L’âge classique médiéval1 français a vu naître, dans l’univers des récits drolatiques2, un personnage atypique, paradoxal, aux exploits déroutants, mais captivants : Renart le goupil3. Héros sybillin, caractérisé par la fuite, le personnage donne une cadence actantielle effrénée à la narration basée sur l’éternel retour et l’immortalité4 (Combarieu du Grès, 1991, 170). Le texte renardien met admirablement en scène, en effet, un héros rusé et perpétuellement en fuite, faisant du Roman de Renart5 (Dufournet et Méline, 2005), une poïesis, une œuvre fondée sur la relance perpétuelle des aventures cocasses et époustouflantes du goupil. La saga renardienne développe une problématique dans laquelle s’inscrit l’esprit de cette réflexion : Renart, personnage paradoxal.
Réfléchir sur le comportement singulier de ce héros animal revient à le pister dans ses quêtes, surtout alimentaires. Tantôt présenté dans un gélinier, tantôt aux prises avec les mâtins des vilains riches tels Bertolt et Liétart, tantôt encore en conflit avec les moines dans une abbaye ou à l’orée d’un essart, à la lisière d’un sous bois, d’une forêt, d’une clairière, d’une vallée, Renart est ce personnage mobile, présent dans tous les espaces, toujours prompt à égarer, non seulement ses protagonistes, mais aussi le lecteur.
Dominant l’univers dans lequel il évolue sous des traits zoomorphes et anthropomorphes, selon les circonstances de la narration, le personnage s’affirme par son inconstance légendaire et signale sa présence, là où il est le moins attendu et vice versa. Dans cette optique, Elisabeth Charbonnie affirme : « Renart est un véritable Protée : méchant et cruel, sérieux jusqu’à la philosophie; plaisant jusqu’à la force, d’esprit à la fois mûr et juvénile. Renart plaît en inquiétant. » (Charbonnier, 1987, 7)
Les conteurs, en jetant donc délibérément dans l’arène narrative un personnage famélique, instable, insaisissable, énigmatique et foncièrement madré, soulèvent le problème de son identité (Moessinger, 2000, 179) : Qui est Renart? Dans quelle mesure le héros éponyme et ambivalent participe-t-il du fondement de l’ensemble des récits? Comment assume-t-il cette spécificité? Pourquoi les auteurs le présentent sous cet angle? À quels enjeux répond ce jeu contradictoire du personnage?
Le personnage central de « Renart », représentant emblématique au premier degré d’une société féodale régie par l'âpreté des relations de force, est un baron, mais qui persécute sans vergogne les autres. Renart, qui deviendra figure légendaire du fripon maléfique, se comporte en tout puissant et n'obéit qu'à ses besoins immédiats (la faim, la convoitise) ou au désir pervers de faire le mal pour le mal. Marginalisé, car s’érigeant au-dessus des lois et des codes de l'honneur, le héros-décepteur s’illustre ainsi en véritable brigand. Par ses agissements, il se met, permanemment, en marge de sa société et toujours dans une posture de fugitif, d’où son statut de personnage paradoxal6.
La fuite constitue l’un des fondements de l’existence du personnage-levier, Renart. Elle est intimement liée à la ruse qui ouvre ses multiples possibilités. L’ethos du goupil se construit dans le défilé de la narration, marqué par le déploiement incessant de nouvelles branches7. Les récits suivent leurs cours et trouvent leur acmé dramatique toutes les fois que Renart prend la poudre d’escampette ou pique des éperons pour échapper à ses poursuivants.
Le personnage est, d’emblée, en contradiction avec son monde qui valorise la prouesse. L’attitude de Renart est antichevaleresque. Pour Jacques Le Goff, en effet, « la société féodale a avant tout le culte de la prouesse chevaleresque qui est d’abord un exploit physique » (Le Goff, 1985, 417). Face à ce culte du courage, Renart dévalorise l’une des valeurs sacro-saintes de la société médiévale. Au lieu de combattre, le héros utilise la ruse, et quand il se sent menacé, opte pour la fuite comme moyen de salut, défiant ainsi la logique fonctionnelle de l’univers médiéval.
Le châtelain de Maupertuis (Renart) court pour éviter le gibet. La course est son principe de vie et cette démarche informe toute l’écriture, faisant reposer la variation de ses aventures sur un même thème : la quête alimentaire.
Épopée de la ruse, mais aussi et surtout épopée de la faim (Augier, 1978, 40-48), Le Roman de Renart présente un héros au ventre toujours creux, arpentant infiniment les différents espaces et lieux de l’œuvre. La faim accablante, redoutable, se présente comme un problème individuel de survie dans le tissu narratif des récits : chacun à son tour semble connaître la faim, aussi bien le puissant que le faible. La branche IV, « Ysengrin dans le puits », montre Renart tourmenté par la faim se diriger à vive allure vers l’abbaye des moines :
Lors se remet en l’anbleüre / Fors del bois, et vint en l’oreille / Arestez est, de fain baaille, / Grelles, megres e esbahis / Molt a grand fein en son païs. / D’oures en autres s’estendielle. / Et ses ventres si se merveille / Et si boel qui sont dedenz / Que font ses poes et ses denz / D’angoisse gient et de detrece / Et de la fein qui molt le blece. / Reprenant alors le trot / Il gagne l’orée du bois / Où il s’arrête, bâillant de faim, / Tout maigre, décharné et ne sachant que faire. / C’est que la faim règne dans tout le pays. / Les boyaux se demandent bien dans son ventre / Ce que font ses pattes et ses dents. / Torturé par la faim, il ne peut retenir, / Des gémissements. (vv.46-57)
Ses quêtes de nourriture se réalisent sur fond de danger. D’ailleurs, il en est conscient. Subvenir aux besoins alimentaires de la famille est un impératif absolu. Le devoir parental est donc si fort que, parfois, Renart, en dépit des dangers représentés par ses expéditions, malgré les périls auxquels il s’expose, s’entête à accéder à ses quêtes. Le pari est clair : « Qui chaut tout est en aventure / Qui ne risque rien n’a rien. » (Branche IV, v. 106)
De ce fait, le goupil est un personnage perpétuellement sur le qui-vive. Ses rapports avec les hommes procèdent d’un système de convoitise et d’opposition : l’animal convoite la viande (les poules en particulier), et l’homme sa peau. Dès lors, le goupil adopte le trait de comportement caractéristique de l’animal traqué : la fuite est une réaction instinctive face au danger et à la menace que représente l’homme, d’où l’utilisation par les conteurs de la tournure expressive employée cinq fois dans la branche II8, (aux vers 351; 465; 647; 783; 834) : « Fuiant s’en va / Prend la fuite », ou « S’en va fuiant / Prend la fuite. » Le personnage en fuite « ne suit jamais un chemin rectiligne9 » (Bianciotto, 1980, 37), mais bien une trajectoire en zigzag qui lui permet de semer, d’égarer les chiens.
Les quêtes entreprises par le personnage subissent une dévalorisation, une dérision, lorsqu’elles sont mises dans une relation incongrue avec la faim et la nourriture. L’on se souvient, par ailleurs, de la figure du chevalier errant dans la littérature dite « sérieuse » (textes épiques et courtois), chevalier qui va chercher aventure. Or, dans le récit renardien, la seule quête qui soit est celle de la nourriture opposée à celle de l’aventure qualifiante. Ainsi, la quête renardienne n’a pas la vertu qualifiante de la quête chevaleresque. Avec le goupil, l’activité animale travestit l’éthique de la chevalerie : « Or m’estuet mon sens esprover / C’est une belle occasion de prouver mon astuce, ma ruse » (Branche V, « Le bacon volé »). De ce fait, le héros visite plusieurs espaces, car son souci permanent et constant est la nourriture.
Dans le récit renardien, l’intrigue se constitue en un double mouvement qui dessine et délimite l’espace. La narration est sujette aux subtilités des gestes et des actions de Renart, elle s’oppose à la réalité du personnage, comme le souligne Michel Pastoureau :
Le renard, en effet, se tient plus volontiers en surface que sous terre. Tapi dans un fourré, couché dans un buisson, caché dans une cavité naturelle ou de construction humaine, il se repose, dort, écoute, observe, sent, guette ses proies. Le terrier n’est pour lui qu’un abri provisoire d’inaction. (Pastoureau, 1991, 431-446)
La mobilité spatiale de l’animal-héros est systématique : cela confère aux récits une fragmentation narrative rendant dynamique l’espace renardien. Dans la branche III, « Les poissons volés », Renart passe « entre le bois et la rivière » (v. 12), puis « S’est couchier lez une haie / S’est couché le long d’une haie » (v. 20). Dans la branche IV, « Ysengrin dans le puits », il « S’en va fors del bois / S’en va pour sortir du bois » (v. 47).
Ailleurs, il rencontre Tibert et « Andui [qui] s’en tournent une sente / Chemine le long d’un sentier » (v. 101). Pour rejoindre Chanteclerc le coq, le goupil « S’en vint traiant à une vile, la vile seoit en un bos / Se dirigea vers une ferme située dans un bois » (vv. 26-27). Dans la branche II, « Renart et Tibert », pour se venger du chat, Renart se met au bord de l’ornière qui marquait la limite entre le bois et un étroit sentier : « Si a choisi près de l’ornière, entre le bois et la carere / Il l’aperçut près de l’ornière entre le bois et le chemin charretier. » (vv. 725-726) La branche II-d, « Renart et Hersent », montre le goupil qui, avant de se retrouver dans la demeure du loup, passe à travers un bois, « Renart vint par un bois fendant / Renart se met en route coupant à travers le bois » (v. 1027), poursuit son chemin jusqu’à une haie « Tant que il vint en une haie / Si bien qu’il s’y arriva » (v. 1030).
Dans « Les vêpres de Tibert », le héros fait un long détour. De son château il passe, en effet, par le « bois de Veneroi », coupe ensuite par la lande, avant de suivre une « voie » qui débouche sur un poulailler où il est aperçu par les lévriers (vv. 16-18). La branche IX, « Brun, Renart et Liétart », présente le goupil en chasse depuis le matin dans la forêt, non loin d’un chemin « En un bois après del chemin / Dans le bois au-delà du chemin » (v. 442). Ayant perçu des aboiements de chiens, il se cache dans le creux d’un chêne pour les laisser passer. Puis, quittant le bois pour les champs, il court à vive allure : « Del bois ist, a l’essart va droit / Quittant le bois, il fila directement à l’essart » (v. 463).
De l’intérieur de son château, espace privé, le décepteur investit les lieux clos des essarts, des vilains ou des moines à la recherche de géliniers dans le but de capturer des chapons ou des gélines : « Et la faim tant le par tourmente, / Ou bel li soit ou se repente, / Le refait arrière fichier / Por les gelines acrochie. / Et la faim qui continue à le tenailler / Le pousse à revenir sur ses pas / Pour essayer de s’emparer / Des poules, coûte que coûte. » (Branche IV, vv. 117-120) Ces endroits deviennent pour Renart des univers professionnels, sociaux qui lui procurent de quoi subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Perpétuellement en quête, il assemble les aventures entre elles, non pas tant comme actant récurrent, mais surtout parce qu’il est dans le besoin, et donc constamment en déplacement, justifiant ainsi le proverbe médiéval : « Le besoin fait même trotter les vieilles. » Renart est par essence un personnage cinétique : le mouvement est son mode d’existence, de survie. Ses trajets de quête de nourriture et ses fuites répétées pour rejoindre Maupertuis, son château, couvrent un espace multiforme.
Par ailleurs, le personnage animal n’apparaît jamais dans un espace complètement ouvert ou totalement fermé. Il est à la frontière de la forêt et des hameaux, se révélant, en effet, comme le héros des clairières et des sentiers. Le personnage vit de vol, une activité contraire aux vues communément admises par la société médiévale. En effet, dans cet univers du XIIIe siècle, « s’attaquer aux biens d’autrui est considéré comme un crime », écrit Marie Thérèse Lorcin (Lorcin, 1967, 156). Le goupil affamé quitte sa tanière en direction d’une ferme, opère, et, pourchassé par les vilains et leurs mâtins, revient bredouille ou chargé de butins dans son terrier. Renart, représenté sous les traits d’un couard et d’un voleur, donne l’image inversée du chevalier tel qu’il est peint dans les textes épiques et courtois. Ainsi, le goupil fugitif ne permet à aucun conteur de donner un tableau macroscopique des lieux, d’où une description topographique qui se réduit à la simple nomination ou au simple inventaire des espaces internes (terrier, tanière, pertuis) et externes (fermes, clôtures, murs). L’on conviendra donc, avec Rosanna Brusegan, lorsqu’elle conclut à propos de la représentation spatiale dans les fabliaux, que « le caractère expéditif des actions des personnages et le rythme accéléré de la narration sont le résultat de la pauvreté de la description et de la présence des systèmes alternatifs de représentation spatiale » (Brusegan, 1991, 53).
Les lieux ne sont perceptibles qu’à travers le parcours des personnages. La trajectoire de Renart est rigoureusement fonctionnelle. Le goupil s’illustre avec éclat lors des quêtes de nourriture. Les récits de ce type fonctionnent à la lumière de la métamorphose illusoire alternative (Konan Lambert, 2007, 232), qui présente le personnage à la frontière de l’animal et de l’humain, entre le zoomorphisme et l’anthropomorphisme. La fonctionnalité textuelle prend à témoin l’espace qui signifie : le terrier correspond au repos, à l’inaction, à la sécurité; alors que le sentier, la clairière, la ferme, les murs des abbayes correspondent à l’action et, partant, au danger.
Si l’on considère le goupil humanisé, il devient Renart le baron. La métamorphose illusoire10, par le jeu de l’écriture, influence l’espace, ce qui installe l’univers renardien dans les isotopies humaine et animale. Ainsi, par opposition à la « tesnière », c’est le terme « palès » qui est le plus souvent utilisé au début des récits. Tel est le cas des branches Va (v. 299), I (v. 18), VI (v. 17) et XI (v. 1754) 11.
Toute l’intrigue se déroule dans une instabilité, et Renart est généreusement emporté par les flots de cette instabilité. Il est à la frontière, à la lisière des espaces habités et inhabités. Cette configuration de l’univers renardien dégage toute une symbolique à saisir et à comprendre.
Le personnage de Renart ainsi que la ruse à laquelle il a donné son nom, la renardie, s’inscrivent dans cette double perspective du masque et du langage, du langage comme masque par excellence, au point que le personnage du goupil va devenir progressivement, dans la littérature moralisante de ce temps, une figure allégorique, celle du mensonge et de l‘imposture, de l‘hypocrisie, que les textes appellent désormais renardie. Renart est un maître du langage, mais qui l’utilise pour se tirer des impasses et aussi, quelquefois, faire du mal à son protagoniste. Cette seconde partie de l’analyse montrera, d’une part, l’identité fluctuante du héros qui oscille entre renardie et diabolie, et, d’autre part, les enjeux qui en découlent.
L’univers du Roman de Renart est, a priori, celui de la renardie et non de la diabolie12 (Reichler, 1979, 77-149). En effet, les premières branches mettent en scène un personnage menacé par le gibet qui, cependant, déjoue cette hart, par son art13 (Dragonetti, 1996, 419-434). À ce sujet, Jean Dufournet, préfaçant l’œuvre d’Elisabeth Charbonnier, relève admirablement la dimension du personnage :
Les Clercs du Moyen Âge ont découvert en son nom "Renart", particulièrement au suffixe "art" la 3ème personne du singulier de l’indicatif présent du verbe "ardre", "brûler" : Renart, c’est celui que brûle le désir qui le pousse toujours vers de nouvelles quêtes. Mais, c’est aussi, l’ "art", la technique, l’artifice, la ruse, l’art magique qui le fait constamment jouer avec la " hart", la corde de la pendaison, avec la mort dont il ne cesse de triompher grâce à ses nombreuses ruses. (Charbonnier, 1987, 6-7)
Renart se définit par la ruse. En témoignent ces branches : « Je vos dirai ja sans mentir / Qui a fet tante trecherie / Et qui tant home a deçoü / Que par engin que par vertu. / Je vais vous raconter exactement / La vie de Renart le goupil / Qui a commis tant de tromperies / Et s’est joué de tant d’hommes / Par sa ruse aussi bien que par sa force. » (Branche VII14, vv. 70-74), ou encore : « Dist li vilein : « Renart, ne hoigne ! / Tu sez tant de guile et de fart. / -Renart, répliqua le vilain, ne raconte pas d’histoires ! / Tu connais tant de ruses et de mensonges. » (Branche VIII15, vv. 78-79), et finalement : « Afere une novele branche / De Renart qui tant sout de ganche. / A composer un nouvel épisode des aventures / De Renart, le trompeur aux milles tours. » (Branche IX16, vv. 5-6)
Renart appartient tout d’abord à une espèce animale qui possède au Moyen Âge une valeur symbolique. Capable, selon les naturalistes, de simuler la mort afin de capturer des oiseaux, le personnage représente avant tout la ruse, et tout le lexique médiéval de la ruse le caractérise inextricablement : guile ou art (ruse), barat, bole ou boide (tromperie), tricherie ou engin (tricherie), conchïement (moquerie), lecherie (perfidie). La finalité de cette ruse et des bons tours du personnage s’inscrivent dans le jeu de l’œuvre : « fere rire ». Le châtelain de Maupertuis n’incarne pas alors le mal, mais se révèle comme le Maître ès ruse dont la compétence dans ce domaine trouve pompeusement son expression condensée dans le mot « renardie » 17 (Vernant et Détienne, 1977, 7), qui signifie littéralement le règne de la Renardie, néologisme médiéval. En effet, protéiforme, capable de changer de ton, de voix, de langue, de rôle et même d’apparence, Renart introduit un peu de fantaisie dans un monde relativement morne, attirant vers lui les bonnes grâces du lecteur/spectateur. Cependant, sa conduite s’inscrit aux antipodes des normes communautaires médiévales. La renardie trouve, en effet, sa vitalité dans le couple foi/félonie. La foi, faite de fidélité à la parole donnée, et la loyauté dans la conduite font défaut à Renart.
L’univers renardien, qui à première vue, fonctionne sur le modèle de la société féodale autour de Noble le lion, image de Charlemagne ou d’Arthur, honore cette valeur de fidélité et de loyauté. En l’absence du roi, Renart prend sa place. Ce régicide est une rupture du serment vassalique, une attitude déloyale qui relève de la félonie. Le conteur de la branche II, Pierre de Saint Cloud, présente la félonie du personnage comme un état naturel : « Renart, li poilz le doit / Que soiez felz et deputere / Renart avec ce poil, / Vous ne pouvez être que traître et parjure. » (Branche II, vv. 1068-1069) Cette félonie innée fait de Renart un exclu automatique de la société féodale. Avec son attitude qui s’oppose au code chevaleresque, le personnage est, à plusieurs reprises, interpellé par ses deutéragonistes comme un partenaire déloyal : « Li traite, li foi mentie / parjures et li tricheres / Li fax, li desloiaus, lecheres / Le traître, le malhonnête / Le parjure et le tricheur / Le faux, le déloyal menteur. » (Branche X, vv. 858-860) Chantecler le coq dira de lui : « Dist Chantecler pas ne t’en croi. / Je n’ai pas confiance en toi. » (v. 327). La mésange lui tient le même propos : « En ne vos puet prendre a verté. / Il est impossible de vous faire confiance. » (v. 484). Ces épisodes vont au-delà de la simple dialectique du mensonge et de la vérité. Ils posent, en outre, le problème central de la foi qui présuppose l’absence du mensonge dans les relations féodales. Renart s’illustre en héros paradoxal, car en marge de l’univers qui est le sien.
Le dévoiement du héros-trickster18 prend, à des moments de l’intrigue, une autre tournure qui lui confère le statut de criminel. Il représente alors le Mal sous toutes ses formes, prototype de l’Homme démasqué de ses bienséances : « Renart est l’incarnation du Mal […], les vertus cessent d’exister et sont partout remplacées par les vices. » (Suomela-Elina, 1998, 45-59). C’est le règne de la Diabolie, « mécanisme qui confisque l’être au profit du paraître », selon Zigui Koléa Paulin (Zigui, 1995, 527).
L’épisode du baptême, dans la branche XI, « Renart Empereur », en est une preuve. De quoi s’agit-il? Drouin le moineau veut baptiser ses oisillons pour leur santé. Il commet l’imprudence, sans le savoir, de se confier à Renart : « Or n’en soiés james en dote / Fait Renart, que bien le garrai, / Or n’en soiés ja en esmai / Eh bien ayez confiance / Dit Renart, je les guérirai / N’ayez aucune crainte ! » (vv. 850-852) Renart, par la suite, dévore les petits de Drouin. Ainsi, pour le goupil, baptiser devient synonyme de dévorer. Le personnage atypique associe deux termes contradictoires : baptiser/dévorer, sauver/tuer. L’action de baptiser, qui masque la réalité de dévorer, a été simplement renardisée.
Les conteurs ne voient en lui que le symbole odieux de l’hypocrisie, du mensonge et de la trahison. Renart est à la frontière du Bien et du Mal. Par moments plaisant, mais aussi inquiétant, farceur ici et cynique là, habile comédien ou reflet de la perfidie, ce trompeur exceptionnel et séduisant annonce le processus de construction d’une identité fluctuante, instable, contradictoire et d’un discours qui s’achemine vers la connaissance de l’Homme.
À la fois drôle et sinistre, polymorphe et complexe, mais aussi fascinant surtout par sa capacité à défier ouvertement l’ordre et à s’engager dans des aventures souvent stériles et marginales, le décepteur entreprend une démarche en parallèle, une sorte de contrepoint au monde des règles et des bienséances. Caractérisé par son ambiguïté et s’inscrivant dans un véritable illogisme, il fait la parade de sa misère, mais aussi de l’attrait suscité par le côté obscur de l’Homme qu’il évoque et représente : « Dans la collection primitive, Renart apparaît avec sa verve gouailleuse, non comme un redresseur de torts, mais comme un juge malicieux qui dénonce les ridicules de l’Homme » (Bossuat, 1964, 653). L’œuvre, saisie dans sa profondeur, raconte la nature primaire des Hommes, leur avidité, leur sottise et la suprématie de la loi du plus fort. Tout cela s’incarne dans le personnage-vedette, figure emblématique et singulière du fripon maléfique.
La renardie et la diabolie, traits caractériels de Renart, sont contradictoires à son univers. Cependant, le héros-trickster du fait de son statut textuel et social, même s’il est un archétype de la matière renardienne, demeure aussi un véritable vecteur d’une idéologie du groupe, notamment d’une classe de la société médiévale. Le personnage est vu de l’extérieur comme un Robin des bois et a une conscience morale. Le décepteur est plaisant, et sa ruse est plébiscitée. Il est le porte-parole des petites gens écrasées par une noblesse prédatrice, ce qui fait de lui le symbole du vassal que ses conditions de vie réduisent à des expédients rusés, puisqu’il ne peut compter sur sa force. La mission de ce héros paradoxal correspond donc à une visée satirique.
Le personnage de Renart est une interpellation à la conscience humaine, comme le soulignait Kouacou Jacques Raymond Koffi dans une étude, Le Roman de Renart : une interpellation à la conscience humaine (Kouacou, 2010, 132-142). Les récits mettent en scène ce personnage sériel pour symboliser l’Homme confronté à la sempiternelle lutte entre le Bien et le Mal.
Le goupil vivant à la lisière de son mode constitue un symbole. Il est une figure permettant d'approcher la vérité et il nous livre même une vérité, celle des conteurs. C’est le discours sur l’Homme aux prises avec ses contradictions. De ce fait, le recours aux procédés satiriques, comme le comique, s’offre en tant que voie royale pour épingler les travers de la nature humaine. En cela, le héros éponyme donne une coloration hybride à l’œuvre qui ressemble tantôt à une fable, tantôt à une épopée (récit d’aventures) amusante. Cet hybridisme ambigu tire sa vitalité de la satire qui caractérise les branches, faisant de ce joyau littéraire médiéval une œuvre caustique dénonçant les vicissitudes humaines par le biais du rire qui se dégage des actions d’éclat du héros. Ainsi, l’œuvre s’inscrit dans les contes à rire de la France médiévale ; le rire acquiert toute sa dimension, il a un rôle aussi bien narratif que thématique ou idéologique.
Hérité du latin populaire « ridëre » (Rey, 1992 et Greimas, 2001), qui désigne soit la manifestation physique du rire (forme transitive), soit sa réalisation intellectuelle dans le sens de « se moquer de » (forme intransitive), le rire est étroitement lié au comique, au point qu’ils se confondent. Le comique est souvent indirectement désigné par le rire, l’humour, la parodie. Les définitions du rire et du comique se recouvrent, quelquefois, partiellement, au point que le premier est employé pour désigner le second. Ils sont envisagés comme des quasi-synonymes. C’est à juste titre qu’Henri Bergson décrit le rire (qu’il identifie au comique) comme « un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements » (Bergson, 1999, 67). Il les considère comme une sanction sociale visant à réprimer tout écart à la norme. Le rire devient donc une arme : c’est la portée subversive du comique.
Le Roman de Renart brouille la frontière entre normalité et transgression, et livre un texte satirique fonctionnant sur le régime du comique. L’œuvre comporte, en effet, une multitude de procédés comiques (Leclercq, 2007, 87-100), (de situation, de mots et de gestes) : certains sont axés sur un sujet risible (thèmes du bas corporel et du cocuage), d’autres sur un emploi décalé du langage (burlesque, héroï-comique, mélange de langues), d’autres encore sur un usage ludique de la littérature dite « sérieuse » (parodie de la chanson de geste, du roman courtois).
Les frontières entre le sérieux et le comique sont ainsi poreuses. Le ton des épisodes est très varié, sérieux aussi bien que burlesque ou ironique, à l’image du personnage à la limite de ces frontières littéraires. Le spectateur ou le lecteur rit des défauts des Hommes (la naïveté d’Ysengrin), mais aussi du fonctionnement de toute la société (Le Goff, 1999, 1343).
Un fait capital est toutefois bien attesté : au Moyen Âge, le rire est libérateur. De qui, de quoi rit-on? La pertinence des réponses à ces questions passe par une migration au cœur des structures sociales et des mentalités collectives d’une société qui se contemple dans un miroir, et aperçoit ses ridicules (Ménard, 1990, 9-30). Le rire renardien, provenant de l’atypisme du héros, s’inscrit dans la perspective d’un rapport dilemmatique avec une société qui ne répond pas à ses expectatives, parce qu’elle a remplacé l’être par le paraître, et est en contradiction vis-à-vis de ses principes de fonctionnement, à l’image de son héros.
Le discours littéraire comique est alors un prétexte et un réflexe médiévaux pour l’actualisation littéraire de cette figure archétypale (Renart). À travers le personnage, il est question de l’Homme avec ses besoins fondamentaux, ses faiblesses et ses contradictions internes. Le comique représente l’espace pour l’énonciation de l’autre visage de la réalité, voire son côté terrible et violent. Il permet de mieux montrer la réalité dans sa profondeur.
La typification, la stylisation, les traits généraux et les plus représentatifs constituent une voie d’écart qui rend possible cette démarche d’observation et d’approfondissement. Peindre l’humanité dans sa médiocrité réelle et en dénoncer les défauts sont les voies indiquées du comique renardien.
En marge de l’opinion commune, Renart est un personnage subversif et non-conformiste. Il est comminatoire parce qu’il constitue une menace d’effondrement du système de valeurs dans lequel il vit. Enfin anatreptique et éristique dans le démenti perpétuel du vrai, Renart perturbe l’ordre social en installant le malaise et le désordre. Cependant, il est un symbole éthique, car il vise à éveiller la réflexion ou la critique en révélant des morales profondes.
La découverte de Renart, ce personnage à griffes, surtout son statut paradoxal dans l’œuvre, informe sur la nature humaine. Héros présentant une identité singulière, car tour à tour teinturier, médecin, moine, jongleur, faussaire, régent, baron, bref, personnage protéiforme, Renart est à la frontière de tous les mondes et en marge du monde dans lequel il vit. Ce génie de la métamorphose repousse les frontières et fait vaciller les bornes communautaires qui contraindraient ses déplacements. Jouant avec tout, avec la vie, avec la mort qu’il simule pour se tirer d’affaire ou prendre les autres au piège, cet acteur énigmatique de la matière renardienne ne saurait marcher droit en raison de ses divers rôles. « Il ne peut être contenu par une image-prison » (Barre, 2013, 2-17).
Tel le phénix, Renart renaît toujours de sa fausse mort. Se tenant à la lisière de la vie et de la mort, du Bien et du Mal, le décepteur résume la condition humaine. À la fois personnage d’un cycle, personnage dans une suite/continuation19 (Rutebeuf, 1261 ; Jacquemart Gielée et Clerc de Troyes), dans une transposition/réécriture20 (Sabatier, 1975, 246-247) et dans une adaptation cinématographique21 (Lepâtre, 2008, 313-327), le héros est entré dans l’histoire de l’humanité, car devenu personnage-migrant (Eco, 2000, 58-64). Renart, à l’instar des personnages, tels le Petit Chaperon Rouge, d’Artagnan ou Alice, a une existence en dehors des « partitions originales » et existe même pour qui n’a jamais lu le texte de départ, car il est devenu collectivement vrai parce que la communauté a fait sur lui des investissements passionnels. Ainsi est-il devenu un personnage mythique.
Renart fascine parce qu’il amplifie quelque chose de nous-mêmes, il sert d’exutoire à nos zones d’ombres. Le personnage révèle ainsi la puissante sauvagerie de nos égos infantiles, de nos désirs primaires de possession; en somme, tout ce qu’une éducation bien pesée devrait civiliser.
Corpus
Le Roman de Renart. 2005. Édition et traduction de Jean Dufournet et André Meline. Paris : Éditions Garnier-Flammarion, 2 tomes.
Autres textes consultés
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