« Avec [Gratien] Gélinas commence l’histoire du théâtre canadien-français », déclare Samuel Baillargeon dans le manuel consacré à l’histoire de la littérature canadienne-française qu’il publie en 1957 (430). Loin d’être un simple énoncé, cette affirmation, de manière performative, tient lieu d’acte de naissance de l’enseignement de la dramaturgie nationale (Cellard 2006, 49). Parmi les quelques auteurs étudiés dans cet ouvrage scolaire, qui contribuent à la légitimation du théâtre, se trouve un auteur qui se démarque et devient, aux côtés de Gélinas, un fondateur du genre : Marcel Dubé. Les quatre manuels publiés entre 1961 et 1969 et la réédition de celui de Baillargeon1 poursuivent ainsi un geste décisif de consécration.
Ce constat m’amène à m’interroger sur la valeur que ces ouvrages scolaires attribuent aux œuvres de Gélinas et de Dubé. Étant donné qu’ils « ne présente[nt] jamais l’œuvre, c’est-à-dire tout ce qu’un écrivain a écrit et publié, […] [o]bligatoirement, le[s] manuel[s] doi[vent] choisir » (Melançon, Moisan et Roy 1988, 232). Les rédacteurs sont alors appelés à mettre en place des processus de « valorisations qui relèvent d’opérations de sélection, de transmission et d’évaluation des connaissances » (Roy 2000, 47). En ce sens, j’amorcerai ma réflexion en étudiant le discours des manuels de littérature de Mgr Camille Roy afin de saisir la conception du théâtre au début du siècle dernier, ce qui me permettra, par la suite, de montrer que la valeur et le statut de Gélinas et de Dubé sont déterminés en amont des discours dans lesquels cette valeur et ce statut sont présentés dans les ouvrages scolaires parus entre 1957 et 1969. Puis, à partir de la « sociologie axiologique » développée par Nathalie Heinich (2017), j’examinerai dans ces manuels trois principes axiologiques (ceux du travail, de la responsabilité et du jeu) dans les notices biographiques en ce qu’ils participent à élever Gélinas et Dubé en tant que premiers écrivains dramatiques au Québec.
Bien que l’admission de l’art dramatique national au collège soit difficile et tardive (Cellard 2006), le théâtre n’est pas absent des manuels antérieurs à celui de Baillargeon. On retrouve effectivement des appréciations, des mentions, des résumés ou des extraits de pièces de théâtre2 dans le Manuel d’histoire de la littérature canadienne-française (1907, 1918, 1925, 1940) de Mgr Camille Roy et dans le Précis d’histoire littéraire (1928) des Sœurs-de-Sainte-Anne, qui furent les premiers ouvrages scolaires destinés à l’enseignement de la littérature nationale dans les collèges masculins et féminins. Comment toutefois comprendre qu’aucune des œuvres évoquées n’est alors légitimée, c’est-à-dire étudiée dans un chapitre sur le genre au même titre que l’essai, le roman ou encore la poésie? Mgr Roy, qui fut le premier rédacteur d’un manuel sur la littérature canadienne-française « à raconter son évolution, à décrire son caractère, à le diviser en périodes, en mouvements, en genres, à classer les écrivains [et les écrivaines] dans leur importance relative » (Robert 1986, 422), nous fournit, à ce sujet, une réponse éclairante dans les quelques phrases qui composent la section « Théâtre » de l’édition de 1925 de son Manuel. Pour lui, cet art
n’a pas encore fourni d’œuvres substantielles à la littérature canadienne. Il faut, pour y exceller, beaucoup de talent, une haute culture générale de l’esprit, le sens de l’observation, de la pénétration psychologique, un art très sûr et très expérimenté, le don de la scène. Il semble bien que toutes ces conditions ne se sont pas encore trouvées réunies chez nous dans un[·e] seul[·e] dramaturge. Et nous n’avons pas encore de théâtre canadien-français. (Roy 1925, 116)
On remarque que s’opère une forme de tabula rasa dans les propos de l’auteur dans la mesure où les pièces de théâtre mentionnées ne sont point considérées comme « substantielles ». S’ensuit une réflexion moins sur ce qu’est le théâtre que ce que l’on attend de lui dans le but de l’intégrer dans un manuel de littérature canadienne de langue française. En effet, par l’utilisation des syntagmes nominaux « beaucoup de talent » et « don de la scène », Mgr Roy accorde une importance à la virtuosité des dramaturges. Plus précisément, cette valeur est associée, comme l’énumère Heinich dans son ouvrage Des valeurs (2017), à « la facilité, [à] l’efficacité, [à] l’aisance, [au] don » (240), ici en écriture et en jeu. En énonçant la « haute culture générale de l’esprit, le sens de l’observation, de la pénétration psychologique, un art très sûr et très expérimenté », Mgr Roy attribue aussi une valence particulière au travail, c’est-à-dire au « souci de [l’artiste de] fournir un effort, de mettre en œuvre ses capacités, de mériter une récompense » (241). Il peut s’avérer curieux, pour ne pas dire antinomique, que la qualité relative au travail joue un rôle essentiel pour consacrer un écrivain ou une écrivaine dramatique. Or si dans l’imagerie scolaire canadienne-française, le théâtre (ou l’écriture dramatique) est considéré comme l’art « le plus difficile de très bien réussir » (Roy 1918, 19), le travail revêt alors une dimension essentielle. La sélection et la combinaison des composantes de l’identité théâtrale rassemblées dans l’énumération de Mgr Roy citée plus haut amènent d’ailleurs le ou la collégien·ne — lecteur·rice en formation — à prendre conscience de la complexité d’exceller dans le genre théâtral. L’utilisation répétée du superlatif « très » introduit en outre l’idée que devenir un auteur dramatique suppose l’accumulation d’expériences professionnelles dans le milieu artistique. Elle exprime également, de manière explicite, que le sens accordé au travail renvoie au succès auquel s’élève celui ou celle qui possède cette qualité (Heinich 2017, 167). À ceci s’ajoute une précision non-négligeable : les critères suscités doivent se retrouver dans « un[·e] seul[·e] dramaturge ».
Dans le Manuel d’histoire de la littérature canadienne-française (1940), un élément supplémentaire à ceux présentés est pertinent au regard de la légitimation du théâtre :
Nous avons signalé au cours de cette histoire les noms de quelques auteurs qui les premiers se sont risqués dans le genre dramatique : Joseph Quesnel, F.-G. Marchand, Pamphile Le May, Louis Fréchette. Il y a aujourd’hui d’autres ouvriers, nombreux, qui n’ont pas encore, semble-t-il, réussi à créer des œuvres durables pour la scène. (Roy 1940, 177, je souligne.)
Ce passage témoigne de la difficulté des auteurs étudiés, ou plutôt évoqués, de « créer des œuvres durables pour la scène », autrement dit des pièces de théâtre jouées à plusieurs reprises et possiblement représentées postérieurement à leur création. Ce facteur est indispensable à l’inscription de l’art dramatique dans le milieu collégial, car il contribue à attester l’existence du genre au Québec, soit par la pérennité et le succès des productions. Mgr Roy institue ainsi explicitement des valeurs conditionnelles au choix d’intégrer un·e écrivain·e dramatique dans un ouvrage scolaire. Cela a sans contredit des répercussions sur l’enseignement du théâtre puisque ce discours a perduré et participé, en un sens, à l’introduction de Gratien Gélinas et de Marcel Dubé.
En effet, au regard des notices biographiques sur Gélinas et Dubé dans les manuels publiés entre 1957 et 1969, nous avons repéré des procédés de valorisation prégnants et certains similaires à ceux auxquels Mgr Roy octroie de la valeur qui élèvent ces dramaturges au rang de fondateurs du théâtre canadien-français : le jeu, le travail et la responsabilité3. Nous nous proposons d’étudier comment ces procédés s’inscrivent dans « chaque objet évalué[, soit les discours sur Gélinas et Dubé,] […] [selon] les dispositions du sujet évaluateur [rédacteur d’un manuel] » (Heinich 2017, 167). Cet examen nous permettra de constater que les biographèmes « passe[nt] pour une cause, pour ce qui détermine la lecture de l’œuvre, justifiant à l’avance les commentaires qui vont suivre, alors qu’[ils] [sont], dans [leurs] choix et dans [leur] forme, un produit de l’interprétation du manuel » (Lazar et Payette 1981, 491).
Dans les années 1960, l’écriture dramatique est considérée par les rédacteurs de manuels comme l’art « le plus complexe […] parce qu’il suppose l’étroite association de multiples facteurs, qu’il exige la collaboration intime de l’auteur[·e], des interprètes et des spectateur[·rice·]s et qu’il se fonde dans une large mesure sur une foule d’éléments matériels souvent impondérables » (Duhamel 1967, 153). Il n’est probablement donc pas anodin que le processus de valorisation du travail intervienne à nouveau « pour justifier la valorisation ou la dévalorisation de l’œuvre et de l’écrivain[·e] » (Lazar et Payette 1981, 435).
À l’exception de Bessette, Geslin et Parent, l’ensemble des auteurs des ouvrages scolaires mettent effectivement l’accent sur les dix années pendant lesquelles Gélinas présente les Fridolinades (1938-1947) au Monument-National, résultat d’une carrière en jeu à la radio au Curé de village et en écriture au Carrousel de la gaieté. Baillargeon et D’Auteuil ajoutent à ce biographème que « 60,000 spectateurs [et spectatrices] » (1957, 430; 1969, 189) assistent à ces revues. Cette mise en valeur des activités à la radio et au théâtre, de la part des rédacteurs, signale au lecteur et à la lectrice le gage d’un crédit qualitatif des œuvres de Gélinas par la quantité : le nombre, d’un côté, de spectateur·rice·s et d’années accordées aux métiers de la scène (comédien, auteur dramatique et metteur en scène) et, de l’autre côté, de représentations des Fridolinades. Il est intéressant de relever que dans la conclusion sur Gratien Gélinas, Baillargeon itère le fait que « Gélinas ne s’est pas improvisé dramaturge. Tit-Coq est le fruit d’une longue expérience dramatique, prenant sa source aux premiers sketches radiophoniques par les Fridolinades et aboutissant à une étonnante vitalité psychologique. » (1957, 435-436; 1961, 494). En d’autres mots, ces différentes activités préparent Gélinas au « métier de dramaturge. Le premier fruit de cette expérience [est] Tit-Coq, en 1948. » (D’Auteuil 1969, 182) Il apparaît clairement, dans ces deux dernières notices biographiques, « que les manuels se répondent […], [en] modifiant de façon parfois minime, mais toujours efficace, le tissu de texte » (Lazar et Payette 1981, 493), reconduisant ainsi un même discours à l’égard du même artiste. Valoriser les acquis de Gélinas dans le milieu artistique permet d’attester et de souligner que la littérature canadienne-française est composée d’écrivain·e·s dramatiques expérimenté·e·s, un propos qui rappelle celui de Mgr Camille Roy.
Les efforts de Gélinas sont également reconnus par l’institution littéraire. Baillargeon en rend compte en mentionnant la cent-unième représentation de Tit-Coq en 1949, un événement lors duquel l’auteur reçoit un doctorat honoris causa qui est d'ailleurs offert pour la première fois à un homme de théâtre (Robert 2019, 222). Introduire cet élément participe à certifier que Gratien Gélinas est « le meilleur », car il crée la première pièce de théâtre canadienne-française, selon les rédacteurs de manuels, le 22 mai 1948.
D’Auteuil confère aussi une valeur artistique à Marcel Dubé en utilisant une stratégie de distinction (« le meilleur ») lorsqu’il affirme l’éloge que cet écrivain dramatique reçoit et du public et du milieu théâtral lors de la mise en scène de De l’autre côté du mur en 1952, au Gesù, dans le cadre du Festival régional d’art dramatique (1969, 191). Dubé se démarque cependant davantage par la quantité d’œuvres qu’il a écrites. Le terme « prolifique » est à ce propos le qualificatif le plus employé par les rédacteurs pour le désigner et le distinguer des autres dramaturges.
Parmi une vingtaine de radiodramatiques (Pagé et Legris 1975, 251-256), « plusieurs téléthéâtres et deux feuilletons télévisés, [Dubé] a publié quatre pièces4 [:] Zone ([…] 1956), Le temps des lilas (1958), Un simple soldat (1958), et Florence (1960). Deux autres, le Barrage et Chambre à louer, créées respectivement en 1955 et 1956, sont encore inédites » (Bessette, Geslin et Parent 1968, 684). Énumérer ces pièces de théâtre, rédigées dans un court intervalle, dans le discours biographique atteste que Dubé a « l’avantage de s’imposer avec le poids de l’évidence » (Melançon, Moisan et Roy 1988, 86). Plus précisément, étant donné que la quasi‑totalité des rédacteurs mettent l’accent sur les productions de Dubé dans l’introduction sur cet auteur, on peut affirmer qu’il est considéré par l’institution collégiale par le crédit quantitatif qu’il apporte à la littérature canadienne-française, contrairement à Gélinas dont la manière de le présenter relève pratiquement du fait qu’il soit l’auteur d’une œuvre ou deux, à savoir Tit-Coq et Bousille et Les justes (1960). Cela s’accorde avec la volonté des rédacteurs de manuels d’attester l’existence d’un corpus théâtral national dont l’élaboration sous-entend l’idée d’un répertoire.
La légitimation de l’art dramatique par l’inscription de Gratien Gélinas et de Marcel Dubé s’appuie donc entre autres sur le travail à partir duquel s’articule la qualité (reconnaissance institutionnelle) et la quantité (nombre de représentations, d’œuvres et de spectateur·rice·s). On peut alors avancer que le principe axiologique travail est une valeur-objet au sens où l’entend Heinich, c’est-à-dire « une » valeur (2017, 136), une appréciation positive accordée ici par des auteurs de manuels qui créditent ou non à partir d’elle, et ce, à des degrés variables de consensualité, Gélinas et Dubé du statut d’écrivain dramatique. Dans le cas présent, il est davantage question des « résultats d’évaluation du processus de valorisation, au premier sens du terme, de manière qualitative et quantitative » (Pelletier 2021, 37). Il en est cependant autrement pour la responsabilité définie par Heinich comme le fait de servir « une cause extra-artistique » (2017, 243), un discours investi en particulier envers Gratien Gélinas. Cette qualité est une valeur-principe en ce qu’elle a « pour propriété, comme on le verra, d’être une butée de l’argumentation » (136‑137).
Pour Bessette, Geslin et Parent ainsi que pour Gay, la Comédie-Canadienne (l’actuel Théâtre du Nouveau Monde), fondée en 1957 par Gélinas, est un événement majeur pour la scène théâtrale montréalaise puisqu’elle a comme objectif de mettre essentiellement sur scène des productions canadiennes-françaises (1968, 650; 1969, 183)5. Baillargeon, quant à lui, confère une valeur particulière à la responsabilité de l’écrivain dans son écriture :
Gélinas veut créer un théâtre qui soit un reflet de l’âme populaire. Dans le personnage des tréteaux, le spectateur doit se retrouver. Il « se regarde lui-même ». « Il rit, il pleure, il n’a point envie de s’en aller », nous dit Gélinas.
Tout le secret du dramaturge est dans cette formule : l’auteur et sa création vibrent au rythme de l’âme populaire. (1961, 489)
Ce passage est intéressant pour plusieurs raisons. D’une part, il invite à considérer la création d’une œuvre mettant en scène la voix des Canadiens français comme une démarche intentionnelle et une observation attentive de la société de la part de l’auteur. D’autre part, il permet de constater qu’il y a fusion des « horizons d’attente », soit « la disposition d’esprit ou de code esthétique » (Jauss 1978, 258-259) de l’œuvre (Tit-Coq) et du spectateur ou de la spectatrice par la représentation de personnages incarnant l’« âme populaire ». Étant donné que le public « se regarde lui-même » et « se retrouv[e] » dans Tit-Coq (Baillargeon 1961, 489), cette pièce est consacrée dans Littérature canadienne-française puisqu’elle est la « première » à dépeindre « l’âme populaire » et, de ce fait, l’émergence d’une identité collective au Québec. Elle permet ainsi, selon D’Auteuil, « à la production dramatique […] de “sortir du néant” » (1969, 183). En outre, Gélinas joue le rôle‑titre en plus d’assurer la mise en scène et la direction artistique de Tit-Coq, ce qui participe à confirmer qu’il a « beaucoup de talent », le « don de la scène » et que son « art [est] très sûr et très expérimenté » (Roy 1925, 116), pour reprendre les mots de Mrg Roy. Baillargeon met donc en valeur l’écrivain (Gélinas) par sa pièce-phare (Tit-Coq). Cela révèle l’importance que ce rédacteur accorde au devoir national, en présentant également l’accueil enthousiaste du public que cette œuvre reçoit.
Plusieurs auteurs de manuels confèrent une valeur particulière au jeu (valeur-principe), associé à « l’humour, l’expérimentation, l’amusement, le divertissement » (Heinich 2017, 240). Il est, dans son traitement dans les notices biographiques, de l’ordre de la réception des œuvres6, de l’expérience du spectateur ou de la spectatrice. Étudions, par exemple, le discours du rédacteur de la section « Le théâtre de 1945 à nos jours » au sujet de Dubé : « Avec une pièce en un acte : De l’autre côté du mur, Marcel Dubé faisait ses premières armes de dramaturge, aux applaudissements des spectateur[·rice·]s et du juge anglais du Festival. » (D’Auteuil 1969, 191) D’ores et déjà, les commencements de Dubé en écriture attestent une réception favorable, comme nous l’avons évoqué plus tôt, ce qui laisse présager ici un avenir prometteur pour ce « nouvel auteur dramatique […] né au Canada français » (191). Si « le discours didactique transmet toujours un point de vue sur un savoir déjà existant » (Lazar et Payette 1981, 493), il va sans dire que D’Auteuil organise, par le biais de paradigmes narratifs tels que le temps (les débuts de Dubé), l’espace (scène professionnelle), le personnage (public et milieu théâtral) et l’action (succès de la pièce) (Moisan 1992), la mise en intrigue du parcours de Dubé dans son manuel.
Cela est également le cas pour Gélinas dans la mesure où l’accueil des Fridolinades est crucial dans l’évolution de la carrière de cet artiste :
Pendant une dizaine d’années, sa revue des Fridolinades, tour d’horizon satirique et joyeux sur les incidents de notre vie collective, a fait rire toute la province. C’est de quelques-uns de ces tableaux qu’il a tiré la matière de sa première pièce Tit-Coq […], que devaient suivre, dans une veine analogue, Bousille et les justes (1961) et Hier les enfants dansaient (1966). (Duhamel 1967, 154)
L’éloge que reçoit Tit-Coq résulte ainsi, selon Duhamel, de sa genèse, soit des sketches. Gay confirme cette prémisse :
Gratien Gélinas, déjà très au courant du problème de la scène par les Fridolinades, revues annuelles d’actualité présentées au public montréalais dès 1938, connut un succès foudroyant au lendemain de la guerre avec Tit Coq [sic][…]. […] Mieux que quiconque, Gélinas connaissait le public qui le soutenait : on comprend que sa pièce fût portée aux nues. (1969, 183)
Dans le premier passage de cet extrait, le rédacteur de Notre littérature affirme que Tit-Coq obtient un succès immédiat dans un contexte sociohistorique particulier, « au lendemain de la guerre ». Malgré la période précaire pendant laquelle elle est jouée, la réussite sur scène qu’elle engendre est certaine et est sans aucun doute due à l’horizon d’attente « du grand public comme [de] la classe cultivée » (Baillargeon 1957, 430) qu’a fidélisé et, en quelque sorte, « conditionné » (Jauss 1978, 258-259) Gélinas avec les Fridolinades. C’est ce à quoi nous invite aussi à interpréter Gay en nous signalant, à la fin du paragraphe, que Gélinas connaît les spectateurs et spectatrices auxquel·le·s il s’adresse. De ce fait, ce rédacteur laisse entendre que le plaisir (Heinich 2017, 237-238) (ou « jouissance esthétique » [Jauss 1978]) éprouvé par l’auditoire repose sur la fusion des horizons d’attente, soit ceux de l’œuvre et ceux du public.
Ce phénomène m’apparaît intéressant puisque l’on assiste à une démarche différente de la part de Bessette, Geslin et Parent à l’endroit de Marcel Dubé. Même s’ils le considèrent comme étant le « plus populaire des dramaturges, après Gratien Gélinas » (Bessette, Geslin et Parent 1968, 683), ils ne présentent point les raisons d’un tel succès, alors que nous sont exposées les réactions du public à la suite de la représentation de Tit-Coq et les justifications du triomphe de Gélinas. Pourtant, Dubé est mis en valeur du seul fait de l’utilisation du superlatif dans la phrase qui exprime précisément son degré de célébrité. Un rédacteur, en effet,
n’explicit[e] ni ne justifi[e] les critères de choix des écrivain[·e·]s et des œuvres, de même que la répartition en périodes ou le type de présentation d’analyse. Les critères de sélection sont antérieurs au discours, donc établis par avance sur des valeurs qui restent inconnues. Quand ils jouent dans la sélection de la matière du manuel, ils n’apparaissent que dans leurs effets de valorisation de cette matière. Ils demeurent toujours indiscutables, parce que non référencés, non explicités. (Moisan 1987, 146)
C’est ce que l’analyse des critères axiologiques dans les notices biographiques des manuels de littérature canadienne-française (1957-1969) a mis en évidence. Les ouvrages scolaires sont rédigés par des acteurs du milieu littéraire qui véhiculent, quand ils présentent et commentent le théâtre de Gratien Gélinas et de Marcel Dubé, des critères « de valorisation d’ordre esthétique, idéologique [...] » (Melançon, Moisan et Roy 1988, 87). On a, à ce propos, pu constater que l’enseignement de l’art dramatique national est tardif au collège notamment en raison des qualités évoquées par Mgr Camille Roy pour que ce genre soit intégré au collège. Ces considérations présentées, nous avons dévoilé la manière dont elles ont façonné le discours sur l’introduction des fondateurs du théâtre au Québec dans les manuels parus dans les années 1960. L’examen des biographèmes à l’endroit de Gratien Gélinas et de Marcel Dubé dans ces ouvrages scolaires a démontré que leur légitimation relève, d’une part, de leurs activités à la radio et sur les tréteaux (valeur de travail), car elles engendrent un crédit institutionnel par la qualité ou la quantité de leur œuvre respective et, d’autre part, de l’importance de la notoriété de ces dramaturges (valeur de jeu). À ceci s’ajoute le désir de Gélinas de mettre en/sur scène le peuple canadien-français (valeur de responsabilité). Ces trois processus de valorisation permettent ainsi à l’ensemble des auteurs de manuels parus pendant la Révolution tranquille de certifier l’existence d’un théâtre national avec Gélinas et Dubé.
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