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Si la philosophie est une histoire d'amour, alors il faudrait pervertir un peu cet amour-là pour que je m'y sente chez moi. On dira qu'elle emprunte aux histoires d'amour leur structure narrative, leur besoin de se raconter, leur nécessaire incarnation dans les mots. [...] Ce n'est pas la sagesse ni l'amour que m'évoque en premier lieu l'acte de philosopher, mais le combat : la reprise des hostilités. Plus qu'un espace amoureux, la philosophie trace à mon avis un territoire hostile, ce qui n'est pas nécessairement contradictoire, d'ailleurs. (Ronell, 2006,1)

Voilà comment Avital Ronell conçoit le lieu et l'acte réflexif. C'est aussi depuis ce mouvement de joute, de dispute, d'un va-et-vient du langage, qui oscille entre embrassade et rupture, que l'équipe de la revue Postures désire réfléchir aux motifs qui sous-tendent les discours et poétiques de l'amour, dans le cadre de son vingt-deuxième numéro.

En effet, si pour la philosophie, l'amour et la connaissance sont liés depuis l'origine dans l'optique positive de la transcendance, dans l’expérience, l'amour a bien plus à voir avec l'inconnaissable et la mise en péril. C’est ce que Roland Barthes soutient dans Fragments d’un discours amoureux, alors qu’il comprend l’amour comme entraînant le langage dans les dérives de l’inactuel, de l’intraitable, comme ce qui provoque un désordre de langage dans l’esprit du sujet amoureux (1977,7). En ce sens, nous pouvons penser l’amour en tant qu’événement, tel que le définit Anne Dufourmantelle dans son ouvrage En cas d’amour, c’est-à-dire un point de résistance ou d’impact au réel, qui surgit et s’impose au sujet comme une expérience de désappropriation de soi, de désaveu (2009, 220). L’amour est ce contre quoi la raison et le langage se butent, ce qui les met en péril.

C’est donc ce surgissement, cette déchirure, qui donne lieu à l’espace tragique des Élégies romaines et des grands récits amoureux tels Tristan et Iseult et Roméo et Juliette, à celui de la poésie de Victor Hugo ou bien celle d’Emily et Charlotte Brontë. C’est aussi de ce lieu que se déploie l’œuvre de Marguerite Duras par exemple, ou bien celle de Camille Laurens, pour qui l’amour s’annonce à la fois comme motif et mobile d’écriture.

Enfin, l’amour est source de désillusion, produisant par son abstraction et son idéal des tentatives toujours répétées et à chaque fois inadéquates de son actualisation dans le réel. Milan Kundera engage une réflexion en ce sens dans L’insoutenable légèreté de l’être lorsqu’il élabore sur le Kitsch, tandis que des auteurs tels que Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq, Chuck Palahniuk et Bret Easton Ellis inscrivent dans la littérature contemporaine une figure de l’« égoïste romantique1 » qui se caractérise par son incapacité, malgré un désir éperdu, de se commettre à l’amour.

C'est à partir de ces différents filons que l'équipe de la revue Postures a invité les auteurs et auteures à réfléchir et à problématiser cette question de l’amour. Comment l’écriture est-elle mobilisée par le principe amoureux? Quelles formes, quelles figures celui-ci investit-il? Comment l’amour affecte-t-il le contexte de création? Que vient signifier et mettre en lumière le sujet amoureux de son époque et de la société à laquelle il appartient?

La première section de ce numéro, intitulée « Poursuivre l'archétype », réunit des textes qui retracent des figurations idéalisées de l'amour et leur renversement par des procédés d'écriture.

Roxane Maiorana signe le premier article de ce numéro. Dans « D’Artémis à Aphrodite : Une dialectique de la chasse et de l’amour dans "Histoire vraie" de Guy de Maupassant », elle interroge le désir de l'écriture qui se déploie dans ce texte de Maupassant, lorsque sont intriqués l'un à l'autre les motifs de la chasse et de la séduction. En portant son attention aux divers processus narratifs qu'invoque le conte, Maiorana tend à démontrer le renversement carnavalesque des plans auctoriel et actoriel qui est mis en branle dans le récit et qui sert la subversion de la parole amoureuse.

Ali El-Amri dans son texte intitulé « La poétique de l'amour dès la crise du sujet décadentiste », prend pour point de départ le prédicat de la « crise du sujet lyrique » pour montrer la manière dont le mal d'amour agit comme mobile de l'écriture décadentiste. Par une étude approfondie d'une sélection d’œuvres de Tristan Corbière, Jean Richepin, Paul Verlaine, Jules Laforge et Emile Verhaeren, El-Amri décline des figures de mal-aimants qui, dans leurs relations à la femme aimée, mettent en discours et en question l'instabilité des rapports entre les genres.

La seconde section de ce numéro, « L'amour passager », rassemble des articles qui portent sur les mouvements et les enjeux contemporains de l'écriture et du discours amoureux.

Avec « La trahison en amour : exprimer l’inexprimable dans Sous le néflier de Jacques Serena », Frédéric Clamens-Nanni propose une réflexion qui s'intéresse aux effets de la trahison amoureuse sur l'énonciation. En analysant la diégèse et des expressions spécifiques employées par le protagoniste du roman de Serena, Clamens-Nanni  montre l'impossible rapport amoureux et donc l'impossible partage d'un discours amoureux, ainsi que les effets de décalage qui l'habitent le dire lorsque l'amant est déchu, lorsque sa parole lui est refusée. La trahison s'annonce ainsi comme un trope de l'écriture du manque.

Gabrielle Doré, dans son article intitulé « L’écriture du deuil amoureux chez Sophie Calle : la dimension cyclique dans Douleur exquise », se penche sur le motif de la répétition dans l'ouvrage de Sophie Calle, qui articule une poétique du deuil et de la perte. À travers la mise en récit fragmentaire et ressassante de la peine d'amour, le travail de Calle donne l'opportunité à Doré de penser, sous le signe de la survivance, l'énonciation prise dans son aménagement texte-image.

Valérie Lebrun clôt le dossier avec un texte de postface qui explore la qualité caressante de l'écriture de Nina Bouraoui. Dans « Avec les mains », Lebrun porte à notre attention les effets langoureux et la dimension charnelle de la narration de Bouraoui. Le rapport amoureux s'entend, à travers une adresse qui se pose précisément sur la peau de l'aimée, comme une relation de surface, comme une prise de contact, en longueur et en lenteur. Le geste même d'écriture de l'auteure Franco-Algérienne se déploie ainsi dans la promesse amoureuse qui fait œuvre d'emprise.

Ce numéro de Postures offre également une section Hors dossier qui présente des textes de jeunes chercheur.e.s qui ne suivent pas la thématique principale, mais propose des réflexions rigoureuses sur des sujets variés.

Dans « Renart, personnage paradoxal des contes à rire de la France médiévale », Yao Lambert Conan présente une étude approfondie du personnage de contes médiévaux, Renart. Déclinant les caractéristiques narratives, thématiques et idéologiques du rôle de Renart au sein de ses différents récits, Lambert Conan brosse le portrait d'une figure liminaire de la comédie moyenâgeuse qui livre ce qui pourrait être nommée « la vérité des conteurs », qui recèle d'un discours sur la nature humaine et ses contradictions. C'est ainsi par des procédés paradoxaux satiriques que l'auteur soutient la portée subversive du comique, telle que symbolisée par Renart.

L'article « Les configurations dialogiques dans Jacques le fataliste de Diderot » de Mouna Zaghdene conclut notre numéro. Zaghdene analyse, dans cette œuvre de Diderot, l'usage du dialogue philosophique et les fonctions paradoxales du dialogisme qu'il met en jeu, autant au niveau de la forme que du contenu. L'alternance entre les registres de l'oral et de l'écrit, la construction de figures de locuteur et d'allocutaire, les processus de dérapages et l'usage de l'ironie sont autant de stratégies qui définissent la particularité dialogique et qui participent à élargir l'espace textuel de l’œuvre.

L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédactions et de correction, ainsi que les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister. Un merci sincère à Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, à l'Association facultaire étudiante des arts (AFEA), à l'Association étudiante du module d'Études littéraires (AEMEL) et à l'Association étudiante des cycles supérieurs en Études littéraires (AECSEL). Nous remercions également le Service à la vie étudiante de l’UQAM (SVE) grâce à qui les jeunes chercheuses et chercheurs du Québec et d'ailleurs ont la possibilité de faire connaître et partager leurs travaux. Enfin, Postures tient à exprimer toute sa gratitude aux auteures pour leurs recherches minutieuses et leur collaboration avec notre équipe.

 

BIBLIOGRAPHIE

BARTHES, Roland. 1977. Fragments d’un discours amoureux. Paris : Seuil, coll. « Tel Quel ».

BEIGBEDER, Frédéric. 2005. L'égoïste romantique. Paris : Grasset & Fasquellle.

DUFOURMANTELLE, Anne. 2009. En cas d’amour : psychopathologie de la vie amoureuse. Paris : Payot.

RONELL, Avital et Dufourmentelle, Anne. 2006. American Philo : Entretiens avec Avital Ronell. Paris : Stock.

Pour citer cet article: 

Pelletier, Laurence. 2015. « Présentation », Postures, Dossier « Discours et poétiques de l’amour », n°22, En ligne <http://revuepostures.com/fr/presentation-22>