Il faut, pour la marche en avant du genre humain, qu’il y ait sur les sommets en permanence de fières leçons de courage. Les témérités éblouissent l’histoire et sont une des grandes clartés de l’homme.
Victor Hugo, Les Misérables
Les échecs successifs du projet souverainiste en 1980 et 1995 ont produit une certaine commotion au sein de la société québécoise. On a ainsi parlé de « syndrome postréférendaire », concept ressassé dans le discours médiatique et auquel correspondrait une absence de perspective d’avenir pour la collectivité. Cette perte de repère continue de causer de nombreuses remises en question chez les forces indépendantistes. D’un côté, les tenants d’une formule plus inclusive misent sur la dimension civique de leur projet, alors que, de l’autre, on prône un retour à une affirmation nationale fondée sur une base ethnique. Si, d’une part, on peut reprocher à la première approche l’absence d’ancrage historique, diluant ainsi l’implication émotive dans la démarche politique, d’autre part, la seconde semble figée dans un passé coupé du présent. Entre une volonté désincarnée d’aller de l’avant et une régression conservatrice, l’idée d’indépendance bat de l’aile.
Cette ambivalence culturelle, Hubert Aquin, avant même que l’idée d’un référendum ne soit soulevée, en a évoqué la manifestation dans ce qu’il considérait comme l’aliénation profonde du peuple québécois. Blocs erratiques, recueil d’essais posthume, ne cesse de reprendre la question de la condition du sujet canadien-français. Si l’auteur insiste sur l’importance de la défaite dans la culture identitaire des siens, il n’y voit pas pour autant une fatalité. Son texte « L’art de la défaite », qui revient sur la rébellion manquée des Patriotes en 1837-1838, effectue d’ailleurs un retour dans le temps visant à préparer l’avenir. Mieux qu’une leçon d’histoire, ce qu’Aquin propose est une reconfiguration de la mémoire et de l’imaginaire collectif que seule une sensibilité aux arts du récit est à même de produire. L’essayiste revisite les événements à travers une perspective tragique nouvelle lui permettant d’arracher le sujet canadien-français aux déterminismes le plaçant en position de subordination. « L’art de la défaite » propose en effet un scénario qui débouche sur une ouverture imprévue permettant d’activer un rapport dynamique à une histoire qui demeure à écrire.
Quelque temps avant la publication de Prochain épisode, roman qui allait bouleverser l’univers littéraire québécois, Hubert Aquin fait paraître « L’art de la défaite » dans la revue Liberté. L’essai revisite un moment charnière de la mémoire nationale : la rébellion matée des Patriotes de 1837-1838. Si l’auteur tient à écrire sur cet épisode canonique, ce n’est cependant pas en empruntant la perspective d’un historien, mais en adoptant un point de vue résolument littéraire. Le sous-titre de son essai, « Considérations stylistiques », donne en effet à entendre une sensibilité particulière, peu intéressée à l’évolution des vérités factuelles. Dans un esprit de provocation, l’essayiste défend la thèse selon laquelle la défaite des rebelles n’a rien à voir avec des conditions objectives; elle résulte plutôt d’une incapacité des combattants insurgés à s’imaginer triomphants. L’incipit est en ce sens sans équivoque :
La rébellion de 1837-1838, véritable anthologie d’erreurs sanglantes, de négligences et d’actes manqués, a été conduite et vécue par les Patriotes comme une guerre perdue d’avance. Les théories de Clausewitz et de Moltke sont enfoncées à jamais par les faits d’armes de notre chère rébellion, en cela, au moins, que le coefficient d’impondérable propre à toute lutte armée y était absolument nul. Tout était prévisible, tout! Et tout a été prévu; rien n’a été laissé au hasard (car il faut se méfier du hasard occasionnellement propice à la victoire!). La rébellion de 1837-1838 est la preuve irréfutable que les Canadiens français sont capables de tout, voire même de fomenter leur propre défaite. (Aquin, 1998, p. 129.)
En tenant un discours sur le destin tragique de l’insurrection des Patriotes comme s’il s’agissait d’une fatalité, l’auteur paraît discerner une pathologie inconsciente dans l’imaginaire collectif national. Parlant d’un acte manqué, Aquin suggère qu’un désir inarticulé de déréalisation aurait foudroyé les troupes de Papineau, les paralysant dans leur mouvement pourtant bien amorcé vers la victoire.
Il n’en fallait pas plus pour que plusieurs voient en Aquin un pessimiste incorrigible pour qui l’aliénation canadienne-française était un problème insoluble. À la défense de cette thèse, on pourra affirmer que les essais aquiniens touchent à des thématiques politiques assez sombres. De l’arrêt sur l’échec des Patriotes au concept marquant de « fatigue culturelle » (Ibid., p. 73 à 118), l’essayiste développe une pensée exigeante mettant de l’avant la nécessité d’un combat incessant en vue de la libération nationale. Pour Aquin, « les gens heureux sont des contre-révolutionnaires » alors que « les artistes sont des professionnels du malheur » (Ibid., p. 48-49). La pensée de l’écrivain passe par une constante mise à l’épreuve, elle s’articule sous le mode de tensions que rien ne semble pouvoir soulager. Il ne faut donc pas se surprendre des interprétations allant dans le sens d’un fatalisme révolutionnaire1. Ainsi, dans un texte par ailleurs fort de plusieurs intuitions pénétrantes, Anthony Purdy note que s’il refuse une « évasion littéraire », Aquin ne parvient pas à ébranler l’inertie historique du peuple canadien-français (Purdy, 2006, p. 109-121). Traitant de Prochain épisode comme d’un récit en continuité avec « L’art de la défaite », il affirme : « L’histoire voudrait venger une impuissance réellement vécue; le discours refuse cette vengeance littéraire en affirmant la réalité irréfutable de l’impuissance. » (Ibid., p. 118.) Cette conflictualité logée au cœur même du récit, entre le désir de libération et la force oppressante de la réalité, ne pourrait déboucher, selon Purdy, que sur le constat d’une impasse. La littérature, incapable de transformer le réel, ne donnerait accès qu’à une maigre prise de conscience, résignée devant l’âpreté de ce dernier.
Triste condition de la littérature : considérée en marge du réel, elle n’aurait à vrai dire aucun effet sur lui. Pourtant, à travers son analyse de « L’art de la défaite », Purdy en vient à proposer cette idée selon laquelle « [l]a défaite des Patriotes de 1837 serait […] avant tout un échec narratif » (Ibid., p. 110). Il y a là quelque chose de paradoxal : d’une part, Aquin se serait trouvé prisonnier d’un projet irréalisable, l’expression de sa volonté politique par l’entremise de la littérature ne pouvant se concrétiser en effet sur le monde; d’autre part, le regard rétrospectif de l’essayiste sur l’histoire relèverait que la faillite de l’action politique des Patriotes était directement liée à leur manière de se percevoir et de se raconter. À l’impuissance de la littérature répond ainsi la détermination du réel par le travail du récit. Étrange confusion. Il faut investir ce deuxième versant touchant à la performativité de la narrativité afin de rendre à l’œuvre de Aquin son ampleur. C’est là, dans la forme de l’écriture, que s’affirme le caractère ouvert d’une lutte au dénouement indéterminé.
Ainsi, « L’art de la défaite » offre une réplique à la lecture déterministe de l’histoire. Si, après avoir dénoncé dès l’incipit le caractère prévisible, voire programmé, du dénouement de la rébellion, l’essayiste s’attaque à quelques idées reçues au sujet des chances de réussite des insurgés, c’est qu’il sait pertinemment quels rôles jouent les historiens et surtout, quels effets produisent leurs récits sur le monde. Il faut à cet effet se rappeler que les événements de 1837-1838 amènent les dirigeants britanniques à confier à lord Durham une enquête dans laquelle le fonctionnaire anglais qualifiera le peuple canadien-français de « sans histoire » et « sans littérature ». Aquin connaît l’écho qu’aura cette déclaration sur son peuple : en lui niant toute référence à un récit fondateur, Durham prive le Canada français d’une emprise sur sa propre histoire et fomente au plus profond des esprits une relation de dépendance à l’égard de ses maîtres. C’est à cette béance originaire que cherchera à répondre François-Xavier Garneau avec son Histoire du Canada, ouvrage largement reconnu pour être au fondement de la littérature nationale2. Inspiré par le romantisme de Michelet, Garneau construit un récit des origines qui doit permettre d’ouvrir les horizons d’avenir de son peuple. Aquin prend en quelque sorte le relais du projet de l’historien, mais en complexifie le dessein. Selon le calcul de Garneau, la glorification du passé devrait être garante de l’avenir ; l’essayiste Aquin propose quant à lui une vision beaucoup moins assurée de l’histoire.
Ainsi Aquin se trouve-t-il d’abord à reprendre la thèse du matérialisme historique, qu’il réduit à une pure combinaison mécanique ne laissant plus de place aux contingences de l’histoire. Il refuse de considérer l’histoire comme un processus rationnel, percevant dans une telle lecture un refuge à un certain fatalisme :
Je les connais trop ces explications objectives de la défaite des Patriotes : manque de fusils, manque de cartouches, manque de canons, manque d’officiers de métier. Oui, je sais : Engels l’a écrite en toutes lettres cette belle excuse : « La violence n’est pas un simple acte de volonté, mais exige pour sa mise en œuvre des conditions préalables, très réelles, notamment des instruments, dont le plus parfait l’emporte sur le moins parfait; et qu’en un mot la victoire de la violence repose sur la production en général, donc… » Engels l’a écrit […]. (Aquin, 1998, p. 130.)
Le marxisme, tel qu’ici présenté, réduit l’histoire à peu de choses, si ce n’est à la logique implacable de la domination des propriétaires des moyens de production. Cette pensée suivie à la lettre conduit irrémédiablement à la légitimation d’une passivité inacceptable aux yeux d’Aquin. Elle ne permet pas de comprendre ce qui échappe à la logique de reconduction du statu quo. Cet aveuglement de la pensée, qui se trouve incapable d’envisager la possibilité d’une rupture, d’un saut permettant d’entrer dans une autre logique, une autre configuration de l’histoire, l’auteur insiste pour dire qu’il est écrit : « Engels l’a écrit », « en toutes lettres ». Les mots ont une importance capitale dans un combat qui ne peut être mené uniquement en terre ferme, mais qui appelle aussi à l’imaginaire. La capacité de se représenter en vainqueur ou, à tout le moins, de se situer au centre de son histoire, non plus en tant que sujet, mais en tant qu’acteur, est un point névralgique de la guerre. L’écriture de l’histoire porte sur un agir, sur la légitimité ou non d’une action. En donnant à lire le passé, elle offre la possibilité d’une configuration de l’avenir. C’est en ce sens qu’il importe à Aquin de briser le cadre d’une pensée rendant le futur prévisible.
En lieu et place de la rationalité historienne qu’il confronte à l’aide des exemples de la résistance espagnole face aux troupes napoléoniennes ainsi qu’en faisant état du cas de la guerre d’indépendance américaine, l’essayiste suggère qu’un impondérable demeure toujours présent au sein de l’histoire. C’est cet élément de .hasard et d’incertitude que doivent saisir les révolutionnaires. Dans « Calcul différentiel de la contre-révolution », Aquin prend plaisir à parodier, à l’aide d’un théorème fictif, l’esprit de scientificité qui permettrait d’expliquer l’inexplicable, c’est-à-dire la possibilité d’une rupture révolutionnaire : « Non seulement il convient de noter le coefficient “N1” de réussite de chaque révolution, mais encore il faut un coefficient “N2” de puissance invérifiable. » (Ibid., p. 143) La part de contingence qui entre dans le calcul révolutionnaire, « donnée nettement réfractaire à toute transposition mathématique et même à toute prévision fût-elle de type sociographique » (Id.), symbolise l’idée même de ce qui échappe au cadre de la raison. En rendant la réalité imprévisible, la considération du hasard permet d’envisager la possibilité d’une brèche dans le temps et la sortie d’un ordre défini.
Aquin se moque du scientisme et de sa volonté d’encadrer les mouvements de société dans une équation englobante, son rire témoigne d’une méfiance à l’égard des abus de la raison. Il s’approche en cela des critiques de la modernité pour qui les Grands récits sont réducteurs à l’égard des complexités de la vie. Mais l’essayiste n’abandonne pas pour autant la perspective d’une émancipation collective, celle-ci demeure au contraire un objectif constant, sorte de point de fuite permettant de s’orienter dans le chaos de l’histoire. C’est là l’originalité de l’auteur : sa prise de distance par rapport aux récits téléologiques ne se traduit jamais par un relativisme plat et sans envergure. Plutôt, elle l’amène à envisager le caractère incertain et fluctuant des mouvements de l’histoire.
Peut-être comprendra-t-on mieux la position d’Aquin à l’égard de la perspective révolutionnaire en examinant sa conception du héros. On sait que « L’art de la défaite » semble porter la marque d’un fatalisme qui se trouverait incarné par la figure du Patriote déchu. Ainsi, l’auteur décrit « l’image du héros vaincu » comme celle d’un « soldat défait et célèbre que nous vénérons, un combattant dont la tristesse incroyable continue d’opérer en nous, comme une force d’inertie » (Ibid., p. 136). Cette image paraît ne pas s’être limitée à la vision de l’écrivain, mais appartenir plutôt à un certain patrimoine culturel. On en retrouve une réplique dans les mots de Pierre Falardeau au sujet des obstacles qui se sont dressés devant lui au moment de sa recherche de financement pour 15 février 1839 :
Comme si la grandeur d’âme, le courage, la force de caractère nous étaient des valeurs étrangères. Comme si dans nos cerveaux colonisés, il n’y avait pas de place pour les héros. Regardez le cinéma québécois, lisez la littérature québécoise, les ratés, les ti-clins, les minables prennent toute la place. (Falardeau, 1996, p. 20.)
La figure du héros pitoyable a ceci de tragique qu’elle entraîne l’histoire à se répéter. Elle brise l’élan du récit collectif et fige l’histoire dans une impasse chronique. Voilà ce qu’Aquin cherche à secouer en montrant comment le sentiment d’impuissance peut se retourner en symbole d’espérance.
Le héros aquinien est une figure tanguant entre la création littéraire et le personnage historique. Plus exactement, l’essayiste fonde son analyse sur une certaine réalité afin de produire une légende dont les échos seront décuplés. Aquin reconnaît dans l’écriture de l’histoire une performativité de la narration. Comme le dit Jean-Pierre Faye :
« histoire » — désigne à la fois un procès et une action réelle, et le récit de cette action. Récit qui tout à la fois énonce l’action ― et la produit. Puisque là, à chaque moment, et de façon comparable à la scène de théâtre, décrite dans les divagations mallarméennes, « énoncer signifie produire ». (Faye, 1972, p. 24.)
En narrant les événements selon un certain ordre, l’essayiste sait pertinemment qu’il agit sur la scène de l’histoire. Ainsi, le portrait du héros qu’il présente doit contenir une force particulière, lui permettant de s’imposer au niveau de l’imaginaire, tout en offrant la souplesse propice au renversement révolutionnaire.
C’est en ce sens qu’il paraît pertinent d’éclairer « L’art de la défaite » à la lumière d’un autre essai de Blocs erratiques, « Le bonheur d’expression », où l’essayiste lie la question de l’héroïsme avec celle du malheur. Le héros, dans la perspective aquinienne, est tiraillé entre un idéal et la réalité qui le lui refuse; la pureté de ses aspirations, la hauteur de ses ambitions, donnent la mesure du personnage, à jamais condamné à l’insatisfaction et à la perpétuation de son combat : « Le malheur équivaut, selon moi, à un mode supérieur de connaissance et devient, par conséquent, la voie royale de l’artiste qui veut exprimer la réalité, la recréer, l’enfanter une seconde fois sous une forme nouvelle! » (Aquin, 1998, p. 50.) Le malheur inspire à Aquin la possibilité d’un apprentissage, il figure comme un élément proactif menant le héros à la transformation de sa situation. Loin d’être un état paralysant, il préfigure une action aux visées créatrices. L’art devient alors moteur du changement social, ouvrant le monde à ses possibles. Le rôle de l’écrivain est combatif, il vise à la production d’une réalité différente contestant l’ordre établi. L’artiste doit produire un écart ouvrant à la possibilité d’un autre monde.
C’est dans ce sens qu’il faut lire l’art de la défaite : le discours fondé sur un malheur, celui de l’échec de la rébellion, porte en fait sur la volonté de combattre ce sentiment d’échec en renouvelant les aspirations à la victoire. Aquin travaille ainsi à produire une situation ouverte dont le destin, contre toute apparence, n’est pas encore joué.
En effet, l’événement sur lequel se bâtit « L’art de la défaite » cristallise tout un imaginaire que l’essayiste tient à renverser en réactualisant et en redynamisant son action. Aquin réécrivant l’histoire la fait échapper à la logique historiographique pour la plonger dans une dramatisation tragique. Sa narration de la débandade des troupes après leur victoire à Saint-Denis donne lieu à une scène étrange où une tension émerge d’un dérèglement inattendu de l’histoire : la victoire des Patriotes. Ce qui semblait connu depuis toujours, car inscrit dans la ligne du temps, la défaite des Patriotes, n’est en fin de compte pas arrivé. Cette dérogation entraîne une commotion dans les rangs des rebelles qui s’exprime par une brèche dans le récit :
On se croirait à la représentation d’une tragédie classique, à l’instant où le chœur, instantanément et dans une invraisemblable simultanéité, a un blanc de mémoire : c’est un silence de mort. Que se passe-t-il exactement? Plus un mot ne sort d’aucune bouche; la tragédie se trouve si soudainement interrompue que le public éprouve un malaise profond. Le chœur n’a plus de voix : comment tant d’hommes, au même moment, peuvent-ils oublier leur texte? À moins que… oui : à moins qu’il ne s’agisse pas d’un blanc de mémoire? Le chœur ne peut pas continuer parce que les autres acteurs n’ont pas dit les paroles qu’ils devaient dire; cette hypothèse nous permet de comprendre ce qui se passe sur la scène. Le chœur, figé de stupeur, ne peut pas enchaîner si l’action dramatique qui vient de se dérouler n’était pas dans le texte; les Patriotes n’ont pas eu un blanc de mémoire à Saint-Denis, mais ils étaient bouleversés par un événement qui n’était pas dans le texte : leur victoire! (Ibid., p. 132-133.)
Le récit de la victoire des Patriotes à Saint-Denis bouleverse l’ordre de l’histoire. Il met en lumière le fatalisme qui écrasait les rebelles, mais offre simultanément une occasion de s’en dégager. Aquin met en scène une rupture qui n’est pas seulement un fait d’armes, mais qui s’opère au niveau narratif. Il insiste, à l’aide d’un lexique évoquant une théâtralité tragique, sur le glissement de l’histoire vers une scène nouvelle. Révoquant les déterminismes anciens d’une historiographie étrangère, l’essai présente l’insurrection comme un moment vierge, tout à fait indéfini. La bataille de Saint-Denis est un saut dans le silence, c’est l’opportunité rêvée de se recréer, d’enfanter un avenir inédit. Aquin vient ingénieusement trouer la narrativité historique afin de créer une saillie. Le trou de mémoire, le silence de l’histoire : tout concorde pour donner forme à une véritable rupture. L’histoire, qui jusque-là semblait suivre son cours normal, est prise de court. L’inadmissible, en surgissant, pourfend sa continuité. Le bris fait événement et provoque l’imprévisible : la révolution.
Ce n’est donc pas d’un échec dont il faut parler avec Aquin, mais d’une véritable réussite. L’écriture ouvre le champ à une action libérée des déterminismes du récit dominant de l’histoire. Il ne s’agit pas là d’une simple victoire formelle, entendue au sens d’une entourloupette littéraire ou d’un exercice de rhétorique; les essais aquiniens reconnaissent trop bien les pouvoirs du langage pour se laisser persuader de leur impuissance sur le plan du réel. Ils fournissent au contraire l’occasion d’un renversement de l’histoire en créant un vide dans le récit de la rébellion de 1837-1838. C’est là le principal reproche que formule l’essayiste au sujet des Patriotes : ceux-ci n’ont pas compris qu’ils venaient de provoquer une rupture stylistique au sein du récit historique. Ils n’ont pas vu que le scénario changeait de main et qu’ils se trouvaient désormais à la tête de leur propre avenir. Le raté de l’histoire était donc avant tout relié à une incompréhension littéraire. Il était d’ordre stylistique.
C’est ce qu’Aquin nous dit en présentant l’histoire à la manière d’une tragédie : il manque encore aux Canadiens français une certaine conscience de l’histoire. L’essayiste montre en effet que c’est avant tout le « chœur » qui se trouve sans paroles, c’est-à-dire l’instance appelée à commenter l’action. Le chœur est ce qui accompagne le mouvement de l’histoire, il traduit et amplifie son mouvement. En se trouvant muselé par la surprise, le chœur amène l’histoire à péricliter. Tout à coup, on la trouve hors de tout cadre de compréhension. Mais l’histoire ne perd pas son sens pour autant. Ce qui manque, selon Aquin, c’est justement cette voix qui permettrait de s’approprier le sens de la dérive historique. De là son insistance sur le « style » de la rébellion, qui présente l’acte révolutionnaire à la manière d’une poétique, d’un art de dire et de faire les choses. L’attaque de Saint-Denis a été victorieuse, car elle a joué de surprise. Plus que les troupes anglaises, elle a déjoué les plans des Patriotes eux-mêmes qui croyaient se battre pour se livrer à la mort. Là où la défaite s’est jouée, ce n’est pas tant sur le terrain de la guerre que dans les esprits impuissants à saisir le basculement de l’histoire : « Il faut, à mesure que progresse le combat armé, s’approprier les armes de l’ennemi, mais jamais sa stratégie! » (Ibid., p. 132.) Les Patriotes ont laissé filer la suite narrative de l’histoire en ne percevant pas dans leur avancée, dans leur attaque par la guérilla, une tactique qui leur était propre, qui fondait leur style, leur marche vers la victoire.
Mais cet échec du passé, en se trouvant présenté sous la forme d’une tragédie ouverte pour laquelle l’écriture joue un rôle primordial, fait penser à une situation non encore scellée. Le récit produit par Aquin n’a pas trouvé sa fin, il conserve sa pleine potentialité révolutionnaire. En identifiant la dimension performative du récit, l’auteur de « L’art de la défaite » suggère en effet qu’un retour sur le passé peut encore laisser place à l’imprévu. La démarche aquinienne s’inscrit ainsi dans une perspective proche de celle de Jan Assmann et des sociologies de la mémoire pour qui « on ne peut stocker le passé, il faut toujours se l’approprier, et le médiatiser » (Assmann, 2001, p. 37). La place que prend l’histoire dans les essais de Blocs erratiques est toujours pensée en fonction d’un présent et d’un avenir à construire. Voilà en quoi l’œuvre essayistique aquinienne conserve toute sa pertinence.
À travers son œuvre, Aquin aura en effet lutté contre une culture statique, responsable, selon lui, de l’aliénation du peuple canadien-français, étouffé sous une histoire subie, sous une accumulation écrasante d’échecs exemplaires. Son travail aura été celui d’une perpétuelle secousse visant à ébranler la figure d’un imaginaire défait. Ainsi aura-t-il permis d’envisager un avenir différent pour le Québec. Sans chercher à prévoir ou à assurer des horizons futurs, il aura donné à penser une histoire qui se réalise et tenté de fournir les instruments permettant d’en prendre la mesure.
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