Blue Velvet de David Lynch. Scènes odieuses, genres infectés

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Si la littérature ne sert qu’« à nous dégoûter d’un monde que l’on n’arrête pas de nous présenter comme désirable » (Muray, 2002, p. 277), qu’en est-il du septième art? Cet univers attirant ne serait-il pas, justement, incarné par Hollywood, cette machine qui fabrique le rêve? Et, surtout, qu’en est-il du cinéma d’auteur? Ce cinéma marginal existe-t-il pour nous dégoûter de ce que Hollywood a à offrir?

En fait, un certain cinéma se nourrit de Hollywood tout en s’en démarquant. D’aucuns diront que c’est le propre du cinéma dit « postmoderne ». Les œuvres issues de ce courant semblent ainsi porter en elles un conflit lié à l’idée de « norme ». C’est que le cinéma d’auteur américain, précaire face à l’industrie cinématographique hollywoodienne, cherche à se démarquer de celle-ci, mais en demeure dépendant. En effet, les enjeux qui confrontent les modalités créatrices de l’auteur au système (tant social, normatif que culturel) qui voit naître l’œuvre s’organisent autour d’une logique paradoxale, c’est-à-dire que la tradition hollywoodienne, celle censée faire rêver, est tout à la fois glorifiée, rejetée et critiquée.

Un film, odieux par son propos, infect par sa logique, nous semble être particulièrement porteur des tensions présentes dans le champ cinématographique américain : Blue Velvet, réalisé par David Lynch en 1986. Si les forces dichotomiques entre le Bien et le Mal, articulant tout film de genre, y sont bien présentes, elles n’y sont pas délimitées clairement pour autant; le spectateur a donc bien du mal à tracer la frontière entre rêve et réalité diégétiques, entre respect de la tradition et rejet des normes, entre réitération et transgression des codes hollywoodiens.

Un portrait rétrospectif et général de la situation du cinéma américain nous aidera à mieux comprendre la position qu’occupe cette œuvre vis-à-vis de Hollywood. Ensuite, l’analyse d’aspects narratifs et esthétiques, l’étude du système de représentation présent au sein de l’œuvre, ainsi qu’un travail de déconstruction des genres permettront de détecter l’omniprésence du conflit s’opérant à l’intérieur de l’œuvre, en tant que réaction à la tradition hollywoodienne. Ultimement, nous tenterons de voir pourquoi ce film résiste et mène ailleurs, vers l’excès et l’indétermination.

La logique des genres du cinéma américain : mise en contexte

La période de la Deuxième Guerre mondiale et les années qui suivent sont primordiales pour le développement de Hollywood, dont les studios de production dédiés à des genres précis prolifèrent. Ainsi, pendant la guerre, et surtout au cours de la période de l’après-guerre, pratiquement chaque compagnie de production se spécialise dans un genre particulier. C’est l’âge d’or des grands genres cinématographiques : western, comédie musicale, mélodrame, film noir, film policier. À chaque genre sont associés des studios, des décors, des personnages archétypaux, des schèmes narratifs précis, des acteurs — d’où la naissance de lieux communs, ainsi que d’une « logique hollywoodienne des genres », basée sur la réitération de conventions et de codes bien établis. C’est la période classique du cinéma américain, où plusieurs films aujourd’hui considérés comme des chefs-d’œuvre voient le jour. Parallèlement se développe, toujours aux États-Unis, mais en dehors des grands studios, une façon différente de faire les films. Ce sont les films de série B, réalisés avec peu de moyens, mais souvent très créatifs. Ces œuvres se tournent donc en marge de Hollywood, mais certaines auront une influence majeure sur la production à venir.

Aujourd’hui, le cinéma « postmoderne » repose, comme nous l’avons évoqué, à la fois sur un hommage à la tradition, et sur le rejet de celle-ci. Or, Hollywood fonctionne encore de nos jours selon une logique générique. Par conséquent, les cinéastes considérés comme « auteurs » travaillent souvent sur le renouvellement des genres filmiques, en y apposant leur griffe personnelle. Ainsi, il semble difficile pour ces réalisateurs américains de se dégager des systèmes normatifs hollywoodiens « autrement qu’en adoptant vis-à-vis [de la tradition cinématographique] une posture critique négative, c’est-à-dire le plus souvent en usant des formes génériques existantes comme d’un cadre pour dire des choses nouvelles ou différentes » (Barrette, 1997, p. 144). D’ailleurs, l’une des caractéristiques principales de la période cinématographique « postmoderne » consiste à mélanger et à juxtaposer des genres qui, autrefois, étaient bien distincts. D’un côté, ces films s’inscrivent dans la tradition générique hollywoodienne, mais ils s’y opposent aussi, en subvertissant les mêmes codes auxquels ils se rattachent.

Si l’on se fie à ce qu’affirme Pierre Barrette, on pourrait attribuer à ces œuvres une conscience « inquiète », de par leur statut précaire face à Hollywood : « De telles préoccupations sont partout dans le cinéma d’auteurs [sic] américain, et elles semblent indiquer que les cinéastes sont inquiets de ce qui adviendra à plus ou moins long terme du capital culturel “cinéma”. » (Ibid., p. 239.) Or, cette « conscience inquiète » semble camouflée sous une certaine désinvolture, un cynisme ambiant, qui émanent des œuvres. S’il ne porte pas, de façon directe, les marques de la lutte du cinéma d’auteur vis-à-vis de Hollywood, Blue Velvet en conserve toutefois une trace perceptible dans ses procédés, que nous verrons plus loin, et qui tendent à exhiber de façon excessive les clichés et les stéréotypes des grands genres de l’époque classique.

Le portrait contextuel que nous venons de brosser est loin d’être complet et exhaustif; il évoque néanmoins certaines modalités de production qui sont des repères centraux pour l’analyse qui va suivre. Ainsi, l’œuvre que nous nous proposons d’étudier porte très certainement les marques, d’une part, d’un hommage à la tradition cinématographique de Hollywood et, d’autre part, du rejet de celle-ci.

Blue Velvet : bref résumé

Le film débute par une série de scènes typiques de la vie de banlieue américaine : on nous présente de beaux jardins parfaitement entretenus, entourés d’une clôture d’un blanc immaculé, devant laquelle des tulipes d’un rouge écarlate contrastent, tout cela sur un ciel d’un bleu trop bleu… Un homme arrose son gazon, un camion de pompiers passe, les gens se saluent… C’est l’été, il fait beau, et l’univers du rêve américain est étalé à l’écran, le tout filmé au ralenti sur fond musical fifties. Quelques instants plus tard, l’homme qui arrosait sa pelouse semble subir un infarctus et s’écroule sur le sol.

L’étudiant Jeffrey Beaumont revient alors dans sa ville natale pour visiter son père, victime de l’attaque cardiaque, à l’hôpital. Lors de son séjour, il trouve par hasard une oreille dans un parc. Il l’apporte au poste de police, où le détective Williams se charge de l’enquête. Un soir, en se renseignant sur les suites de l’investigation, Jeffrey fait la connaissance de la fille de Williams, Sandy, qui lui fournit un indice sur la provenance de l’oreille. Une chanteuse de cabaret nommée Dorothy Vallens serait impliquée dans cette affaire.

De mèche avec Sandy, Jeffrey se glisse en catimini chez la chanteuse. Il découvre que cette dernière est mêlée à un complot d’enlèvement. Un criminel nommé Frank Booth aurait kidnappé son mari et son enfant, et la persécuterait, l’obligeant à avoir des rapports sexuels avec lui. L’oreille coupée appartiendrait en fait au mari, toujours vivant, de Dorothy Vallens. Lorsque Jeffrey, qui espionne, dissimulé dans un placard, est découvert par Dorothy, une relation ambiguë naît entre eux, en même temps que commence, parallèlement, une liaison amoureuse entre Jeffrey et Sandy.

L’enquête se poursuit, tout comme cette double vie que mène l’étudiant. Il se retrouve mêlé à la fois aux affaires du crime organisé, faisant la connaissance des bourreaux de Dorothy Vallens, et au monde adolescent de Sandy, léger et innocent. Lorsqu’à la fin du film, le mystère est finalement résolu par Jeffrey, qui a retrouvé le mari et l’enfant de Dorothy — le détective Williams ayant été totalement inefficace —, Jeffrey épouse Sandy. La fin heureuse se cristallise avec l’image de Sandy et Jeffrey, fraîchement mariés, qui contemplent la cour arrière de leur nouvelle maison. Soulignons que le film ne divulgue jamais les motifs du crime et que le spectateur reste, en quelque sorte, sur sa faim.

Cette description aura permis de souligner l’aspect extrêmement cliché de certains éléments du film, et l’impression de simulacre qui s’en dégage. La longueur parfois lancinante des scènes, la lenteur du rythme ainsi que la saturation des couleurs, déjà très criardes, donnent au spectateur l’impression de se retrouver dans un univers onirique. N’est-ce pas un peu ce que Hollywood cherche à faire, nous faire rêver? Ici, l’impression est tellement exagérée qu’elle sonne faux.

Personnages et systèmes culturels : le choc des clichés

Le film comporte cinq personnages importants, très typés et tous déterminants dans le développement de l’intrigue. Le personnage principal, Jeffrey Beaumont, guide la diégèse par sa quête, qui a débuté avec sa découverte de l’oreille. Il se doit de boucler l’investigation et de conquérir le cœur de la fille qu’il convoite, comme le prescrit la formule du récit de « l’étudiant qui s’improvise détective ». L’inspecteur Williams, tout à fait cliché, semble directement issu d’un film de Hitchcock des années 1950. Le policier, figure d’autorité et héros par excellence d’un certain cinéma américain, est ici totalement incompétent, ne faisant aucunement avancer l’enquête. Sandy Williams, la blonde et douce fille du détective, évoque le cliché hollywoodien de l’adolescence américaine, avec l’univers qui lui est associé, soit le « high school » typique, le terrain de football, le « snack-bar », la fête d’amis se déroulant dans un sous-sol en préfini… Ce monde nous est montré comme étant d’une banalité presque monstrueuse. Puis, en opposition à l’univers léger et rassurant de Sandy, Dorothy Vallens, chanteuse de cabaret, fait découvrir au spectateur et à Jeffrey un univers nocturne, inquiétant, voire lugubre. On peut ainsi associer la chanteuse à l’atmosphère souvent glauque du film noir. Enfin, Frank Booth, l’homme qui a enlevé le mari et l’enfant de Dorothy, se caractérise par ses comportements caricaturaux, extrêmement violents, et son langage grossier, vulgaire, ordurier. Il incarne une sorte de parodie du criminel unilatéralement méchant, dégénéré, pervers, mais qui possède paradoxalement un sens moral très défini, tel qu’on a pu le voir dans de nombreux films de gangsters ou dans des films noirs, et rappelle également des personnages de délinquants dépeints dans certaines bandes dessinées.

Ainsi, nous pouvons voir que chacun des personnages est associé à un cliché précis, et qu’il représente ce cliché de façon quasi archétypale. Tous ces stéréotypes, issus d’univers filmiques fort différents, fonctionnent de façon étrange lorsqu’ils sont amalgamés et confrontés les uns aux autres dans un même film. Également, chaque personnage semble associé à un genre et à une époque particuliers, amenant avec lui les caractéristiques visuelles qui sont associées à « son » genre; de ce tout hétérogène et synthétique résulte une confusion à la fois spatiale, temporelle et générique.

Le film entier semble référer à une certaine culture des années 1940, 1950 et 1960; il renvoie à la représentation de cette culture. En d’autres mots, Blue Velvet nous semble mettre en scène les représentations cinématographiques de la culture de l’après-guerre, lesquelles se sont formées particulièrement par le biais des genres du cinéma classique américain. Cette culture, c’est la culture mythique du rêve américain des années 1950, avec tout ce qu’elle comporte : habillement, décoration, œuvres d’art, bref, tous les éléments iconiques, en plus de la musique, qui ont forgé cette culture, et qui, aujourd’hui, la représentent et en portent les vestiges. Par exemple, les extraits musicaux, omniprésents dans le film, font référence à une certaine culture musicale des années 1950 et 1960, langoureuse, romantique, mièvre… Ainsi, les célèbres Blue Velvet (de Bobby Vinton) et In Dreams (de Roy Orbison) reviennent à plusieurs reprises dans le film, comme leitmotivs, et leurs paroles s’imbriquent à la narration.

Hétérogénéité générique

Le film flirte avec trois genres, qui se juxtaposent selon les scènes et les personnages à l’écran. Le genre principal, sur lequel tiennent l’enquête de Jeffrey et toute la trame narrative, est le film de détective, auquel nous pourrions associer également les genres du film policier et du film noir. Nous le désignons comme genre principal parce que l’enquête constitue le moteur du film, et que celui-ci met en scène à la fois un milieu criminel corrompu, un milieu « droit » et « juste », ainsi qu’un triangle amoureux, vecteurs importants de ce genre. L’importance du film noir, auquel Blue Velvet fait constamment référence, n’est pas sans filiation avec le statut que ce genre a acquis au sein de la culture cinématographique américaine, particulièrement du point de vue historique. Ce type de film, reconnu comme très innovateur sur les plans stylistique et narratif, a réussi, en période de gloire des genres plus traditionnels, à imposer une vision du monde différente du rêve américain, si prôné à l’époque; le film noir a renversé, en quelque sorte, le système de valeurs dominant. Ainsi, on voit, tout au long de Blue Velvet, que la représentation du rêve américain est constamment menacée par ce monde criminel, issu du film noir; cela reflète assez bien la posture de ce genre au sein du champ cinématographique américain, genre qui, lors de son émergence, a bousculé les représentations utopiques du rêve américain.

Dans toutes les scènes où ils apparaissent, les criminels semblent pervertir le monde « normal », en apparence serein, du rêve américain, pour en faire un monde totalement disjoncté et grotesque, où se pratique une sexualité particulièrement débridée, atypique, voire choquante, car indéterminée. Ces scènes suscitent tantôt le malaise, tantôt le comique, oscillant constamment entre ces deux registres. Le portrait d’un univers où l’excès module les actes, les paroles et la culture semble vouloir s’opposer totalement au monde banlieusard, tout ce qu’il y a de plus banal, dépeint précédemment dans le film. L’introduction de corps étrangers au comportement désaxé dans cette tranquille banlieue crée par conséquent un effet carnavalesque. Ainsi, la logique dualiste — qui effectue une dichotomie nette entre le Bien et le Mal —, inhérente au film de genre, se trouve ici présente, mais pervertie par l’excès, et « défamiliarisante ». Cela donne l’impression que Lynch a voulu ébranler la notion de normalité, fortement véhiculée par l’idéologie du cinéma classique. Encore une fois, il semble s’être efforcé de souligner la présence de modèles de représentation, en détournant l’idée de « norme » telle qu’elle régit habituellement le cinéma de genre. Nous nous retrouvons donc face à la reprise subvertie de normes génériques, motif qui paraît dicter l’ensemble de l’œuvre.

Le mélodrame se constitue comme genre intercalaire du film, genre auquel nous associons les scènes romantiques avec Sandy. Par extension, nous lui annexerons les sous-genres légers du « summer movie » et du « soap-opera », auxquels Blue Velvet emprunte aussi. Au mélodrame peut être également lié le cadre contextuel du récit, c’est-à-dire une petite ville américaine, qui se distancie du film noir, dont l’action se déroule habituellement dans les métropoles. Enfin, un autre genre parcourt le film, celui du film d’horreur de série B, avec ses effets violents, grotesques et exagérés, auquel est associé le personnage de Frank Booth, comme figure monstrueuse complètement irréaliste.

Les structures binaires propres aux films de genre sont ainsi exhibées dans Blue Velvet; toutes les oppositions que l’on retrouve habituellement entre le Bien et le Mal y sont soulignées à grands traits, que ce soit par l’opposition blonde / brune, monde criminel / monde étudiant, monde de surface / monde souterrain, ou couleurs pastel / couleurs saturées. Comme si Lynch tentait de faire émerger à la surface et d’exposer ces procédés normalement inhérents aux films de genre et intégrés par le spectateur, cette dualité occupe une place prépondérante.

Nous avons donc droit à un ensemble de genres, à la fois hybrides et déconstruits par leur juxtaposition. Le film procède selon une logique de collage, qui, d’après Annick Bouillaguet, « consiste à rapprocher deux objets dont les sèmes sont incompatibles, ou à insérer dans un texte un fragment d’une autre nature » (1996, p. 6). En assemblant époques, genres et clichés, Lynch crée un tout plus ou moins digeste, qui produit une impression d’étrangeté et d’absurde. C’est en fait l’introduction d’éléments externes aux codes des genres — tels que des personnages, des esthétiques, des atmosphères — qui perturbe la logique de ces genres. Nous parlerons ici d’« infection », parce que les genres, qui fonctionnent normalement lorsque séparés, se contaminent lorsque des corps étrangers s’y insèrent, enflent et « sécrètent » de l’excès. Comme le résume Timothy Corrigan, Blue Velvet « is made up of nothing more that fragmentary images that were once meaningfully distinct and motivated but which continually lose those meanings because they are always in the process of decaying into sameness » (1991, p. 74).

Nous postulerons que les genres et les époques dépeints dans Blue Velvet sont en fait des représentations de l’image qu’en a donnée le cinéma populaire américain. Autrement dit, ces genres et ces époques émergent par la juxtaposition des clichés qui leur sont associés : le film semble proposer l’« image » de ces genres, telle qu’elle est cristallisée et imprégnée dans la mémoire collective populaire. Nous ne nous retrouvons pas devant la création de nouveaux codes, mais devant le recyclage, l’amalgame et, par le fait même, la déconstruction de codes anciens et disparates, qui s’infectent lorsqu’en contact les uns avec les autres. Cette infection est causée par l’introduction de logiques qui ne se conforment pas aux cadres de représentation normalement associés à ces anciens codes. La diégèse et l’esthétique du film fonctionnent donc de façon paradoxale, étant, d’une part, fortement marquées par la tradition des genres cinématographiques hollywoodiens, et travaillant, d’autre part, à les déconstruire. Revendiquant ainsi son autonomie par rapport à ceux-ci, Blue Velvet favorise, du coup, la distanciation du spectateur face à la logique des genres traditionnels, à la fois par l’autoréflexivité et par l’autodestruction. Comme le remarque Pierre Barrette,

la multiplication des motifs génériques divergents ne joue par un rôle cumulatif, mais contribue à ce qu’ils s’éliminent les uns les autres. Autrement dit, si tous ces éléments sont reconnaissables par le spectateur pour ce qu’ils sont, des motifs génériques, leur juxtaposition, elle, annule par le fait même leur fonction régulatrice. (Barrette, 1997, p. 213.)

L’infection de la parodie

Cette juxtaposition de genres et d’époques qui leur correspondent, avec leurs esthétiques respectives, nous l’associons également à une certaine posture parodique vis-à-vis des genres populaires. Cette position contribue à définir et à situer le film dans le champ de la production indépendante américaine, qui propose un métadiscours sur le cinéma et ses enjeux. Or, ici, cette posture parodique est elle-même infectée, puis détruite, comme nous allons le voir.

L’explication que propose Pierre Barrette de la parodie cinématographique nous apparaît particulièrement appropriée :

[La parodie remplit sa fonction] essentiellement par le biais de stratégies d’amplifications, de travestissements, d’inversions des codes génériques propres aux modèles parodiés. En réalité, quelque irrévérencieux que puissent paraître ces films, leur fonctionnement se rapproche énormément, du point de vue pragmatique, de celui du film de genre, à cette différence près qu’ici, la réalité qui est supposée sous-tendre l’univers diégétique est déjà toute cinématographique, renvoyant le spectateur à son encyclopédie et à l’enjeu principal du film, qui est la reconnaissance des motifs génériques et du traitement particulier qu’on leur a fait subir. Le modèle de vérité n’est donc pas tant critiqué ou subverti, que remplacé par un autre modèle, filmique celui-là. (Barrette, 1997, p. 146-147.)

C’est justement aux modèles filmiques, y compris à la parodie, que Blue Velvet s’attache, puis s’attaque. D’emblée, le traitement exagérément artificiel et rempli de clichés du film annonce la parodie. Par exemple, le début et la fin de l’œuvre, imprégnés de l’imagerie stéréotypée du rêve américain, se posent comme parodies des systèmes de représentation cinématographique du rêve américain, particulièrement exploités au cours des années 1950.

Puis, la découverte de l’oreille, élément déclencheur du film, glauque à souhait, guide la caméra dans un chemin en forme de spirale descendante, jusqu’à l’intérieur de cette oreille, vers le monde souterrain où grouillent des milliers d’insectes. À partir de cet épisode, l’œuvre, qui jusqu’à présent semblait se fixer en tant que mélodrame, bascule dans un tout autre univers, celui du film de détective. Cet élément visuel traduit la transition générique qui s’opère, qui mène le spectateur du genre plus « léger » qu’est le mélodrame vers des bas-fonds véreux. Mais on peut également attribuer à ce mouvement d’appareil un sens plus symbolique, soit une descente aux enfers, vers un monde caché, souterrain, inconnu, primaire et inquiétant, bref, vers les forces du Mal. Cet endroit, c’est l’univers parallèle et sombre qui se cache sous la surface de la petite banlieue américaine immaculée; c’est l’appartement sans fenêtres, à l’ambiance feutrée et lourde, de Dorothy Vallens; c’est le monde totalement disjoncté des criminels qui amputent des oreilles. C’est peut-être, également, ce qui se trame derrière l’image parfaite du rêve américain, ce qui pourrit sous les apparences aseptisées. L’oreille désigne en outre tout l’absurde de l’univers fragmenté de Blue Velvet : détachée du corps, elle est dépourvue de ses fonctions propres, et n’est signifiante que dans la mesure où elle n’est plus que l’indice d’un crime. À la fin du film, la remontée hors de l’oreille, cette fois-ci hors de l’oreille de Jeffrey, montre la rédemption, le retour à la normalité et au Bien, parcours inhérent au film de genre et cohérent selon la logique interne de l’œuvre. Mais le Bien triomphe-t-il vraiment?

Le dénouement, où le détective, totalement inefficace, arrive trop tard sur les lieux du crime et lance un rassurant « It’s all over », et où Jeffrey et Sandy s’embrassent spontanément sur place, rappelle les clichés des films de détective. Au plan suivant, lorsque Dorothy a retrouvé son enfant et que les nouveaux mariés contemplent le jardin où des rouges-gorges chantent, Lynch parodie clairement les fins de type « happy end ». Précédemment dans le film, Sandy a décrété que les rouges-gorges qu’elle voyait en rêve préfiguraient l’idée du « bonheur parfait ». Or, à la toute fin du film, l’un des rouges-gorges tient dans son bec un ver de terre, issu du monde souterrain. Le « happy end » parodié est donc lui-même contaminé par un élément absurde, voire horrifique. La logique « symbolique » énoncée par les personnages (les rouges-gorges représentent le bonheur, dit Sandy, et les vers annoncent le malheur, affirme Jeffrey) déconstruit elle-même la logique parodique employée tout au long du film, introduisant l’absurde et l’irrationnel mêmes au cœur de la parodie. Ce système de genres, exposés, juxtaposés, parodiés, déconstruits, crée, encore une fois, une impression d’incongruité.

Retenons qu’il ne s’agit plus simplement d’une parodie de textes ou de genres, mais de modèles généraux de représentation qui, une fois mis en commun, se désintègrent et deviennent inadéquats. Tels des mécanismes incompatibles tournant à vide, ces modèles éclatent lorsqu’ils sont « infectés » par d’autres logiques, qui refusent de se conformer aux limites que la représentation classique impose. L’irrationalité et l’absurdité résultent alors du conflit entre les cadres de représentation conventionnels, qui visent normalement la justification de l’enquête et la résolution logique du crime. Ici, aucune réponse n’est fournie, ni à travers l’esthétique ni par la narration. L’injection de clichés à profusion parvient donc à saturer l’œuvre, tant esthétiquement que « diégétiquement », et à la rendre absurde, donnant l’impression d’une familiarité forcée et tordue.

Vers la destruction de l’illusion

Telle une infection qui prolifère, où les « membres » atteints que sont les différents genres empêchent l’organisme de bien fonctionner, Blue Velvet se veut une mise en lumière des simulacres du Bien et du Mal que le cinéma de genre a engendrés, et qui, par leur contamination mutuelle, deviennent évidents, explicites. En ce sens, nous pouvons affirmer que le film s’oppose à la logique « illusionniste » prônée par Hollywood, en ne présentant que ce que Corrigan a désigné comme des « coquilles vides » (1991, p. 72), qui ne sont formées que de contours et qui semblent sans valeurs propres : « In David Lynch’s Blue Velvet, there are no politics because there are only illegible social configurations. » (Ibid., p. 71.)

On pourrait donc dégager de ce cinéma une certaine tendance autoréflexive et critique, qui tente d’exprimer l’idée que le septième art est, en soi, un système de représentation qui a créé l’illusion, de par sa trop grande ressemblance à la réalité. Dans ce contexte, la prolifération de clichés devient particulièrement significative, l’excès entraînant la distanciation et contribuant à souligner directement le caractère représentationnel de l’univers cinématographique. Puisque le cinéma traditionnel américain se fonde sur des assises « illusionnistes », et que cette fausse réalité fait partie des œuvres qu’il engendre, le cinéma « postmoderne » travaille à même ces illusions et ces simulacres, afin de les exhiber et de s’en détacher, comme l’explique Gilles Deleuze :

Peut-être les conditions spéciales sous lesquelles [le cinéma classique] produit et reproduit des clichés permettent à certains auteurs d’atteindre à une réflexion critique dont ils ne disposeraient pas ailleurs […]. Car ce cinéma de l’image-action a lui-même engendré une tradition dont il ne peut plus, dans la plupart des cas, se dégager que négativement. (Deleuze, 1983, p. 284.)

Nous attribuons ici au terme « négativement » l’idée d’une soustraction. En effet, le cinéma « postmoderne », en se confrontant à l’illusion dont est fait le cinéma hollywoodien classique, tente tant bien que mal de se retirer de cette logique. Face à cela, il faut, selon Guy Scarpetta, « assumer le simulacre en tant que tel, [en repoussant] le réel dans l’impossible : tout est artifice, rien n’est à prendre au premier degré — il n’y a pas de métalangage parce qu’il n’y a que du métalangage » (1985, p. 29).

Ce métalangage, qui porte les traces de ces procédés et qui cherche à les rendre perceptibles pour le spectateur, opère une distanciation qui ne peut que rendre le film réflexif, et le positionner en conflit permanent avec Hollywood — dont les films ont cherché, et cherchent encore, par des moyens « illusionnistes », à cacher leur nature représentationnelle et à demeurer paradoxalement « réalistes ». Ainsi, les codes utilisés dans Blue Velvet se posent, selon nous, comme un conflit vis-à-vis de la manière dont Hollywood s’est instauré comme système de représentation « illusionniste » et s’est formé comme simulacre. L’œuvre tenterait d’exhiber le simulacre cinématographique, d’une part par son propos axé sur le rêve américain (simulacre idéologique et culturel s’il en est un), et d’autre part par une esthétique de l’excès et de l’infect qui, par sa prolifération de clichés et d’« hyperréalité » (Chion, 1987, p. 22-23), opère la distanciation. Un peu comme s’il voulait souligner la tendance « illusionniste » de la sphère de grande production cinématographique qu’est Hollywood et, du coup, s’en dégager comme cinéaste indépendant, David Lynch présente un film qui se veut hommage aux grands genres du cinéma classique, mais aussi subversion et destruction de ceux-ci.

Blue Velvet travaillerait donc, selon nous, à rendre compte de ces systèmes de représentation « illusionnistes », de ces simulacres, qui forment ce que nous appelons le septième art. Après tout, celui-ci est, en soi, illusion et simulacre, parce qu’il est « médiation », et c’est ce que, d’après nous, le cinéma d’auteur contemporain tente de rappeler au spectateur.

 

Bibliographie

BARRETTE, Pierre. 1997. « Cinq films contemporains d’auteurs américains. Analyse sémio-pragmatique. » Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 322 p.

BOUILLAGUET, Annick. 1996. L’écriture imitative : pastiche, parodie, collage. Coll. « Fac littérature », Paris : Éditions Nathan, 185 p.

CHION, Michel. 1987. « Blue Velvet : ce que couvre l’immobilité des plantes ». Cahiers du Cinéma, no 391 (janv.), p. 22-23.

CORRIGAN, Timothy. 1991. A Cinema without Walls: Movies and Culture after Vietnam. New Brunswick : Rutgers University Press, 258 p.

DELEUZE, Gilles. 1983. L’image-mouvement. Paris : Éditions de Minuit, 298 p.

MURAY, Philippe. 2002. « La critique du ciel ». Chap. in Exorcismes spirituels, tome 3. Paris : Les Belles Lettres, 451 p.

SCARPETTA, Guy. 1985. L’impureté. Paris : Éditions Grasset, 389 p.

Filmographie

LYNCH, David. 1986. Blue Velvet. Film 35 mm, coul., 120 min. États-Unis.

 

Pour citer cet article: 

Weber-Houde, Aude. 2007. «Blue Velvet de David Lynch. Scènes odieuses, genres infectés», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/weber-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Weber-Houde, Aude. 2007. «Blue Velvet de David Lynch. Scènes odieuses, genres infectés», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 71-82.