On conçoit généralement l’utopie comme un lieu qui n’existe nulle part, précisément parce qu’il ne peut exister que dans un ailleurs imaginaire, parce qu’il est un monde rêvé, une projection de société idéale. Souvent conçue comme une réaction à l’époque contemporaine de l’auteur, l’utopie permettrait de corriger les problèmes que celui-ci déplore, en proposant des solutions qui impliquent parfois d’abolir des tares. C’est le cas de l’ouvrage L’utopie de Thomas More (More, 2003.), dans lequel la description de l’île imaginaire est fondée sur l’absence de propriété privée. Par contre, si l’Utopie de More doit être comprise comme une charge politique et économique contre la société de son époque, en aucun cas son texte ne propose explicitement l’établissement de l’utopie qu’il décrit, il « le souhaite plutôt qu’il ne l’espère », pour paraphraser un passage de la conclusion du texte. De la même manière, la plupart des récits utopiques sont des commentaires sur le monde réel formulés de manière oblique, et le souhait qui y est émis d’un monde meilleur est rarement accompagné d’un projet permettant de le mettre en branle.
Pour cette raison, les récits utopiques, comme celui de More, nous donnent à lire un monde idéal dont les conditions d’avènement sont généralement passées sous silence. L’absence de ce programme opératoire force la réflexion : comment peut-on instaurer une utopie? Se montrer convaincant dans sa description d’un monde meilleur est-il suffisant? Ne faudrait-il pas plutôt prendre des actions concrètes pour que l’utopie passe de l’imaginaire à la réalité? Dans ce cas, quel prix est-on prêt à payer et à faire payer aux autres pour enfin voir son utopie se réaliser? Dans son essai Raison et déraison de l’utopie, François Chirpaz pose une mise en garde à cet effet, en affirmant que « L’insensé qui constitue le péril majeur pour l’homme réside, précisément, dans le moment où le délire devient capable de tout, y compris du meurtre, pour se procurer les instruments de la puissance. Pour imposer sa domination sans limite. » (Chirpaz, 1999, p. 153.) En effet, un utopiste qui voudrait imposer son modèle social à son monde, malgré des intentions louables, aurait tendance à s’octroyer une autorité sans limite pour parvenir à ses fins, sans égard ni respect pour la vie humaine dont il cherche néanmoins à émanciper les conditions d’existence.
Il nous apparaît fertile, pour examiner les questions soulevées précédemment, de considérer le cas des super-héros, ces personnages imaginaires qui sont des utopistes en action ayant recours au despotisme afin de concrétiser leur conception du monde idéal. Après l’étude de l’ontologie du super-héros, nous aborderons le roman graphique Watchmen (Gibbons et Moore, 2005) afin de considérer les actions d’Adrian Veidt, un des personnages de ce récit qui, pour réaliser son utopie, renonce au mode opératoire du super-héros dans sa tentative d’instaurer un règne social du surhomme. Cette analyse nous permettra de confronter l’idée platonicienne selon laquelle la société gagnerait à être gouvernée par des rois-philosophes avec la manière pour le moins pernicieuse qu’adopte Veidt pour imposer sa volonté. Puis, nous soulignerons comment il est établi dans Watchmen que la concrétisation d’une utopie contient en germe le désir de constituer un nouvel ailleurs idéalisé.
Il semble important de préciser dès maintenant que, à l’instar de bien des univers de super-héros, le récit de Watchmen est d’abord une uchronie, comme le définit Richard St-Gelais dans son essai L’empire du pseudo : grosso modo « un monde fictif qui ne relève ni du futur ni du passé au sens strict, mais plutôt d’une histoire qui aurait pris un cours différent de celui qu’elle a pris en réalité, en opérant une bifurcation dans la trame de l’histoire, à partir d’un point de bascule implicitement déterminé comme dominant ». Dans Watchmen, ce point de bascule est la parution en 1938 d’un comic book mettant en vedette Superman. En effet, l’apparition de ce personnage dans les kiosques à journaux n’a pas seulement comme impact de devenir populaire auprès des jeunes lecteurs, elle inspire également des gens ordinaires à revêtir un costume de carnaval et à traquer le crime pour « appliquer la justice » à l’extérieur du système légal.
Les justiciers masqués de Watchmen présentent donc une différence importante avec les super-héros plus connus qui deviennent des justiciers après avoir obtenu des pouvoirs extraordinaires, ce qui les amène à vouloir défendre les plus faibles de la société et à lutter contre le crime. Si, dans ces univers fictifs, tous les personnages transformés en super-humains ne décident pas d’utiliser leurs capacités pour faire le bien, ceux d’entre eux qui se montrent vertueux l’emportent toujours sur leurs ennemis et réussissent à maintenir l’ordre, en plus d’inciter les citoyens à se conduire de manière irréprochable1.
Les super-héros traditionnels et les justiciers masqués de Watchmen ont toutefois un point en commun : à un moment ou un autre, ils prennent la décision d’enfiler un costume et de se dresser comme un rempart contre le crime et la violence. Cette décision est prise autant parce qu’ils ont à cœur un idéal de justice que parce qu’ils croient fermement que leurs actions vont rendre leur monde meilleur. Il y a ici un élément qui permet de rapprocher le modèle traditionnel du super-héros et l’utopiste. Le premier poursuit activement des criminels alors que le second s’efforce de dresser avec sa plume les contours d’une société proche de la perfection; néanmoins, les deux ont, tout de même, en commun d’être des idéalistes, confiants en leur vision d’une société meilleure. En effet, les super-héros ont toujours un projet utopique restreint, mais précis : l’éradication du crime. Ils sont convaincus qu’en accomplissant leurs actions héroïques, ils font en sorte que le bien triomphe du mal parce que, selon leur vision manichéenne du monde, les criminels représentent toujours le mal incarné.
Les super-héros ne se contentent plus simplement de rêver d’un monde débarrassé du crime ou même d’en offrir une description, puisqu’ils agissent en ce sens et prêchent par l’exemple. Leur désir d’un monde meilleur ne se manifeste pas dans une création littéraire, mais bien par une activité de protecteur du peuple. Comme le précise Ruth Levinas dans son essai The Concept of Utopia : « If utopia arises from desire, the transformation of reality and the realisation of utopia depends upon hope, upon not only wishful thinking but will-full action » (Levinas, 1990, p. 199). À la différence des écrivains qui constituent dans l’abstrait leur monde idéal, les super-héros sont des utopistes pragmatiques, puisqu’ils ajoutent à leur espoir idéel d’une société meilleure des actions concrètes en vue de l’avènement de leur utopie.
Cela semble, du moins, le point de vue d’Alan Moore, scénariste de Watchmen, puisqu’il y fait une allusion directe dans une autre de ses œuvres. Le roman graphique Supreme : The Story of the Year se veut un pastiche à peine voilé de Superman. En ouverture de l’œuvre, Supreme est transporté dans un univers parallèle où il rencontre un grand nombre de ses alter egos. Deux d’entre eux, les Supreme White et Gold, lui souhaitent bonne chance dans ses aventures, allant même jusqu’à lui dire : « We hope you’ll make your earth a Utopia, like we did ours » (Moore, 2002, non paginé), une allusion au fait que si un super-héros se rend jusqu’au bout de sa démarche, il transformera son univers en utopie, qu’il faut ici entendre non dans le sens d’un lieu d’ailleurs, mais plutôt comme une société idéale concrétisée.
Cette épuration sociale du crime que les super-héros veulent atteindre, aussi louable soit-elle, est menée sans le consentement des autres membres de cette société. Ce fait est souligné dans Watchmen : au cours du récit, le corps policier de Manhattan décrète une grève afin de protester contre les actions illégales des justiciers masqués. Il faut également rappeler que les super-héros œuvrent de manière beaucoup plus draconienne que les policiers. Le système légal de justice repose sur un effet de dissuasion, où le message lancé aux criminels est « le crime vous conduira à la prison », alors que celui des justiciers masqués n’est pas « ne commettez pas de crime », mais plutôt « si vous commettez un crime, je vais vous infliger une sévère raclée séance tenante ».
Il n’y a qu’un pas à franchir afin d’affirmer que les super-héros sont des despotes en puissance, en ce sens qu’ils imposent leur vision du monde et leur modèle social aux citoyens des villes qu’ils « défendent ». On peut résumer leur modèle judiciaire ainsi : le crime n’est pas puni au terme d’un long processus (enquête, arrestation, procès et emprisonnement), il est puni par les super-héros par une correction hic et nunc. Le super-héros est toujours dans une position d’autorité qui ne lui est pas attribuée par autrui : il décide lui-même de devenir à la fois juge, jury et bourreau. De plus, les super-héros ont l’habitude d’exhiber les criminels capturés à la population comme des trophées de chasse, en les déposant ligotés devant un commissariat de police, à la manière des despotes. Dans son essai Négationnisme et totalitarisme, Christian Godin affirme : « La terreur despotique doit être publique pour remplir sa fonction, qui est d’obtenir la soumission des hommes » (Godin, 2000, p. 12). L’exhibition de leurs actions justicières est une partie importante du travail des super-héros, puisqu’en présentant au peuple ce qui risque de se produire si un individu enfreint la loi, ils inspirent la crainte et la terreur à leurs concitoyens, ce qui est inhérent à leur mode opératoire. C’est donc non seulement en pourchassant les criminels, mais aussi en faisant planer la menace de représailles violentes contre les actions criminelles sur le reste de la population que les super-héros travaillent à l’instauration de leur utopie.
Cette posture despotique est dépeinte autant que dénoncée grâce à plusieurs personnages dans le roman graphique Watchmen. Le travail de justicier masqué, après être toléré pendant des dizaines d’années, devient illégal par un décret sénatorial à la suite de la grève des policiers. Adrian Veidt, protagoniste qui a œuvré comme justicier sous le nom d’Ozymandias, prend sa retraite peu de temps avant la tombée de ce décret. Reconverti en homme d’affaires très influent, il garde un souvenir ambivalent de sa carrière de justicier, car il a toujours considéré que l’approche despotique qui consiste à traquer des criminels revient à s’attaquer aux symptômes plutôt que de traiter la maladie. Son passé de justicier lui permet de comprendre que l’approche despotique traditionnelle des super-héros ne porte pas fruits. De plus, comme le récit principal de Watchmen se déroule en 1985, en pleine apogée de la Guerre froide, la menace d’un déluge d’armes nucléaires sur la planète est plus inquiétante que la présence de criminels dans les rues.
L’imminence d’une guerre nucléaire ne semble toutefois pas tempérer l’optimisme de Veidt. Il a une opinion précise sur le futur qui attend l’humanité, opinion qu’il exprime en toutes lettres au cours d’une entrevue publiée dans un magazine :
I would say without hesitation that a new world is within our grasp, filled with unimaginable experiences and possibilities, if only we want it badly enough. Not a utopia… I don’t believe that any species could continue to grow and keep from stagnation without some adversity… but a society with more human basis, where the problems that beset us are at least new problems (Gibbons et Moore, 2005, chap. 11, p. 31).
Il affirme donc avoir confiance en l’avenir, sans aller jusqu’à croire en la possibilité d’une utopie. De plus, malgré ce que dit Veidt, l’éventualité d’une guerre nucléaire appelle plus que jamais la nécessité de concevoir une utopie qui fournirait un espoir de survie à l’humanité, comme le rappelle Claude G. Dubois dans Problèmes de l’utopie : « Lorsque la réalité prend la forme de l’apocalypse, l’utopie est la seule possibilité qui laisse à l’homme le droit de croire à l’aurore » (Dubois, 1968, p. 55).
La déclaration en apparence innocente de Veidt cache, en fait, un projet bien réel visant à faire advenir ce futur possible en s’occupant lui-même de confronter l’humanité à un défi de taille. Sous le couvert de ses activités d’affaires, Veidt élabore un important complot. Son plan l’amène à kidnapper et séquestrer sur une île déserte des artistes et des scientifiques2. Dans un premier temps, les artistes, en tant que spécialistes de l’imaginaire, conçoivent un scénario d’horreur dans lequel un monstre surgit d’une autre dimension pour atterrir en plein cœur de New York, provoquant ainsi une décharge supersonique qui causerait la mort de millions de personnes. Les scientifiques trouvent, par la suite, une manière de faire passer ce plan de la fiction à la réalité. La catastrophe subséquente aura pour effet de causer un émoi mondial se traduisant par une solidarité entre les citoyens de la planète, solidarité capable de désamorcer les tensions nucléaires grimpantes.
Malgré une tentative tardive menée par d’autres justiciers pour contrecarrer le projet d’Adrian Veidt, celui-ci parvient à mettre à exécution son plan et tue en un instant des millions de New-Yorkais. Pour se justifier auprès de ses anciens collègues dépités, qui constatent l’étendue de la désolation provoquée par son action, Veidt explique : « No one will doubt this earth has met a force so dreadful it must be repelled, all former enmities aside » (Gibbons et Moore, 2005, chap.12, p. 10). Le plan de Veidt est décrit de la manière suivante dans un article à propos de Watchmen : «Veidt believes that the way to end war and human suffering is to force the world powers into aligning against a common enemy (a monster from outer space derived from the imagination of a comic book writer) » (Spanakos, 2009, p. 39). Ce n’est qu’une première étape dans son projet, qui est décrit en toutes lettres comme une utopie par Veidt lui-même puisque, suite à la réalisation de son plan, il déclare : « I saved earth from hell. Next I’ll help her towards utopia » (Gibbons et Moore, 2005, chap. 12, p. 20). Qu’importe si des millions de gens sont tués au cours de la concrétisation de son utopie : sa volonté d’établir une société idéale exige qu’il se place au-dessus des hommes. Comme le rappelle Raymond Ruyer : « La plupart des utopies sont très rationalistes, agressivement parfois. C’est l’homme qui joue à être dieu, et non l’homme qui rêve d’un monde divin » (Ruyer, 1988, p. 4). L’écrivain qui joue à être Dieu dans les pages de son œuvre est toutefois moins dangereux que l’utopiste qui décide, dans la réalité, de s’octroyer le droit de vie et de mort sur ses congénères afin de voir son monde rêvé actualisé.
Veidt fait le pari que dans une telle atmosphère mondiale de traumatisme et de crainte envers le futur, la population sera non seulement solidaire face aux périls de l’avenir, mais que tous seront aussi plus disposés à apporter des changements personnels afin de s’émanciper. Ces changements sont tous trouvés dans l’esprit de Veidt. Dans sa jeunesse, celui-ci accomplit un long voyage initiatique en suivant les traces de son idole, Alexandre le Grand, périple qui l’amène dans des contrées éloignées de l’Orient où il acquiert des techniques de combat et de méditation lui permettant de maximiser ses capacités physiques et mentales. Suite à sa carrière de justicier, Ozymandias devient un prospère homme d’affaires, dont les différentes compagnies œuvrent dans plusieurs secteurs (produits de luxe, édition, jouets, etc.). Un des produits distribués par l’une des nombreuses compagnies de l’empire Veidt est un livre proposant une méthode d’émancipation personnelle similaire à celle qui permet à Veidt de devenir Ozymandias. Voici quelques extraits révélateurs tirés de l’introduction de ce programme :
The Veidt method is designed to produce bright and capable young men and women who will be fit to inherit the challenging, promising and often difficult world that awaits in our future.
Our third and longest chapter presents a carefully coordinated series of physical and intellectual exercises which, if followed correctly, can turn YOU into a superhuman, fully in charge of your destiny. The Veidt method paves the way for a bright and hopeful future in which anyone can be a hero.
When you yourself are strong and healthy in mind and body, you will want to react in a healthy and positive way to the world around you, changing it for the better if you are able, and improving the lot of both yourself and your fellow man.
There’s a bright new world just around the corner. It’s going to need heroes just as badly as this one does, and one of them could be YOU! (Gibbons et Moore, 2005, chap. 10, p. 32.)
Il est flagrant que ce passage insiste sur la possibilité d’un avenir radieux que Veidt promet à ses lecteurs, un avenir où tous seront des surhumains et des héros. Nous avons donc affaire à une utopie particulière, puisque ce monde idéal n’est plus seulement façonné par des conditions sociales nouvelles, mais par une communauté de gens extraordinaires, un monde peuplé de héros où le travail de justicier masqué est donc rendue caduque. Veidt ne suggère pas un programme social qui n’est possible que si les lecteurs de son projet utopique y adhèrent; il propose plutôt d’opérer une révolution individuelle qui se diffusera à l’ensemble des citoyens de la terre.
Veidt souhaite donc que son programme d’émancipation soit appliqué par une grande partie de la population, et il suppose que, suite au drame, les gens seront plus enclins à suivre son projet. Le rapprochement entre la catastrophe et la méthode Veidt est apparent dans une des images qui présente le désastre, où on peut voir en arrière-plan le monstre et en avant-plan une réclame pour la méthode Veidt qui flotte au vent (Gibbons et Moore, 2005, chap.12, p. 6). La co-présence de ces deux éléments — la catastrophe et le programme d’émancipation ― illustre bien le passage entre le désarroi et la transformation personnelle que Veidt souhaite susciter dans l’esprit des citoyens.
Le projet d’Adrian Veidt est donc très loin de celui du justicier masqué typique. Il utilise bien la peur comme manière de transformer la société, comme c’est le cas avec les super-héros et les justiciers qui terrorisent les criminels en leur assénant des corrections. Or, dans le cas des super-héros, ces actions despotiques visent une cible particulière : les criminels. Veidt frappe à l’aveugle lorsqu’il téléporte un monstre dans Manhattan : des innocents aussi bien que des fourbes sont tués. Son geste ne peut entraîner une compréhension précise de la part de la population, parce que celle-ci n’a aucune idée de ce qu’elle devrait craindre suite à cette catastrophe. Dans le cas du criminel tabassé, le message est assez clair, mais quand un monstre tue trois millions de gens de manière complètement arbitraire, que faut-il comprendre? Rien en particulier. La réaction la plus prévisible consiste plutôt en une terreur sourde et confuse, ce qui sert bien le projet de l’ex-justicier utopiste.
Adrian Veidt est décrit à plusieurs reprises dans Watchmen comme l’homme le plus intelligent sur terre. Grâce à la création d’un empire commercial constitué d’une pléthore d’entreprises, il acquiert une opulence qui fait de lui une figure impérieuse. Il réunit donc dans une même personne la figure du roi et du philosophe. Ceci rappelle à la mémoire la citation de Platon que Thomas More reprend dans L’Utopie : « l’humanité sera heureuse un jour, quand les philosophes seront rois ou quand les rois seront philosophes » (More, 2003, p. 36). En suivant cette logique, Veidt est la personne toute désignée pour conduire l’humanité au bonheur, à ce détail près : si les citoyens sont heureux d’être gouvernés par un roi-philosophe, il est plus difficile d’admettre qu’ils appréciaient d’être manipulés par un tel individu. C’est pourtant ce que fait Veidt en provoquant une hécatombe à l’insu de la population.
Dans les univers de fiction où les super-héros forment la classe dominante de la société, leur posture d’autorité sur la population leur confère un statut similaire à celui des aristocrates. Agissant comme des rois punitifs, ils appliquent implacablement la justice, en n’effectuant que très rarement une réflexion philosophique autour de leurs actions. Un personnage comme Ozymandias, qui, techniquement, n’est pas un super-héros mais qui jouit tout de même d’un ascendant sur ses congénères similaire à celui du super-héros aristocrate, effectue une longue réflexion le menant à pousser d’un cran son action sociale en vue d’établir son utopie. Il justifie son action meurtrière en tant qu’un mal nécessaire, avec une rhétorique qui rappelle celle du président américain Harry S. Truman, qui avait justifié l’usage de l’arme atomique en disant que la mort de milliers de gens avait permettait la survie de millions d’autres. Le roi qui joue au philosophe est peut-être plus dangereux que le simple roi parce que sa réflexion, dont le résultat sert admirablement bien sa cause, le disculpe face à sa propre conscience et tente de le justifier à la conscience d’autrui. Pourrait-on faire confiance à une figure d’autorité qui, convaincue du bien-fondé de son utopie, prendrait des moyens draconiens afin de provoquer l’avènement de celle-ci et tenterait de s’absoudre de ses actions sanglantes par une réflexion élaborée? D’un autre côté, le philosophe rigoureux, certain de la validité de son utopie, pourrait-il résister à la tentation d’appliquer sa conception de société idéale sans le consentement des siens s’il jouissait de la puissance du roi? Ou, comme le formule Aeon Skoble :
Could anyone whose power, knowledge and position might incline them to be grandiosely concerned about “the world” be trusted to do the right thing for individuals in the world? Or is the savior mindset inherently dangerous for any human being to adopt? (Skoble, 2009, p. 38.)
L’exemple allégorique fourni par Watchmen répond par la négative à ces questions, et il faut bien admettre que c’est seulement par une conviction indéfectible du bien intrinsèque de la nature humaine que l’on pourrait donner raison à Platon.
Il paraît assez manifeste qu’Ozymandias est dépeint dans Watchmen comme un agent du mal dont les actions servent son propre intérêt. Comme le souligne Robert J. Loftis,
Ozymandias […] has one of the key flaws that marks comic book villainy: he is a megalomaniac who wants to take over the world. He may say that the purpose of his plan is to “usher in an age of illumination so dazzling that humanity will reject the darkness in its heart”. But we know the first thing he thinks about when his crazy scheme succeeds is his own glory. “I did it!” he shouts, fists in the air. And he immediately begins planning his own grand role in this utopia. (Loftis, 2009, p. 67.)
Ajoutons à cela que sa mégalomanie se double d’un narcissisme exacerbé, puisque son projet grandiose consiste à amener les citoyens de la planète à se façonner à sa propre image :
Veidt is nothing but a glorified aesthete. All he wants to do is recreate the world in his own image, to establish a unity of thought and world on his terms, answerable to no one else-and certainly not to and moral code recognized by mere mortals. (Kukkonen, 2009, p. 205.)
De plus, l’intelligence grandiose attribuée à Veidt ne semble pas être mise à profit dans son analyse de la tension entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest. En effet, il propose une solution des plus simplistes à une situation politique éminemment complexe, comme l’affirme Tony Spanakos : « Adrian Veidt is a megalomaniac who reduces the most basic division in international politics to a simple Gordian knot and then commits mass murder for the greater good. » (Spanakos, 2009, p. 36.)
Que le projet de société peuplée de surhommes auquel aspire Veidt se réalise ou non, une chose reste certaine : un nouveau projet utopique émergera forcément dans la société idéale que l’implantation de la « méthode Veidt » peut amener. En effet, alors que cette nouvelle ère s’instaure, que l’utopie de Veidt passe d’un lieu imaginaire et inexistant à la réalité, il se trouvera quelqu’un pour de nouveau rêver à autre chose, concevoir mieux et penser à un ailleurs plus étincelant. Ceci est exprimé dans Watchmen par un détail subtil mais significatif.
Dans le décor de ce New-York uchronique se trouve une salle de cinéma portant le nom Utopia. Cette salle est détruite dans la catastrophe ourdie par Veidt. Dans les dernières pages du roman graphique, le cinéma est reconstruit et porte cette fois le nom New Utopia3. On peut voir dans la présence de cette salle de cinéma qui apparaît alors que l’utopie d’Adrian Veidt commence à prendre forme, l’idée selon laquelle une utopie concrétisée entraînerait d’emblée la conception d’une nouvelle utopie. En effet, toute société, aussi parfaite qu’elle puisse sembler pour ceux qui l’instaurent, ne saura jamais satisfaire l’ensemble de la population. De la sorte, il se trouvera toujours quelqu’un pour rêver à mieux, pour chercher ailleurs, voire nulle part, ce qui lui manque ici et maintenant, et pour imaginer une utopie.
Bibliographie
Œuvre à l’étude :
Gibbons, Dave et Alan Moore. 2005. Watchmen : The Absolute Edition. New York: DC Comics, 464 p.
Références :
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Dubois, Claude G. 1968. « Problèmes de l’utopie ». Étude de critique et d’histoire littéraire, volume 85. Paris : Lettres modernes, 64 p.
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Kukkonen, Taneli. 2009. « What’s So Goddamned Funny? The Comedian and Rorschach on Life’s Way ». In Superheroes and Philosophy; Truth, Justice and the Socratic Way, sous la dir. de Tom Morris et Matt Morris, p. 197-214. Peru : Open Court Press.
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More, Thomas. 2003. L’utopie. Coll. « Philosophie ». Paris : Librio, 128 p.
Ruyer, Raymond. 1988. L’utopie et les utopies. Paris : Gérard Monfort, 290 p.
Skoble, Aeon. 2009. « Superhero Revisionism in Watchmen and The Dark Knight Returns ». In Superheroes and Philosophy; Truth, Justice and the Socratic Way, sous la dir. de Tom Morris et Matt Morris, p. 29-41. Peru : Open Court Press.
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Tremblay-Gaudette, Gabriel. 2010. « C’est pour votre bien que je tuerai trois millions de personnes », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/tremblay-gaudette-hd2> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Tremblay-Gaudette, Gabriel. 2010. « C’est pour votre bien que je tuerai trois millions de personnes », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, p. 127-138.