Les usages de la mémoire dans la Vie par elle-même de Madame Guyon

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Mon Dieu qui êtes ma véritable vie, que ferai-je donc ? Je passerai aussi au-delà de cette puissance qui est en moi, et que l’on nomme mémoire, et j’irai plus outre afin d’arriver jusqu’à vous, qui êtes cette agréable lumière après laquelle mon âme soupire. Que me répondez-vous à cela, Seigneur ? Je monterai donc plus haut que mon esprit pour aller à vous qui êtes si élevé au-dessus de moi, et je passerai au-delà de cette puissance qui est en moi, et que l’on appelle mémoire, afin d’atteindre jusques à vous autant qu’on y peut atteindre, et de m’unir à vous autant que l’on s’y peut unir […]. Si je vous trouve, mon Dieu, hors de ma mémoire, il faut que je vous aie oublié. Et comment vous puis-je trouver si je ne me souviens pas de vous1

Saint Augustin, Confessions

Dans la Vie par elle-même, texte autobiographique rédigé entre 1695 et 1709, et publié post mortem en 1720, Jeanne-Marie Bouvier de La Motte Guyon fait le récit de sa naissance, de son enfance, de son mariage, des amitiés spirituelles qu’elle développe au fil des ans, des différents voyages qu’elle entreprend, puis des persécutions qui s’abattent sur elle lors de la querelle du quiétisme, lesquelles lui vaudront plusieurs séjours en prison. À ce discours de nature biographique s’entremêle un discours mystique, tous deux coïncidant avec un espace, l’un du monde temporel, l’autre du monde de l’intériorité. S’ils alternent au cours du récit, les passages de nature biographique et ceux de nature spirituelle doivent être réfléchis ensemble plutôt que distinctement, dès lors que le « flux [textuel] tente de rendre compte de la fusion des aspects cachés ou mystiques avec le vécu concret dans ses manifestations au sein de la vie la plus prosaïque2 » (Tronc 2001, 18). À cette tension entre temporel et spirituel correspond une autre tension, moins évidente et de fait moins étudiée à ce jour, soit celle entre une mémoire agissante et défaillante tout à la fois. C’est en raison de la pensée et de la pratique mystique de madame Guyon que la mémoire fait défaillance, celles-ci l’amenant à se perdre en Dieu, ou à laisser celui-ci l’habiter entièrement. Dans Le crépuscule des mystiques, Louis Cognet explique que « le terme supérieur de la vie mystique est une véritable fusion de l’essence divine et de l’essence de l’homme » (1991, 23). De cette perte de soi, la mémoire personnelle du sujet mystique pâtit. Et pourtant, le texte autobiographique à l’étude fait preuve d’une mémoire précise et aiguisée de la part de son autrice. Cet article s’attardera par conséquent à rendre compte des paradoxes d’un récit mémoriel mystique : comment réfléchir une écriture autobiographique fondée sur une mémoire qui se souvient tout en se disant perdue ? Nous nous intéresserons d’abord au récit d’enfance et à l’usage de la mémoire dans le cadre polémique de la querelle du quiétisme, en cherchant sous la narration de ces événements un usage de la mémoire qui structurerait et qui sémantiserait l’existence. Nous nous attarderons ensuite aux figures de l’oubli et à la myopie dont témoigne Guyon, en ce qu’elles illustrent en contrepartie une perte des facultés mémorielles. Nous verrons enfin ce qui caractérise la mémoire du sujet mystique, ce qui en reste ou ce qui en est transformé à la suite de la fusion de l’autrice avec Dieu : fluide et habitée par l’Autre, la mémoire abandonne l’individu et bascule, paradoxalement, dans l’Éternité.

La Vie par elle-même de madame Guyon s’inscrit dans une tradition du récit de soi remontant à saint Augustin. Différente des Pensées de Marc Aurèle ou de celles de Montaigne, différente encore des Mémoires qui connaissent un grand essor au XVIIe siècle, l’autobiographie spirituelle ne fait pas directement du moi « la matière de [s]on livre » (Montaigne 2009, 118), ni ne réfléchit en premier lieu à l’Histoire de son temps 3. Sur le modèle des Confessions d’Augustin, l’écrivain issu de la scène religieuse « n’a pas pour intention de se glorifier lui-même, mais de glorifier l’œuvre de Dieu en lui » (Gusdorf 1991, 263). En cela, la visée d’une œuvre telle que celle de Guyon est essentiellement apologétique. La mémoire personnelle occupe alors un rôle actif dans la Vie par elle-même : l’apologie demande que la vie du chrétien ou de la chrétienne fasse sens, puisque Dieu en est l’orchestrateur. Le retour sur le passé permet de confesser les péchés, les moments de faiblesse, les détours que le croyant ou la croyante a pris de la bonne voie, tout en démontrant que Dieu, lui, ne tergiverse jamais. L’écriture mémorielle pose entre autres buts celui « de mettre rétrospectivement en ordre les événements, dans le fouillis desquels, sur le moment, on s’était senti immergé, afin de donner un sens à son expérience, une trajectoire à son existence, afin d’échapper au chaos d’une contingence entière » (Charbonneau 2018, 265). Le récit d’enfance, qui forme le début de l’œuvre, et le récit de prison, qui en occupe la dernière partie, permettent ainsi à Guyon d’une part de démontrer son élection divine, d’autre part de revenir sur la situation chaotique de son enfermement, afin d’en expliquer les raisons, pour enfin prouver son innocence. Nous nous intéressons à ces deux parties du récit de la Vie, car elles nous semblent les plus riches en souvenirs, et parce qu’elles commencent et terminent le récit de vie de manière à en orienter le sens, à le délimiter. Il demeure que les autres parties du texte qui concernent la période matrimoniale ou celle des différents voyages du Guyon sont également racontées de façon détaillée. 

Une « mémoire fort heureuse » : le récit d’enfance

Tandis que les vies et les mémoires d’Ancien Régime tendent habituellement à traverser de façon très rapide la période de l’enfance (Cazes 2008), le récit qu’en fait Guyon se développe sur près de cent pages. Cette surprenante organisation de la trame narrative invite à ce que nous nous y attardions pour en réfléchir son rôle dans l’œuvre. Dès son commencement, le récit d’enfance s’inscrit sous le signe de la mort : Guyon est-elle à peine venue au monde que sa naissance prématurée la destine à le quitter. En effet, sitôt qu’elle naît, on la croit morte, mais elle reprend vie quelques instants plus tard, pour qu’on la croie ensuite « absolument morte » (Guyon 2001 [1720], 111) ; elle survit enfin contre toute attente. « Ces alternatives de vie et de mort dans le commencement de ma vie étaient de fatals augures de ce qui me devait arriver un jour, tantôt mourante par le péché, tantôt vivante par la grâce » (111-112), écrit-elle. La présence de la mort dès la naissance structure de fait l’ensemble du récit, préfigurant dans le cas de Guyon la « mort au monde » (Perrin 1998, 218) du chrétien ou de la chrétienne qu’elle expérimentera au cours de sa vie mystique. Pour l’autrice, cette naissance extraordinaire s’interprète comme un signe de son élection divine. En effet, le récit d'enfance est marqué par les accidents, les persécutions et les maladies, qu’elle dit souvent « extraordinaires4 ». De toutes ces épreuves, elle se voit sauvée par Dieu : « C’était votre main secourable, ô mon Dieu, qui me soutenait. Il semblait que vous exécutiez en moi ce que vous dites par votre prophète royal, que vous mettez la main sous le juste afin qu’en tombant il ne se blesse point » (Guyon 2001 [1720], 127). À l’autre bout de l’œuvre, dans les dernières pages de la Vie par elle-même, Guyon explique le choix qui l’a menée à raconter son enfance : 

Mais peut-être sera-t-on surpris que, ne voulant écrire aucun détail des plus grandes et des plus fortes croix de ma vie, j’en aie écrit de celles qui le sont bien moins. Quelques raisons m’ont portée à cela. J’ai cru devoir toucher quelque chose des croix de ma jeunesse, pour faire comprendre la conduite crucifiante que Dieu a toujours tenue sur moi. (870)

À travers les souvenirs de sa jeunesse, l’autrice dessine donc déjà les traits d’une vie extraordinaire, marquée à la fois par les grâces et les croix ; cette intervention répétée de Dieu inscrit son récit dans une topique hagiographique qu’elle connaît bien, c’est-à-dire celle d’une vocation mystique annoncée dès le début de la vie5 (Perrin 2007, 244).

Nous pouvons encore voir dans les souvenirs d’enfance une autre fonction, soit celle de mettre à l’avant deux moments distincts de la vie de Guyon, celui précédant l’expérience mystique, et celui la suivant. Vers l’âge de sept ans, la petite Jeanne-Marie fait la lecture de la Bible. La narratrice écrit à ce propos : « J’avais la mémoire fort heureuse, en sorte que j’appris tout ce qui était de l’histoire » (Guyon 2001 [1720], 125). Dotée d’un intellect particulier pour son âge, Guyon avoue : « peu de temps après [le début de son éducation] il y avait guère de choses que j’ignorasse de celles qui me convenaient, et il y avait quantité de personnes âgées de condition qui n’auraient pu répondre aux choses à quoi je répondais » (118). Les capacités mémorielles dont témoigne cette facilité à apprendre se distinguent fortement de celles de la narratrice suivant sa rencontre avec Dieu. En effet, nous viendrons à nous attarder plus longuement sur le caractère de la mémoire du sujet mystique, mais pouvons déjà la définir comme étant des plus chétives. C’est donc à travers les souvenirs que peuvent se faire écho les traits de la petite Jeanne-Marie et la femme plus âgée qu’est Guyon au moment de la rédaction de la Vie : l’expérience mystique devient d’autant plus forte lorsque le sujet apparaît grandement changé comparativement à l’enfant qu’il était. Aussi le récit d’enfance permet-il non seulement d’annoncer le destin extraordinaire de la narratrice, mais encore de peindre son portrait de manière à ce qu’il diffère de celui de la femme mystique qu’elle deviendra. 

Faire des mémoires : l’enjeu polémique

Comme dans le cas des mémorialistes de la Fronde, qui « défend[ent] leur action et leur réputation » (Charbonneau 2018, 5-11) à travers leur écrit, comme aussi dans le cas des moniales et des Messieurs de Port-Royal, dont les Mémoires permettent de répondre aux attaques des Jésuites6, l’écrit rétrospectif permet à Guyon de faire le point sur les accusions que ses adversaires lui adressent lors de la querelle du quiétisme7. L’œuvre contient alors une forte portée polémique : accusée d’hérésie en raison des doctrines contenues dans ses écrits, Guyon est enfermée à deux reprises, en 1688 dans une chambre du couvent des Visitandines de la rue Saint-Antoine, puis à nouveau entre 1696 et 1703, à Vincennes puis à la Bastille. Dans cette affaire qui fut l’une des plus importantes de la sphère spirituelle du XVIIsiècle, la mémoire offre un moyen par lequel l’autrice peut se justifier a posteriori des accusions qui pèsent sur elle, n’ayant pas eu l’occasion de le faire au cours d’un procès qu’on lui refusa (Rosellini 2011, par. 39-40). 

« Je ferai des mémoires du reste de ma vie pour obéir et pour achever un jour si on le juge à propos » (Guyon 2001 [1720], 733), écrit madame Guyon dans la troisième partie de la Vie, principalement dédiée au récit de sa captivité. Sans majuscule, le terme de « mémoires » réfère ici non pas à l’œuvre d’historien (les Mémoires), mais plutôt à un document juridique8. Furetière, dans son dictionnaire de l’époque, donne un exemple de cet usage qui va en ce sens : « Il a donné à ses Juges un memoire instructif de son affaire, un placet raisonné » (1690, n.p.). Parce qu’il « supplée à l’instruction d’un procès constamment escamoté » (Rosellini 2011, par. 44), le texte mémoriel occupe un rôle actif, se faisant document instructif ou pièce à conviction. La troisième et dernière partie de la Vie, qui concerne la période de l’emprisonnement de la narratrice, porte en grande partie sur ce qui relève de son emprisonnement, de ses interrogatoires; Guyon y commente ou y retranscrit des documents qui lui peuvent servir a posteriori de preuve contre ses accusateurs. Comme le fait remarquer Marie‑Louise Gondal, madame Guyon va jusqu’à reprendre, « mot pour mot certains dialogues critiques avec ses juges, ou sous la forme indirecte, comme le ferait un greffier consciencieux, les griefs qui lui étaient présentés et la défense qui lui était inspirée dans l’instant » (1997, 21). Ajoutons à ces exemples les multiples cas où Guyon insère à même le corps du texte des lettres entières pour démentir les propos de ses accusateurs, ou pour racheter sa réputation. Elle s’applique à commenter, à expliquer et à contextualiser ces documents, à la manière d’une historienne. Ainsi introduit-elle, par exemple, une lettre d’une mère supérieure écrite à son sujet, qu’elle prend soin de retranscrire : « J’ai cette obligation à la mère Picard et à la communauté qu’il n’y eut point de témoignage avantageux qu’elles ne lui rendissent de moi. En voici un qu’elles me donnèrent par écrit » (Guyon 2001 [1720], 856). En plus des lettres, elle retranscrit encore de cette façon des papiers : « copie des papiers donnés à M. l’Official, le 8 février 1688 » (742) ; ou des attestations : « voici la copie de la dite première attestation » (864). Marie-Louise Gondal décrit ainsi le récit de captivité sous les traits d’une « chronique précise, et parfois même froide » (1997, 23). Le ton y devient plus formel, protocolaire, bien éloigné du ton mystique qu’on reconnaît à ses longues phrases et à ses métaphores.

Au-delà de la forme, l’ethos change également pour se rapprocher de celui de l’historien ou de l’historienne qui, faisant la minutieuse collecte et l’analyse de preuves, explique le plus objectivement possible les événements passés. La mémoire, dans la troisième partie de la Vie, est donc mobilisée pour documenter et justifier. Mais elle est aussi un devoir. Guyon formule en effet ce qui l’a poussée à raconter en détail sa persécution :

À l’égard des autres endroits qui regardent un état de ma vie plus avancé, comme les calomnies ne me regardaient pas seule, j’ai cru être obligée en conscience de faire des détails de certains faits pour en découvrir non seulement la fausseté, mais aussi la conduite de ceux par qui ils ont passé, et qui ont été les véritables auteurs de ces persécutions, dont je n’ai été que l’objet accidentel, particulièrement dans les derniers temps, puisque véritablement l’on ne m’a persécutée de la sorte que pour y envelopper des personnes d’un grand mérite […]. (Guyon 2001 [1720], 870)

Faire acte de mémoire devient un devoir qui la dépasse, en ce sens où d’autres sont concerné×e×s par ses souvenirs : « J’ai cru le devoir à la religion, à la piété, à mes amis, à ma famille et à moi‑même » (870-871). Nous pouvons en conclure que l’usage de la mémoire chez Guyon tend dans certains cas à ramener le sujet mystique à des préoccupations temporelles : ses amis, sa famille, elle-même, mais aussi sa réputation. La façon dont le récit rétrospectif cherche à convaincre de l’innocence de l’autrice témoigne bien de l’importance pour elle de bien passer à la postérité. Montrant d’une part comment dès l’enfance elle est élue par Dieu, d’autre part qu’elle est innocente des accusations dont elle a été l’objet, Madame Guyon emploie la mémoire de manière à modeler le souvenir qu’on gardera d’elle. 

Les défaillances de la mémoire : l’oubli et la myopie 

Ces longs retours détaillés et documentés qui portent sur les événements de la vie, bien que parfaitement logiques pour la structure et la visée de l’œuvre, se heurtent tout au long du récit à la conception mystique de la mémoire chez Guyon. Dès l’entrée dans l’écriture de la Vie, s’adressant à son directeur spirituel le P. La Combe, qui lui a demandé d’écrire cette œuvre, Guyon avoue paradoxalement les défaillances de sa mémoire :

Je souhaiterais extrêmement pouvoir vous faire comprendre les bontés de Dieu sur moi, et l’excès de mes ingratitudes, […] mais il me serait impossible de le faire, tant parce que vous ne voulez pas que j’écrive mes péchés en détail, que parce que j’ai perdu la mémoire de bien des choses. (Guyon 2001 [1720], 104)

Cet aveu d’impuissance affectant l’écrit, qui n’arrive pas à dire exactement les faits, les expériences, les péchés et les bontés de Dieu, trouve sa source dans la perte de la mémoire. 

Dans La mémoire du cœur au XVIIe siècle, Benedetta Papasogli remarque, en s’appuyant notamment sur les Mémoires de Fontaine, que le lexique du souvenir a nombre d’occurrences chez les mémorialistes de l’époque (2008, 197). Or, le cas de la Vie par elle-même présente selon Papasogli un cas de figure différent du moment où « la mémoire de madame Guyon semble s’exprimer le plus souvent par une dénégation », c’est-à-dire par « l’affirmation de l’oubli » (197). En effet l’oubli s’inscrit dans l’œuvre tel un véritable leitmotiv : « un oubli involontaire » (Guyon 2001 [1720], 280), « je me suis oubliée de parler » (289), « je les [les pauvres] oubliais complètement » (324), « j’ai oublié de décrire » (330), « je ne laissais pas d’oublier quantité de choses » (380-381), « j’oublie beaucoup de circonstances » (515), « j’ai oublié de dire » (451) et « j’ai oublié encore de dire » (744). La Vie abonde en de telles formules qui expriment les défaillances de la mémoire. Si la faculté à se souvenir est pour sa part mentionnée par Guyon, ce n’est que par la négative : « je ne m’en souviens plus » (623). L’omission est aussi un terme courant dans le texte : « Il me semble que j’omets bien des choses » (373), dit-elle.  

Nous avons constaté déjà quelles excellentes facultés mémorielles possédait la petite Jeanne‑Marie Guyon. Il est maintenant intéressant de remarquer que cette « mémoire fort heureuse » la quitte abruptement dès sa communication avec Dieu. Force est de constater que la perte de la mémoire découle sans contredit de l’expérience mystique. Sur cette période de sa vie, alors toute jeune épouse, elle écrit : 

Une des choses qui m’a fait le plus de peine dans le commencement de la voie, c’est que j’étais si fort occupée au-dedans, que j’oubliais beaucoup de choses. Cela m’a causé beaucoup de croix, et donna sujet à mon mari de se fâcher : car quoique j’eusse un extrême amour pour tout ce qui était de mon devoir, et que je le préférasse même à tout le reste, je ne laissais pas d’oublier sans le vouloir quantité de choses : et comme mon mari ne voulait pas qu’on manquât à rien, je lui donnais occasion de se mettre en colère. Je n’ai cependant rien oublié qui fût de conséquence; mais j’oubliais presque toutes les menues choses. (380-381) 

Le rapport à Dieu la plonge à l’intérieur d’elle-même à tel point qu’elle devient souvent inconsciente des choses du dehors. L’oubli de ses devoirs d’épouse en est un exemple. À la même époque, alors qu’elle s’entretient avec son premier directeur spirituel M. Bertot, il lui est impossible d’expliquer ses états intérieurs : « Sitôt que je lui parlais, tout m’était ôté de l’esprit ; en sorte que je ne pouvais me souvenir de rien que de quelques défauts que je lui disais » (295). La parole éprouve directement les effets de cette perte de la mémoire (Certeau 1982, 238), mais c’est l’esprit tout entier qui en est chamboulé : « Je ne savais comment démêler tout cela, ni y remettre remède » (Guyon 2001 [1720], 280). Elle poursuit le récit de ses oublis en expliquant comment ils sont reliés au sens de la vue :  

La grande habitude que j’avais prise de mortifier mes yeux, jointe au recueillement, faisait que je passais devant certaines choses dans les remarquer, et ma belle-mère qui passait après moi les voyait et se fâchait contre moi de mon peu de soin, avec raison. […] J’allai en un jour plus de dix fois au jardin pour y voir quelque chose pour le rapporter à mon mari, et je l’oubliai. Lorsque j’étais parvenue jusqu’à me souvenir de les regarder, j’étais très contente […]. (381)

Si le genre des Mémoires, duquel se rapproche beaucoup le texte de Guyon9, « découle de la valeur que l’on accorde à ce que les historiens grecs nommaient autopsie » (Charbonneau 2018, 263) (voir par soi-même), l’aveu d’un regard défaillant, s’ajoutant à celui d’une mémoire sans cesse perdue, remet en question la légitimité de madame Guyon en tant que témoin oculaire. Sorte d’amnésie et de myopie à court terme, cette scène décrivant un aller et retour répété au jardin trace en fait le portrait d’une jeune femme absente du monde temporel, entièrement prise dans celui de l’intériorité. Il ne s’agit pas de douter de ce qui aurait été vu, mais de ne pas même se souvenir qu’il faille regarder. Avec insistance, Guyon met dès lors en scène les limites de l’autopsie pour le sujet mystique. 

Par contre, si la myopie remet en question la légitimité du témoignage, elle permet dans un autre ordre d’idée de placer le récit dans le cadre mystique auquel il appartient. En effet, la narratrice n’a « qu’une vue générale » (Guyon 2001 [1720], 373) du monde qui l’entoure et de sa propre vie, car ce sont là des mystères que Dieu garde cachés, et qui doivent être laissés « dans la connaissance de Dieu seul » (373). À ce sujet, elle dira à son Divin Époux : « vous voulez que quantité de choses demeurent cachées en vous [Dieu], puisque vous les dérobez à ma mémoire » (745). Et dans le dernier chapitre de la Vie, elle écrira : « Je vais sans aller, sans vues, sans savoir où je vais » (875). Si, plus jeune, sa myopie lui causait les violences de son mari et de sa belle-mère, cette défaillance sensorielle se voit plutôt affirmée et recherchée à la fin du parcours mystique. 

L’oubli de soi

Pour comprendre les usages de la mémoire chez madame Guyon, il faut en effet replacer la question sur le plan spirituel. Au cours de l’expérience mystique — et c’est ce qui la caractérise en grande partie — le sujet est amené à se perdre en Dieu, voire à s’anéantir en Lui. Le moi en ressort dépouillé10. Un passage de la Vie témoigne da manière exemplaire de cette perte de soi : 

Je pensais hier au matin : « Mais qui es-tu ? Que fais-tu ? Que penses-tu ? Es-tu en vie que tu ne prends non plus de part à ce qui te touche que s’il ne te touchait point ? » J’en suis bien dans l’étonnement, et il faut que je m’applique pour savoir si j’ai un être, une vie, et une subsistance. Je ne m’en trouve point. Au-dehors je suis comme une autre, mais il me semble que je suis comme une machine qui parle et qui marche par ressorts, et qui n’a nulle vie ni subsistance en ce qu’elle fait. Cela ne paraît point au dehors. J’agis, je parle comme un autre, même d’une manière plus libre, plus étendue, qui n’embarrasse personne et qui plaît à tous, sans savoir ce que je fais, ni ce que je dis, ni pourquoi je fais ou dis cela, ni ce qui me le fait dire. (Guyon 2001 [1720], 747)

Ainsi dépossédé de lui-même, le sujet mystique en vient inévitablement à être aussi dépossédé de sa mémoire. L’écrit mémoriel, dans l’autre sens, se voit diminué par les oublis du moi. Cette perte de l’identité définit pour de Certeau la forme du « je » ; l’expérience mystique peut alors être désignée « par l’acte de “s’oublier” » (Certeau 1982, 238). Pour Guyon, cette expérience encourt non seulement à oublier ses souvenirs, mais aussi à s’oublier elle-même. « Le sujet est l’oubli de ce que la langue articule » (239, l’auteur souligne), dit autrement l’auteur de La fable mystique. C’est en ce sens que la narratrice avoue, dans les dernières pages de la Vie, être devenue étrangère à elle‑même : « Je ne puis rien dire de commande : ce que j’ai dit ou écrit est passé : je ne m’en souviens plus. Cela est pour moi comme d’une autre personne » (875).

Cette perte de la mémoire occasionnée par la fusion de l’être et de Dieu, madame Guyon la désigne à travers l’image de l’absorption : « Cette union est la plus parfaite de toutes celles qui s’opèrent dans les puissances. Son effet est aussi bien plus grand : car les unions des autres puissances éclairent l’esprit et absorbent la mémoire » (211). Plus loin, elle écrit encore : « La mémoire de même se trouve peu à peu surmontée et absorbée par l’espérance; et enfin tout se perd peu à peu dans la pure charité, qui absorbe toute l’âme en elle par le moyen de la volonté […] » (215, l’autrice souligne). Un lieu demeure pour la mémoire : non complètement disparue, elle réside en Dieu, en des territoires indéfinis, secrets. Or cette absorption ne va pas seulement du bas vers le haut, du sujet à Dieu ; si la mémoire de Guyon est absorbée par l’Autre, elle est aussi envahie par l’Autre qui vient l’habiter. 

À plusieurs reprises, la narratrice explique en effet n’être pas responsable de ce qu’elle écrit, disant tour à tour ne pas savoir, ne pas se souvenir, ou ne pas être l’autrice de ce qu’elle met sur papier, semblant possédée par l’Esprit. Alors qu’elle commente sa démarche scripturaire, Guyon ne se décrit en effet que sous les traits d’un copiste à qui l’on dicterait son texte :

Vous me faisiez écrire avec tant de pureté, qu’il me fallait cesser et reprendre comme vous le vouliez. Vous m’éprouviez de toutes manières : tout à coup vous me faisiez écrire, puis cesser aussitôt, et puis reprendre. Lorsque j’écrivais le jour, j’étais tout à coup interrompue et laissais souvent les mots à moitié écrits, et vous me donniez ensuite ce qu’il vous plaisait. Ce que j’écrivais n’était point dans ma tête […]. J’étais si dégagée de ce que j’écrivais, qu’il m’était comme étranger. (604)

Pour madame Guyon, dire ne pas se souvenir de ce qu’on a écrit peut alors prendre un second sens : non seulement la perte de soi fait que l’on ne reconnaît plus nos propres souvenirs racontés, mais l’œuvre paraît d’autant plus étrangère puisqu’elle est dictée par l’Autre. À propos de Jean‑Baptiste, elle écrit : « Il n’y a que la parole qui s’imprime. Il était donc fait pour porter la parole, mais il n’était pas la parole » (617). Cette citation inspirée de Jean 21, 2511 fait sans contredit écho à sa propre situation. Il est encore possible de voir dans l’intertextualité biblique12, d’une importance considérable dans la Vie, cette place qu’occupe l’Autre dans la mémoire. Remplaçant la parole de l’autrice lorsque celle-ci ne trouve pas en son langage les mots qu’elle désire exprimer, les citations de l’Écriture sont les traces d’une mémoire atemporelle partagée par tous les chrétiens et toutes les chrétiennes. 

L’Éternité 

À propos de l’écriture chez les moniales de Port-Royal, Agnès Cousson, dans L’écriture de soi, explique que le rapport au temps en contexte spirituel est bien particulier : elle cite la mère Agnès qui rappelle aux religieuses de l’abbaye qu’il faut « vivre comme s’il n’y avait au monde que Dieu et nous » (2012, 96). La règle à Port-Royal « interdit de s’inquiéter des affaires temporelles » (97), encourageant plutôt à « maintenir son attention dans le présent et en Dieu » (96). Inspirée des commandements bibliques, cette règle « vise à protéger le cœur contre les sentiments et les pensées naturels qu’engendre un rapport personnel au temps, tels le regret, la nostalgie, la mélancolie, la crainte de l’avenir, la timidité, menaces au recueillement » (96). Ces propos peuvent également éclairer la relation de madame Guyon à la temporalité13. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, les références à l’Écriture invoquent une mémoire atemporelle (la Bible est la parole divine, et relève donc d’une mémoire hors du temps) : cette parole et ce souvenir qui n’appartiennent pas au présent de la vie temporelle se situent dans l’Éternité. Guyon, dans les dernières pages de la Vie, nous laisse en effet entrevoir la pensée d’un temps éternel :

Rien de plus grand que Dieu, rien de plus petit que moi. Il est riche, je suis très pauvre, et je ne manque de rien. Je ne sens de besoin sur rien. La mort, la vie, tout est égal. L’éternité, le temps, tout est éternité, tout est Dieu. Dieu est Amour et l’amour est Dieu, et tout en Dieu et pour Dieu. (Guyon 2001 [1720],  875) 

La syntaxe simplifiée, la longueur des phrases diminuée, le discours moins métaphorique : voilà autant de marques stylistiques qui indiquent une pensée pleinement réalisée, ne pouvant exister que dans ce présent atemporel qui caractérise ici le texte. Le sujet mystique « est comme exilé du temps, ou plutôt ne communique avec lui que par l’instant éternel » (Gondal 1997, 23). Sans nier l’existence de la temporalité, Guyon la laisse couler comme coule le fleuve de l’oubli14, se laisse emporter par ses torrents15 ; le temps est pour elle un passage obligé, et non pas une chose à retenir : « Les pensées ne font que passer, rien n’arrête » (Guyon 2001 [1720], 875). Par conséquent, l’exercice mémoriel n’a-t-il rien à voir avec la mélancolie. Il est tourné vers l’Éternité. Car, comme l’explique Emmanuèle Lesne : « Contempler Dieu, c’est être affranchi de l’ordre du temps » (1996, 99).

Constatant que le retour sur l’époque de l’enfance et sur celle de l’emprisonnement permettait à madame Guyon de faire du récit de sa vie un exemple tant des grâces divines que des souffrances du chrétien ou de la chrétienne persécuté×e, cet article a voulu rendre compte d’un usage réfléchi de la mémoire dans la Vie par elle-même. En effet, les facultés mémorielles sont utiles à madame Guyon lorsqu’il s’agit de faire de sa propre vie une apologie mettant de l’avant la grandeur de Dieu, mais répondant aussi aux accusions qui pesèrent sur elle au cours de la querelle du quiétisme. Les passages de nature autobiographique chez Guyon dialoguent toujours avec la vie mystique, spirituelle. Dès l’enfance la perte de la mémoire et la mort au monde sont annoncées, alors que le récit de prison signe le dernier effort mémoriel, étant le dernier événement qui la retient aux intérêts temporels. Ainsi les souvenirs qui attachent l’autrice à la vie extérieure ne sont-ils jamais affranchis de l’expérience mystique. La mémoire est d’abord et avant tout vouée à se perdre au cours de la Vie. L’oubli, plutôt que le souvenir, guide l’exercice mémoriel, et la myopie est préférée à une vue aiguisée qui devrait servir à dessiner les traits du passé. C’est que le sujet mystique cherche à se perdre, à s’oublier, à laisser sa mémoire être à la fois absorbée et habitée par Dieu. De cette mémoire mystique se dégage chez madame Guyon une conception du temps terrestre qui ne se pense qu’en rapport à l’Éternité. Il y a certes chez elle un passé, celui des souvenirs, mais c’est vers le présent atemporel qu’elle tend, celui de l’oraison mystique. Au demeurant, les nombreuses tensions dont la Vie écrite par elle-même fait état ne sont pas résolues par l’autrice. Entre monde temporel et spirituel, souvenir et oubli, parole de soi et parole de l’Autre, temps terrestre et Éternité, madame Guyon offre à qui désire réfléchir aux usages de la mémoire un cas d’étude tout aussi riche, nous semble-t-il, que celui des Confessions d’Augustin. 

 

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Pour citer cet article: 

Guité-Verret, Stéphanie. 2021. « Les usages de la mémoire dans la Vie par elle-même de Madame Guyon » Postures, Dossier « Actes du XXVe Colloque interuniversitaire étudiant de littérature (CIEL 2020) », Hors série n°3. En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/guite-verret-hs3> (Consulté le xx / xx / xxxx).