« Il faut vraiment être attardé pour croire, après trente ans, à l’amitié, l’amour, l’honneur, toutes ces vieilles badernes. » (Serena, Guichard, 1998, 18). Il s’agit pour Jacques Serena de valeurs périmées. Pourtant, parmi ces thèmes qu’il juge d’un autre temps, il en est un, l’amour, qui traverse l’ensemble de son œuvre romanesque publiée aux Éditions de Minuit depuis 19891. Celle-ci s’articule toujours autour d’un couple qui se défait au lieu de se former, contrairement à la tradition du roman sentimental. Le narrateur aime une femme qui se détourne de lui (Isabelle de dos, 1989) ou qui s’est détournée d’un autre pour nouer une relation avec lui avant de disparaître (Lendemain de fête, 1993). Ainsi, d’un texte à l’autre, il reste muré dans une solitude l’empêchant de communiquer avec celle qu’il aime. Frédéric Martin-Achard montre que chez Serena, les « romans sont composés de monologues alternés ou d’un monologue intérieur autonome à la temporalité éclatée, non linéaire, qui mêle des moments de profération multiples. » (Martin-Achard, 2010, 45)
Sous le néflier (Serena, 2007) 2 rompt, de prime abord, avec les romans de la séparation amoureuse même si la situation des protagonistes est loin de l’idylle. Jack et Anne vivent ensemble depuis plusieurs années. Ils ont eu deux filles. Leur relation s’est dégradée six mois plus tôt sans que Jack en comprenne les raisons. Mais quand s’ouvre le récit, il a décidé de « tout radicalement changer » (SN, 8) en commençant une « nouvelle vie » (SN, 9) avec sa compagne, désireux de « [r]etrouver la clarté, les élans, la vraie passion » (SN, 9). Ce changement de cap, qui souligne la fonction inaugurale de l’incipit, est motivé par un événement : Jack vient de subir une intervention chirurgicale ne lui laissant pas d’autre alternative que de « changer ou crever » (SN, 8). Il a été opéré à la bouche, « endroit du mal hautement symbolique, […] lieu de la sustentation, de la parole et du baiser » (SN, 7). Son chirurgien lui recommande de se ménager ce qui implique, entre autres, de « ne plus déblatérer à tout bout de champ » (SN, 8). Celui qui exerce le métier d’écrivain et donne des lectures publiques dans des bibliothèques ne peut plus laisser libre cours à la parole. Il doit veiller à la contenir pour ne pas aggraver son état. Il lui faut également « redonner de vrais baisers » (SN, 8), manifestations d’un amour retrouvé.
Mais la promesse d’une plénitude amoureuse débouche sur une trahison : Anne lui apprend que, depuis six mois, elle a un amant. Loin de lui apporter des explications sur le changement d’attitude soudain de sa compagne, l’aveu plonge le narrateur-personnage dans une incompréhension plus grande encore. Ainsi, il ouvre une faille qui laisse sans réponse la question des causes profondes de l’infidélité d’Anne. Le narrateur perd deux de ses prérogatives clés : la maîtrise du savoir et de la parole. Dans quelle mesure peut-il exprimer l’inexprimable?
L’objectif de cette étude est d’examiner les dysfonctionnements de l’expression quand elle se confronte à la trahison qui, par sa puissance d’anéantissement, relève du « désastre » (SN, 26). Dévasté, le narrateur se laisse mettre les mots dans la bouche en avançant des explications toutes faites sur l’amour.
Après son opération chirurgicale, Jack doit contrôler son flux de parole. Il s’agit désormais de trouver une expression adéquate, mesurée, raisonnée, conforme au logos3. Déterminé à « [se] remettre dans le sens de l’histoire » (SN, 8), il veut redonner à son amour une orientation et une signification. Ce renouveau de la passion passe par une maîtrise de l’expression, verbale et non verbale. Chacun doit réapprendre à regarder l’autre, à ne plus lui opposer des silences ou des cris, à établir un dialogue raisonnable, équilibré et transparent afin de reconstruire la relation de couple sur des bases saines. Mais le désastre provoqué par l’infidélité fait définitivement obstacle au logos. L’instance chargée de porter le récit se retrouve dépossédée du langage.
Le « je » ne coïncide pas avec lui-même parce qu’il est ramené à la position d’auditeur passif de ses propres mots comme en témoignent les propositions introduisant ses prises de parole : « me suis-je entendu dire » (SN, 23, 28, etc.), « je me suis entendu déclarer » (SN, 56), « je me suis entendu répéter ces mots » (SN, 141), etc. Le narrateur-personnage emploie la première de ces formules avant même que se produise l’aveu, s’entendant dire qu’il quittera Anne si elle ne fait pas d’effort elle aussi pour changer. La réponse tombe comme un couperet :
Finalement, pour la première fois depuis des mois, Anne m’a regardé vraiment. Et m’a répondu. Pour me dire que, puisque j’en parlais, oui, cela l’arrangeait que je parte. Vu que non seulement elle voulait une aventure mais en vivait une avec un sculpteur sur bois chez qui elle allait tous les après-midi, depuis six mois. (SN, 25)
Alors qu’elle lui tourne obstinément le dos4 « depuis des mois », le personnage féminin regarde à nouveau son compagnon comme si elle reprenait un dialogue interrompu. Mais, situation ironique, c’est pour mieux briser le couple qu’elle agit ainsi. Dénuée de tout affect, la révélation équivaut à la transmission d’une information. La neutralité du ton contraste avec l’extrême tension qui se manifeste habituellement lors d’une rupture. Anne est dans une disposition d’esprit qui ne laisse place ni à l’amour, ni au ressentiment, ni à la haine, ni à d’autres sentiments. Elle se situe aux antipodes de la femme qui, quittant son compagnon, serait tourmentée, tiraillée par des pensées contradictoires comme l’explique Anne Dufourmantelle :
Il arrive qu’on se sépare d’une personne qu’on aime encore. La séparation est faite, les choses dites, agies, et pourtant un doute subsiste, mêlé à la culpabilité d’être partie pour un autre. Ai-je bien fait ? On pense aux enfants, au mal qu’on leur fait, on se souvient des belles choses et dans les bras de l’amant qu’on a (enfin) eu le courage de rejoindre et à qui on a dit oui, on pense à revenir. Et cette pensée-là est douloureuse, insistante, irréfléchie. On sait l’évidence de cet amour et pourtant le doute s’insinue quant au passé, la rupture décidée par vous devient presque un abandon, et vous vous prenez à rêver que l’autre, le père de votre enfant vous pardonne, vous invite à ce retour. (Dufourmantelle, 2012 [2009], 188)
Chez Anne, à l’inverse, aucun état d’âme, seulement un aveu réduit à sa plus simple expression. Par la suite, il suffira d’un mot pour anéantir définitivement Jack. Alors qu’il a quitté le foyer, Anne lui dit au téléphone « qu’elle ne voulait pas qu[’il] souffre mais il fallait qu[’il] comprenne, avec [son amant] c’était extra-ordinaire, en deux mots. » (SN, 45 [souligné par l’auteur]) Le désastre est causé à la fois par un fait, l’infidélité, et par une parole qui tue. Il s’agit bel et bien d’une mise à mort de celui qui ne doit pas souffrir. En témoigne un cauchemar : il est plaqué contre un mur avec un gros homme à ses côtés devant un peloton d’exécution. Anne surgit et choisit de sauver son amant sans même jeter un regard sur Jack.
Confronté à la trahison, il perd le contrôle de ses mots. L’expression est alors inadéquate parce que la raison ne la canalise pas. C’est ce qui arrive quand Anne ne répond pas à ses appels : « Je laissais parfois un message, jamais ce que j’aurais voulu dire, j’avais beau préméditer, je me lançais et m’entendais improviser, déraper, radoter. » (SN, 43) Le discours préalablement élaboré se transforme en logorrhée5. Il en est de même quand il parvient à la joindre ou quand c’est elle qui lui téléphone pour « reprendre contact » (SN, 55, 57) :
Ah, ai-je dit. Après quoi je suis arrivé à ne pas enchaîner, à laisser entre elle et moi du silence. Et comme elle n’a pas meublé ce silence, je me suis entendu lui grommeler que, finalement, elle avait sans doute eu raison, que je comprenais ce besoin qu’elle avait eu de tout envoyer paître, de n’écouter que ses envies, que d’ailleurs moi aussi confusément j’en ressentais le besoin, que si elle ne l’avait pas fait elle, ç’aurait certainement été moi, qu’il y en avait assez de ces reports, qu’il m’avait fallu le temps pour accepter sa trahison perfide mais que maintenant, voilà, c’était fait, j’étais dans l’acceptation, et en plein, avec une jolie bibliothécaire, et j’espérais que pour elle c’était toujours aussi extra-ordinaire, parce que, franchement, pour moi, ça l’était, me suis-je entendu proférer d’une voix trop sombre et trop frémissante. Après quoi je suis parvenu à me taire. (SN, 56)
Le silence d’Anne crée une béance que le déversement verbal vient combler. Les mots se répartissent en éléments juxtaposés dans un rythme très heurté. Ils oscillent entre le détachement et le ressentiment qui perce notamment à travers l’accusation de « trahison perfide » et la reprise de l’adjectif fatal « extra-ordinaire ». L’aveu de son aventure avec une autre trahit une revanche dérisoire parce qu’elle ne saurait apaiser sa souffrance : « l’acceptation » sonne faux. Les inflexions vocales, qui relèvent du paraverbal, sont tout autant en décalage, la voix étant « trop sombre et trop frémissante ». Cernée par deux silences, la logorrhée est un indice d’incommunicabilité au sein du couple. Elle ne suit pas la voie bien balisée du discours. Elle n’apporte pas non plus la verbalisation libératrice de la colère. Frédéric Martin-Achard montre que les personnages masculins dans l’œuvre de cet écrivain sont inaptes à exprimer cette émotion parce qu’elle « suppose un sujet fort dans son rapport à autrui et sûr de sa parole; donc la colère des monologueurs de Serena ne peut que s’épuiser dans une profération balbutiante. » (Martin-Achard, 2010, 58) Faute de pouvoir utiliser le langage rationnellement, Jack est ravalé à l’animalité. Quand Anne le rejoint, il « tourn[e] en rond dans [sa] pièce en beuglant [ses] questions, adjurations, imprécations » (SN, 147). Le studio qu’il occupe est devenu sa tanière, le lieu de la rumination où il aperçoit dans le reflet de sa fenêtre ce qu’il est devenu : « Où, pour le coup, j’ai pris conscience de mon regard qui ne regardait rien, du retroussis de mes lèvres sur mes dents. Pris conscience chez moi d’une solitude élémentaire, animale. » (SN, 66) Dans les rues, il marche « à l’instinct » (SN, 67), « le dos rond » (SN, 68). Il éprouve une douleur viscérale, qui n’est pas de l’ordre de la pensée.
Ainsi, il fait l’épreuve de « l’impensable indicible », expression employée par le bien nommé « innommable » chez Samuel Beckett. Le syntagme nominal relie des adjectifs qui peuvent tous deux être employés comme des substantifs : non seulement l’impensable est indicible, mais l’indicible est impensable. Dans la situation de Jack, l’indicible se manifeste à travers une parole qui n’arrive pas à atteindre son objet parce qu’il est « inimaginable » (SN, 46), impossible à concevoir, attaché au désastre. Immédiatement après l’aveu d’infidélité, il se retrouve « seul à mourir assis durant cinq, dix minutes. [S]es joues, [s]on front, de la viande froide. » (SN, 26) Quand la vie reprend, sous une forme élémentaire consistant à satisfaire des besoins primaires tels que respirer, boire et se nourrir, il doit lutter pour ne pas « sombrer » (SN, 34). Ce désastre représente une menace de chute qui l’oblige à ne plus penser, à se délester de ses idées obsessionnelles, à « faire le vide. Parce que penser, ces soirs-là, c’était comme marcher sur un lac gelé. A perte de vue, du lac gelé. On avait beau se faire le plus léger qu’on pouvait, arrivait un moment où il valait mieux ne pas aller plus loin. » (SN, 44-45) Mais faire le vide, comme l’indique l’image, revient à aspirer au néant, à se laisser aspirer par lui, afin de sortir d’un état de conscience et de ne plus souffrir. Ne pas sombrer en répondant à l’appel du vide qui culmine dans un désir d’anéantissement : il s’agit là d’une situation éminemment ambivalente. Lorsqu’il quitte son studio pour prendre sa vieille Ford et rouler à vive allure dans la nuit, Jack cède de nouveau à cet appel du vide,
attendant que la prise de conscience de l’inimaginable atteigne un degré d’intensité si insoutenable que cela créerait l’aveuglement, l’assourdissement où tout sombrerait, s’engloutirait, même soi, surtout moi, et ce qui allait avec, tout, que cela atteigne cette intensité frisant l’extase où le mal à son paroxysme en oublierait sa cause. (SN, 46-47)
Seule la mort pourrait combler cette attente. En conséquence, il ne peut se libérer de sa souffrance. Elle est même si aiguë qu’elle dépasse l’entendement : elle est « impensable ». Il est en proie à une passion mortifère6 qui se substitue à une autre passion, renouvelée et partagée, espérée au début du récit, associée à l’image d’un « doux chaos » (SN, 9) 7. L’oxymore suggère un chavirement voluptueux qui n’a rien à voir avec la dévastation même si les mots « chaos » et « désastre » renvoient tous deux à l’idée de désordre.
Pourtant, il se produit un événement susceptible de faire advenir ce « doux chaos » et de redonner au couple les moyens de s’exprimer. Anne recommence à aimer Jack et voudrait que son aventure avec un autre homme constitue une péripétie d’une histoire qui ne se serait jamais interrompue. Pour Jack, il ne saurait être question de reprendre le cours de leur vie commune : il faut faire table rase. Aussi abandonnent-ils la maison familiale, leur ancien foyer, pour s’installer dans le studio de Jack. Il ne fait plus allusion à leurs filles comme si les retrouvailles ramenaient le couple à ses origines. Le fil de leur nouvelle histoire est cependant fragile. Tels des funambules, ils sont « en équilibre sur un fil tendu » (SN, 137) 8, métaphore d’une communication impossible, partagée entre silence et parole :
Nous nous étions endormis la veille au soir dans l’élan intense et irréfléchi de notre nouvelle vie ensemble, mais là, je sentais que selon ce que j’allais dire, ce que j’allais faire, tout pourrait soudain nous faire retomber chacun de notre côté dans la folie froide des derniers mois. Mais le silence et l’immobilité n’étaient pas l’idéal non plus, je le savais. Prolonger trop le silence et l’immobilité pouvait aussi nous faire sombrer à nouveau, elle et moi, dans nos deux histoires distinctes. Je me taisais, me tenais coi. (SN, 137-138)
Jack se trouve dans une position intenable qui relève de ce que Roland Barthes appelle l’ « inexprimable amour » : « D’un côté, c’est ne rien dire, de l’autre, c’est dire trop : impossible d’ajuster. » (Barthes, 1977, 114 [souligné par l’auteur]). Obnubilé par la trahison, il cèdera une nouvelle fois à une parole logorrhéique, incontrôlée, incontrôlable.
Face au désastre, le narrateur-personnage tente d’avancer des explications. C’est à travers le prisme des livres sur la passion qu’il cherche à donner sens à ce qui s’est passé.
Jack lit des ouvrages rédigés par des spécialistes de l’amour dont il se fait le porte-parole dans son monologue. L’indice en est la formule suivante, employée à de nombreuses reprises : « ces livres que j’avais, sur la passion, écrits par des experts » (SN, 32, 36, 41, 60, 64, 72, etc.). En tant qu’auteurs, ils font autorité, comme en atteste l’étymologie respective de ces deux termes : auctor et auctoritas sont des mots de la même famille.
Jack s’applique à régler sa vie conformément aux leçons qu’il tire des réflexions de ces spécialistes. Seul dans son studio, il se convainc un temps qu’il est parvenu à « la fin du seuil fatidique des quatorze premiers soirs où c’est terrible » (SN, 72), seuil établi par ces experts. Il s’oblige à ne pas sortir pour éviter que son esprit ne s’emballe à la moindre occasion : « Mais moi, voilà, j’avais lu ces livres, alors. Je tenais bon. » (SN, 64) Les textes remplissent une fonction de médium entre la réalité et le sujet qui l’observe « avec le recul » nécessaire (SN, 65) 9. Jack gagne alors en lucidité. À son tour, il voudrait « ouvr[ir] les yeux » d’Anne (SN, 60), aveuglée par sa passion pour un autre homme.
Pour le narrateur-personnage, voir clair, c’est être clairvoyant à l’instar des experts qui adoptent une démarche analytique fondée sur le logos. Ils délivrent un savoir qui, dans la situation du protagoniste, vise à combler le vide épistémique provoqué par le désastre de l’infidélité. Jack s’efforce de remonter aux raisons qui ont poussé la femme aimée à changer de comportement six mois plus tôt. L’une d’entre elles serait d’ordre physiologique. En effet, ces ouvrages
disent qu’une rapide perte de poids entraîne une fatigue psychique, la moindre proportion se disproportionne, l’esprit inconscient, privé du régulateur de l’esprit conscient, se dérègle, et provoque du désordre mental, d’aberrantes façons de penser et d’agir, on fait de tout un drame, s’emballe pour un rien, d’un petit attrait on fait une attirance irrépressible, c’est écrit en toutes lettres […]. (SN, 32)
Le présent gnomique10 participe d’un discours dont la valeur de vérité est indiscutable. Les assertions sont autant de maximes gravées dans le marbre. La proposition « c’est écrit en toutes lettres » rappelle le proverbe bien connu : « les paroles s’envolent, les écrits restent ». Ces spécialistes de l’amour élaborent donc, pour le narrateur-personnage, des théories éclairant toute expérience sentimentale. Ils procèdent par généralisation, comme en témoigne la répétition de l’indéfini dans l’assertion suivante : « Quand une femme avait envie qu’on décampe, toute référence qu’on avait avec elle était forclose, et de toute façon tout était joué. » (SN, 36 [nous soulignons]) Les discours qui font autorité renvoient à un savoir transcendantal soulignant les constantes, effaçant les nuances. Dans cette perspective, ils constituent une grille d’interprétation plaquée a posteriori sur toute situation particulière. Il existe un décalage irréductible entre théorie et expérience, décalage symbolisé par la figure du psychologue dans le roman. Sur les conseils de son chirurgien, Jack est prêt à se confier à ce spécialiste de la psyché. Néanmoins, sa bonhomie et son embonpoint sapent sa crédibilité aux yeux du personnage : « Qu’est-ce que j’aurais pu dire à un type qui ne pouvait pas se retenir de manger et que cela réjouissait. » (SN, 39) Il quitte alors le cabinet, renonçant à s’épancher.
Les vérités assénées par les experts ne sauraient le satisfaire. À l’affût d’explications, il s’adresse à Anne, qui ne lui en apporte pas non plus : « il n’y a aucune raison, c’est bien la preuve que. » (SN, 107) Cette justification est une non-réponse : « c’est une formule à la noix, ça passe par la tête, ça sonne bien, alors on croit que c’est juste, mais en fait c’est crétin […] » (SN, 107). Les experts cultivent également l’art de la formule qui tire son effet d’une figure de rhétorique comme le chiasme – « Agir sans comprendre faisait le désastre mais comprendre sans agir faisait la névrose, disaient ces livres sur la passion que j’avais, écrits par les experts. » (SN, 41) – ou le paradoxe – « dans ces livres écrits par des experts sur la passion, ils disaient que la rigidité était un signe de faiblesse » (SN, 43), la raideur s’opposant au manque de tonicité propre à la faiblesse. Lors des soirées mondaines organisées par Anne pendant leur vie commune, les flagorneurs éméchés utilisent eux aussi des formules pour séduire les femmes désœuvrées. Voilà pourquoi « il faut se méfier comme de la peste des formules qui sonnent bien, les pires gâchis sont toujours nés de formules crétines qui sonnaient bien. » (SN, 107)
Jack « ri[t] au nez des rationalisations » (SN, 74), suspicieux à l’égard des idées prétendument claires, figées dans des expressions frappantes lues « cent fois dans tous ces livres » (SN, 93). La parole individuelle se perd dans le « comme on dit » (SN, 50) et cède à son tour à la généralisation : « On se fait toujours plus d’illusions sur son passé que sur son avenir, c’est mal connu » (SN, 38). Dans son activité même d’écrivain, Jack emploie des métaphores convenues, rattachées au pronom « on » qui ne désigne personne : « On veut avancer en terrain nouveau mais la boue du précédent terrain colle aux semelles. Le genre de choses que j’écrivais dans mes carnets. Pour dire où j’en étais. » (SN, 98) Le « terrain nouveau » met en abyme l’incipit avec ses poncifs tels que « ce nouveau moi », « un départ de nouvelle vie » (SN, 9) annonçant à tort un renouveau de la passion. Quand on croit exprimer sa subjectivité, on reprend le langage de la tribu, comme l’analyse Vladimir Jankélévitch :
[…] je ne puis ouvrir la bouche sans imiter quelqu’un ou contrefaire quelque chose; j’ai beau me travailler pour être le premier, pour penser de l’inédit, toujours la tradition et la mode tirent les ficelles; mes phrases, mes idées… hélas! mes sentiments eux-mêmes sont plus ou moins des pastiches; nous croyons aimer, et nous récitons! (Jankélévitch, 1964, 30)
L’infidélité est une expérience à la fois intime et banale parce qu’il y aura toujours des « milliers d’oiseux lourds récitant les mêmes flagorneries à des milliers de femmes tristes » (SN, 110), expérience qui se reproduit « forcément » (SN, 109), « fatalement » (SN, 119) à l’identique comme dans une tragédie. Répétition des mêmes événements, des mêmes formules. Au fil de son monologue, Jack ressasse les mêmes expressions, preuve qu’il reste aliéné à sa souffrance. Ainsi, les mots n’ont pas de vertu cathartique : le savoir qu’ils révèlent ne libère pas du malheur.
Jack s’engage finalement sur une voie hors du langage, diamétralement opposée au logos. Plutôt que d’établir une distance avec le désastre, il remonte aux origines de l’expérience en prenant la place d’Anne et en se rendant sur les lieux où elle l’a trompé. Il rencontre là une autre femme, Jelena Nevski. Les circonstances l’amènent à éprouver les sensations qui ont amené sa compagne à la trahison. Il va jusqu’à faire l’amour avec Jelena sur le même matelas qu’Anne et son amant. À la différence de sa liaison avec la bibliothécaire, il n’est plus animé par la volonté de se venger. Il ne s’agit pas de répéter l’expérience mais de la reproduire dans ses conditions premières, avant même toute rationalisation.
On aurait bien dit que je la sentais venir, cette libération, dont parlaient les livres sur la passion que j’avais lus, écrits par des experts. Cette sensation de netteté, comme si une période nébuleuse prenait fin. Sorti hors des limbes, où, par peur, ou torpeur, on faisait ce qu’attendaient de nous les autres. Enfin revenu à moi, on aurait dit. (SN, 167)
Le « je » renaît peu à peu, détaché du collectif « nous » qui se constitue en se pliant aux codes de conduite imposés de l’extérieur. L’indéfini « on », employé à deux reprises dans « on aurait dit », est moins l’indice d’une dissolution du sujet que d’une « sensation » exprimée prudemment au conditionnel, mode non assertif. Les phrases courtes, mesurées, témoignent d’une parole qui se libère de la logorrhée pour gagner en « netteté ». Le locuteur récite une dernière fois la formule sur les livres qu’il a lus. La théorie de la libération développée par les experts coïncide avec l’expérience intime de cette renaissance à soi et au monde grâce à la sensation. Tout cela est encore fragile mais Jack s’efforce enfin de suivre les recommandations de son chirurgien, au terme du roman. Ainsi, il « peu[t] rejoindre Anne. » (SN, 72) Leur histoire recommencée s’inscrit dans un horizon du texte, d’abord dans l’incipit, puis dans le desinit. Entre les deux, une trahison, un désastre, une béance.
Revenons à « ces livres sur la passion que j’avais, écrits par des experts ». Sous cette forme, l’expression fait apparaître une ambiguïté riche de sens. Il suffit de supprimer la virgule et le complément d’agent pour comprendre que la trahison en amour donne matière à un livre dont Jack est l’auteur. C’en est un parmi d’autres qu’il a pu écrire parce qu’il a vécu d’autres histoires d’amour. En outre, la première personne renvoie, par métalepse, à Serena lui-même qui ferait son intrusion dans la diégèse. Il est lui aussi l’auteur de plusieurs romans sur l’amour qui se développent à partir d’ « une émotion très forte et très irrésolue. » (Serena, Fusaro, 2005, 9) L’écriture n’élucide rien mais permet de mettre « les choses à plat » (Serena, Fusaro, 2005, 9) alors que le désastre s’est produit.
Chaque roman est le constat d’échec du précédent. […] On se fait du bien en écrivant mais je ne suis pas sûr que ça aille mieux après le troisième livre qu’après le premier. Je ne suis même pas sûr de vouloir aller mieux. Les moments heureux sont toujours des moments imbéciles. (Serena, Guichard, 1998, 20)
Sous le néflier est un roman de la trahison à double titre : au plan diégétique, il traite de l’infidélité; au plan de l’expression – au figuré, on parle de trahison à propos d’une pensée dénaturée par le langage –, il rend compte d’une parole qui s’inscrit en faux, oscillant entre le mutisme et le déversement verbal, entre le « je » de l’intime et le « on » impersonnel. Les protagonistes sont confrontés à l’impossibilité de communiquer. Jack et Anne s’appellent et, faute de pouvoir échanger, se laissent des messages. Si l’incipit et le desinit annoncent une reconstruction du couple, le cœur même du roman s’articule autour d’un désastre qui, échappant à toute compréhension, crée une obsession de savoir que le logos à l’œuvre dans les livres sur la passion est incapable de satisfaire. Lorsqu’il se heurte à « l’impensable indicible », le savoir est corrélé à la vision. Jack crée mentalement la scène au cours de laquelle Anne fait l’amour pour la première fois avec son sculpteur sur bois letton. La vision s’aiguise dans un ressassement qui ravive sans fin sa souffrance : « la nausée montait, à trop voir, si peu savoir » (SN, 96). Vécue comme un drame intime, cette scène est tristement commune.
Tous alcooliques, et tous vieux, et peut-être tous maçons au noir, et même tous Lettons, qui tous avaient du mal à respirer l’air de chez eux, tous passant leur temps à attirer en cachette sur leurs sales matelas avec leurs draps à fleurs nos femmes tristes. (SN, 100)
C’est inévitable. La scène se passe toujours de la même façon, « évidemment » (SN, 119), adverbe dans lequel résonne le mot « évidement ». Elle est le centre creux du livre. Si la paronomase est implicite dans Sous le néflier – « évidement » n’est pas employé –, elle tend à se préciser sous la plume d’autres auteurs publiés aux éditions de Minuit écrivant sur des couples qui se défont. En témoigne la situation des narrateurs de Christian Oster, abandonnés par leurs compagnes quand commencent les romans. Au début d’Une femme de ménage, Constance est partie. « Ce qu’elle nous laisse, maintenant, c’est, oui. Evidemment. Un vide. […] Plus rien qu’un vide, une plaie refermée sur du vide. » (Oster, 2001, 8-9) La plaie est la métaphore d’un vide ontologique, d’une maladie de l’être caractérisée à la fois par la déréliction et la banalité. Les romans de Serena pourraient faire pleinement partie des « imaginaires de l’évidement et de la disparition » qu’analyse Fabien Gris et qui réunissent bien des écrivains de Minuit depuis les années 1970 :
Evider, c’est miner, creuser; cela suppose initialement un point de départ plein et entier, auquel on ferait subir un rigoureux travail de sape, c’est-à-dire un travail du négatif, qui fait apparaître les manques et les béances. (Gris, 2014, 39 [l’auteur souligne])
Jacques Serena renouvelle la thématique amoureuse en substituant le vide d’une trahison sentimentale à la plénitude d’un couple qui se construit.
BARTHES, Roland. 1977. Fragments d’un discours amoureux. Paris : Seuil, collection « Tel Quel ».
BECKETT, Samuel. [1953] 2004. L’innommable. Paris : Minuit, collection « Double ».
DUFOURMANTELLE, Anne. [2009] 2012 En cas d’amour. Psychopathologie de la vie amoureuse. Paris : Payot et Rivages, collection « Rivages Poche / Petite Bibliothèque ».
GRIS, Fabien. 2014. « Imaginaires de l’évidement et de la disparition. Le travail du négatif dans les romans minuitards depuis 1980 » dans M. Bertrand, K. Germoni, A. Jauer (dir.), Existe-t-il un style Minuit? Aix-Marseille : Presses Universitaires de Provence, p. 37-46.
JANKÉLÉVITCH, Vladimir. 1964. L’ironie, Paris : Flammarion.
MARTIN-ACHARD, Frédéric. 2010. « Les Monologueurs de Jacques Serena : une colère “objective”? » dans M. Majorano (dir.), Écrire le fiel. Bari : B.A. Graphis, p. 45-58.
OSTER, Christian. 2001. Une femme de ménage. Paris : Minuit.
SERENA, Jacques. 1989. Isabelle de dos. Paris : Minuit.
_____. 1992. Basse ville. Paris : Minuit.
_____. 1993. Lendemain de fête. Paris : Minuit.
_____. 2002. Plus rien dire sans toi. Paris : Minuit.
_____. 2004. L’acrobate. Paris : Minuit.
_____. 2007. Sous le néflier. Paris : Minuit.
_____, Guichard, Thierry (propos recueillis par). 1998. « La scène au bout de la nuit », Le Matricule des anges, n° 22, p. 18-20.
_____, Fusaro, Philippe (propos recueillis par). 2005. « L’entretien » dans La vie dans le verbe : Jacques Serena. Initiales, p. 9. Disponible en ligne : http://www.initiales.org/visuels/pdf/serena.pdf
Clamen-Nanni, Frédéric. 2015. « La trahison en amour : exprimer l’inexprimable dans Sous le néflier de Jacques Serena », Postures, Dossier « Discours et poétiques de l’amour », n°22, En ligne <http://revuepostures.com/fr/clamens-nanni-22>