La route défilait au son des Midlake, j’aurais pu la faire les yeux fermés, je la connaissais par cœur, je le faisais à l’envers mais au fond c’était le trajet de ma vie. Des banlieues vers les finistères. D’une bordure à une autre (Adam, 2012, 35).
Olivier Adam, Les lisières.
L’histoire récente de la France est marquée par de fortes tensions sociales, politiques et raciales. L’augmentation de la précarité sociale, les délocalisations d’entreprises et la hausse de l’immigration1 ont créé un cocktail explosif ayant mené, entre autres, aux émeutes dans les banlieues de Paris en 2005, aux grèves contre les contrats de première embauche (CPE) et à la montée du Front National, un parti d’extrême droite. Dans le cadre de cet article, j’explorerai, à l’aide du roman Les lisières d’Olivier Adam, paru en 2012, comment le narrateur perçoit ces tensions et quels sont les impacts sur la représentation de la ville contemporaine.
Pour ce faire, un retour dans le passé de la France s’avère nécessaire. En effet, la représentation des liens entre les conflits sociaux et l’urbanité dans Les lisières se veut à la fois un écho et une contestation de la vision qui avait cours au siècle passé. Prenons comme exemple la description de la barricade Saint-Antoine qui déchire Paris en deux dans Les Misérables de Victor Hugo. À l’« aspect lamentable de toutes les constructions de la haine : la Ruine », la barricade représente « l’immense souffrance agonisante, arrivée à cette minute extrême où une détresse veut devenir une catastrophe ». Figure totalisante et personnifiée de la Révolution, elle sépare le peuple en deux, le « haillon d’un peuple [...] faisant de sa misère sa barricade » (1862, 12). Dans ce passage de Hugo, les marqueurs de distinctions idéologiques trouvent leur point d’ancrage dans le matériel, dans le concret, et prennent la forme de frontières qui, bien que bancales, sont étanches.
Au contraire, dans Les lisières, Olivier Adam présente la disparition des marqueurs physiques de distinction idéologique et son influence sur la représentation du Paris contemporain, sur la représentation de la France et sur la construction identitaire du narrateur, Paul Steiner. À l’opposé du Paris du XIXe siècle, celui que décrit Adam est marqué par de profonds changements urbanistiques liés à une porosité des frontières. Le débordement des limites traditionnelles des villes, les fluctuations idéologiques des personnages, la mixité sociale et ethnique causent une remise en question des barrières dites traditionnelles. L’étude des trois lieux au cœur du roman – la banlieue, Paris et la ville de bord de mer – permet de percevoir une inversion du rapport entre le centre et la périphérie (nous y reviendrons), mais surtout l’effet de l’effacement des frontières sur la construction identitaire du personnage.
Le fait que Paul Steiner soit mis en scène comme un « être-périphérique » tisse un lien fort entre le géographique et l’identitaire. En effet, l’identité de ce personnage, toujours en marge, à la lisière de sa propre existence, aurait été définie par son origine géographique : la banlieue parisienne. La quête de cet écrivain de gauche, en mal d’absolu, né « en bordure du monde », le mène donc à parcourir à rebours le chemin de sa vie : il doit quitter la ville où il a été heureux, ce finistère2 ouvert sur la mer qui lui a servi de refuge, et retourner dans son anonyme banlieue originelle. Ce personnage liminaire que l’on pourrait dire fondé par une ville désertique jette un regard sur un pays où les marges et les bordures tissent une vision du monde particulière et dissonante. L’objectif de cette étude sera donc de mettre en lumière la lecture nouvelle de l’identité française et de ses problématiques contemporaines telles qu’abordées dans cette œuvre.
La banlieue, dans le roman d’Olivier Adam, prend l’apparence d’une antithèse de Paris, où règne une absence quasi totale de marqueurs de différenciation, de frontières. Ainsi, le lieu de naissance du narrateur participe à cet effet de flottement. La périphérie de la Ville-Lumière, où « vu du ciel tout se fond en une masse indistincte » (Adam, 2012, 42), trouve son homogénéité dans la longue suite de banlieues identiques3 : précarité, inégalités sociales, discours racistes et peur des immigrants s’y répètent. Il s’agit de villes qui n’ont « que très peu de contours, jouxtant d’autres villes qui semblaient elles aussi mangées par leurs abords, réduites à des zones d’approche qui n’en finissaient pas de tendre vers un cœur inexistant » (41).
Chez Adam, la banlieue, dénudée d’historicité, se caractérise par son absence de centre et de centre-ville : seuls le travail et la consommation y font office de ciment social. Ainsi se succèdent les usines, l’hôpital, la casse automobile, les zones industrielles, les supermarchés, les stationnements, les voies ferrées : voilà le seul paysage que voient les habitants en se rendant à leur bureau, leur atelier, leur boutique, leur école ou leur cabinet. Les lisières reprend à ce titre les codes décrits par Jean-Noël Blanc : la banlieue est perçue comme un lieu triste et terne, dépourvu d’urbanité, où les inégalités sociales sont la cause première de son embrasement (Blanc, 1991, 193).
Paul Steiner semble de prime abord jeter un regard sociologique sur les banlieues en mettant en lumière leur mixité sociale4. Il raconte l’embourgeoisement qui menace certains quartiers de Paris, les banlieues les plus rapprochées et les villes de bord de mer, repoussant les travailleurs précaires de plus en plus loin des centres. Les Cités, quant à elles, symbolisent la violence et l’exclusion : leurs résidents « paraissaient vivre à la marge, exclus d’office » (Adam, 2012, 67). Par ces représentations, le regard engagé du narrateur n’en est pas moins fortement stéréotypé : on sent sa difficulté à se dégager du discours commun sur les banlieues (nous y reviendrons).
Les habitants des banlieues parisiennes, ancien château fort du Parti communiste français (PCF), vivent difficilement le vacillement des frontières sociales et raciales : l’arrivée d’immigrants et la précarité économique, néolibéralisme oblige, en transforment plusieurs en sympathisants du Front national (FN)5. Dans le roman, François dit à son frère Paul : « Le vieux m’a sorti comme ça qu’il la trouvait pas mal la fille du Borgne. Papa. Entré aux imprimeries à quatorze ans, avec son seul certif en poche. Syndiqué toute sa vie. Devenu chef d’atelier à la force du poignet » (46). Pour Paul, le revirement politique du père et son admiration pour Marine Le Pen pourraient être expliqués par le fait que son sentiment de « on n’est plus chez nous » est associé à une vision passée de la France. La nostalgie à l’origine des préjugés du père ne reposerait donc pas sur une conception de l’identité française, mais sur l’image des habitants des banlieues avant les années quatre-vingt. L’idée de la ruine, de la destruction de la France, se déploie en deux pensées contradictoires. Pour le père de Paul, les Français auraient été dépossédés de leur territoire, de leur pays, de leur nation, par des étrangers (il faut lire ici « étranger » comme des personnes non occidentales). La représentation de la France qu’offre le narrateur est tout autre : pour lui, elle « n’avait jamais été strictement blanche ni catholique, elle avait toujours été métisse, plurielle, complexe, mutante, mixte, bigarrée » (123). Une mise en parallèle des trois temps de la vie des parents de Paul − l’immigration, le travail, la retraite − montre l’évolution sociale et idéologique de ses parents :
[…] face à la maison de mon père, ouvrier communiste alsacien débarqué à trois ans à Maison-Alfort […]. Face à la maison de mon père syndiqué et de ma mère ouvrière à la chaîne […]. Face à la maison de mon père qui trouvait la fille du Borgne pas mal et de ma mère qui s’était fracturé le fémur et commençait à perdre la tête […] (47).
Deux discours s’affrontent donc, mais arrivent à la même conclusion : la France, comme entité, se désagrège. L’arrivée massive d’immigrants maghrébins, la destruction des idéaux progressistes et bien d’autres bouleversements sociaux contemporains mettent en crise la nation française qui se matérialise par l’éclatement des conflits sociaux, non plus dans la capitale française comme au XIXe siècle, mais dans les banlieues.
Pourtant, le portrait brossé de ces banlieues qui effraient tant la France, la périphérie des Cités où logent les Noirs et les Arabes, ceux qui menaceraient l’identité française, ne donne pas l’impression de
travers[er] une zone sauvage, non civilisée, où la violence était sinon omniprésente, du moins une possibilité parmi d’autres, comme si cet endroit ressemblait véritablement à ce qu’en disait la télévision, le soir après vingt-trois heures, sur M6 ou TF1 (392).
Les déambulations du narrateur offrent à lire ces zones dites sauvages comme des lieux de passage : abris d’autobus, stations de métro, rames de RER désertées par les Blancs, craintifs et apeurés. Dans ce contexte, la périphérie de Paris telle que dépeinte par Adam peine à être représentée dans sa totalité et s’éloigne difficilement du cliché. Néanmoins, cet imaginaire urbain réussit, en soulevant des enjeux identitaires, à remettre en cause la nation comme élément fondateur de l’identité, auquel se supplée la ville.
L’identité de Paul Steiner s’est construite grâce à des jeux de miroir. À cet égard, la banlieue V. se présente à la fois comme un désert social et comme l’élément fondateur de son identité. Quant à la Ville-Lumière, à laquelle il s’identifie autrement, elle s’y oppose par son caractère excessif : haut lieu de mémoire, d’Histoire et de Culture. Toutefois, la splendeur du passé de Paris est trop lourde à porter dans le roman et la ville s’écroule sur elle-même. En fait, une forme de dégénérescence s’y déploie, car la littérature, l’objet qui fait vibrer le narrateur, se serait éloignée des visées du XIXe siècle, soit de référer au peuple, au commun et au majoritaire :
à l’heure où la plupart des romans prétendant parler de la société française portaient sur les traders, les patrons, les cadres supérieurs, les gens de la télé, les mannequins, la jet-set, les artistes sur-cotés […], écrire sur les classes moyennes et populaires, la province, les zones périurbaines, les lieux communs, le combat ordinaire que menait le plus grand nombre était paradoxalement devenu une particularité, un sous-genre. (406-407)
L’élite française contemporaine tirerait sa fierté dans le fait de résider dans la capitale et semble incapable, dans le roman, de tourner son regard vers l’extérieur, vers la France, vers le monde :
Farouchement de gauche, [les critiques] considéraient pourtant unanimement, parfois sans oser le dire, qu’au-delà du périphérique ne régnaient que chaos, barbarie, inculture crasse et médiocrité moyenne et pavillonnaire. Quant à la province, qu’ils ne fréquentaient que pour les vacances ou lors des tournées en librairies toujours un peu glauques, elle rimait nécessairement avec enfermement, sclérose, conformisme, plouquitude, conservatisme bourgeois, pesanteur, travail, famille et patrie. (407)
Cette description grinçante que fait Paul de l’attitude de ses alter ego écrivains ne peut que déranger par son étonnante ressemblance avec celle qu’il dresse de sa banlieue natale. En effet, même si le narrateur s’inspire des concepts bourdieusiens de distinction et de trajectoire, il échoue à saisir la ville et les trajectoires individuelles des habitants sans reproduire les stéréotypes véhiculés par le discours social. La notion de trajectoire, amalgamée à celle de trajet, a pour effet de rendre l’individu déterminé par son origine sociale et son appartenance géographique, rejetant par le fait même le hasard et le libre arbitre.
Inquiété par tous les bouleversements de la France actuelle, le narrateur mêle explications faussement bourdieusiennes, géopoétique et doxa pour exposer la souffrance de ses contemporains, ou plutôt pour se limiter à exprimer la sienne. Bref, la quête identitaire de Paul Steiner se résume à une aporie, celle de saisir par l’écriture la totalité de la ville parisienne et des banlieues qui l’entourent. Or, cette ville contemporaine, en éclatement, se détruit et se reconstruit sans cesse, créant un espace mouvant où la fixation identitaire devient impossible. La capitale française est gangrenée, c’est un désert de ruines, une ville en désagrégation, un lieu paradoxal : « Paris grouillait mais Paris était désert », affirme le narrateur (165). L’imaginaire de la fin apparaît sous la forme d’un déluge, un tsunami qui dévaste la vie parisienne de Paul Steiner : « engloutie, comme ces villes entières du nord de Honshu au Japon » (165). Comme celui ayant ravagé les côtes du Japon en mars 2011, le tsunami représente un débordement des frontières, un mouvement d’engloutissement. L’aspect désertique et désolé de Paris s’oppose aux remous incessants qui l’agitent, au « flux de passants, [aux] langues mélangées, [à la] foule incompréhensible » (168).
Quant à la ville de Bretagne où les Steiner se sont établis, elle peut, à première vue, avoir plusieurs points communs avec la banlieue. Marquée avant tout par une absence de frontières, les éléments naturels ne savent pas rester à leur place et dépassent, débordent de leur décor.
Le chanteur d’Applause nous confirmait que once again we are rinding to nowhere, et les vagues s’écrasaient sur les vitres. On aurait cru que le bar entier passait à la lessiveuse. Je suis sorti fumer une cigarette et tout valsait, la nuit les étoiles et les villas accrochées à la corniche. […] La mer était noire comme le ciel. On ne savait plus où elle finissait (32).
Aux bordures de la France, la maison du personnage représente la fin de son exil identitaire, un endroit de naissance où il est en adéquation avec son environnement. On croirait même y retrouver un mythe de fondation : la mer, l’arrivée du voyageur après nombre de péripéties, la rencontre avec l’amour de sa vie, la fondation d’une ville (ou d’une famille) – mais placé sous le signe de l’identitaire et du personnel.
Voilà comment le rapport entre Paris, la banlieue et les finistères s’opère. Dans cette démarche dialectique, la banlieue est l’antithèse de Paris. Dès lors, sa représentation s’en trouve bouleversée. En marge du centre – on aurait même envie de dire en marge du monde – elle paraît davantage imaginaire que réelle, plus fantomatique qu’habitée : c’est un lieu du passé, de la nostalgie et du regret. Les écrivains, et même Adam, échouent souvent à représenter de façon non stéréotypée l’absence de cohérence de ce lieu de violence, de ces endroits désertés qui servent de lieu de passage au parisien, et qui se rapproche davantage du non-lieu (Ridon, 2000, 32-33). Catherine Poisson soulève dans « Terrain vague : Zones de Jean Rolin » la difficulté de la représentation de la périphérie de Paris par son caractère « ni esthétique […] ni sordidement poétique » (2000, 17). Devant ce constat, il serait difficile de nier l’impact de l’effacement des frontières urbaines sur le narrateur, écartelé par les tensions sociales présentes dans son lieu d’origine et aux prises avec une identité poreuse, fuyante.
Au brouhaha des villes contemporaines, ce texte répond par le silence, le manque et le vide, les transformant en lieux désertiques en approfondissant par le fait même le lien entre la ville et les troubles identitaires du narrateur. La nuit urbaine, pourtant balayée par la lumière des lampadaires, est lourde « comme en plein hiver, sans sommation, massive et profonde » (Adam, 2012, 27). Le vide s’attaque même au cœur des sociétés contemporaines : les villes modernes. Agissant dans cette entreprise de destruction du monde, la périphérie est personnifiée :
Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en dépit des mots les choses s’étaient inversées : le centre était devenu la périphérie. La périphérie était devenue le centre du pays, le cœur de la société, son lieu commun, sa réalité moyenne. Partout s’étendaient des zones intermédiaires, les banlieues n’en finissaient plus de grignoter les champs, au milieu des campagnes surgissaient d’improbables lotissements pavillonnaires. La périphérie progressait à l’horizontale, s’étendait à perte de vue, mangerait bientôt la totalité du territoire. Oui, ça ne faisait aucun doute, la périphérie était devenue le cœur. Un cœur muet, invisible, majoritaire mais oublié, délaissé, noyé dans sa propre masse, dont j’étais issu et que je perdais de vue peu à peu (38).
L’arrivée du narrateur à V., devant la maison familiale, déclenche une série d’événements apocalyptiques. Les ruines sont partout : échec de son mariage, hospitalisation de sa mère, vente de la résidence de ses parents, tsunami au Japon, montée de l’extrême droite. Les morts par milliers au Japon s’ajoutent à la dévastation du monde, à la dégénérescence de la vie de ses parents et à la dégradation du climat social des banlieues. Le point focal n’est plus porté sur la seule banlieue parisienne et les liens qu’elle entretient avec la capitale : la France tout entière semble menacée, le futur de la planète est compromis par la succession de cataclysmes :
Fukushima, la Libye, la Côte d’Ivoire, la Grèce. Partout l’apocalypse guettait. Et en France pas moins qu’ailleurs. La crise qui ne cessait de s’étendre, la Blonde, les affaires qui se multipliaient, l’obsession musulmane, l’Identité et la Nation, de vieux relents de Travail Famille Patrie. Quelque chose pourrissait peu à peu dans ce pays. Une lente décomposition. […] Tout le monde semblait à bout de nerfs. La dépression étendait son empire (147).
L’origine de la ruine contemporaine est enracinée dans le passé du narrateur. Ayant grandi dans un lieu anonyme duquel l’Histoire semble absente, il a été contaminé par l’endroit :
J’avais grandi sur le sable meuble des zones pavillonnaires, des banlieues sans début ni fin, et mon enfance s’était volatilisée quelque part. Comment n’aurais-je pas eu ce sentiment de flotter dans le vide, de vivre suspendu, entre deux eaux, sans attaches solides ni repères? […] Cette géographie indistincte où j’avais poussé sans m’en souvenir. J’y lisais les fondements de mon goût pour les échappées, de mon penchant pour la fuite et l’absence, l’effacement (68-69).
Se trouvent alors associées la banlieue et la prison. La métaphore est filée : l’action de pénétrer dans la maison de son père est comparée à celle d’entrer dans « un caveau » (83). La maison familiale, et plus largement la banlieue, devient un lieu d’enfermement6 : « Sitôt un pied dans la maison j’étouffais, je cherchais le moindre prétexte pour sortir. J’avais l’impression confuse que le passé allait me sauter à la gorge, me mettre les menottes et m’enfermer là pour toujours » (35). Au même titre qu’il a jadis tenté d’échapper à ses racines identitaires, le narrateur essaie aujourd’hui d’échapper à l’emprise de la maison : « D’instinct, comme on cherche une échappatoire, je me suis dirigé vers la fenêtre, sa vue sur les immeubles en quinconce et les petits quartiers pavillonnaires au milieu, le fleuve qui filait vers Paris et traversait des villes toujours plus denses et verticales7 » (60). L’eau – le fleuve – devient un point de fuite : coulant, se mouvant, il permet à l’esprit de Paul de vagabonder, de se déraciner, de se déterritorialiser.
La mort de son frère jumeau à la naissance serait à l’origine de son rapport trouble au monde. Lorsqu’il apprend l’existence et le décès de ce double, pendant son retour dans la maison familiale, il se sent « […] coincé, enfermé à l’intérieur de [lui]-même, verrouillé à double tour, inapte à en sortir, tout demeurait retenu en travers de [s] a gorge, les mots, les rires, les sentiments, les gestes » (231). S’ouvre alors un questionnement sur la frontière identitaire : le narrateur est incapable de départager ce qui lui appartient en propre et ce qui a été créé par la mort de Guillaume, son jumeau.
En effet, l’enfance et l’adolescence de Paul ont été marquées par ses problèmes de santé mentale – une sorte de mal de vivre – lesquels le rattrapent à Paris, alors qu’il était convaincu de les avoir semés « planqué au cœur de la ville immense » (167). Sa tentative de suicide, vers ses dix ans, manifeste le mal-être qui l’habitait déjà. Ainsi affirme-t-il : « j’avais dix ans et je ne voulais plus être là. Je voulais m’absenter pour toujours. » (24) L’identité même du personnage s’en trouve ébranlée et il ne se représente plus que par une suite de blancs, comme si « à chaque page de [s]a vie, [s]es moi anciens avaient disparu pour de bon » (236). Mais l’immensité de la ville ne lui suffit pas, et seul le bord de mer lui apporte momentanément l’espace nécessaire à son équilibre. La représentation de ses années à Paris condense plusieurs éléments contradictoires : la folie, la dérive, l’abandon, mais également le bonheur. La combinaison de tout cela crée un tourbillon éblouissant et nostalgique : « Que restait-il de nous, de ces années lumineuses et pauvres, osseuses et éclatantes, comme une deuxième naissance? Ces deux chiens perdus sans collier, pareils à deux héros mondianesques, dérivant dans la ville blonde » (167). Lorsque la maladie l’a rattrapé à Paris, Paul s’est exilé au bord de la mer :
chez certains ça marche, mieux que les médicaments, vous verriez ça, les bords de mer sont comme des hôpitaux, on y croise des légions de convalescents, des gens fuyant la douleur c’est fou, j’avais souri à l’époque mais [...] les villes de bord de mer étaient des hôpitaux à ciel ouvert (168-169).
La banlieue comme Paris provoque la folie. À l’opposé du sentiment d’enfermement propre à l’urbanité, aux édifices étouffants et à la densité de la population, la mer et l’eau coulante offrent un espace salvateur de déterritorialisation qui permet à l’esprit tourmenté du narrateur de se ressourcer et de guérir. Plonger dans la mer devant sa résidence de Bretagne efface ses souffrances :
Soudain la mer s’est répandue devant mes yeux et j’ai eu la sensation qu’on ouvrait mon cerveau pour le laisser libre de s’étendre après des jours entiers dans un Tupperware. [...] Je suis ressorti de l’eau gelé mais remis à neuf : je ne boitais plus, j’avais l’esprit clair et dégagé, en quelques minutes la mer avait tout effacé, les rues de mon enfance et la maison de mes parents, mes anciens camarades de classe et Sophie (257-258).
Devant l’impossibilité de s’ancrer dans un centre géographique, le narrateur est condamné au mouvement afin de préserver sa stabilité mentale. De sa prison banlieusarde à l’étouffant Paris, il a donc migré vers les lisières de la France. Le bord de mer français n’étant pas encore suffisant, c’est dans le calme des temples de Kyoto, à l’extrémité de la Terre, qu’il tente de retrouver l’équilibre tant désiré dans un monde en désagrégation.
Or, à cette vision pessimiste du réel, l’écriture apporte une réponse : elle permet de combler les blancs, d’habiter le désert et de le complexifier. Comme Paul Steiner se place en retrait du monde pour survivre, son rôle d’écrivain lui permet de l’observer et de tenter de saisir le réel :
Tu crois que les autres sont faits pour le travail, demandait Paul? Oui, répondait inlassablement Tristan […]. Oui, beaucoup le sont et pas toi, toi tu es fait pour autre chose, comme moi. Tu es fait pour déserter, habiter poétiquement le monde et en rendre compte (176).
Alors que son narrateur-écrivain se débat contre ses propres contradictions – écrivain de gauche originaire de la banlieue qu’il déteste, avec le défaut de catégoriser les gens selon leur habitus pour mieux les discriminer –, le véritable auteur, lui, tente de présenter la pluralité de la ville et l’entrechoquement des discours par la trajectoire erratique de son personnage.
Le caractère liminaire de Paul Steiner provient de son appartenance en continu à deux univers : le réel et le fictif. Relié au monde par l’écriture, il s’agit de son « seul moyen de [s]e connecter au monde, de le sentir, d’en éprouver la texture, de [s]’assurer de son existence, et de la [s]ienne au passage » (22). En effet, sa « nature “périphérique” » sert plutôt d’excuse puisqu’il est « plus poreux à la vie des autres qu’à la [s]ienne, […] plus ému par la fiction que par la réalité » (428). Ainsi, Paul flâne dans son existence, se promenant d’une bordure à l’autre, explorant les trajectoires d’autrui sans jamais s’arrêter. Susan Buck-Morss soutient que « si au début le flâneur en tant qu’individu rêvait en se projetant dans le monde, à la fin la flânerie était devenue une tentative idéologique de se réapproprier l’espace social » (1986, 366). La flânerie telle que réalisée par Paul combine efficacement ces deux définitions, car le narrateur-écrivain tente de combiner sa façon d’être dans le monde à une critique sociale de l’espace des banlieues. Ce faisant, il s’expose à une déconnexion du réel, comme le lui affirme son ami d’enfance, Éric :
tous ces trucs que tu racontes sur l’endroit d’où tu viens, ton côté écrivain social en prise avec la réalité du monde, ça me fait un peu marrer, vraiment ça me fait marrer. Je me dis putain ce mec il a jamais vraiment bossé, il a jamais mis les pieds là où ça se passe et il serait en prise avec la réalité de ce monde (Adam, 2012, 179).
Sa flânerie devient par conséquent une errance qui le plonge dans la nostalgie (de son enfance) et le contraint au mouvement vers les bordures, jusqu’à son exil au Japon. L’errance de Paul Steiner en fait un écrivain fantôme, pour qui l’absence et le vide sont des éléments fondateurs de son identité. En plus de constater le vide de sa propre existence, Paul déserte les vies sociale et familiale. « J’avais déserté » (41), répète-t-il. Son absence de souvenirs influe même sur sa capacité à être dans le monde, à habiter les moments importants du quotidien, et le transforme, par là, en être fantomatique.
Vivre avec toi c’est vivre avec un fantôme [dit Sarah au narrateur]. Tu n’es jamais là. Jamais vraiment. Il faut toujours te répéter trois fois la même chose. […] Un jour tu es dans tes livres. L’autre tu te perds dans la contemplation des étendues. Mais jamais tu n’es là, ici, avec nous (23).
En somme, Paul Steiner n’est pas unique : ce personnage en quête d’identité soulève plusieurs malaises contemporains. Dans le regard qu’il jette sur le monde se lit une douleur commune marquée par la négativité et une envie généralisée de déserter un espace difficilement habitable. Les lisières dresse un portrait bouleversant de la France actuelle : le vacillement des frontières et leur porosité fragilisent les repères. Par le fracassement de discours sociaux les uns contre les autres, ce roman réussit à démontrer l’inconsistance et la fluctuation des « valeurs » d’une société, dans ce cas-ci, la nation française. Par conséquent, la notion même d’identité nationale est mise en doute. D’ailleurs, devant les dégâts qui dévastent sa société, Paul préfère le retrait, la fuite, jusqu’aux bordures du monde si nécessaire. Et il nous confronte à cette question laissée en suspend par le texte : que faire devant la désertification, la désagrégation, de notre monde et l’absence de solutions acceptables pour contrer les ruines qui parsèment déjà le quotidien?
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