Un univers où l’image cesse d’être seconde par rapport au modèle, où l’imposture prétend à la vérité, où enfin il n’y a plus d’original, mais une éternelle scintillation où se disperse, dans l’éclat du détour et du retour, l’absence d’origine.
Maurice Blanchot, « Le Rire des dieux »
S’il est devenu commun de parler de notre époque en ajoutant le préfixe post- à tout mot désignant une idéologie ou une pensée, c’est peut-être parce que la question de l’Événement délimitant et discriminant les pans historiques du pré- et du post- n’est pas réfléchie suffisamment. C’est en tout cas le point de départ d’une question que nous aimerions soulever ici, à savoir la possibilité de penser non pas le post- mais le pré-, ou mieux : en quoi une pensée sur le post- (appelons-la, de manière polémique, une pensée de la posture) met-elle en suspens toute possibilité de penser le pré- (ce que nous appellerons une pensée de l’imposture) ? Une autre manière de questionner notre époque pourrait aussi se formuler comme suit : en quoi une pensée sur l’imposture relève-t-elle d’un impensé en tant qu’il est impossible à penser, et en tant qu’il deviendra, par l’ouverture du questionnement, une nécessité de la pensée ?
Dans cette exploration, nous aborderons le cas de la traduction commentée de la parole d’Anaximandre par Martin Heidegger dans laquelle ce dernier pose la question de la possibilité de penser toute parole précédant celle de Platon, puis nous tenterons de répondre à cette question par l’entremise de Gilles Deleuze qui, suivant Friedrich Nietzsche, donne à la philosophie moderne la tâche de renverser le platonisme, qui n’est autre qu’un rapport temporel particulier de la pensée avec son époque.
Notre hypothèse est que la question du pré-, parce que recouverte, oblitérée par le post-, est le lieu même à partir duquel il est devenu nécessaire de dégager les possibilités de penser le post- de manière nouvelle, et ce, parce que le pré- relève lui-aussi, plus directement et plus immédiatement que le post-, de l’Événement qui en institue sa temporalité. Notre introduction au problème débutera avec une question essentielle de Heidegger posée lors de sa tentative de traduire la « Parole d’Anaximandre » 1. À partir de cette question sera développée une réflexion sur ce que nous nommerons le Modèle de l’Événement auquel toute orientation dans l’histoire est subordonnée, et ce, avec l’aide de Gilles Deleuze. Cet Événement devenu modèle de tout événement – que nous tenterons d’abord d’explorer – est l’avènement de la pensée platonicienne dans la Grèce antique. Loin d’être un événement passé, le platonisme est l’horizon sur lequel se dévoile la modalité ontologique de la réflexion philosophique sur la temporalité. Cet horizon de la pensée et la possibilité de son renversement sont les enjeux de ce texte – ce sont les enjeux, pensons-nous, de notre époque.
En 1949, Martin Heidegger fait publier le recueil de textes Holzwege dans lequel on retrouve le texte « Der Spruch des Anaximander », qui se veut à la fois une traduction et un commentaire de la célèbre parole d’Anaximandre (Heidegger, 1962, p. 387-449). Notre propos ne sera pas de commenter cette traduction, mais de partir de la première question que se pose Heidegger, à savoir la possibilité même de traduire cette parole qui proviendrait d’entre la fin du viie siècle et le milieu du vie siècle avant Jésus-Christ2. La traduction commentée de Heidegger a fait peu d’éclat hors des milieux heideggériens. Marcel Conche lui attribue peu d’importance3 et Cornélius Castoriadis s’en moque4. Ce n’est pas pour sa vérité philologique exprimée que nous nous en servirons – cette vérité étant disqualifiée par Heidegger lui-même tout au long de son texte –, mais pour la question essentielle qu’il pose quant à l’historialité d’une pensée provenant d’une époque antérieure à un événement marquant une rupture de l’histoire. Un des aspects du problème auquel tente de répondre Heidegger à propos de la traduction d’une parole ancienne s’articule comme suit :
Si nous sommes capables d’écouter historialement la parole d’Anaximandre, alors elle ne nous parle plus comme une simple opinion venant d’un passé chronologiquement très lointain. Elle ne peut plus, non plus, nous induire dans la vaine erreur qui consiste à vouloir extraire scientifiquement, c’est-à-dire ici par un calcul philologico-psychologique, ce qui était autrefois effectivement présent dans l’esprit de l’homme répondant au nom d’Anaximandre de Milet, en tant qu’aspect général de sa représentation du monde. Mais, si nous voulons entendre comme il faut ce que dit cette parole, qu’est-ce qui nous retiendra et nous liera lorsque nous tenterons de la traduire ? Comment atteindre à ce que dit la parole de telle sorte que cela garde de l’arbitraire la traduction ? (Heidegger, 1962, p. 395.)
Heidegger fait d’abord remarquer que les deux premières traductions d’Anaximandre en allemand (produites selon la méthode de la philologie moderne contemporaine) paraissent toutes deux en 1903 sous les plumes de Friedrich Nietzsche et de Hermann Diels, et ont la caractéristique commune de qualifier la parole d’Anaximandre en rapport à une philosophie particulière : d’une part est-elle dite « préplatonicienne » (dans le cas de Nietzsche), de l’autre « présocratique » (avec Diels). Heidegger ajoute :
Les deux dénominations disent la même chose. L’interprétation et l’appréciation des premiers penseurs se réfère [sic] à la philosophie de Platon et d’Aristote prise, cela va sans dire, comme étalon. Ceux-ci passent pour les deux philosophes qui constituent et donnent la norme pour toute philosophie, qu’elle se situe avant ou après eux. (Ibid., p. 388.)
Ainsi, la détermination du pré- dans les expressions « présocratique » et « préplatonicien » (certains, plus rarement, emploieront « pré-aristotélicien ») relèvent d’une aperception a posteriori, rendue possible par le lieu de parole même que permettent Socrate, Platon (et Aristote). Mais Heidegger va plus loin, car il pose la question de la possibilité même de percevoir ce qui, historiquement, a pu apparaître comme la plus ancienne parole de la pensée occidentale :
Même lorsque la recherche historique et philologique s’occupe de manière plus poussée des philosophes antérieurs à Platon et Aristote, ce sont toujours les idées et concepts platoniciens et aristotéliciens modifiés et modernisés qui fournissent le fil conducteur de l’interprétation. Ceci est encore le cas là où, par analogie avec l’archéologie et l’histoire de la littérature, on tente de saisir l’élément « archaïque » dans la pensée initiale. On continue de s’en tenir aux idées classiques et classicisantes. On parle de logique archaïque sans penser le moins du monde qu’il n’y a de logique que depuis les écoles de Platon et d’Aristote. (Ibid., p. 388-389, nous soulignons.)
Non seulement Platon et Aristote serviraient-ils de modèle philosophique pour comprendre ce qui, avant eux, est apparu dans l’histoire de la philosophie, mais plus encore, cette apparition, en tant qu’elle est de l’ordre de la philosophie de l’histoire, est déterminée a priori par des schèmes de pensée platoniciens et aristotéliciens. Il ne faudrait pas croire que la simple mise de côté de la philosophie telle qu’elle est pratiquée depuis Platon puisse nous faire apparaître ce qu’elle cachait jusqu’à nous :
Faire purement et simplement abstraction des idées ultérieures n’aboutit à rien si nous n’essayons pas d’abord de voir d’un peu plus près ce qu’il en est de la chose qui, dans une traduction, doit être traduite, c’est-à-dire transportée d’une langue à une autre. Or la chose ici en cause, c’est l’affaire de la pensée. (Ibid., p. 389.)
Tel que l’annonce la dernière citation, la traduction d’Anaximandre par Heidegger ne sera plus une traduction linguistique, ni même historique – le problème n’est plus de convertir un concept d’une langue à une autre, ni d’une époque à une autre –, il s’agit plutôt d’une traduction historiale5, dans la mesure où ce qui fait problème, c’est le concept, plus précisément le concept de concept, ou encore l’Événement de la création d’un ordre de la pensée dominée par la conceptualisation. C’est bien ce que les critiques de Heidegger n’ont pas compris dans la mesure où ils font remarquer les « problèmes linguistiques » de la traduction d’un point de vue philologique – point de vue qui nécessairement passe à côté de l’essentiel du commentaire heideggérien, puisque celui-ci veut justement remettre en question la vérité de la traduction. Le Vrai est, par excellence, le plus élevé des concepts du cosmos platonicien.
Nous suspendons la question de la traduction pour le moment, ce qui nous intéressera ici, c’est en quoi la pensée de Platon, tel que semble le dire Heidegger, marque une rupture incommensurable entre l’avant et l’après de son Événement. En fait, Heidegger semble nous dire que nous sommes indéfiniment dans l’après Platon, d’où cette question que nous pourrions nous poser : sommes-nous tous condamnés, sur le plan philosophique, mais aussi sur d’autres, à n’être indéfiniment que des « postplatoniciens » ?
Or, selon ce que nous dit Heidegger, parler de « philosophie postplatonicienne » est déjà un pléonasme dans la mesure où la philosophie est depuis toujours platonicienne, et ce n’est que de manière convenue que nous parlerons vulgairement de « philosophie préplatonicienne ». De même doit-on en dire autant de l’histoire. Nous ne parlerons pas de l’histoire postplatonicienne puisqu’il s’agit encore là d’un pléonasme : l’histoire, en ce qu’elle nous apparaît, ne peut être que platonicienne (ou aristotélicienne, selon Heidegger, suivant Hegel) dans la mesure où la logique du procès de son analyse est déjà déterminée par l’institution de la conception platonicienne et aristotélicienne (en autant que l’on considère l’opération cognitive de la « conception » ou « fabrication de concept » comme une invention platonicienne, poursuivie par Aristote). Or, comment Platon a-t-il acquis ce statut particulier dans l’histoire de l’Occident ? Comment peut-on prêter de telles intentions à un penseur historiquement déterminé ? Il s’agira à présent de questionner quel est l’attrait qu’exerce la philosophie platonicienne à la fois sur ses partisans et sur ses adversaires.
D’une posture à l’autre : scansion sur l’aube du platonisme
Ce que semble nous dire Heidegger, c’est que la possibilité même de traduire une parole précédant Platon est compromise par l’Événement de la pensée platonicienne. C’est que la pensée platonicienne se pose comme événement, ou plutôt comme l’Événement de la pensée, parce qu’elle s’institue comme modèle, et cela, par la fondation d’une philosophie qui se veut mesure ou étalon (la philosophie comme jugement). Or, en quoi Platon établit-il une pensée qui devient le Modèle de la pensée ? Gilles Deleuze, grand interprète de Platon et un de ses plus grands adversaires, a probablement le mieux expliqué l’attrait érotique de Platon pour la philosophie.
Ce n’est qu’au crépuscule de sa vie que Deleuze, dans un livre cosigné avec Félix Guattari, a pu écrire sur la philosophie telle qu’elle s’est développée depuis Platon. Dans l’introduction à Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze explique le grand exploit de Platon, qui est l’invention d’un nouveau type de pensée : l’amour pour le concept, ou la sagesse. La société grecque d’alors est empreinte de la question de l’amitié et de son image spéculaire, la rivalité :
L’amitié comporterait autant de méfiance émulante à l’égard du rival que d’amoureuse tension vers l’objet du désir. Quand l’amitié se tournerait vers l’essence, les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais qui les distinguerait ?). (Deleuze et Guattari, 2005, p. 9)
La société grecque est une société d’égaux et ce n’est que dans une telle société que peut naître, dans la condition de l’amitié et de la rivalité, la notion de prétendant. La philosophie – terme formalisé par Platon – est l’amour de la sagesse [φιλεῖν-σοφία]. Les sages orientaux connaissaient la sagesse, le philosophe ne la connait pas. Le philosophe cherche la vérité, il ne prétend pas la posséder. Et cette non-prétention pour l’objet d’amour érige le philosophe au statut de juge des prétendants.
L’aveu du manque n’affaiblit toutefois pas le philosophe, au contraire, cela lui donne une puissance plus grande quant à son pouvoir de juger. L’opération conceptuelle platonicienne, c’est de transformer la sagesse en phantasme par sa mise en suspens dans une réalité qui n’est pas de ce monde, une réalité à laquelle on a difficilement accès : une transcendance. Cette opération a pour conséquence étrange, à l’image d’un chiasme, de transformer ce monde-ci en illusion, désormais fait de copies et de simulacres. L’institution d’une transcendance philosophique – un monde des Idées pures, le Bien, le Beau, le Juste, le Vrai, etc. – crée une historialité nouvelle. Ce monde qui débute à peine a de tout temps existé, il a toujours été là. La grande invention de Platon, ce n’est pas d’avoir créé du « nouveau », mais c’est de nous faire croire que ce « nouveau » existait depuis toujours. Il est origine sans originalité. L’Événement ayant déjà fait son œuvre, il institue de toute éternité un après tout en recouvrant, peut-être à jamais, un avant. Voilà bien le problème de Heidegger.
Or, cet Événement devient le modèle de toute réflexion sur un événement délimitant une époque. Il n’est pas suffisant de dire que l’Événement de la pensée platonicienne a fait « événement », il est l’Événement, un événement exceptionnel, dans la mesure où il s’imposera comme le Modèle de l’événement. Il n’est pas historiquement déterminé, il détermine à lui seul toute l’historialité, puisque la transcendance telle qu’il l’établit devient modèle de ce qui sera jusqu’à ce jour la pensée dominante : 1) il y a une Vérité qui ne nous est pas donnée d’emblée mais que l’on recherche ; 2) il y a parmi les prétendants à la vérité de vrais et de faux prétendants ; 3) le philosophe est celui qui peut juger les prétendants en négatif, et ce, par une mise à l’épreuve. En d’autres termes, le philosophe ne prétend pas à la sagesse, mais possède le pouvoir de dénoncer ceux qui ne la possède pas6.
Or, nous disions depuis le début que notre époque semblait post-platonicienne. La structure même de la pensée platonicienne – en tant qu’Événement devenant modèle de tout événement – est ce qui nous faisait dire – et faisait dire à Heidegger – que nous étions indéfiniment dans un après de la pensée platonicienne. En effet, par sa constitution même, la structure platonicienne de la pensée est elle-même renversement : elle force sa descendance à la prendre en maître, d’avoir pour elle – comme elle l’avait elle-même pour la sagesse – un rapport organisé par le manque. Autant Platon comme philosophe était-il à la recherche, donc en manque, de la sagesse, autant sommes-nous à notre époque post-platonicienne, à la recherche d’une recherche de la sagesse, en manque d’un manque. Voilà peut-être ce qui caractérise le mieux notre époque.
Toutefois, ce manque pour une philosophie particulière renverse à lui seul la temporalité – encore une fois. Car le post- devrait soulager la descendance, elle-même vivant sous le regard bienveillant du père, récoltant les fruits du legs d’une si grande pensée alors que dans notre cas, le Père de la philosophie nous a placés indéfiniment dans un état de dette envers lui, reléguant notre parole à une sorte de note de bas de page de son Grand Œuvre. Si notre époque devait être désignée par un préfixe, elle le serait peut-être moins par le post- de la « postmodernité » (ou celui, plus récent – mais tout aussi inutile et aberrant –, de « post-postmodernité »), mais par le pré- : n’avons-nous jamais abandonné le désir de trouver la Vérité, une et indivisible, sainte, catholique et apostolique ? Ne sommes-nous pas plutôt à peine des présocratiques désirant moins le Vrai, le Beau, le Juste, qu’un système dans lequel ce désir sera guidé savamment vers son objet adéquat ?
Voilà peut-être un élément de réponse à l’ambiguïté du (post)-platonisme mentionnée plus haut : si notre époque était dominée par le platonisme, elle ne serait que recherche de la vérité et contemplation, mais au lieu de cette situation, nous vivons dans la nostalgie d’une époque qui n’a probablement jamais existé. Nous sommes à la recherche d’une épistémè qui nous donnerait des réponses sur les voies de la Vérité. D’où une impasse vers laquelle nous nous dirigions, et où Heidegger semblait avoir abouti : c’est moins Platon qui domine toute détermination de notre époque qu’un désir obscène pour un Platon à venir.
La civilisation à laquelle appartient Platon, qui est aussi la nôtre, est appelée Occident. « Occident » signifie primairement là où le Soleil meurt (du verbe latin occidere : tomber, mourir), et il semble bien que toute la philosophie s’accorde pour voir dans l’expansion de la civilisation occidentale, au moins depuis Hegel, un mouvement incessant en direction d’un crépuscule. De même chez Heidegger qui l’annonce dès l’incipit de la « Parole d’Anaximandre », mais il semble avoir l’intuition de la possibilité de l’aurore, sans toutefois la pousser jusqu’au bout, à tout le moins dans son commentaire d’Anaximandre :
L’antiquité qui détermine la parole d’Anaximandre appartient au tout premier matin de l’Hespérie. Or quoi, et si l’initial était toujours en avant de tout ce qui touche à son terme, si, même, la prime aurore dépassait, et de loin, l’ultime déclin ? (Heidegger, 1962, p. 394.)
Peut-être une nouvelle hypothèse est-elle nécessaire : non plus celle d’un platonisme qui ne cesserait jamais de se perpétuer, mais celle d’un platonisme qui ne cesserait pas d’être sur le point d’advenir. Dans son livre La Société contre l’État, l’anthropologue Pierre Clastres analyse le mythe selon lequel le « Destin » des « derniers hommes » se joue là où naît le soleil. Il s’agit dans ce mythe de la recherche collective de ywy mara eÿ, la Terre sans Mal, un élément tardif de la mythologie des Tupi-Guarani, dont les Mbya sont une des dernières tribus7 : poussé par des prophètes – les karai –, le peuple Mbya-Guarani recherche l’origine du Soleil, il se dirige vers l’Est et, « parvenu là, sur les plages, aux frontières de la terre mauvaise, en vue presque du but, la même ruse des dieux, la même douleur, le même échec : obstacle à l’éternité, la mer allée avec le soleil. » (Clastres, 1974, p. 150.)
Si notre hypothèse est juste, une étude sur le mythe de la Terre sans Mal des Mbya-Guarani nous ferait comprendre que la mort véritable n’est pas au crépuscule, mais se trouve dans la recherche de l’origine du Soleil, là où il se lève : l’aube du platonisme. En ce sens, Anaximandre est moins l’ « aube » que le moment qui le précède immédiatement, entre chien et loup, où il n’est plus possible de distinguer l’ami de l’ennemi. Or, le monde actuel est plein de ces karai qui nous poussent à chercher le Vrai, dans l’horizon du platonisme, et qui mènent inévitablement à l’échec. Et c’est de cet échec que se nourrissent les karai. Car cette recherche de la « recherche de la Vérité » ne peut aboutir qu’au ressentiment. Les nostalgiques du platonisme et les partisans du « retour à l’ancien monde » sont les grands vainqueurs, les grands prêtres de notre époque : l’Occident, malgré son nom, est tourné vers l’Est.
Ainsi, le problème est peut-être moins la distinction entre historicité et historialité (comme semblait nous le faire comprendre Heidegger), ni celui de savoir si nous nous trouvons dans une époque pré- ou post-platonicienne (ou post‑quoi‑que‑ce‑soit), ni même celui de savoir si, en tant que civilisation planétaire, nous nous dirigeons vers l’Est ou vers l’Ouest. Le problème, infiniment plus simple, mais aussi plus lourd de conséquence, est celui de la posture du lecteur devant le texte – dans la mesure où cette posture détermine la force érotique du texte et son pouvoir sur le lecteur. Par « texte », nous désignons la totalité encyclopédique formant un ensemble intelligible connu sous le nom de « civilisation occidentale », et par « lecture », une certaine anthropotechnique particulièrement prisée par l’époque humaniste déclinante8. Du point de vue culturel, nous sommes des nains sur lesquels sont juché des géants. Chameau-interprète9, tant que nous prendrons une posture devant le texte, nous ploierons sous le poids de la lecture et demeureront des victimes faciles pour les karai. L’imposture comme nouvelle forme de lecture serait un renversement de cette posture : comment « écouter historialement » une parole ancienne sans que la lecture devienne un fardeau pour nos âmes, c’est ce qu’il s’agira d’examiner avec ce que Gilles Deleuze, reprenant l’expression de Nietzsche, nomme précisément le « renversement du platonisme ».
Dans les Règles pour un parc humain, Peter Sloterdijk résume la philosophie à des envois de lettres. Sa conférence se veut une correspondance en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, qui, lui, adressait sa lettre à Platon (Sloterdijk, 2000). Or, si nous suivons Heidegger, Platon semble moins le premier philosophe à correspondre qu’il est le maître de poste : la philosophie platonicienne est une oblitération, elle scelle et marque les lettres qu’on lui donne, elle appose son cachet sur celles qui passeront et prohibe celles qui ne passeront pas, elle détermine celles qui trouveront un lecteur et exclut celles qui demeureront en poste restante. Platon semble être, pour notre culture, l’horizon indépassable de son auto-intelligibilité.
Dans une critique sévère contre la philosophie platonicienne, Gilles Deleuze donne un sens possible au renversement du platonisme. Revenons toutefois à la question de l’épreuve philosophique platonicienne – celle qui vise à déterminer les degrés de vérité – et à celle de la prétention :
Nous partions d’une première détermination du motif platonicien : distinguer l’essence et l’apparence, l’intelligible et le sensible, l’Idée et l’image, l’original et la copie, le modèle et le simulacre. Mais nous voyons déjà que ces expressions ne se valent pas. La distinction se déplace entre deux sortes d’images. Les copies sont possesseurs en second, prétendants bien fondés, garantis par la ressemblance ; les simulacres sont comme les faux prétendants, construits sur une dissimilitude, impliquant une perversion, un détournement essentiels. C’est en ce sens que Platon divise en deux le domaine des images-idoles : d’une part les copies-icônes, d’autre part les simulacres-phantasmes. (Deleuze, 1969, p. 295-296)
Une des critiques que Deleuze adresse à Platon est basée sur cette action implicite derrière l’ironie socratique : la critique de l’affirmation, la dévalorisation de la joie, la haine de l’extériorité, l’intériorisation de la passivité et l’apologie du pouvoir, en bref le dénigrement de ce qui est, jugé ontologiquement inférieur, le ressentiment et une grande tristesse. Voilà tout ce sur quoi se base la force rhétorique des karai. La motivation de Platon est donc
de sélectionner les prétendants, en distinguant les bonnes et les mauvaises copies, ou plutôt les copies toujours bien fondées, et les simulacres, toujours abîmés dans la dissemblance. Il s’agit d’assurer le triomphe des copies sur les simulacres, de refouler les simulacres, de les maintenir enchaînés tout au fond, de les empêcher de monter à la surface et de « s’insinuer » partout. (Ibid., p. 296.)
L’horreur de Platon, c’est de voir les simulacres remonter à la surface. Si tout est profondeur chez Platon – d’où la fameuse caverne –, c’est bien pour y enfouir tout au fond les simulacres : qu’ils ne voient surtout pas la lumière !
La tâche de la philosophie moderne est définie par Nietzsche de cette manière : renverser le platonisme. Qu’est-ce que cela signifie ? Deleuze répond : « Faire monter les simulacres, affirmer leurs droits entre les icônes ou les copies. » (p. 302) Les simulacres – contrairement au manque de la transcendance – recèlent une puissance positive « qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction » (id.). Faire remonter à la surface les simulacres, c’est « le triomphe du faux prétendant » :
Il s’agit du faux comme puissance, Pseudos, au sens où Nietzsche dit : la plus haute puissance du faux. […] [Le simulacre] instaure le monde des distributions nomades et des anarchies couronnées. Loin d’être un nouveau fondement, il engloutit tout fondement, il assure un universel effondrement, mais comme événement positif et joyeux, comme effondement. (Ibid., p. 303.)
Comment opérer ce renversement du platonisme ? En quoi ce renversement peut-il permettre de penser différemment la temporalité et l’historialité, si celles-ci sont déterminées culturellement par la pensée platonicienne ? En d’autres termes, comment se montrer digne du renversement du platonisme ? Dans Différence et répétition, Deleuze commence une des sections du livre par les mots suivants :
La tâche de la philosophie moderne a été définie : renversement du platonisme. Que ce renversement conserve beaucoup de caractères platoniciens n’est pas seulement inévitable, mais souhaitable. (Deleuze, 1968, p. 82)
Du rapport entre Deleuze et Platon, il est peu souvent question. Chez les commentateurs de Deleuze, deux interprétations dominent. D’un côté, « deleuzien » et « postmoderne » (avec ce que possède de caricatural cette expression), on prétend qu’il faut détruire Platon, l’oublier, effacer ou cacher son existence et sa philosophie. De l’autre, « anti-deleuzien » et « réactionnaire », on comprend le renversement opéré par Deleuze comme un délire ludique et festif, incarnation des événements de Mai 68. Pour notre part, nous pensons qu’il est devenu nécessaire, aujourd’hui, de commencer une réflexion qui se situe ni d’un côté ni de l’autre. La fameuse citation sur le renversement du platonisme, une fois qu’on se donne la peine d’en lire la deuxième phrase – chose très rare, tant du côté des deleuziens, que de celui des anti-deleuziens – nous oblige à relativiser la « haine » de Deleuze pour Platon, que nous aurions pu lui attribuer, et à continuer la réflexion au niveau de la temporalité.
Le problème de Heidegger à partir duquel nous avions commencé notre discussion est d’abord un problème de traduction, sur la possibilité même de traduire un auteur dont il ne nous reste que des fragments : citations de citations, entrelacs de gloses tour à tour commentaires sur le texte et rumeurs rapportées. Il nous a semblé que c’était là un problème quant à la posture : que signifiait, pour Heidegger, traduire la première parole de l’Hespérie ? Du lieu d’où il parlait se révèle le problème de ce que Platon a pu dissimuler. Et pour nous, le problème reste le même, celui de la posture.
Deux termes grecs disent la posture. Le premier, στάσις signifie « se tenir debout » : c’est la pose ou la posture. C’est aussi, par glissement de sens, le fait de se mettre devant l’autre, de rivaliser, et, ultimement, le terme aura pour signification la sédition et le soulèvement populaire. Le deuxième, ἱστός a aussi le sens de la stature verticale de l’objet dressé : le mât de navire, le rouleau vertical d’où partent les fils de la chaîne sur un métier de tisserand (l’objet), d’où le métier de tisserand (la pratique), mais aussi la trame, le tissu, la toile d’araignée ou la cellule d’abeille10. Or, comme le rappelle Émile Benveniste dans une discussion sur le serment grec, la fonction associée au ἱστός est le ἵστωρ, le témoin, qui témoigne par sa qualité de voyeur : il sait parce qu’il a vu. Chez Homère, le ἵστωρ prendra le sens non plus du témoin mais du juge : du serment fait sous le regard des dieux, le juge prend la place des dieux pour juger (Benveniste, 1969, p. 173-175). Les deux termes désignant la posture possèdent un devenir subversif et pervertif : tour à tour se mettre debout, se faire rival, se soulever contre l’injustice ; mais aussi tenir la trame, être témoin, instituer un jugement. Deux séries divergentes et hétérogènes, mais ces séries sémantiques – dont l’une peut être rapprochée de l’historicité, l’autre de l’historialité – sont ce par quoi se donne à voir la possibilité de leur renversement.
Si la distinction se trouvait depuis le début entre celle de l’historialité et de l’historicité, c’est qu’il s’agissait toujours d’une posture (posture historiquement déterminée dans la première, posture existentiellement déterminante dans la deuxième). Le problème de la possibilité d’une imposture est bien celui qui nous occupe depuis le début : comment penser une imposture aujourd’hui ? Reformulée, la question se donne comme suit : comment invoquer aujourd’hui la puissance de l’imposture afin de commencer à penser?
Étonnamment, il ne serait pas impossible de comprendre dans la posture platonicienne la nécessité d’en faire le renversement à travers une imposture qui lui serait propre. La posture platonicienne que nous interprétons comme en cours aujourd’hui pourrait détenir en elle la possibilité de sa subversion ou de sa perversion. C’est ce que semble dire Deleuze dans « Platon et le simulacre ». Platon est à la fois le maître des philosophes, le Grand Juge, et celui qui joue le mieux avec les masques et les simulacres : le masque du philosophe et celui du sophiste, mais plus encore le masque ambigu de Socrate qu’il revêt à la manière d’un chamane, tour à tour accusateur ironique et victime sacrificielle. Le simulacre est affaire d’esthétique. Un nouveau sens à la traduction prend forme, celle de la transposition ou transcription, de l’oral à l’écrit, nouvelle forme de transtextualité qui lie le vu et l’entendu.
Le renversement du platonisme et le soulèvement des simulacres à la surface ne peuvent être pensés sans une temporalité adéquate. Or, Deleuze replace cette temporalité dans l’éternel retour qu’il trouve chez Nietzsche : non pas l’éternel retour du Même ou du Semblable, mais du Différent. Celui-ci ne fonctionne plus comme jugement, mais comme sélection :
Ce qu’il sélectionne, c’est tous les procédés qui s’opposent à la sélection. Ce qu’il exclut, ce qu’il ne fait pas revenir, c’est ce qui présuppose le Même et le Semblable, ce qui prétend corriger la divergence, recentrer les cercles ou ordonner le chaos, donner un modèle et faire une copie. Si longue que soit son histoire, le platonisme n’arrive qu’une fois, et Socrate tombe sous le couperet. Car le Même et le Semblable deviennent de simples illusions, précisément dès qu’ils cessent d’être simulés. (Deleuze, 1969, p. 306.)
Or, Deleuze nous indique peut-être que c’est dans cette condition, pour lui au soir de la vie, que peut commencer à s’affirmer les puissances du Faux. En effet, dans l’introduction à Qu’est-ce que la philosophie ?, il mentionne la raison pour laquelle il tient à expliquer ce qu’il a fait toute sa vie (le texte original est publié dans Chimères en 1990, cinq ans avant sa mort) :
Simplement l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est que la philosophie. Et nous n’avions pas cessé de le faire précédemment […], mais il ne fallait pas seulement que la réponse recueille la question, il fallait aussi qu’elle détermine une heure, une occasion, des circonstances, des paysages et des personnages, des conditions et des inconnues de la question. Il fallait pouvoir la poser “entre amis”, comme une confidence ou une confiance, ou bien face à l’ennemi comme un défi, et tout à la fois atteindre à cette heure, entre chien et loup, où l’on se méfie même de l’ami. (Deleuze et Guattari, 2005, p. 8)
Cet « entre chien et loup » du crépuscule de la vie pourrait bien être la condition de notre époque (Deleuze insiste sur le « c’est ça maintenant »), analogue à l’indétermination de la Parole d’Anaximandre comme aurore de l’Hespérie. Mais plus encore, c’est peut-être à partir de Platon lui-même, devin et chamane, maître des masques, c’est-à-dire à partir de notre époque étrange, de notre propre monde qu’on pourra redécouvrir les puissances du Faux :
On définit la modernité par la puissance du simulacre. Il appartient à la philosophie non pas d’être moderne à tout pris, pas plus que d’être intemporelle, mais de dégager de la modernité quelque chose que Nietzsche désignait comme l’intempestif, qui appartient à la modernité, mais aussi qui doit être retournée contre elle – « en faveur, je l’espère, d’un temps à venir ». Ce n’est pas dans les grands bois ni les sentiers que la philosophie s’élabore11, mais dans les villes et dans les rues, y compris dans ce qu’il y a de plus factice en elles. (Deleuze, 1969, p. 306)
Si notre époque est celle d’un après, peut-être l’est-elle en tant qu’ « après de Platon ». Il y a eu Platon, et puis il y a eu après Platon. Mais Platon n’est pas passé. Au contraire, à peine sommes-nous à l’aube de le comprendre. Cette aube est remplie de dangers, dont le premier est certainement l’attrait pour la Vérité. Mais si nous suivons Deleuze, c’est chez Platon que pourra être mis au jour l’articulation de cette Vérité.
L’imposture ne sera donc pas de « faire semblant » devant les grands textes de l’Occident, ce sera de les traduire de telle manière que les paroles anciennes s’exprimeront en nous. Le présent article tournait autour de la notion de renversement, et plus d’une fois son scripteur dû retourner sa pensée pour avancer, mais c’est que le texte lu fonctionnait par renversement : l’imposture de ce texte fut de laisser travailler les lectures dans l’écriture. Une imposture historiale n’est rien d’autre que d’écouter les paroles anciennes, mais surtout de les laisser « parler historialement » : qu’elles performent leur puissance à travers le lecteur. Voilà pour notre époque l’ « affaire de la pensée ». Ce n’est qu’à cette condition que s’éclaireront conjointement à la fois notre époque « entre chien et loup », et les forces qui la traversent. Ainsi, le renversement n’est rien d’autre que cela : que toute pensée, et celle de Platon en particulier, devienne ce qu’elle doit être.
« κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν : selon l’ordre du temps. » 12
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Castoriadis, Cornélius. 2004. Ce qui fait la Grèce 1 : D’Homère à Héraclite. Séminaires 1982-1983, la création humaine II. Coll. « La couleur des idées », Paris : Éditions du Seuil, 355 p.
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