Les passages obligés de la pathologie : le cas du sadisme

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– Oh ! quelle énigme que l’homme! dit le duc.
– Oui, mon ami, dit Curval. Et voilà ce qui a fait dire à un homme de beaucoup d’esprit qu’il valait mieux le foutre que de le comprendre.
D.A.F. de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome

 

Écrivain controversé s’il en est, Donatien-Aldonze-François de Sade hante depuis plus de deux siècles les lettres françaises. La quantité d’encre que son œuvre a fait couler est vertigineuse. Sa figure est d’autant plus complexe que la fascination qu’elle exerce est très grande, et qu’on a inextricablement mêlé anecdotes sur sa vie à ce que son œuvre et sa pensée ont de proprement scandaleux, construisant ainsi une figure proche du mythe, où le territoire de la vérité s’avère difficile à circonscrire. Mais si sa figure fut brandie à de nombreuses reprises au cours du xxe siècle — des revendications surréalistes à la cause telquelienne en passant par l’Internationale situationniste —, on a longtemps réservé ses œuvres à l’« enfer des bibliothèques », tout en les considérant vaguement à la fois comme produits d’un libertinage démentiel et symptômes d’une pathologie à laquelle Sade, bien malgré lui, a laissé son nom : le « sadisme ».

S’il est aujourd’hui possible de parler de sadisme sans même savoir qui est le marquis de Sade, pour référer à une association entre le fait d’éprouver du plaisir et celui d’infliger de la douleur à autrui, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, malgré cette évolution au cours de laquelle on a en quelque sorte évincé Sade pour voir le terme de sadisme être l’objet de réappropriations dans divers domaines — notamment du côté de la psychopathologie et de la psychanalyse —, Sade demeure en quelque sorte le « père » du sadisme. C’est pourquoi il importe à notre sens de faire un retour sur les origines de cette construction lexicale relative d’abord au domaine pathologique pour voir ce que l’on peut y comprendre aujourd’hui quant aux mouvements qui conditionnent la réception d’une œuvre dont la violence est radicale, et plus généralement quant aux mécanismes actifs dans le contact de l’homme avec toute mise en récit, avec toute configuration sensible de l’horreur. Pour ce faire, nous prêterons attention à l’évolution de la notion de sadisme, afin de retourner vers Sade et mesurer plus précisément, dans la pluralité des sens qu’a connue le sadisme au fil du temps, ce que cette construction pathologique a fait à Sade : c'est-à-dire que d’un regard plus large sur la réception du texte sadien (principalement dans le xixe siècle français), il s’agira d’abord de voir comment on a forgé le terme « sadisme » à partir de la vie et de l’œuvre de Sade, et ensuite d’observer ce que cette construction pathologique a caché et a révélé de l’écrivain et de son œuvre. Il nous faudra donc nous interroger sur ses impacts dans la réception du texte sadien afin de mesurer l’ampleur de ses effets — malins et bénins, pour le dire simplement.

La construction d’une catégorie pathologique (au sens où elle sert alors à nommer et à catégoriser un type de comportement humain relevant de la pathologie : un dérèglement donc, un écart par rapport à la normalité), à partir du nom même d’un écrivain ou d’un penseur n’est pas un processus transparent, et n’est pas sans impact sur la manière dont on recevra par la suite son œuvre. Et bien sûr, dès l’origine, le lexique alors créé est lié à ce que cet être humain a été, à ce qu’il a fait et produit, et à ce qu’il est resté dans la mémoire des hommes. C’est pourquoi, avant de pouvoir observer les conséquences qu’a eues le sadisme dans la réception de l’œuvre du marquis de Sade, il convient de faire un retour sur le terreau dans lequel on a formé le terme « sadisme ».

L’héritage du « divin marquis » : un passage à la postérité problématique

À l’origine du sadisme, donc : Sade. À partir d’un nom propre, celui d’un être humain ayant construit une œuvre singulière (qu’on la juge bonne ou mauvaise, fascinante ou répugnante, intéressante ou non n’a pas d’importance), on a forgé un nom commun, c’est-à-dire quelque chose appartenant au domaine du général — c’est cette tension entre singularité et généralité qu’il faut conserver en mémoire au fil de nos analyses, puisque là se joue un tournant essentiel de la réception du texte sadien. À l’origine du sadisme, enfin : Sade. Et déjà le nom propre renvoie à un contenu multiple : d’une signature unique dont a dérivé le mot « sadisme » certaines choses sont retenues, d’autres nécessairement mises de côté afin de construire la pathologie qui nous intéresse — c’est ce territoire, d’abord, qu’il nous faut circonscrire : l’espace aux frontières poreuses composé par la vie et l’œuvre de Donatien-Aldonze-François de Sade, puisque c’est à partir de là que s’est déployé le contenu sémantique originel du « sadisme ».

Il faut d’abord constater que le passage à la postérité de Sade ne s’est pas fait sans accrocs : dire que cet écrivain pose problème tient presque de l’euphémisme. Et déjà, comme nous le verrons, le qualifier d’écrivain n’est pas toujours allé de soi : c’est d’abord comme un pervers sexuel dont les pratiques singulières l’ont mené en prison que son nom est entré dans le domaine public, comme un libertin dont l’expérience et l’entreprise intellectuelle ont dépassé si largement l’horizon d’attente de ses contemporains qu’il a rapidement été exclu de la communauté des hommes, repoussé vers le domaine scientifique comme un objet d’étude dont la description demandait l’invention d’un nouveau langage, d’un nouveau vocabulaire clinique sur lequel nous nous penchons aujourd’hui. C’est donc sous le mode du refus, de l’exclusion qu’il est entré, presque de force, dans nos mémoires et dans nos récits : estimant l’homme dangereux, on l’a enfermé de son vivant ; ne l’estimant toujours pas inoffensif une fois mort, on a interdit et censuré son œuvre, dont la violence est si radicale qu’elle semble nier les fondements mêmes de la communauté humaine. Mais ce statut illicite de l’œuvre, dans le paysage du romantisme où était mise de l’avant une certaine fascination pour l’inconnu, une exaltation du mystérieux, favorisait une circulation particulière de l’œuvre de Sade sous le mode de la glorification souterraine. Sade, figure exemplaire d’une singularité réprimée par l’autorité, se faisait alors déjà l’étrange compagnon d’infortune de tous ceux qui cherchaient à exalter la liberté : ceux qui voulaient s’en prendre à un certain ordre bourgeois trouvaient sous son ombre paradoxale le terreau fertile qui leur était nécessaire pour ancrer leurs révoltes.

Tout cela pour dire que malgré la censure, Sade et son œuvre circulaient d’une manière particulière dans les lettres françaises au xixe siècle. Mais justement à cause du statut d’interdit qui pesait sur le texte, les versions disponibles étaient souvent fautives, et de même pour les informations disponibles au sujet de l’auteur : les lacunes donnent à l’histoire du « divin marquis » et de son œuvre une malléabilité qui leur a apporté le caractère légendaire que décrit Michel Delon en introduisant Sade et son œuvre dans la prestigieuse collection Bibliothèque de la Pléiade en 1990 :

Un ostracisme identique frappait l’auteur et son œuvre, le premier comme débauché capable des pires excès, la seconde comme incitation à des violences similaires. La vie de l’écrivain se confondait avec ses romans. Les scènes d’accouplement et de torture que décrivaient ceux-ci prouvaient la culpabilité de l’homme ; sa condamnation juridique ricochait sur ses textes. (1990, p. ix.)

Dans le même ordre d’idées, Michel Delon décrit assez bien le jeu complexe de ricochet qui se déploie entre la vie du marquis de Sade et son œuvre ; jeu de miroir où les tensions entre ce qui est réel et ce qui tient de l’imaginaire s’amenuisent, où les frontières deviennent poreuses pour ne composer, dans les récits au sujet du marquis de Sade, qu’un même territoire de débauches et de perversions. Et puisque c’est dans ce territoire, dont les abords difficiles ont repoussé nombre de voyageurs, que le domaine médical a circonscrit la notion de sadisme qui nous intéresse aujourd’hui, il nous faut maintenant le présenter plus avant si nous voulons cerner plus précisément son contexte d’émergence, son origine.

Toute une légende complexe entoure la vie de Sade, mais simplement pour que l’on voie en action l’un des matériaux à partir desquels il est entré dans nos mémoires et dans nos récits, il convient de présenter rapidement le premier scandale public autour de son nom. Il ne s’agit évidemment pas ici de trancher sur les raisons de ses emprisonnements, mais de présenter à titre représentatif un événement qui, soulignons-le, n’a de littéraire que les mises en récit ultérieures dont il fut l’objet. Il s’agit de ce que l’on a appelé dans la critique sadienne l’« affaire d’Arcueil ». Bien des versions de l’histoire ont circulé, mais nous en ferons la lecture aujourd’hui dans le numéro du 26 avril 1768 de la Gazette d’Utrech :

Le jour de Pâques M. de Sade, […] allant seul dans sa maison d’Arcueil près de Paris, trouva sur son chemin une femme mendiante qu’il amena chez lui sous prétexte de l’attacher à son service par humanité, mais lorsqu’elle y fut arrivée, il la conduisit dans un cabinet écarté, lui lia les membres, la bâillonna pour l’empêcher de crier, et avec un canif il lui fit plusieurs incisions sur le corps, dans lesquelles il fit fondre une espèce de cire d’Espagne; ensuite il sortit tranquillement pour se promener, laissant la victime de sa férocité bien enfermée; cependant elle parvint à se détacher, et elle se jeta par la fenêtre […]. Tous les habitants du village qui la virent auraient massacré le comte de Sade, s’il n’eût pris la fuite. […] Des gens disent que le comte de Sade a seulement une fureur pour la chimie, et que sa cruauté, à laquelle on ne peut penser qu’en frémissant d’horreur, avait pour motifs de faire l’essai d’un Baume, avec lequel il prétend guérir toutes sortes de plaies sur-le-champ. (Cité dans Pauvert, 1990, p. 180-181. L’auteur souligne.)

Le marquis n’a alors que vingt-huit ans ; et il faut noter qu’une telle anecdote, qu’on s’est longtemps racontée en la déformant de diverses manières, passant du fouet au canif, du baume pour guérir les plaies à une cire coulée dedans par raffinement de cruauté, tout cela enfin est un terreau on ne peut plus fertile pour que la légende prolifère. Quelques années plus tard, un autre scandale important éclatera autour de son nom alors qu’au cours d’une soirée il se fera sodomiser par son valet. À cette époque, la sodomie étant un crime, ils seront tous deux condamnés à mort quelques jours plus tard. C’est une longue histoire, mais Sade sera enfin sauvé par une lettre de cachet qui l’emprisonnera à Vincennes, d’où il sera transféré un peu plus tard vers la Bastille… et il n’a encore pratiquement rien écrit. Il faut donc noter que le nom de Sade a commencé à circuler bien avant ses œuvres sous le mode du scandale. Ce n’est qu’une fois la quarantaine bien entamée qu’il débute sérieusement son entreprise littéraire. Mais alors que certains de ses écrits arrivent en librairie après la Révolution, la rumeur publique a toujours en mémoire les crimes dont il a été accusé quelques années auparavant, et elle continue donc d’en propager les récits tout en exagérant sans cesse l’ampleur des débauches de manière à condamner catégoriquement l’homme et l’œuvre.

Voilà pour notre homme. Quant à l’œuvre, pour conclure notre première approche du territoire sur lequel s’est déployée la notion de sadisme, il convient d’en présenter rapidement quelques extraits. Il ne s’agit pas ici de réduire une œuvre vaste et complexe à quelques propositions, mais simplement de présenter de manière exemplaire certains des excès qu’elle met en scène afin de mieux cerner, encore une fois, l’impact de ces matériaux dans la constitution de la notion de sadisme. Presque au hasard, puisqu’il serait de toute manière difficile de tomber sur une page qui ne se prête pas au jeu, voici la passion d’un libertin racontée à la 115e des Cent Vingt Journées de Sodome : « Après avoir coupé tout ras le vit et les couilles, il forme un con au jeune homme avec une machine de fer rouge qui fait le trou et qui cautérise tout de suite ; il le fout dans cette ouverture et l’étrangle de ses mains en déchargeant. » (Sade, 1990, p. 369.) Quelques jours plus tôt, on racontait l’histoire d’un homme qui « fout une chèvre en levrette, pendant qu’on le fouette. Il fait un enfant à cette chèvre, qu’il encule à son tour, quoique ce soit un monstre. » (Ibid., p. 331.) La tendance est forte à concevoir les Cent Vingt Journées comme le paroxysme de l’horreur, mais on peut répéter l’exercice en écoutant un instant les propos d’Eugénie, fraîchement pervertie, s’adressant à sa mère dans La Philosophie dans le boudoir :

Venez, belle maman, venez que je vous serve de mari ; il est un peu plus gros que celui de votre époux, n’est-ce pas, ma chère, n’importe, il entrera… Ah ! tu cries, ma mère, tu cries quand ta fille te fout ; et toi, Dolmancé, tu m’encules ; me voilà donc à la fois incestueuse, adultère, sodomite, et tout cela pour une petite fille qui n’est dépucelée que d’aujourd’hui... (Sade, 1998, p. 171.)

Quelle réaction convient-il d’avoir devant des textes aussi inconvenants? Les contemporains du marquis optèrent pour le dégoût, le rejet, et le scandale, ce qui aboutît paradoxalement à investir l’œuvre sadienne d’une efficience singulière, d’un pouvoir. Pouvoir au moins double : « didactique » d’une part, alors qu’on rend le texte responsable d’actes immoraux, en témoigne ce commentaire de l’idéologue Chaussard, contemporain de Sade :

Qu’on interroge, avant de les conduire à la mort, les assassins qui, dans ces derniers temps, ont épouvanté la nature par de nouvelles cruautés, ils vous diront sans doute que la lecture des ouvrages, tels que Justine, Aline, etc. que les représentations de ces pièces, dont les héros sont des brigands, ont alimenté et exalté leurs principes d’immoralité. (Cité dans Delon, 1990, p. xxxii.)

Et pouvoir quasi surnaturel d’autre part, comme l’indique entre autres Jules Janin, dans un texte qui a hanté de manière importante la critique sadienne. Présentant Sade en 1834 dans la Revue de Paris, il écrit : « Voilà un nom que tout le monde sait et que personne ne prononce ; la main tremble en l’écrivant, et quand on le prononce, les oreilles vous tintent d’un son lugubre. » (Cité dans Laugaa-Traut, 1973, p. 124.) Et déjà on déborde du texte, problématique à recevoir en lui-même, pour lui-même…

Paradoxes du discrédit

Maintenant le territoire sadien un peu mieux balisé, il nous faut voir plus précisément ce qu’il en est de la notion de sadisme puisque c’est justement en 1834 aussi que fut lexicalisé officiellement le terme. On peut lire en effet dans la huitième édition du Dictionnaire Universel de Boiste, à l’article « sadisme » : « aberration épouvantable de la débauche ; système monstrueux et anti-social qui révolte la nature (De Sade, nom propre) (peu usité). » (Ibid., p. 107.) La définition se pose donc dès l’origine en deux temps, et on y entend presque l’écho de cette étrange symétrie posée entre la vie et l’œuvre de Sade sur laquelle nous avons insisté jusqu’ici. Il faut aussi remarquer la complicité qu’entretient cette définition avec les condamnations précédentes de Sade : lors des premiers scandales publics autour de son nom, on parle de « démence libertine », tandis que Royer-Collard, quelques années plus tard, alors qu’il est à la tête de la maison de Charenton pendant que Sade y est interné, réclame le transfert du marquis vers la prison en disant que « [son] délire est celui du vice » (Ibid., p. 98). Mais cette demande de transfert fut refusée : Sade demeura enfermé parmi les fous, et la folie ainsi postulée fut pendant un certain temps garante de l’exclusion, encourageant la non-lecture du texte.

L’interdit légal et le discrédit social qui pèsent sur l’œuvre et la personne de Sade se renvoient en quelque sorte constamment la balle, selon une dialectique singulière qui compose la prison même de Sade, empêchant son œuvre de circuler parmi les hommes, et encourageant sa non-lecture au point que Charles Nodier parle en 1831 de Justine comme d’un « ouvrage dont le titre même est devenu obscène » (Ibid., p. 103) : un livre peu lu, perçu comme un monstre littéraire, un bibelot pour les curieux, bref. Cet élément est aussi essentiel pour comprendre la toile de fond sur laquelle s’est déployée la notion de sadisme : l’absence du texte, interdit et discrédité — Françoise Laugaa-Traut parle alors de « circularité de la punition » (Ibid., p. 95). Cette expression fait référence au fait que, considérant le texte sadien comme produit de la prison (selon l’hypothèse — assez répandue, bien que simpliste — que Sade aurait mis sur papier toutes ces perversions parce qu’il était enfermé, et ne pouvait donc les réaliser physiquement), on se sert du discrédit judiciaire pesant sur la personne même de Sade pour repousser le texte. Mais dans la décennie 1830, alors qu’on se trouve une génération après celle qui a vu apparaître les livres du marquis en librairie, cette absence du texte (interdit) et du sujet (décédé) se creuse de manière à entourer d’un flou l’objet de la condamnation qui pesait jusque-là. Il ne reste alors en quelque sorte qu’une condamnation sans objet, et c’est là que la construction de la notion de sadisme joue un rôle essentiel dans la réception du texte sadien.

Autour de cette notion se sont cristallisés les multiples réseaux de sens que nous avons présentés jusqu’ici, et c’est cette cristallisation qui permet justement de sortir de cette circularité concevant simplement l’œuvre comme produit de la condamnation, résultat d’une même aberration chez l’homme qu’a été Sade, et qui juge ainsi l’œuvre selon le jugement qui pèse sur l’homme… Parler de « sadisme » soudain, en 1834, permet de pointer du doigt cette aberration, de la nommer et donc de la circonscrire : cela permet de faire sens sur ce qui auparavant n’apparaissait que sous l’aspect d’une abomination absolue qu’on avait de la difficulté à concevoir comme étant la production d’un esprit humain. Et d’ailleurs, pour en revenir à la première mise en définition du sadisme, on y perçoit très bien la cristallisation de ce que nous avons nommé avec Françoise Laugaa-Traut la « circularité de la punition » qui pèse sur le texte sadien : il s’agit, rappelons-le, d’une « aberration épouvantable de la débauche » et d’un « système monstrueux et anti-social qui révolte la nature ». Le sadisme, donc, dès sa première formulation lexicographique, maintient active cette tension entre singularité et généralité qui nous intéresse, entre l’aberration et sa systématisation, entre le nom propre (Sade) et le nom commun (sadisme).

Singularité et généralité : d’une prison l’autre

La puissance de généralisation du langage est telle qu’une fois le mot lancé, une fois le terme de sadisme lexicalisé, tout se passe comme si l’œuvre de Sade apparaissait moins inquiétante sous le couvert du sadisme, comme si le fait de nommer le sadisme trouvait une cause plus rassurante à ce qui apparaissait avant comme incompréhensible. Et c’est justement le tour de force que fait cette notion afin d’ouvrir la voie à une réception possible du texte sadien : elle camoufle sous le couvert de la généralité une singularité un peu trop monstrueuse… Mais alors le sadisme, plutôt que cette circularité que nous avons décrite, devient la prison même de Sade, puisque la généralité et la catégorie réduisent bien sûr la singularité de leur objet, mais ce faisant elles ouvrent la porte à une circulation des discours qui était auparavant impossible. Avant, le discours sur Sade faisait de lui une abomination inhumaine, tandis qu’une fois le sadisme officiellement inventé, le discours scientifique valide en quelque sorte le fait que des comportements comme ceux mis en scène par Sade dans sa vie et dans son œuvre appartiennent aussi à l’esprit humain. Au lieu d’être effrayés par la contemplation d’une abomination sans nom, incompréhensible, tous peuvent dès lors se rassurer devant la possibilité de l’énoncé « Sade est sadique ». En prenant la conséquence (le sadisme) pour l’origine (Sade), on permet en quelque sorte au loup de rentrer dans la bergerie : on réintègre, sous le couvert d’une catégorie qui lui redonne son humanité, ce qu’on jugeait auparavant être une singularité trop dangereuse pour la communauté des hommes…

Mais paradoxalement à ce mouvement qui déculpabilise d’une étrange manière Sade pour faire du sadisme le coupable, qui désamorce la singularité sous la généralité, un autre mouvement central se cristallise autour de la notion de sadisme : il s’agit d’un élément qui sera fondamental dans les débats de la critique sadienne et que l’on pourrait résumer comme l’intérêt épistémologique de la lecture de Sade. Il nous faut néanmoins faire un saut jusqu’en 1880-1885 pour observer ce deuxième mouvement se détacher plus clairement, et aussi pour voir se disloquer l’équation « Sade est sadique » (qui deviendra plutôt quelque chose comme « Sade est un sadique parmi d’autres », ce qui relativise fortement l’abomination absolue qu’on lisait en lui jusque-là). En 1880, alors qu’Alcide Bonneau réimprime la Justine de 1791, il introduit le texte de la manière suivante :

Baste ! Napoléon est mort, il ne peut plus nous envoyer au peloton d’exécution. Justine reste, après tout, un chef-d’œuvre en son genre, si monstrueux que soit le genre, et les monstruosités ne sont pas sans offrir souvent quelque intéressant sujet d’étude. (Ibid., 1973, p. 156.)

On assiste alors à un important renversement du jugement qui pèse sur le texte sadien : le monstrueux n’est pas évacué, bien au contraire, alors que Bonneau présente le texte sadien comme un « chef-d’œuvre en son genre », il met justement de l’avant le fait que « les monstruosités ne sont pas sans offrir souvent quelque intéressant sujet d’étude ». Le monstrueux qui, une cinquantaine d’années auparavant, servait plutôt de repoussoir, a maintenant bonne presse : il faut l’étudier, et c’est en ce sens que la lecture de Sade aurait une portée épistémologique.

Mais bien sûr, le fait même de pouvoir parler du monstrueux et du texte sadien dans les termes de Bonneau suppose des mutations profondes des organes administratifs, de l’appareillage critique, de l’espace herméneutique, etc. ; ces mutations renvoient aussi à un mouvement plus large et plus profond qui a trait aux bouleversements de la modernité. Il a en effet fallu de complexes modifications sociales, politiques, juridiques, etc. pour qu’il puisse même être pensable de formuler une critique de ce type : la citation de Bonneau indique d’ailleurs bien, par la référence à la mort de Napoléon, les mutations qui permettent alors sa prise de parole. Quant au sadisme plus précisément, un article de 1885, publié dans La Revue indépendante, l’aborde aussi d’une manière novatrice. On peut y lire en effet que « [p]our le cerveau de notre sujet [sadique] ces deux termes : volupté, cruauté s’associaient avec une intensité effrayante » ([s. a.], 1885, p. 206. L’auteur souligne). Le sadisme n’est dès lors plus une « démence libertine », une « aberration », mais l’association singulière entre le plaisir et le fait d’infliger une douleur qui est en quelque sorte devenue la définition la plus courante du sadisme. « Or, poursuit l’auteur, de la douleur à la cruauté, il n’y a qu’un pas ; la cruauté n’est-elle pas alors l’instinct de défense, réagissant jusqu’au paroxysme ? Nous sommes tous plus ou moins sadiques. » (Ibid., p. 207.) Et voilà déjà Sade un peu plus libre : d’une part il est maintenant possible d’aborder son œuvre et sa figure autrement que sur le mode du scandale, et d’autre part la conception du sadisme se modifie. Il ne lui appartient plus alors en propre, il ne renvoie même plus seulement à son œuvre, mais à quelque chose de plus large qui se jouerait dans les profondeurs d’une humanité que l’on partage tous.

La suite de l’histoire est assez simple : en 1886, le Dr von Krafft-Ebing publie la première édition de Psychopathia sexualis et on lui accordera dans l’ensemble la paternité du terme sadisme, dont il justifie la lexicalisation comme suit : « Ainsi nommé d’après le mal famé Marquis de Sade, dont les romans obscènes sont ruisselants de volupté et de cruauté. Dans la littérature française “sadisme” est devenu le mot courant pour désigner cette perversion. » (Cité dans Laugaa-Traut, 1973, p. 169.) La mise en parallèle des catégories littéraire et médicale n’est encore une fois pas transparente. Elle permet au contraire de relativiser le cas de Sade et engage, comme l’indique Michel Delon, à « distinguer l’écrivain capable de composer Justine et l’Histoire de Juliette de tous les pervers qui se contentent de fouetter leur Jeannette Testard et autres Rose Keller » (Delon, 1990, p. xliv). Sade et son œuvre ne deviennent alors qu’un des exemples possibles permettant à l’autorité médicale de penser le sadisme. Et enfin, conclut Delon, le « contenu insupportable des textes de Sade est […] objectivé et le marquis peut apparaître moins comme le sadique que comme l’écrivain qui a su mettre en scène le sadisme » (Ibid., p. xliii), ce qui achève de renverser la perspective. De « Sade est un sadique », on est passé à « Sade est un sadique parmi d’autres » et enfin à « l’œuvre de Sade met en scène certaines expériences sadiques » ; et à partir de là le domaine littéraire prendra en quelque sorte le relais du domaine médical. Le mouvement qu’il serait possible d’observer dès lors va plutôt en sens inverse : pour un peu plus d’une cinquantaine d’années, le mot d’ordre de la critique sadienne sera plutôt « Sade n’est pas que sadique », et après le passage par la catégorie qu’est le sadisme, après un passage par la généralité, c’est au combat pour la singularité que l’on assistera. Au contraire du mouvement de relativisation de la monstruosité sadienne que l’on a pu observer au fil de notre parcours, on tentera plutôt de redonner à Sade sa singularité en mettant de l’avant la complexité de son entreprise, la richesse de son œuvre, et son irréductibilité justement à toute catégorie générique comme le sadisme. Ce n’est qu’une fois le sadisme devenu véritablement un nom commun, une fois que Sade en fut véritablement « libéré », que l’ouverture d’un espace plus spécifiquement herméneutique devint possible et qu’on put alors commencer à aborder l’œuvre de Sade pour elle-même.

Premières cartographies du territoire sadien

À prendre le cas de Sade d’une manière exemplaire, force est de constater que ce n’est qu’à travers la malléabilité permise par la notion de sadisme qu’on a pu produire des traces, effectuer nombre de mises en récit, dont la sédimentation, après un temps de macération nécessaire, en est venue à permettre une réhabilitation. C’est donc par le détour de la pathologie qu’on a enfin ouvert la voie à une réception réelle. Pour comprendre Sade et son œuvre, il fallait d’abord les prendre un peu au sérieux (ce qui n’était pas d’emblée facile lorsque l’œuvre était censurée, indisponible, clandestine) : c’est ce que le discours médical a permis d’entrée de jeu. Autour du sadisme furent donc produites ces traces qui ont ensuite permis d’avoir prise sur l’œuvre. Et même si la catégorie pathologique s’est évanouie peu à peu au fil du temps, même si on la considère maintenant dépassée, désuète pour rendre compte de l’œuvre sadienne, il n’en demeure pas moins qu’elle fut, au fil des deux siècles qui nous séparent de l’écriture du texte, l’une des catégories essentielles qui permirent aux premiers explorateurs de s’aventurer en territoire sadien. C’est le « récit » de ces voyages, les traces, les discours qu’ils produisirent qui servirent enfin de point d’appui à une prise en charge réelle de l’œuvre sadienne. Autour de la notion de sadisme, nous avons donc cherché à circonscrire ces mouvements, ces réseaux de sens qui se sont cristallisés afin de rendre plus compréhensible une réalité qui n’était d’abord perçue que sous la forme d’une abomination incompréhensible.

C’est enfin pourquoi il nous semble que la critique sadienne est un terrain privilégié pour voir en œuvre certaines stratégies rhétoriques qui construisent et déconstruisent la valeur du monstrueux ; nous avons pu observer quelques mécanismes actifs dans le contact de l’homme avec certaines configurations sensibles de l’horreur, et c’est finalement la raison pour laquelle notre parcours nous semble maintenant un point de départ afin de voir ce qu’il en est de ce que l’on pourrait appeler la « gestion du monstrueux » dans le xixe siècle français. Dans ce qu’une société rejette ou valorise, on peut en effet lire les traces de ce qu’elle est, en ce sens qu’on peut reconstituer le cadre axiologique qui supporte la manière dont elle se pense justement en tant que société. C’est finalement pourquoi, en circonscrivant le renversement du jugement qui pesait sur le texte sadien, on peut suivre certaines métamorphoses essentielles de nos modes de civilisation au cours des siècles derniers. L’invitation est donc lancée, à qui veut poursuivre cette étude de la « gestion du monstrueux », à relire en ce sens d’autres traditions interprétatives qui ont perçu dans les œuvres de certains écrivains, de Lautréamont à Pierre Guyotat en passant par Antonin Artaud et Georges Bataille, quelque chose ayant trait au « monstrueux », ou en tous les cas quelque chose qui pouvait tantôt servir de repoussoir, et tantôt de tremplin à l’apologie : un cadre intéressant afin de voir l’évolution de ce qui supporte les prises de parole dans nos sociétés.

 

Bibliographie

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Sade, Donatien-Aldonze-François. 1990-1998. Œuvres. Coll. « Bibliothèque de la Pléiade ». Paris : Gallimard, 3 vol.

 

Pour citer cet article: 

Trahan, Michaël. 2009. « Les passages obligés de la pathologie : le cas du sadisme », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/trahan-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Trahan, Michaël. 2009. « Les passages obligés de la pathologie : le cas du sadisme », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 115-127.