Jamais n’avait-on eu autant de temps pour lire, pour écrire, autant de temps pour la rencontre. Faire grève a ouvert dans le fil des jours un espace non-occupé, pré-occupé, par les cours à suivre ou à donner, les articles à lire ou écrire. Au nom même de l’école, il fallait déserter les salles de cours, les bureaux, le campus, amener poèmes et concepts dans la rue, les brandir dans les tracts, sur les affiches. On a alors pu lire et écrire différemment, disjointé.es entre l’urgence de dire et de crier, et le vertige des possibles.
Fermaille, La Montagne rouge, la Ligne rouge, le Rabbit crew et tant d’autres que j’oublie : avec eux, cette grève ne ressemblait à aucune autre. Dans sa forme même et par conséquent dans le sens offert par ces formes inédites, la grève était métamorphosée, exigeait d’être lue d’une autre manière qu’en fonction des habituels repères (combien d’associations en grève, combien de manifestant.es, combien de semaines, quelles sont les demandes, quelles réponses à ces demandes, etc.). A-t-on su lire, vraiment lire le protéiforme texte de cette grève? Avons-nous su le relire, pour aller au-delà de nos affects de surface, avalé.es que nous fûmes par la proliférante écriture collective? Je crains que non et que, malgré l’invitation qui m’a été lancée, malgré la tentative de revenir à cette grève, dix ans plus tard, et de cerner quelques-unes de facettes fragment par fragment, elle continuera de m’échapper, parce qu’elle fut, au sens le plus fort du terme, un événement littéraire.
Ce fut un tract, attrapé au Café Aquin, précieux fournisseur de cette « littérature sauvage », qui me fit entrevoir que quelque chose se passait, allait peut-être se passer, dans le langage lui-même. Ma pratique habituelle est de prendre un des tracts des piles s’entassant sur les tablettes disposées à cet effet, de l’examiner le long des corridors me ramenant à mon bureau, tout en sirotant mon café. Qui prend la parole? Qu’est-ce qu’on dénonce, déplore, revendique, exige? Parfois, on cherche à y convaincre la lectrice éventuelle, comme dans n’importe quel éditorial, mais tout aussi souvent, on saute de l’argumentation à la revendication, et alors ces textes se lisent comme des résolutions, s’offrent comme autant d’actes de langage perlocutoires. Dans tous les cas, le langage s’efface derrière la volonté politique. On reconnaît le discours, ses quelques aménagements locaux, l’éventuelle surprise du ton, un peu plus vulgaire que dans Le Devoir par exemple, mais aucune lecture véritable n’a lieu. Rien de tel avec « Faire grève », tract anonyme d’un seul feuillet plié en deux. « La grève se désire pour elle-même et non pas pour les obtenir, les revendications. Les rencontres, les intensités, les récits partagés font la puissance d’une grève », « Nous ne voulons pas construire la société idéale, mais plutôt expérimenter et organiser des pratiques, des manières d’être présent, d’être là, vraiment ». Dix ans plus tard, ces phrases résonnent encore en moi, par l’excès même de ce qui se fait entendre, cette radicale intransitivité de la grève, aussi bien que par le phrasé même du texte. Ce qui s’annonçait, a priori, comme un mouvement politique, et qui le fut bel et bien, à une échelle nationale et quotidienne, se révélait, par l’écriture elle-même, bien plus qu’une lutte contre la hausse des frais de scolarité.
Faire grève, c’était imaginer d’autres formes de vie.
La transition ne fut pas rupture immédiate mais insensible série de mues, de la suspension originale du cours habituel des choses et du sentiment d’urgence dans l’organisation politique, la mobilisation, qui habite les premières heures, les premiers jours de grève, hantés par tout ce qu’il faut faire, la crainte de ne pas durer, de voir le mouvement s’effondrer après une manif, une contre-proposition, période encore gouvernée par un esprit antérieur à la grève, et, le recul progressif de l’horizon temporel, libérant des jours et des jours et encore tant de jours libres. À la poubelle, les agendas. Cette expansion indéfinie de la grève donna le champ libre à la radicalité des désirs exprimés dans « Faire grève ». À dix ans de distance, je peux réaliser que ce tract fut sans doute un de mes premiers contacts directs, au présent, avec une ferveur ouvertement révolutionnaire, une ferveur qui m’atteignait là où, pour moi comme pour tant de gens, l’impossible n’était plus force de contestation mais d’inertie. Quelques mois plus tard, et tout particulièrement dans l’exaltation des manifs de casseroles contestant la loi spéciale, semaines où l’illégitimité profonde du pouvoir laissait apparaître le spectre d’un renversement populaire, cela constituait d’une certaine manière une évidence : la radicalité politique n’était plus consignée dans les archives, à quelques cercles militants près, mais s’était réinstallée dans l’espace public, celui de Montréal surtout, mais dans de nombreuses autres villes aussi. Certes, dans ces rues comme dans la grève en général, il y avait davantage de modéré.es temporairement excédé.es que de militantisme radical, néanmoins la contestation commune de la légitimité du gouvernement et de sa fameuse « loi spéciale » par l’occupation d’innombrables coins de rue engendrait un espace politique mouvant, touchant d’un côté à des formes de pique-nique familial, aspirant sous le caractère festif au retour à la normalité, donc à l’ordre, sous réserves de quelques aménagements, et de l’autre à une remise en question élargie : des forces policières, du système de justice, des rapports de domination, de la marchandisation des rapports sociaux, etc. La révolution s’invitait au pique-nique petit-bourgeois…
Néanmoins, sous les cendres d’après 2012, le détournement identitaire de la Charte des valeurs (sciemment proposée pour repousser le radicalisme à la marge), le rouleau compresseur anti-grève et austéritaire de 2015, l’exigence du désir gronde et j’en retrouve l’expression explicite dans le dernier Liberté, où Nicolas Lévesque fait l’aveu d’une « colère souterraine, volcanique, qui nourrit une envie folle de changement », pour exprimer du même souffle le regret que la révolte de 2012 n’ait pas conduit à un radical renversement du pouvoir et l’espoir d’une « révolution capable d’affronter, puis de soumettre [les] empire financiers à un nouveau contrat social ».
J’avais vu scintiller dans « Faire grève » une politique de l’écriture vive, exigeante, un peu baveuse, touchante aussi, n’ayant pas peur de s’aventurer du côté des affects. Mais ce fut dans Fermaille, surtout, qu’elle se manifesta. Je n’ai pas eu à chercher très loin, car on glissait la revue dans les casiers des profs du Département d’études littéraires. Dès le second numéro, j’étais devenu un lecteur attendant avec impatience la nouvelle distribution, chose qui me surprenait grandement. Je suis un amateur des revues, bien avant d’en être spécialiste, alors mon attention bienveillante était déjà acquise. Mais, avec Fermaille, je voyais apparaître une revue d’un aussi grand intérêt que quelques-unes de mes préférées, de celles que je relis pour le plaisir, pour mieux (me) comprendre, pas seulement pour telle ou telle communication. À chaque numéro, il y avait trois, quatre, cinq textes forts, exigeant d’être lus, vraiment lus; tout le numéro, parfois, vibrait d’une intransigeance sensible, et c’est en partie là, tout autant du moins que dans les déclarations de la CLASSE (let alone celles de la FEUQ ou de la FECQ, toujours plus pâles, circulant peu d’ailleurs dans les parages de l’UQAM) ou les discours des porte-paroles, que j’ai pu habiter la grève aux côtés des étudiant.es, errer entre slogans, monologue intérieur, cauchemars, rencontres et espoirs, féroces espoirs.
« Fermaille naît dans le sein de la grève pour nous unir contre la hausse sous toutes ses formes. Hausse des droits de scolarité, certes, mais aussi hausse de nos angoisses individuelles et collectives ». La conjonction met en évidence le caractère singulier de Fermaille, et oserais-je dire, de La Montagne rouge et de quelques autres « manifestations » de grève, c’est-à-dire le fait de ne pas se réduire aisément, spécifiquement, à une « défense et illustration de la grève », à une « littérature au service de la grève », un supplément esthétique plus ou moins « cute » au projet politique.
Il y a certes engagement pour la grève, engagement politique, avec les instruments du bord, c’est-à-dire ceux de la création littéraire. La revue est d’ailleurs sous-titrée « Expiratoire de création », laissant entendre que la création est menacée, mortellement menacée, par la pensée à l’œuvre dans la hausse des frais de scolarité, et que de ce fait, la création est malgré elle du côté de la grève. Comme si la politique était venue envahir le terrain de la poésie, de l’écriture, pour les déposséder. Comme si la politique, en intervenant fortement, financièrement, dans le monde universitaire, en transformant l’enseignement supérieur en investissement individuel, en source d’enrichissement personnel, en expulsait symboliquement la création, les études littéraires (et bien d’autres disciplines). La lutte contre la hausse est aussi une lutte pour l’autonomie conjointe, temporairement unifiées, de la création littéraire et de l’université. Ainsi, il y a une « politisation » de la littérature, évidente, omniprésente, dans Fermaille, mais contre-politisation, refus de la puissance incarnée par l’argent et défendue par le gouvernement.
Cette politisation était aussi un rejet d’autres conceptions littéraires, dont celle, au premier chef, de la poésie intime : « Fermaille nous réunit entre ses pages pour laisser place à l’effusion de ce que nous taisions hier, seuls, prisonniers de la gangrène d’un poème intimiste, abandonnés à des intérêts individuels dont on ne peut se sauver ». Ainsi, la contre-politisation est aussi une désindividualisation, une volonté de faire communauté, de faire surgir un « nous », en lutte aussi bien contre l’adversaire du dehors, « le capitalisme sauvage et son goût pervers du pétrole », que contre ce qui gruge intérieurement celle, celui qui s’est isolé, replié sur soi, sur de pauvres désirs. Ceci esquisse une politique de l’écriture qui déplace les enjeux, les creuse, les inscrit dans d’autres lieux, d’autres cercles, plus larges, introduisant dès la première page le doute, le clivage intérieur, la séparation entre soi et soi, comme entre soi et les autres.
Le combat est ainsi évident, tire les textes du côté de l’argumentation, de la réponse à, de la reprise polémique d’images, d’énoncés, et les inscrit dans des circonstances précises du déroulement de la grève, lutte d’abord politique; mais, comme le « faire grève » débouche sur des interrogations plus vastes et plus affectives à la fois, nouant autrement luttes communes et subjectivités, l’écriture déborde le combat et dans le combat même brouille parfois les évidences, introduit de la plurivocité, fait hésiter le discours. Et alors, la forme, l’inflexion esthétique prennent le dessus, sans jamais nier le politique.
Quelques mois plus tard, faisant peau neuve, la revue Liberté affichait dans son sous-titre « Art et politique », dans la référence à Aquin et dans l’orientation donnée au cahier critique une semblable volonté d’explorer les agencements du politique et du littéraire, ceci hors de toute instrumentalisation du second au profit du premier. Ce n’est nullement un hasard si dans les responsables de ce cahier critique et les collaborations à venir on trouvait nombre d’étudiant.es en littérature engagé.es dans la grève de 2012.
Si, pour certain.es, l’intensité de ces mois de grève, l’incandescence des réflexions imposées par celle-ci sur le savoir et le pouvoir, les études littéraires, les luttes entre formes et discours, a pu constituer un tournant majeur et marquer une imprévue inflexion politique de leur rapport à l’écriture, pour d’autres, au contraire, elle venait confirmer des conceptions solidement établies et s’inscrire, par exemple, en continuité avec le développement d'une nouvelle vague d'essais féministes, déjà fortement amorcée mais qui sera de plus en plus visible dans la décennie subséquente, avec la création de la librairie l'Eugélionne et une plus grande ouverture à la littérature au Remue-Ménage. Elle n’était sans doute pas au centre de la grève et plus visible après, y compris dans la contestation des agressions dues à des militants, comme le rappelle Camille Robert dans un autre retour décennal sur cette grève, celui d’À Bâbord, mais la parole féministe y était bel et bien présente, et je considère comme un privilège insigne d’avoir pu entendre Camille Toffoli à une des soirées de Mots et images de la résistance, où déjà, la voix essayistique qui se déploya, après, dans les pages de Liberté puis dans le recueil Filles corsaires, se faisait entendre.
D’autres formes d’articulation des exigences politiques, des interrogations théoriques et des explorations littéraires se retrouvèrent, il me semble, plus fortement mobilisées, plus visibles dans les études littéraires, au Québec, dans la dernière décennie, bien qu’elles étaient déjà présentes auparavant : littératures autochtones et de la diversité, postcolonialisme, études queer, etc. Je ne saurais être catégorique, ici, faute d’examen minutieux sur le plus long terme, et je ne veux surtout pas laisser entendre que la grève a engendré tout cela, bien au contraire. Je veux seulement lancer l’hypothèse qu’elle a donné de l’oxygène à ces multiples feux, qu’elle a fait de la colère, de l’injustice, de la souffrance des passions herméneutiques plus puissantes, plus légitimes. Mais il est vrai que les offensives conservatrices du nationalisme identitaire furent un autre carburant, antagonique cette fois, à ces passions.
La très grande autonomie laissée aux associations réunies dans la CLASSE, conformément à une conception plus horizontale, anarchiste souvent, du « pouvoir avec » plutôt que du « pouvoir sur », de pair avec la pratique des « collectifs » comme forme nouvelle de regroupements artistiques et littéraires (les collectifs étant plus souvent anonymes et éphémères que ne l’étaient les groupes conçus selon le modèle de l’avant-garde) a puissamment contribué au foisonnement d’initiatives locales (replonger dans Le Printemps québécois, l’anthologie établie par Maude Bonenfant, Anthony Glinoer et Martine-Emmanuelle Lapointe fait redécouvrir cette multiplicité). Elle a aussi, je crois, favorisé une valorisation marquée et même « institutionnalisée » oserais-je dire, malgré la contradiction, des pratiques littéraires de DIY. Faire grève, c’est aussi bricoler, au jour le jour, dans la juxtaposition de stratégie et de matière propre à la confection de tracts, de banderoles et d’affiches. Bricoler les liens sociaux, aussi, propres aux collectifs. Peut-être est-ce une vue de l’esprit, une projection rétrospective de ma part, mais j’entrevois un intérêt renouvelé, dans la grève et après la grève, pour les aspects matériels de l’imprimé, de pair avec un désintérêt concomitant pour les blogues (lesquels avaient été très hype dans les années 2000). De là une nouvelle foison petites structures éditoriales, plus « coopératives » que celles en place et plus proches d'Expozine que du Salon du livre (La Tournure et Possibles Éditions, entre autres). Le numérique et les communautés virtuelles cédèrent du terrain, dans l’imaginaire de la littérature, remplacés par le retour à la typographie, au papier imprimé, plié, broché, trituré, comme lieu d’exploration, de rassemblement dans les marges de l’institution.
Le retour sur 2012, retour rituel et nécessaire pour tenter de démêler événement, anecdote, mythe et histoire, mettre à l’épreuve de la critique espoirs, stratégies et bilans, retracer les fils entre luttes, conduit aussi vers l’épuisement, la dépression, le suicide. Combien de militant.es a-t-on vu disparaître ou s’effondrer, après 2012 comme après 2015, jusqu’à ce qu’on voit apparaître, dans les tracts autour de la grève des stages, en 2019, un discours sur l’importance du care entre militant.es? Dans le canevas de la chute après la lutte on pourrait voir une variante parmi tant d’autres, quoique avec un twist militant, du grand récit des Illusions perdues, de la confrontation entre les idéaux révolutionnaires et le triste prosaïsme du monde. C’était déjà là, parmi d’autres enjeux, dès l’automne 2012, dans Terre des cons de Patrick Nicol, puis de diverses façons dans Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau de Mathieu Denis et Simon Lavoie, Le jeu de la musique de Stéfanie Clermont ou Sans refuge de Maryse Andraos. Mais il y a plus, car les narrations épousant de l’intérieur l’espoir révolutionnaire sont d’emblée hantées, dès lors qu’elles ne sont pas purement dogmatiques, par le dur constat que l’histoire des luttes radicales est une histoire de vaincu.es. Peut-être est-il particulièrement dur, pour des universitaires passionnément attaché.es à l’émancipation par l’éducation, souvent habitué.es aux succès scolaires, d’être ainsi confronté.es à l’échec, grand tabou de leur parcours. Peut-être aussi est-il dur de découvrir que dans les combats politiques et sociaux, il ne suffit guère d’avoir raison, d’aligner l’argumentation la plus costaude. Quoi qu’il en soit, les récits de désenchantement politique ne sont pas, de mon point de vue, en tension avec ceux, engagés de 2012, mais au contraire en parfaite filiation, car dans Fermaille, il y avait déjà doute, angoisse, clivage intérieur, trauma et dépression. Sans doute est-il très downer de finir un retour sur la grève de 2012 sous le signe de la dépression. Mais, précisément, ce que la littérature a pu donner à éprouver, comme forme esthétique et forme de vie, et que la théorie des affects a pu conceptualiser, c’est que la dépression a une dimension politique, qu’elle ne confine pas seulement au néant, mais touche aussi, par des bords opposés, à la répression aussi bien qu’à la révolution. Voilà du moins, un des espaces d’écriture et de militantisme hérités de la grève.
Lacroix, Michel. 2022. « L’impossible lecture », Postures, Dossier « Littérature et mouvements sociaux », no 35, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lacroix-35> (Consulté le xx / xx / xxxx).