« Il ne faut pas que les gens pensent qu’on est dans une situation au Québec où on va annuler des événements. » C’est le Dr. Horacio Arruda qui parle, fin janvier 2020. Personne ne l’écoute vraiment : il s’agit d’un haut fonctionnaire de la Santé publique, aussi bien dire un anonyme. Nous sommes occupé·e·s à faire d’autres choses : je me suis mis au ski alpin; j’ai visité, très grippé, le Salon de l’Auto au Palais des congrès. Personne n’écoute jamais les hauts fonctionnaires de la Santé publique, de toute façon. Cette fois-là, remarquez, c’est une bonne chose. Le Dr. Arruda se trompe magistralement; fin janvier 2020, il n’a absolument aucune idée de ce qui se prépare. Il projette, il prédit, il se fie à son intuition. C’est facile de lui en vouloir, maintenant qu’on sait et parce que c’est trop facile de lui en vouloir, je ne lui en veux pas.
J’écris ces quelques lignes à quelques heures d’une seconde rentrée pandémique. Jeudi, je me présenterai dans un amphithéâtre et enseignerai à nouveau la littérature française à des humains de chair et d’os. Cinq cent trente-huit jours auront passé entre mon cours du 11 mars 2020 et celui du 2 septembre 2021. La Santé publique, inquiète de la propagation du variant Delta, vient de prolonger la consigne de télétravail dans plusieurs domaines. On priorise, dans cette nouvelle étape du déconfinement, l’enseignement supérieur. Il est temps, c’est une évidence, que les étudiants et les étudiantes reprennent la plupart de leurs activités et sortent des chambres dans lesquelles la Covid-19 les aura enfermé·e·s depuis presque dix-huit mois.
Il est beaucoup trop tôt pour faire un quelconque bilan des conséquences produites par cet accident de l’histoire qu’aura été cette pandémie. Sans elle, cependant, ce numéro de Postures n’existerait pas. Il agit comme substitut au colloque CIEL qui devait se tenir à McGill, le 29 avril 2020, le CIEL qui, depuis vingt-cinq ans, donne la chance à des chercheuses et des chercheurs, en début de trajectoire, de diffuser par la parole le fruit de leurs travaux.
Dans le monde universitaire, nous prenions, jusqu’aux événements de Wuhan, la tenue de colloques comme une chose aussi naturelle que le vent qui souffle ou la lune qui se lève. Rarement, nous avions remis en question la pertinence de ce curieux rituel. Quand c’était le cas, nous le faisions timidement, nous limitant à des formules alternatives visant moins à en renouveler les formes qu’à nous donner bonne conscience. À la rigueur, çà et là, un collègue avouait à une autre qu’à l’instar de Deleuze, il n’avait « jamais pu supporter les colloques » sans aller jusqu’à dire que « parler, c’est un peu sale… c’est sale parce que c’est faire du charme ». J’ai souvent pensé in petto que les colloques, on pouvait quand même bien s’en passer, mais cette interruption forcée a le bénéfice de faire apparaître la nécessité des colloques, cachée d’ailleurs dans l’étymologie du mot : l’occasion d’une conversation, d’un échange.
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« Regards sur la recherche émergente en littérature » rassemble des études consacrées à des objets et des problématiques qui couvrent un large spectre de domaine, ce qui confirme l’immense horizon que balaient les étudiant·e·s : Barbey d’Aurevilly, Madame Guyon, Gratien Gélinas, Marcel Dubé, Jean-François Caron. On imagine mal comment ratisser plus large. Et c’est une bonne chose. Pour les étudiant·e·s, mais surtout pour la recherche. Car la recherche étudiante n’est pas très différente de la recherche tout court. Le travail sur la littérature demande de s’asseoir et de lire. Voilà pourquoi, comme le rappelle Yvon Rivard dans le Chemin de l’école, la question du temps est au cœur de la possibilité d’un engagement dans une pensée de la littérature :
La pensée naît avec le temps, le temps est sa nourriture. Si on ne peut donner à la pensée assez de temps, se laisser irriguer par l’être, perdre du temps à ne rien faire d’autre qu’à rêver ou ramasser des cailloux sur la plage, activité qui fut pour Newton l’expérience fondatrice, la pensée va s’étioler; et c’est ainsi que naissent les robots, les chiens savants que rien ne peut éveiller, car ils sont incapables de dormir, incapables de se laisser porter par le rêve hors d’eux-mêmes et de se voir penser, de se voir affairés à transvaser l’éternité dans le temps. (2019, 53)
Cela paraît en pleine contradiction avec les dates de tombées des formulaires d’organismes subventionnaires, les exigences d’un programme ou d’un autre, ou encore avec la « stratégie » à adopter pour « réussir », ou pire cette idée de transiger la « valeur du CV ». Cela paraît contradictoire parce que ce l’est effectivement. Une partie invisible mais fondatrice du travail intellectuel consiste à résister au chant de ceux et celles qui sans même s’en rendre compte nous condamnent à voir notre désir de littérature se fracasser sur des rochers.
On fait des choses, dont des colloques, parce qu’on a envie de voyager, de se mettre au défi, d’aller à la rencontre de l’autre, etc. Ce n’est pas si compliqué, de faire les choses que l’on aime, des choses qui nous animent, qui mobilisent notre désir puis seulement ensuite d’attendre de voir ce qui en ressortira. C’est la singularité de la recherche intellectuelle qui compte bien plus que tout le reste. C’est aussi le fait d’admettre qu’on ne sait pas, de se contenter de le dire, puis de se taire, pour écouter les autres.
L’entretien entre Raphaëlle Decloître, Magdalena Kogut et Marilyne Lamer rappelle la force qui consiste, dans le contexte d’un colloque, à voir sa recherche profiter de l’apport des autres tout comme la nécessité d’avoir l’humilité de présenter sa recherche tout en « admettant qu’on a des choses à apprendre ». Même si le colloque est un espace très différent de la classe, il faut se demander ce que le chercheur et la chercheuse, qui sont aussi des professeur·e·s, ont à faire, quel rôle ils et elles ont à jouer en général. C’est une question politique : « Je suis descendu dans la rue, comme je suis entré en classe toute ma vie, par solidarité avec ceux qui ne savent encore ce qui leur manque, et pour le chercher avec eux » (31). La difficulté, souvent, réside dans l’atteinte d’un équilibre, qui passe aussi par le fait d’accepter que certains paradoxes soient des paradoxes. C’est simple, trop peut-être, mais à la base de toute entreprise d’analyse de la littérature et du monde, qu’on soit prof ou étudiant·e, ex-étudiant·e ou futur·e prof, il s’agit de garder en tête que :
Nous entrons tout naturellement de plain-pied dans un monde plutôt que dans l’autre, mais notre travail, comme écrivain et professeur, c’est d’être capable de soutenir l’expérience des contraires, comme la littérature elle-même, qui ne peut pencher d’un côté sans être aussitôt tirée de l’autre côté, qui n’existe que dans la mesure où elle soutient, comme l’amour, ce paradoxe d’être ce qui rapproche sans abolir la distance. (Rivard 2012, 201-202)
Rivard, Yvon. 2012. Aimer, enseigner. Montréal : Boréal.
– – – . 2019. Le chemin de l’école. Montréal : Leméac.
Farah, Alain. 2021. « Parler et se taire » Postures, Dossier « Actes du XXVe Colloque interuniversitaire étudiant de littérature (CIEL 2020) », Hors série n°3. En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/farah-hs3> (Consulté le xx / xx / xxxx).