaines nuances et objections. Il affirme lui aussi l'impossibilité de considérer l'écriture genetienne comme l'expression d'un discours politique, et il attribue les allusions récurrentes au fascisme et au nazisme à une volonté de provocation. Il refuse toutefois de concevoir l'œuvre de Genet comme l'incarnation d'un système de valeurs apolitiques basé sur l'amour du Mal; il perçoit plutôt dans ses textes une certaine forme d'engagement, non pas envers une idéologie précise, mais en faveur de la liberté des peuples. Le dernier passage de « Pourquoi caricaturer la pensée de Jean Genet? » est à ce sujet éloquent :
Pourquoi traquer un prétendu antisémitisme et une prétendue sympathie pronazie dans des textes qui n'ont jamais été écrits pour accabler un peuple et l'exterminer, mais qui dénoncent au contraire la délation généralisée d'une nation sous l'occupation allemande et qui, en ce qui concerne Un captif amoureux, tentent de suivre le destin de deux peuples, l'un, celui des Noirs américains, à qui est refusée la dignité humaine, et l'autre, celui des Palestiniens, qui a été délogé, colonisé, humilié, destitué de toute identité politique? (Ceccatty, 2007, 5)
Ceccatty défend ainsi la vision d'une œuvre qui serait foncièrement militante13 et témoignerait de situations politiques réelles.
Nombreux et complexes sont les éléments qui divisent les deux essayistes autour de l'interprétation de l'œuvre de Genet. Ceccatty formule, à l'endroit des ouvrages de Marty, un nombre important de critiques d'ordre méthodologique – il l'accuse d'instrumentaliser le texte à des fins idéologiques, mais également de « manipuler» les citations, de négliger le contexte d'écriture des textes, d'« interpréter négligemment » – suite à quoi Marty reproche à Ceccatty d'avoir mal lu ses analyses, de n'avoir « voulu y voir que de petites choses » (Marty, 2007, 209) et de manquer « aux règles les plus élémentaires de la déontologie critique. » (209) L'échange prend ainsi les allures d'un procès où chacun chercherait à invalider la version de son opposant, et l'acharnement et la véhémence avec laquelle les deux critiques s'attaquent mutuellement peut presque laisser croire à une guerre d'ego
Les problématiques à la base de cette querelle autour de l'antisémitisme de Genet dépassent toutefois largement les questions de méthodologie et d'interprétation littéraire. Cette controverse qui oppose Marty et Ceccatty permet d’éclairer les rapports à la fois paradoxaux et inévitables qu’entretient une œuvre comme celle de Genet avec le politique; une œuvre dont les allégeances idéologiques demeurent parfois ambigües, mais qui ne peut, néanmoins, être détachée de ses dimensions sociale et politique. Si curieuse et inusitée soit la démarche de Marty qui consiste à « dépolitiser » les textes de Genet à travers une « lecture métaphysique » pour mieux défendre ses propres intérêts idéologiques, cette querelle critique est révélatrice de certaines implications qui sous-tendent bien souvent l’acte de lecture. Elle montre comment tout travail d’interprétation devient politique lorsqu’il touche à des questions qui relèvent du sens commun. Car ce dialogue sur la logique de l'écriture genetienne est également traversé, comme nous l’avons montré, par un débat sur le sens même de l'antisémitisme, et si la lecture de Marty choque, c'est parce qu'elle témoigne d'un désir d'établir de nouvelles significations, d'une tentative de s'approprier – pour reprendre encore les termes de Bourdieu – l'un des « catégorèmes qui, en tant que principes de structuration, font le sens du monde, et en particulier du monde social, et le consensus sur le sens de ce monde. » (Bourdieu, 1987, 134) En ce sens, la vive opposition avec laquelle Ceccatty réfute les thèses de Marty peut se lire comme un refus de se voir imposer un nouveau sens du monde.
Corpus étudié
Ceccatty, René de. 2006. « Pourquoi caricaturer la penser de Jean
Genet? ». L'Humanité, numéro 1er juillet 2006, p. 3.
Ceccatty, René de. Décembre 2006. « Jean Genet antisémite? Sur un tenace rumeur ». Critique, n° 714, p. 895-911.
Marty, Éric. 2003. Bref séjour à Jérusalem, Paris : Éditions Gallimard, coll. « L'Infini », 272 p.
Marty, Éric. 2006. Jean Genet : Post-Scriptum. Lagrasse : Éditions Verdier, 128 p.
Marty, Éric. Mars 2007. « À propos de Jean Genet et de l'antisémitisme ». Critique, n° 718, p. 209-220.
Corpus théorique
Baty-Delalande, Hélène. 2010. « Introduction au dossier critique », dans Dominique Carlat et Agnès Fontvieille-Cordani (dir.), Jean Genet et son lecteur : Autour de la réception critique du Journal du voleur et Un Captif amoureux. Saint-Étienne : Publications de l'Université de Saint-Étienne, p. 8-30.
Bourdieu, Pierre. Novembre 1975. « La critique du discours lettré ». Actes de la recherche en science sociale, vol. 1, n° 5-6, Novembre 1975, p. 4-8.
Bourdieu, Pierre. 1987. Choses dites. Paris : Éditions de Minuit, coll. « Sens commun », 228 p.
Durand, Pascal. 2004. « Lieu commun, cliché, stéréotype. Généalogie des formations figées », dans Lucien Sfez (dir.), Conférence de l'École doctorale de science politique. Paris : Publications de la Sorbonne, p. 33-49.
Sartre, Jean-Paul. 1952. Saint Genet : comédien et martyr, Paris : Éditions Gallimard, 700 p.
Toffoli, Camille. 2016. « La question de l’antisémitisme chez Jean Genet : un débat sur le « sens du monde ». Autour de la réception critique d’Un captif amoureux » , Postures, Actes du colloque « Réfléchir les espaces critiques : consécration, lectures et politique du littéraire », n°24, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/toffoli-24> (Consulté le xx / xx / xxxx).