L’œuvre littéraire de Jean Genet, considérée par la critique comme l’une des plus importantes de la littérature du XXe siècle, se caractérise par la mise en scène d’individus marginaux et de communautés d’opprimé.e.s à travers une prose poétique singulière. Pensons notamment aux portraits de travestis, de petits criminels et de condamnés à mort que donnent à voir ses premiers romans, aux personnages de prostituées et aux scènes de bordels dans la pièce Les Paravents (1961), ou encore aux groupes de militants radicaux palestiniens décrits dans son roman posthume Un captif amoureux (1986). Partant de ce constat, la critique Melina Balcazàr Moreno propose de concevoir dans l’écriture genetienne la construction « d’une nouvelle mémoire » qui contribuerait à « donn[er] une place dans la communauté des vivants [à des] morts sans noms » (Balcazàr Moreno, 2010, 14). Nous reprendrons ici cette idée d’une « réinvention des modes de représentation » (17) qui permettrait de mettre en récit des exclu.e.s, des oublié.e.s de l’Histoire, et essaierons de la réinvestir en proposant l’hypothèse d’une certaine « poétique du commun » qui se déploierait jusque dans la forme des textes de Genet, plus spécifiquement à travers ses figurations de l’univers carcéral, et dont nous tenterons ici de réfléchir les particularités.
Nous nous pencherons plus précisément sur les portraits de prisonniers dans Notre-Dame-des-Fleurs (1944), premier roman qui fut longtemps considéré par la critique comme un texte autobiographique1, et qui marqua l’entrée de Genet dans les milieux littéraires français. Il s’agira d’interroger le caractère politique des représentations de la communauté carcérale dans ce texte qui met en scène un narrateur prisonnier collectionnant, du fond de sa cellule, des photographies de criminels découpées dans les quotidiens français : des inconnus dont il tente, au fil d’une série de rêveries fantasmatiques, d’imaginer les histoires. Nous réfléchirons à la tension constante entre « singularité et commun » qui se dégage des figurations de ceux que le narrateur décrit comme ses « petites gouapes », et à la manière dont cette tension peut se concevoir comme une forme de résistance à l’assujettissement et au contrôle dans le contexte spécifique de l’univers carcéral. Nous nous intéresserons en outre aux descriptions, lyriques et exhaustives, des gestes et des traits physiques des protagonistes, et verront que celles-ci peuvent se lire non seulement comme la marque d’un érotisme souvent attribué à l’écriture de Genet, mais également comme des procédés par lesquels son écriture parvient à « faire communauté ».
Dans son essai Peuples exposés, peuples figurants – qui constitue le quatrième et dernier tome de la série L’Œil de l’Histoire –, Georges Didi-Huberman s’intéresse aux figurations contemporaines des peuples et questionne les modalités par lesquelles il est encore possible d’« exposer » les communautés à une époque où elles sont, plus que jamais, sujettes à disparaître à travers leurs surexpositions médiatiques, menacées d’être réduites à un statut de masses figurantes. Il se penche, dans cette perspective, sur les œuvres d’un certain nombre d’artistes visuels qui investissent les formes de la série de portraits et du portrait de groupe2, et postule qu’il faudrait « constamment travailler l’espèce avec l’aspect, c’est-à-dire la répétition des traits génériques avec la singularité des traits de différence, tout cela dans le contexte précis d’un espace politique donné » (Didi-Huberman, 2012, 86; l’auteur souligne), conjuguer « l’éthos du groupe dans le pathos du corps singulier de chaque sujet » (65; l’auteur souligne). Bref, il s’agit, selon Didi-Huberman, de produire des images qui mettent en scène une certaine forme de commun, mais où les différents sujets représentés échappent – même lorsqu’ils sont nombreux – au statut de « figurants ». Des images, autrement dit, où les êtres apparaissent pourvus d’une subjectivité propre et non comme les simples objets d’un dispositif; où ils résistent, de ce fait, à toute identité à laquelle on pourrait tenter de les assimiler.
Il semble que ce soit exactement ce double effet, cette construction à la fois de singularités et d’un certain sens du commun, qui caractérise les représentations de prisonniers et de criminels proposées dans Notre-Dame-des-Fleurs, et qui permette de lire ces représentations en ce qu’elles s’opposent aux conceptions de la prison en tant que cadre coercitif. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault décrit la prison comme un espace déterminé par « une certaine politique du corps, une certaine manière de rendre docile et utile l’accumulation des hommes » (Foucault, 1975, 312), spécialisé dans « la constitution de “tableaux vivants” qui transforment les multitudes confuses, inutiles ou dangereuses, en multiplicités ordonnées » (150). À l’inverse, les prisonniers et criminels décrits par Genet sont à la fois liés par un certain nombre de similarités et présentés selon leurs personnalités singulières et souvent même excentriques3, unis dans un rapport de ressemblance qui ne s’effectue pas, toutefois, au profit du caractère marginal de chacun.
Il est possible de lire une telle tension dans la première scène du roman, ce passage célèbre4 où le narrateur décrit un collage réalisé à partir des photographies de criminels découpées dans les journaux et les magazines : un montage constitué d’une vingtaine d’images qu’il dispose, à l’aide de morceaux de mie de pain mâchée, à l’endos du panneau des règlements de l’institution carcérale accroché dans le fond de sa cellule5. Il décrit longuement cette série de bandits, qui constitue par ailleurs le point de départ du récit6. Il fait l’éloge de la beauté et de la virilité de ces visages, ces « belles têtes aux yeux vides » (Genet, 1976, 14) qui font l’objet de ses fantasmes, et mentionne :
Peut-être parmi les vingt s’est égaré quelque gars qui ne fit rien pour mériter la prison : un champion, un athlète. Mais si je l’ai cloué à mon mur, c’est qu’il avait, selon moi, au coin de la bouche ou à l’angle des paupières, le signe sacré des monstres. La faille sur leur visage, ou dans leur geste fixé, m’indique qu’il n’est pas impossible qu’ils m’aiment, car ils ne m’aiment que s’ils sont des monstres – et l’on peut donc dire que c’est lui-même, cet égaré, qui a choisi d’être ici (14-15; nous soulignons).
Cette série de portraits individuels peut ainsi être appréhendée comme un « portrait de groupe » du fait qu’elle se présente, pour le dire avec Didi-Huberman, comme constituée « à partir d’une règle d’intelligibilité commune » (Didi-Huberman, 2012, 60) et donne ainsi à voir un certain « sentiment de communauté ».
Ce « signe sacré des monstres » se révèle ici comme une marque d’appartenance pour cette série d’hommes aux âges et aux origines culturelles différentes que l’imaginaire genetien tend à rassembler en une communauté en les faisant apparaître ensemble. Car, à cette série de jeunes meurtriers français, le narrateur ajoute,
[p]our leur servir de cortège et de cour, [des images] cueillies çà et là, sur la couverture illustrée de quelques romans d’aventures, un jeune métis mexicain, un gaucho, un cavalier caucasien, et, dans les pages de ces romans que l’on se passe de main en main à la promenade, les dessins maladroits des profils de macs et d’apache avec un mégot qui fume (Genet, 1976, 15).
Or, il semble que le caractère politique de la prose genetienne réside justement dans ce travail de « disposition » des visages et des figures qui juxtapose, dès les premières pages de Notre-Dame-des-Fleurs, un criminel français et un cavalier médiéval.
Le philosophe Jean-Luc Nancy développe, dans ses travaux autour de la notion de communauté7, le principe de comparution, au sens littéral de « paraître ensemble » (com-parution). Il soutient que la principale condition de possibilité de toute communauté réside dans l’existence d’un espace-temps commun où un certain nombre d’êtres singuliers se voient exposés les uns aux autres selon des rapports qui ne seraient jamais prédéterminés, mais constamment en train de se redéfinir. La mise en relation spatio-temporelle que constitue la comparution permettrait, en ce sens, de réfléchir les intervalles qui opposent et relient les différents sujets composant une communauté. Ce principe d’exposition découle, chez Nancy, d’une pensée de l’avec qui conçoit les êtres singuliers comme définis non pas selon une essence individuelle, mais à travers leur mise en rapport constante avec les autres, avec leur environnement, leur dehors. L’enjeu de la communauté serait, selon lui, « de s’exposer au partage de l’en, à ce partage du sens qui tout d’abord retire l’être au sens et le sens à l’être – ou bien qui ne les identifie l’un à l’autre, et chacun comme tel, que par l’en du “commun”, par un avec du sens qui le désapproprie proprement » (Nancy, 1986, 231; l’auteur souligne).
Il semble qu’il soit en effet possible de concevoir dans ce collage de portraits mis en scène dans Notre-Dame-des-Fleurs un refus des identités fixes et absolues, une forme de résistance aux stéréotypes et à la stigmatisation imposée aux figures de voyous et de meurtriers à travers les photographies de signalement. Ces dernières tendent en effet à assimiler les sujets à leur statut institutionnel, à les réduire à leur « identité criminelle ». Or, cette forme de comparution mise en scène dans ce premier passage du roman de Genet travaille, précisément, à déconstruire une telle « essentialisation » des personnages de criminels. La mise en relation que constitue ce collage de portraits permet de réfléchir les intervalles qui opposent et relient ces condamnés à mort, ces proxénètes, ces voleurs, ces gauchos et ces cavaliers, et de concevoir, ainsi, les différents personnages du roman au-delà des définitions qu’impose le contexte de l’univers carcéral. À partir de ce portrait de groupe où le fait divers rencontre le romanesque et l’historique, où les figures de guerriers et de prisonniers se côtoient, il devient possible de voir la communauté genetienne non pas uniquement comme un réseau de prisonniers et de bandits, mais comme une communauté dont le lieu du commun serait une résistance à l’ordre, une indocilité irréductible que trahirait ce « signe sacré des monstres » évoqué précédemment.
Si elle donne à penser de nouvelles formes de commun, l’écriture de Genet travaille par ailleurs à exposer la singularité de chacun des personnages et à les présenter comme des sujets à la fois complexes et autonomes; à déployer des formes d’individualités qui ne contredisent toutefois pas l’effet de communauté qui se crée au fil de la narration. Une telle tension dialectique se dégage notamment de la première scène du roman, pour reprendre encore une fois l’exemple éloquent du collage de portraits. Le narrateur y évoque la manière dont, « avec ces mêmes perles dont les détenus d’à côté font des couronnes mortuaires », il « fabrique pour ces criminels des cadres en forme d’étoile. » (Genet, 1976, 14) En décorant et en encadrant ainsi ces visages inconnus, il confère une certaine forme de consécration à ces criminels. Il travaille, en quelque sorte, à attribuer aux images institutionnelles que constituent ces photographies d’arrestation le statut de portrait; le portrait constituant, comme le définit Jean-Luc Nancy dans Le Regard du portrait, le seul type de représentation par lequel le sujet apparaîtrait « dans sa vérité et son effectivité » (Nancy, 2000, 9) et qui présenterait « une personne considérée pour elle-même » (11). La pratique du portrait permettrait, dans cette perspective, de produire des singularités en exposant le sujet, c’est-à-dire en le « tirant au dehors », en fixant sous des formes plastiques donc nécessairement extérieures ce qui relève du « moi » et de son intériorité.
Si Nancy réfléchit principalement à la notion de portrait dans la perspective des œuvres picturales, il est possible de concevoir un tel processus non seulement dans cette première scène, mais aussi plus généralement dans la poétique et la structure narrative de Notre-Dame-des-Fleurs. La narration travaille, en effet, à inventer la singularité de ces personnages de voleurs et de meurtriers en imaginant les épisodes d’enfance, les drames amoureux et les fins tragiques de ces criminels inconnus, en se consacrant à décrire dans une prose lyrique des personnages qui sont présentés, au départ, comme des « têtes vides », des visages sans histoire découpés dans les journaux.
Or, le déploiement de telles singularités peut être interprété ici comme un travail de « reconfiguration du sensible », pour employer la formule de Jacques Rancière8, du fait qu’une telle singularité est traditionnellement occultée dans les représentations – souvent stéréotypées – de ces exclus marginaux. Cette description du personnage d’Alberto est, en ce sens, révélatrice :
Que ne peut-on attendre d’un mac qui roule ses cigarettes parce que cela donne une certaine élégance aux doigts, qui porte des chaussures à semelle de crêpe afin de surprendre par le silence de ses pas les gens qu’il croise et qui le regarderont avec plus de stupeur, verront sa cravate, envieront ses hanches, ses épaules, sa nuque, sans le connaître lui […] accorderont une sorte de souveraineté discontinue et momentanée à cet inconnu, de qui tous ces fragments de souveraineté feront tout de même qu’à la fin de ses jours il aura parcouru la vie en souverain? (Genet, 1976, 301-302)
Cette idée d’une souveraineté qui s’affirmerait à travers les gestes et les attitudes du protagoniste s’oppose en quelque sorte au pathos qui caractérise généralement les figurations des types de marginaux qui sont mis en scène dans Notre-Dame-des-Fleurs. De telles descriptions contrastent, par exemple, avec des figurations qui présenteraient les personnages de bandits comme des êtres entièrement définis par leur non-correspondance à des normes sociales ou culturelles données, et tendent au contraire à faire apparaître les protagonistes comme des sujets autonomes qui incarnent un éthos et un champ de possibilités propre.
Comme nous l’évoquions en introduction, la prose de Genet travaille à redonner leur place dans la cité à des morts sans nom qui n’ont jamais été pleurés. Or, il semble que la narration de Notre-Dame-des-Fleurs cherche précisément à rendre à chacun des meurtriers condamnés à mort le statut d’« objet de deuil » qui leur est autrement refusé. Le temps de la narration de Notre-Dame-des-Fleurs étant situé en 1942, le récit a pour arrière-plan historique les conflits politiques entourant la Seconde Guerre mondiale, dont le bruit des bombardements parvient par échos aux détenus de la Prison de Fresne où est incarcéré le narrateur. Ce dernier raconte :
Les journaux arrivent mal jusqu’à ma cellule […]. Ces assassins maintenant morts sont pourtant arrivés jusqu’à moi et chaque fois qu’un de ces astres de deuil tombe dans ma cellule, mon cœur bat fort, mon cœur bat la chamade, si la chamade est le roulement de tambour qui annonce qu’une ville capitule. Et s’ensuit une ferveur comparable à celle qui me tordit, et me laissa quelques minutes grotesquement crispé, quand j’entendis au-dessus de la prison l’avion allemand passer et l’éclatement de la bombe qu’il lâcha tout près (10-11).
Cette comparaison entre la condamnation des meurtriers et les bombardements militaires est significative : le narrateur accueille les annonces de la condamnation à mort de ces criminels avec un trouble profond, un émoi similaire à celui qui accompagnerait la nouvelle de soldats morts au front ou de civils tués par les bombes des forces ennemies. Ce parallèle vient renforcer l’idée d’une communauté d’oubliés, dont les destins se déploieraient nécessairement en marge des grands événements historiques. Le mur de la cellule de prison dans laquelle est enfermé le narrateur de Notre-Dame-des-Fleurs, et le récit auquel ce collage donne lieu, devient ainsi le « tableau d’honneur » de ceux qui sont d’ordinaire relégués à la section « Faits divers » des journaux quotidiens, comme la consécration de ces ennemis publics qui se voient conférer, dans l’imaginaire genetien, un caractère héroïque.
Il se déploie tout au long de Notre-Dame-des-Fleurs ce que nous pourrions désigner comme un « effet de mimétisme », c’est-à-dire que les différents personnages, au fil des descriptions, en viennent à se ressembler à un point où il devient parfois difficile de les distinguer les uns des autres. Cette confusion entre les corps des protagonistes est d’ailleurs évoquée explicitement par le narrateur qui raconte, au sujet du personnage de Mignon, qu’il « ne su[t] jamais son visage avec exactitude, et [que] ce [lui est] une occasion séduisante de faire ici qu’il se confonde dans [son] esprit avec le visage et la stature de Roger. » (45) En plus de ce brouillage manifeste entre les différents sujets du récit, la narration se caractérise par un certain nombre de résurgences, par les mentions répétitives d’une série d’expressions, de traits corporels et de gestuelles spécifiques. « Éclats de rires étoilés » (14), « mégot [jeté] avec nonchalance, juste pour le plaisir du geste » (301), « démarches assurées de gangsters » (114), « gestes vifs du truand » (22), « visages lumineux » (46) : tous ces détails constituent autant d’exemples d’une série d’éléments qui se voient réitérés au fil des représentations des différents personnages, et ce, à travers des formulations similaires, voire identiques.
Dans un texte intitulé « Singulier, pluriel » publié dans un ouvrage collectif consacré aux écritures du ressassement dans les littératures de la modernité, Dominique Rabaté pose l’hypothèse d’une déconstruction, d’un effacement des sujets et des individualités s’effectuant à travers les figures de répétition. Il postule que « dans le ressassement […] se fraye la force de l’impersonnel » (Rabaté, 2001, 15), qu’un tel usage de la répétition « prend la forme mobile [...] d’un éternel retour du même dans sa différence, retour qui ruine les catégories du Même et de l’Autre » (16). Nous proposons de considérer ici les différents motifs de répétitions qui parsèment les descriptions des protagonistes genetiens dans cette perspective d’un effacement des frontières entre les identités singulières. Car il semble effectivement que ces multiples résurgences qui parsèment Notre-Dame-des-Fleurs participent à construire une forme d’impersonnel, non pas au sens péjoratif de ce qui est dépourvu de caractère, mais de ce qui ne saurait être le propre d’un individu. Elles témoignent d’une forme de commun qu’incarnent à travers leurs traits et leurs postures corporelles l’ensemble des personnages.
Cet effet d’impersonnel est également renforcé par la présence des différents « textes de signalement », des pastiches des descriptions cliniques diffusées par les autorités afin de retrouver des criminels en fuite qui accompagnent l’introduction dans le récit de nouveaux personnages de meurtriers. Ces quelques courts paragraphes qui parsèment le texte se caractérisent par une similarité frappante, par une répétition presque textuelle des mêmes termes. Chacun des assassins sont identifiés par la description suivante : « visage ovale, cheveux blonds, yeux bleus (parfois bleus-verts), teint mat, dents parfaites, nez rectiligne. » (Genet, 1976, 17; 44) Ces descriptions révèlent ainsi le caractère « quelconque » des personnages, au sens où l’entend Agamben, c’est-à-dire qu’ils se présentent toujours comme « une singularité parmi les autres, qui peut cependant se substituer à chacune d’elles » (Agamben, 1990, 25), sans qu’une telle forme de commun n’apparaisse, toutefois, comme l’« essence » de ces êtres singuliers.
Ces effets d’impersonnalité – voire d’anonymat – qui se déploient au fil de la narration de Notre-Dame-des-Fleurs peuvent être envisagés, dans cette optique, comme des formes de résistance dans le contexte d’un roman de prison. Parce qu’ils sont en quelque sorte interchangeables, sans toutefois se voir assimilés à des définitions figées, les protagonistes résistent à toute forme d’assujettissement, à toute tentative d’individuation. Car si l’univers carcéral est un espace, pour le dire encore avec Foucault, où chaque individu « [est] inséré en une place fixe », « constamment repéré, examiné et distribués entre les vivants, les malades et les morts » (Foucault, 1975, 199), l’écriture genetienne dresse le portrait d’une communauté carcérale aux identités impossibles à circonscrire : une communauté qui ne prendrait pas la forme d’un groupe, d’une bande de criminels, mais plutôt d’un ensemble hétérogène et irréductible d’êtres à la fois singuliers et pluriels.
La présence, dans Notre-Dame-des-Fleurs, des nombreuses répétitions de traits et d’expressions corporelles que nous mentionnions précédemment peut être interprété, en outre, comme les traces d’une mémoire commune qui s’inscrirait à même les corps des protagonistes. Il semble que ces motifs récurrents parviennent à articuler, tout au long du roman, ce que Didi-Huberman définit comme un « réseau de survivance », c’est-à-dire une forme de culture qui ne s’incarne pas à travers des institutions ou des systèmes de représentations officiels, mais plutôt à travers des postures corporelles et l’usages d’expressions populaires :
[L]angages du peuple, gestes, visages : tout cela dont l’histoire ne sait pas rendre compte dans les simples termes de l’évolution ou de l’obsolescence […]. Tout cela qui, par contraste, [se dessine] là même où se déclarent leur extraterritorialité, leur marginalisation, leur résistance, leur vocation à la révolte (Didi-Huberman, 2009, 60; l’auteur souligne).
L’écriture de Genet travaille, à travers les multiples descriptions des gestuelles et des mimiques, ou encore l’usage d’expressions argotiques telles les « tantes », les « macs », les « filous », à éclairer des formes de résistance presque invisibles du fait qu’elles relèvent du détail, du geste quotidien. Ces survivances peuvent se lire comme les manifestations d’une « vocation à la révolte », car elles témoignent de manières d’« être-au-monde » qui se présentent en marge du pouvoir de la culture française dominante, car elles incarnent une forme de commun qui résiste à l’isolement et à l’assujettissement associés à l’univers carcéral.
Les corps représentés par Genet apparaissent ainsi comme le lieu où s’affirme la communauté. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, la description de chaque trait, de chaque geste singulier constitue également l’expression d’un multiple et d’une puissance commune, comme l’illustre par exemple cette description du personnage de Mignon :
Mignon ne souffrira jamais, ou saura toujours se tirer d’une mauvaise passe par son aisance à endosser sur soi les gestes d’un type admiré qui se trouve dans cette même situation, [...] ainsi ses désirs [...] n’étaient ni le désir d’être contrebandier, roi, jongleur, explorateur, négrier, mais le désir d’être l’un des contrebandiers, l’un des rois, jongleurs, etc., c’est-à-dire comme... Dans les plus piteuses postures, Mignon saura se souvenir qu’elle fut aussi celle de quelqu’un de ses dieux [...], et sa posture à lui sera sacrée, par cela mieux encore que supportable (Genet, 1976, 302-303).
Il est ainsi possible de lire les gestuelles souvent typées et théâtrales des personnages genetiens – qui sont souvent abordés par la critique autour des thématiques du fantasme et de l’érotisme9 – non pas uniquement comme un désir de performer une identité donnée mais, plus encore, comme une tentative de « faire communauté ». Car si les protagonistes de Notre-Dame-des-Fleurs se présentent comme des marginaux réfractaires à l’ordre et aux normes, ils résistent à l’exclusion par ces postures physiques qui incarnent, à elles seules, une certaine puissance du commun.
Les représentations de criminels et de prisonniers que présente ce premier roman de Genet se caractérisent, en somme, par une perspective double, c’est-à-dire par une composition formelle, stylistique et narrative qui tend à la fois à éclairer la singularité de chacun des personnages et à construire un effet de communauté. Or, la communauté carcérale de Notre-Dame-des-Fleurs résiste à toute forme d’unité définitive, à toutes limites – temporelles, spatiales ou culturelles – qui permettraient de la circonscrire, et témoigne en ce sens d’un potentiel de résistance aux stéréotypes, aux normes ou aux définitions figées. Nous proposons ici de considérer dans l’écriture genetienne l’articulation d’une poétique du commun qui rend impossible l’assimilation des êtres singuliers à une identité collective donnée, mais qui travaillent également à inventer le commun là où « faire communauté » paraît a priori difficile, c’est-à-dire jusqu’au fond de la cellule de prison, espace dont la fonction institutionnelle implique traditionnellement l’isolement et l’exclusion.
Dans un article intitulé « Le sujet et le pouvoir », Michel Foucault définit comme s’opposant au pouvoir
[l]es luttes qui mettent en question le statut de l’individu : d’un côté, elles affirment le droit à la différence et soulignent tout ce qui peut rendre les individus véritablement individuels. De l’autre, elles s’attaquent à tout ce qui peut isoler l’individu, le couper des autres, scinder la vie communautaire, contraindre l’individu à se replier sur lui-même et l’attacher à son identité propre (Foucault, 1982, 1045-1046).
Nous proposons ici de concevoir dans cette dernière perspective le caractère politique de l’écriture de Genet : dans le principe d’une tension constante entre le singulier et le commun, entre l’impersonnel et le propre qui s’articulerait à travers la mise en scène des personnages. Parce qu’elle rassemble une multiplicité hétérogène d’individus et de figures qui n’ont comme « lieu du commun » que leur posture marginale de résistance à l’ordre, Notre-Dame-des-Fleurs donne ainsi à réfléchir le rapport – souvent conçu comme paradoxal – entre marginalité et communauté. Or, penser la communauté à l’intérieur de la marge implique, dans le cas de l’univers genetien, de concevoir un « sens du commun » qui serait indifférent aux principes de cohésion que sous-tend une relation en présence, qui se déploierait malgré l’absence de situations de « vivre-ensemble » collectifs qui rassembleraient en un même lieu et une même période un certain nombre d’individus. Or, il semble qu’une part du caractère politique de l’écriture romanesque de Genet réside, justement, dans l’invention d’un espace-temps où cohabitent et où sont mis en relation les personnages de « tantes », de meurtriers, de proxénètes et de voleurs : un espace-temps qui permet de « penser ensemble » cette série de marginaux.
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