En 1970, dans une période de bouillonnement social, le module d’animation et recherche culturelles voit le jour à l’UQAM. Il a constitué, à son époque, un ferment de la présence marxiste, voire marxiste-léniniste, et a causé bien des soucis à la direction. En 1981, après une dure lutte pour assurer sa survie, il est démantelé de façon cavalière1.
La recherche culturelle, pan important du module, était un programme de la « famille » des lettres de 1970 à 1977. La première année de la mise en place de ce baccalauréat, en 1970, on avait même supprimé le programme d’études littéraires pour l’intégrer au baccalauréat en recherche culturelle (UQAM, 1970). La description du programme n’est pas sans rappeler les Cultural Studies britanniques de l’époque, car le premier objectif de la recherche culturelle était « de décloisonner l’étude des diverses pratiques culturelles et de les regrouper à l’intérieur d’un cadre théorique plus large, celui d’une science générale de la culture, d’articuler l’étude du niveau culturel global aux niveaux économiques et politiques du tout social » (UQAM, 1973, 129). Si on se fie aux descriptifs des séminaires de l’époque, la littérature était un concept en crise et son étude devait être fondée sur de nouvelles bases2.
C’est dans ce contexte qu’est apparue Stratégie. Il ne s’agissait pas d’une revue « littéraire », ni « culturelle », mais bien d’une production qui tentait de penser la culture comme partie prenante de la totalité sociale : pratique signifiante et front culturel. Cette dernière a traversé trois périodes, chaque fois se liant de plus en plus à ce qu’on a appelé le mouvement marxiste-léniniste québécois, pour finalement se dissoudre à l’automne 1977 et rejoindre largement En Lutte!
L’histoire de Stratégie, à l’image du programme de recherche culturelle, est celle, simultanée, d’un décloisonnement disciplinaire et d’une fixation idéologique. Après avoir très brièvement touché au formalisme littéraire, elle se recentre autour d’une ligne politique collective et produit des critiques culturelles marxistes; elle fait œuvre théorique et pratique dans la critique de l’école, diffuse des productions culturelles marxistes-léninistes (ML), mène des recherches sur des formes dénigrées de la culture prolétarienne et participe à l’établissement d’une ligne culturelle au sein du Front culturel du Comité de solidarité avec les luttes ouvrières (CSLO) puis à l’intérieur d’En lutte!
La disparité de cet ensemble de pratiques et d’écrits appelle un cadre théorique englobant qui décloisonne les études littéraires et l’histoire des mouvements sociaux pour penser simultanément ce qu’on a tendance à regrouper sous plusieurs niveaux : les mouvements sociaux et leur histoire, les formes organisationnelles et les pratiques collectives qui se développent à l’extrême gauche, mais aussi les changements dans la forme de l’écriture et au niveau de la rhétorique. Bref, la revue est partie prenante d’une totalité, ce qui n’est pas tout à fait le « tout » auquel faisait référence le programme de recherche culturelle en 1970, mais plutôt un milieu « totalisant » et plus modeste : l’extrême gauche au Québec au long des années 1970. Cette époque circonscrite et ce milieu spécifique nécessitent une présentation historique des éléments qui constituent la conjoncture si l’on veut comprendre l’implication pratique et le travail de Stratégie à l’intérieur de l’extrême gauche. Ceci nous mènera à porter un regard neuf sur son histoire : d’abord sur les mutations organisationnelles et sur les pratiques du collectif de production de Stratégie, puis sur les effets de ces mutations sur la production du collectif.
Le nom Stratégie a un caractère bivalent : il désigne simultanément un collectif de production et une production collective. Stratégie est au même moment l’assemblage de textes plus ou moins hétérogènes paraissant de façon périodique et le groupe qui se rassemble sous ce nom et qui existe à travers ses pratiques. La duplicité du nom ne semble pas poser problème aux membres du collectif durant la majorité de son existence, mais au moment où Stratégie débat sur son éventuelle dissolution, on voit apparaître une distinction dans les comptes-rendus et documents de réunions3. Nous utiliserons donc généralement le nom propre Stratégie4 pour désigner l’objet ambigu, bivalent, tout au long du texte, mais en faisant bien attention de décrire à chaque étape les mutations internes qui recomposent Stratégie. Cette métonymie – la publication pour le collectif – conduit à une émettre l’hypothèse que les formes organisationnelles et les pratiques organisées ont des effets sur l’organisation interne des textes et le genre de textes pratiqués et inversement.
Bien que le niveau de généralité de ces définitions soit grand, il réussit à restreindre l’objet à un ensemble de productions collectives à diffusion restreinte allant des productions « professionnelles » ayant une diffusion limitée à celles ayant une facture plus « artisanale5». Dans le cadre de revues, collectifs ou journaux, où la chaîne de production est très individualisée ou lorsqu’elle comporte beaucoup de participant.e.s, les effets de l’organisation et des pratiques sur l’écriture sont beaucoup plus restreints ou ils comportent plusieurs niveaux de médiations. De même, quand la chaîne de production est individualisée ou très grande, la bivalence du nom tend à se fixer, et elle désigne beaucoup plus clairement l’assemblage d’écrits.
L’explosion des mouvements étudiants, la radicalisation du mouvement syndical et le développement de la New Left ont favorisé l’apparition d’une conjecture au début des années 1970 qui a rendu possible l’apparition du mouvement marxiste-léniniste québécois6. Ce « nouveau mouvement communiste » (Elbaum 2018) et les trois autres mouvements mentionnés plus haut sont des phénomènes communs à tous les pays du « Nord global ». L’histoire nationale de ces mouvements doit donc être placée dans un horizon international afin de ne pas reproduire un « nationalisme méthodologique7».
Dans les années 1960, l’Union Générale des Étudiants du Québec (UGEQ) suit une tendance participationniste, ce qui signifie dialogue et collaboration avec l’État québécois, jusqu’en 1968. En février 1968, la publication et la diffusion du manifeste Université ou fabrique de ronds de cuir annoncent le début de la contestation qui deviendra le paradigme dominant après la grève générale étudiante et les occupations d’octobre 1968. Dans ce texte, on se réfère à l’université Berkeley avec ses « guérillas académiques mobiles8» comme un modèle à suivre. On y dénonce l’institution comme « une usine où les notables se reproduisent en série » et on rompt avec l’idéologie de la participation, puisqu’« à force de dialoguer on finit par se faire fourrer » (Collectif 1968, 3). À l’automne, après Mai 68 en France, un mouvement d’occupation spontané est lancé par les militants les plus radicaux du Cégep Lionel-Groulx. Ce mouvement se répand : on occupe des Cégeps, des écoles secondaires, l’école des Beaux-arts et plusieurs départements de l’Université de Montréal et de l’Université Laval, mais aussi de McGill et de Sir George Williams.
L’UQAM est fondée en 1969, tout juste après cette période d’occupations. L’esprit de contestation est extrêmement vivant au moment où Stratégie, largement constituée d’étudiant.e.s uqamien.ne.s, lance sa revue à l’hiver 1971. En effet, en plus des conflits internes qui existent dès les premiers mois de la fondation de l’UQAM (Laaroussi 2016, 55-63), on assiste à une grève des enseignant.e.s à l’automne 1971 et à une grève étudiante organisée par le Comité d’Organisation Provisoire des étudiants (COPE) à la fin de la session d’automne 1972. C’est une grève très dure que traverse le COPE pendant laquelle l’administration tente d’expulser plusieurs étudiant.e.s. et réprime celles et ceux qui organisent une occupation en appelant l’escouade antiémeute pour les déloger, et ce seulement après deux heures. Ceci donne « le ton à la première grève étudiante de la jeune histoire de l’UQAM » (Laaroussi 2016, 102). Le COPE ne survivra pas à cette dure expérience et plusieurs des militant.e.s radicalisé.e.s par la violence policière et institutionnelle rejoindront certains groupes marxistes-léninistes ayant un vaste membrariat étudiant : le Mouvement Révolutionnaire des Étudiants du Québec (MREQ) et le Comité de Solidarité avec les Luttes Ouvrières (CSLO).
Les membres de Stratégie participeront au Front culturel du CSLO qui prolonge et dépasse le mouvement de révolte étudiante en cherchant à s’organiser sur une base non corporatiste et intimement liée à la classe ouvrière, dans le but de mettre fin à la distinction étudiant.e.s / travailleur.euse.s.
Le renouveau pédagogique dans l’institution scolaire
Dans un même ordre d’idée, la fin des années 1960 et les années 1970 sont caractérisées par une grande transformation de la pratique pédagogique dans l’enseignement et dans la recherche. Plusieurs modules et départements adoptent des principes horizontaux comme le vote du contenu du cours et la coévaluation partiaire entre étudiant.e.s et enseignant.e.s (Laaroussi, 55-63). Au niveau des activités pédagogiques, le travail de terrain, l’intervention et l’enquête se substituent en partie aux pratiques pédagogiques d’usage. On remarque également la multiplication de groupes de recherche et de groupes d’étude théorique dans des domaines où la monographie individuelle était largement dominante, comme les lettres et les sciences sociales. Ces changements sont également portés par les enseignant.e.s et leur syndicat. Par exemple, dans le manifeste de la Centrale des Enseignants du Québec (CEQ), L’école au service de la classe dominante (1972), on fait la promotion de « l’autogestion dans les écoles » (CEQ 2012, 94), on appelle au « boycott des formes de contrôle imposées par le MEQ » (CEQ 2012, 95) et on invite les membres à former des « comités d’action politique enseignants / étudiants / personnel de bureau / personnel d’entretien » (CEQ 2012, 95). Les membres de Stratégie seront impliqués dans ces expériences autant à l’université en tant qu’étudiant.e.s qu’au moment où certains d’entre eux deviennent enseignant.e.s au Cégep du Vieux Montréal ou au Cégep Ahuntsic. Dans ce dernier, ils participeront au Groupe d’Intervention Politique (GRIP) (Stratégie no15/16, 6) qui collabore et publie dans les pages du journal Le Partisan, organe du MREQ.
L’histoire du mouvement syndical est caractérisée par l’ouverture d’un front politique dans la seconde moitié des années 1960. Ce front politique radicalise bon nombre d’ouvriers et d’ouvrières et mènera au Front Commun de 1972. Durant le Front Commun, on assiste à la condamnation à un an de prison des chefs des trois centrales syndicales (CSN, FTQ, CEQ). Avant le déclenchement du Front Commun, la CSN et la FTQ avaient publié chacune un manifeste qui, par leur caractère incendiaire et leur dénonciation du capitalisme, situait la lutte des travailleur.euse.s dans le cadre d’un mouvement pour le pouvoir ouvrier et pour le socialisme. Paru en octobre 1971, le manifeste de la CSN se terminait même par un appel aux travailleur.euse.s « à engager des luttes concrètes dont l’objectif ultime est le remplacement du régime actuel dominé par la bourgeoisie au profit d’un régime sans classe, c’est-à-dire un système économique contrôlé par les travailleurs » (CSN 2012, 96).
Cette radicalisation du mouvement syndical9 est liée à une élévation des conflits ouvriers qui s’observe un peu partout en Occident. On remarque des occupations d’usine et des débordements par la base militante dans bien des syndicats américains, français, italiens. Toutefois, le syndicalisme au Québec semble avoir une forme particulière par rapport aux autres espaces nationaux. L’absence d’un parti communiste institutionnellement fort ainsi que l’autonomie de trois grandes centrales québécoises par rapport aux syndicats américains et canadiens semblent avoir favorisé la transformation des centrales en organisations qui agissaient similairement à un parti. Certains en appelleront même à une transformation officielle des syndicats en parti ouvrier au sein des centrales à l’époque (Melançon 2019, 104-112).
La combativité et la radicalité du mouvement syndical auront comme effet de renforcer l’importance déterminante du prolétariat comme (seul) sujet politique primordial au sein de l’extrême gauche et en ce sens, au sein de Stratégie.
Le nationalisme révolutionnaire québécois des années 1960 est présent en grande partie dans les revues comme Parti pris, Révolution québécoise, la Revue socialiste, Socialisme et autour d’un certain nombre d’organisations comme le Mouvement de Libération Populaire (MLP), le Parti Socialiste du Québec (PSQ), le Front de Libération du Québec (FLQ) et le Front de Libération Populaire (FLP). Ces différents groupes se rassemblent autour des mots d’ordre « socialisme et indépendance » en donnant plus ou moins d’importance au premier ou au second. Les conceptions du socialisme de ces groupes ressemblent à celles qui étaient mises de l’avant par la New Left ou « Nouvelle gauche » à l’époque. Les deux partagent l’idée d’un socialisme différent de celui des vieux partis communistes, par son caractère plus démocratique, voire autogestionnaire, et ils s’inspirent des révolutions dans le « Tiers-Monde » et des nouveaux modèles qu’ils mettent en place pour le changement social. Les militant.e.s québécois.e.s, comme un peu partout en Occident, sont donc grandement inspiré.e.s par ce qu’iels perçoivent du développement des luttes et des révolutions anti-impérialistes à Cuba, au Vietnam, en Chine et en Algérie (Mills 2011, 63-84 et 207-216). Seulement, contrairement à un grand nombre d’organisations américaines et européennes, un large pan des militant.e.s québécois.se.s va directement s’identifier aux peuples colonisés et sous domination impérialiste et, de ce fait, valoriser un nationalisme révolutionnaire en plus des idées socialistes durant la majorité des années 1960. Selon Sean Mills, cette forme de nationalisme se nourrit d’une « métaphore raciale » (Mills 2011, 63-84 et 207-216) pour se constituer. Cette métaphore serait opérante entre 1963 et 1972, soit jusqu’au Front Commun qui « désactive » l’idée du Québec comme une nation colonisée pour la remplacer par la centralité des ouvrier.ère.s. Également, le Front Commun fait suite à un ensemble d’échecs ou de crises qui ont durement affaibli l’articulation révolution et nationalisme : le Parti Québécois rejette les militant.e.s d’extrême gauche, l’aventure du FLQ mène à la répression violente par l’armée canadienne.
Parallèlement aux groupes nationalistes révolutionnaires, les groupes radicaux de la « Nouvelle gauche » qui s’organisent sur une base locale et citoyenne, comme les Comités d’Action Politique (CAP), font également face à un mur. En effet, suite aux résultats électoraux plutôt bas du FRAP en octobre 1970, le parti municipal populaire des salarié.e.s montréalais.e.s, les militant.e.s plus radicaux.ale.s du CAP Saint-Jacques et du CAP Maisonneuve – habitant les deux quartiers ayant reçu le plus grand support avec un score de 30% – émettent des critiques sur la direction réformiste du parti et quittent le navire. Les CAP, devant les échecs répétés de la gauche nationaliste, terroriste ou réformiste, publieront deux manifestes en appelant à la fondation d’une organisation des travailleur.euse.s : Pour l’organisation politique des travailleurs et La nécessité d’une organisation politique des travailleurs. Ils seront les organisations déterminantes dans la fondation de l’Équipe du Journal (EJ) qui publiera le journal marxiste-léniniste En Lutte! à partir du 1er mai 1973.
Le mouvement marxiste-léniniste québécois voit donc le jour à la suite d’un processus de radicalisation partagé qui se déroule au sein des groupes populaires et autrefois nationalistes (CAP Saint-Jacques, CAP Maisonneuve) du mouvement étudiant, du mouvement ouvrier, mais aussi dans la rédaction de revues comme Mobilisation (Warren 2007, 57-59) et chez des individus comme Charles Gagnon, connu pour son adhésion au FLQ. Tous ces groupes et individus seront importants dans la fondation de En Lutte! et de la Ligue Communiste (Marxiste-léniniste) du Canada (LC(ML)C).
Les militant.e.s marxiste-léninistes locaux ont toujours en tête un horizon internationaliste, et iels agissent et collaborent au sein du mouvement communiste international (St-Denis Lisée 2019, 141-145). À la même époque, aux États-Unis10, des organisations comme Revolutionnary Union et October League11 fondent ce qu’on appelle le New Communist Movement qui englobe les mouvements canadiens et québécois (Elbaum 2018, 110). Ce « Nouveau Mouvement Communiste » partage un bilan historique commun du côté canadien ou américain et il est généralement négatif dans l’historiographie et dans la mémoire des ancien.ne.s militant.e.s (Piotte 1987).
En effet, en faisant l’histoire de ces mouvements, on remarque que la majorité des organisations ont connu de larges moments sectaires ou dogmatiques, ont saboté et parfois attaqué des initiatives socialistes concurrentes et qu’elles ont eu tendance à adopter des lignes politiques fréquemment homophobes et parfois sexistes (Piotte 1987). Ces tendances réactionnaires ont aussi côtoyé des prises de position et des activités plus positives, comme le développement de solidarité avec le prolétariat racisé, l’établissement de solidarité avec les peuples autochtones en lutte et, au Québec, le développement de pratiques culturelles populaires (Milot 2000) et l’implication combative au sein des organismes communautaires.
La similarité entre les différentes organisations américaines et canadiennes ne s’arrête pas là, car on remarque un développement par phases similaire avec, généralement, une période initiale d’innovation et d’influence positive, une phase de dogmatisme et d’hostilité, puis une crise abrupte qui mène à une scission, une purge interne ou, dans la majorité des cas, à une dissolution. Ce modèle de développement qu’Elbaum appelle « miniaturized Leninism » (Elbaum 2018, 8 et 334-335) s’applique clairement aux deux plus grandes organisations marxistes-léninistes québécoises : En Lutte! et la Ligue.
À sa fondation, dans sa première phase qui dure de 1972 à 1975, l’Équipe du Journal (EJ) publie un périodique qui s’intitule En Lutte!. Il rassemble des anciens des CAP Maisonneuve et Saint-Jacques, Charles Gagnon, le Centre de recherche et d’information du Québec, la revue Mobilisation et la librairie Livres et périodiques progressistes (Warren, 2007). Les premières années du journal sont plutôt ouvertes aux contributions extérieures ; au cours de l’année 1974 par exemple, Stratégie y publie trois articles de critique et d’analyse culturelle12. L’Équipe du Journal (EJ) collabore également avec le MREQ (Warren, 2007, 95) et s’implique dans plusieurs organisations comme le COPE à l’UQAM, le GRIP au Cégep d’Ahuntsic et le Comité de soutien aux luttes ouvrières (CSLO) pour ne nommer que celles qui ont des liens importants avec Stratégie. Durant sa brève existence (1973-1975), le CSLO a mené des activités de solidarité importantes dans le cadre des grèves de la Firestone, de Shellcast et de la United Aircraft. Il a également développé un Front culturel entre novembre 1973 et le début de l’automne 1974, auquel ont participé depuis les premiers mois le Théâtre radical de Québec, le Théâtre de la cuisine, le Théâtre d’la Shop, Stratégie et le Comité d’information politique (ex-Champ Libre). Cette implication directe dans le front culturel sera déterminante pour la seconde période de Stratégie sur laquelle nous reviendrons.
Seulement, à partir de 1975, l’Équipe du Journal et le MREQ délaissent progressivement le CSLO pour chacun mettre sur pied une organisation préparti visant à faire l’unité au sein des marxistes-léninistes : l’Organisation communiste marxiste-léniniste En Lutte! (OCML En Lutte!13) et la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada (LC(ML)C). C’est le début de la période plus sectaire qui dure pour En Lutte! jusqu’en 1978-1979. Durant 1975 et 1976, la Ligue fait mine d’ignorer En Lutte! (Warren 2007, 95-96). Mais en 1977, une polémique s’enclenche entre les deux organisations et elle mène à la fin des pourparlers entre les deux groupes. En effet, après que la mort de Mao a ébranlé les certitudes du nouveau mouvement communiste à l’international et mené En Lutte! à se rapprocher de l’Albanie socialiste en y effectuant des voyages et en valorisant le pays comme porteur d’une des voies du socialiste, la Ligue déclare son hostilité ouverte. Elle qualifie En Lutte! de révisionniste et d’opportuniste de droite. Au sein d’En Lutte!, c’est à la même époque qu’on assiste au début de quelques timides réflexions critiques internes. De légers changements seront effectués, bien qu’ils ne suffiront pas à endiguer la rigidité générale des positions ni à empêcher la dissolution du groupe qui se déroulera en 1981 de façon abrupte, comme la plupart des grandes organisations ML un peu partout dans le monde. Parmi les critiques constructives qui s’activent au sein d’En Lutte!, notons la publication en mars et en mai 1978 d’une nouvelle ligne qui dénonce l'application unilatérale des écrits ML sur l'art (Milot 2000).
Cette section consistera en un portrait global de Stratégie14 suivant ces trois périodes. Chacune d’entre elles est marquée par des formes organisationnelles, des pratiques, des genres de textes et des rhétoriques qui s’articulent au développement de la conjecture québécoise15.
La préhistoire : de la nouvelle écriture à la nouvelle écriture matérialiste
Avant la parution de Stratégie à l’hiver 1972, les futurs membres du comité de rédaction se répartissent en deux binômes qui représenteront deux tendances au sein de l’équipe : Paul Rompré et Gaétan Saint-Pierre, qui ont une pratique embryonnaire dans le domaine de la « science littéraire », et François Charron et Roger Des Roches, qui ont déjà un riche CV de jeunes poètes au moment de la fondation.
Au tournant de la décennie 1970, Saint-Pierre et Rompré sont deux étudiants de l’UQAM qui ont environ vingt ans. Ils sont inscrits dans le programme de littérature qui s’apprête à se fondre dans le baccalauréat en recherche culturelle pour une année. Ils lisent les penseurs français qui leur sont contemporains, ceux qu’on retrouve généralement autour de Tel Quel et de la Nouvelle critique. Ces jeunes étudiants cherchent à clarifier et à explorer les concepts ainsi qu’à remettre en cause la « critique traditionnelle » qui se pratique au Québec. À cette époque, après avoir tenté de fonder une revue, le duo ainsi que leurs camarades de l’UQAM (Pierre Bélisle, Marcel Chouinard, Gilles Cyr et Pierre Deshaies) se font offrir l’opportunité de diriger un numéro de la revue Liberté. Leurs rapports avec cette institution établie sont marqués par une « chaleur légèrement agressive » (Payette 1970, 3). La revue est perçue comme rétrograde, car elle représente la tendance humaniste et « dépassée » de faire de la critique littéraire. Néanmoins, ils acceptent l’offre, y voyant une rare opportunité de publication après l’échec de fondation de leur première revue, et dirigent un numéro intitulé « Écriture et Littératude ». On y côtoie une valorisation de la nouvelle écriture et des théories associées, un rejet critique de la littérature engagée traditionnelle dans l’essai de Saint-Pierre et une valorisation du caractère transgressif et non communicatif du langage poétique dans le texte de Rompré (Rompré, St-Pierre et al. 1970). Le numéro est constitué de huit essais théoriques, deux analyses d’œuvres « formalistes » et d’une discussion sur un débat académique. En dehors de ce dossier, le duo Rompré–Saint-Pierre ne publie pas vraiment dans les revues de l’époque. Certes, Saint-Pierre a publié deux fois des petits poèmes plutôt conventionnels dans Liberté (Saint-Pierre1968a et Saint-Pierre 1969a) et deux courts ensembles de poèmes dans Les Herbes rouges (Saint-Pierre1968b, Saint-Pierre 1969c), mais il ne semble pas porté par un désir d’écriture de poésie, car après 1970, il n’en écrira presque plus.
Le duo de poètes Charron–Des Roches, qui a sensiblement le même âge que Rompré–Saint-Pierre, est quant à lui beaucoup plus prolifique et il le restera au fil des ans. Ces deux amis de jeunesse ont découvert ensemble la poésie moderne dans leur Longueuil natal dans les années 1960, côtoyant Denis Vanier qui venait alors de publier Je (Des Roches, En ligne). Avant Stratégie, Des Roches publie trois fois dans Les Herbes rouges (1969a, 1969b, 1971a), deux fois dans La Barre du jour (1970a, 1971b) et un recueil de poésie aux Éditions du jour (1970b). François Charron publie au même moment trois fois à La Barre du jour (1971a, 1971b 1971c) et fait paraître deux recueils de poésie, 18 assauts et Au Sujet de la poésie (1972a, 1972b), au moment où démarre tout juste l’entreprise de Stratégie. Cette liste ne serait pas complète sans parler des œuvres communes. En effet, ils animent ensemble la revue de création littéraire Ether16 qui connaît quatre numéros entre janvier 1970 et mars 1971 et qui paraît au Collège Édouard-Montpetit. De même, ils publieront à l’été 1971 un manifeste pour une nouvelle écriture « matérialiste » dans La Barre du jour (Charron et Des Roches 1971). Ce manifeste introduit une tension politique au sein de la « nouvelle écriture », en tant que courant et en tant que pratique du duo, qui était jusque-là relativement éloigné des considérations politiques, si ce n’est par la transgression textuelle. En effet, Charron et Des Roches énoncent leur programme dans des termes qui sont assez clairs :
Donc, une nouvelle écriture (écriture matérialiste, i.e. considérant les phénomènes comme liés entre eux (langue/histoire), produisant et transformant) va avoir à dénoncer cette idéologie du texte-miroir, pour ensuite élaborer une théorie qui va situer l’écriture et ses implications politiques et idéologiques, permettre une véritable pratique de classe. (1971, 6)
Cette ligne sera déterminante pour les trois premiers numéros de la revue et distinguera Stratégie des deux autres revues formalistes La Barre du jour et Les Herbes rouges.
Les débuts : groupe de recherche étudiant, formalisme et individualisme
Le premier numéro de Stratégie paraît à l’hiver 1972. En plus de poursuivre la ligne énoncée par le programme de Charron–Des Roches en littérature, le collectif, entend développer une sémiologie critique et engagée qui n’est pas spécialement limitée dans son objet, mais qui accorde une place particulière à l’idéologie, notamment à l’idéologie littéraire. Stratégie veut être « à la fois un groupe de recherche et une revue destinée à tous les groupes de travail opérant dans un champ commun » (Stratégie no1, 6).
Les termes de groupe de recherche et de groupe de travail proviennent directement des pratiques du renouveau pédagogique ayant lieu à l’université. Ils indiquent l’horizon de lecture de la « science » qui est développé au sein de la revue : c’est une expérimentation, un work in progress à partir des théories contemporaines qui sont présentées dans les pages plus qu’une production académique et définitive17. Cette expérimentation est visible dans la rhétorique de chacun des textes théoriques des trois premiers numéros : Pizarro fait usage de concepts de physiques et numérote ses thèses (Stratégie no1, 7-50), Roy fait s’enchaîner des références théoriques plutôt ardues de façon carabinée en quelques pages (Stratégie no2, 4-18) et Labelle décline des équations lacaniennes (Stratégie no3/4, 111-124).
Toutefois, malgré la volonté de fonctionner comme un groupe de recherche, Stratégie est en réalité une entreprise assez individualisée et éclectique. Les textes théoriques d’un numéro ne servent pas de matériaux pour les textes théoriques qui suivent et ne s’entendent pas sur un ensemble de références théoriques communes. Ceci décourage l’entrain initial pour la recherche théorique et plus abstraite et contredit le développement du pôle « groupe de recherche » qui était au centre de l’éditorial de lancement. Dans les quinze premiers mois, Stratégie peine à être un collectif de production ou une production collective.
Un autre blocage s’observe dans la publication de textes de création littéraire. Il ne semble pas y avoir de raisons particulières pour publier un texte de création dans Stratégie, considérant que ces textes sont également acceptés dans des revues formalistes ayant un plus large lectorat comme Les Herbes rouges ou La Barre du jour. Ceci fait en sorte que Stratégie a de la difficulté à trouver son identité littéraire : les poètes qui y publient envoient leurs textes et parfois les mêmes textes18 dans les deux revues formalistes19. Le numéro 3/4 qui paraît à l’hiver 1973 représente l’exemple le plus frappant du caractère indistinct de Stratégie et il indique un moment de rupture. Pour la première fois, la moitié des pages sont occupées par la « pratique de la fiction » et on retrouve au sommaire une majorité d’écrivain.e.s de La Barre du jour qui ont une écriture d’apparence apolitique au moment où la radicalisation se fait sentir un peu partout. Le mouvement syndical vient notamment de vivre une de ses plus grandes grèves historiques.
Organisation, front et travail culturel
Le numéro 5/6 marque le début de la seconde période. Il paraît à l’automne 1973 et avec une équipe éditoriale réduite, car Roger Des Roches, promoteur le plus important de la tendance littéraire, a démissionné. On ne retrouvera plus que deux ensembles de courts poèmes dans les numéros de la deuxième période20. Ils seront de la main de François Charron, qui faisait une poésie d’agitation-propagande à l’époque21.
L’éditorial du numéro d’automne 1973 résume les activités internes et présente une autocritique du collectif de production :
Continuellement ballotée, sur le plan théorique entre une tendance scientifiste [sic] et une tentative d’exercer une critique des pratiques signifiantes bourgeoises au Québec (par exemple, Essai de sémiologie du Hockey), sans cesse menacée, sur le plan de la fiction (« création »), par un formalisme idéologiquement suspect, Stratégie veut rompre avec une part importante de sa production passée. [La] lutte idéologique doit faire ici l’objet d’un texte de groupe. Si ce travail n’a pas été effectué plus tôt c’est moins à cause de l’insuffisance propre au groupe de la revue qu’à cause de l’inexistence de celui-ci. Ce texte, fruit d’une réflexion amorcée depuis environ un an, a été produit au moment où un comité de rédaction tentait de se transformer en groupe de recherche. (Stratégie no5/6, 7-8)
Ce que le collectif nomme au sujet de sa première période dans des termes de ligne idéologique recoupe les blocages que nous avons indiqués plus haut, à partir d’une lecture interne des premiers numéros. Un élément majeur de ce passage, en plus de la pratique de l’autocritique sans appel, se lit dans la transformation que Stratégie estime avoir opéré en groupe de recherche, en un collectif qui se rassemble autour d’une production commune22. Sur la couverture, les signatures disparaissent comme dans les groupes militants unis sous une même ligne politique. C’est un moment clair de radicalisation politique.
Toutefois, il n’est pas suffisant d’appeler de ses vœux un groupe de recherche dans un éditorial pour qu’il advienne23. Il faut un changement concret au niveau des pratiques d’écriture pour le réaliser et ceci est lisible dans l’apparition d’une nouvelle production textuelle de groupe : les comptes-rendus de réunion (UQAM 89P-100, 89P-160, 89P-650). Afin de se constituer en collectif, la médiation est nécessaire entre chacun des membres pris individuellement et le produit collectif. Le dispositif de réunion en cercle fonctionnant par démocratie directe ou consensus et qui rédige un compte-rendu de réunion, qu’on appelle aussi procès-verbal ou PV, est la solution adoptée face à cette problématique. Cette forme organisationnelle était certes fréquente dans les groupes étudiants d’extrême gauche, mais elle n’était pas présente chez Stratégie avec son « secrétaire de rédaction », François Charron, jusqu’au numéro 3/4, ni dans un grand nombre de revues de l’époque qui avaient une forme souvent plus traditionnelle où on assigne une seule personne comme directrice, rédactrice en chef, etc.
Le « dispositif PV », s’il permet à Stratégie de déterminer les orientations et les activités entourant la production collective, élargit également le champ des décisions communes et les fixe à l’écrit. Ce que Stratégie fait et représente n’est limité que par ce que le collectif décide et consent, et ceci peut devenir extrêmement varié si les membres veulent s’impliquer politiquement au lieu de s’en tenir uniquement à ce qui les avait rassemblés initialement : la production d’une revue. À travers la médiation du « dispositif PV », les termes collectifs de production et production collective sont mis en tension pour une première fois et ils ne sont plus distingués, devenant à certains moments ambigus24. Durant cette période, Stratégie produit des articles pour ses pages, mais elle s’implique aussi dans le Front culturel du CSLO (FC-CSLO), tandis que ses membres militent au GRIP du Collège Ahuntsic et écrivent pour La Strappe et pour En Lutte!25.
De cet ensemble, si on se fie aux procès-verbaux de la période, l’implication de Stratégie au sein du FC-CSLO est la plus déterminante. À partir d’octobre 1973, Stratégie se joint au Front et clarifie pour la première fois ses orientations à l’intérieur d’un mouvement plus large. Elle y expose ses orientations et ses activités de façon plus précise qu’à l’intérieur de son éditorial du numéro 5/6 et c’est pourquoi les comptes-rendus sont essentiels si on veut comprendre les développements de cette période. Dans le cadre d’une réunion en août 1974, Stratégie se donne les objectifs suivants :
1. Connaître les besoins culturels des masses
2. Enquêter sur les expériences progressistes historiques et contemporaines
3. Enquêter sur la culture québécoise : quelles sont les tendances actuelles de la culture bourgeoise ?
4. Aider à sortir de l’isolement d’autres groupes culturels ou des individus dans les domaines où il y a peu ou pas de production progressiste.
5. S’interroger sur la question de la culture en général : la culture comme lieu et instrument de lutte. (UQAM 89P-650/1, Réunion, août 1974)
L’apparition d’un nouveau type de production textuelle, les entrevues et les questionnaires, répond aux objectifs 3 et 4. Stratégie publie à ce moment des entrevues avec des groupes camarades comme La Strappe ou le Théâtre d’la shop, mais aussi une entrevue-polémique avec Le Grand Cirque Ordinaire. Dans le domaine littéraire, Stratégie se fait également interlocuteur, ou plutôt polémiste, et envoie des questionnaires à des écrivain.ne.s afin d’enquêter sur la démobilisation qu’elle perçoit dans la littérature québécoise. Ces textes occupent une grande place au sein des numéros 8 et 9, car ils représentent respectivement 48% et 38% des pages de ces deux numéros.
Le numéro 7 est consacré entièrement à la critique de l’école bourgeoise. Il est conçu alors que Stratégie entretenait des rapports amicaux avec La Strappe. Il représente une avancée dans la constitution d’un savoir sur les conditions que les membres du collectif traversent depuis qu’un grand nombre d’entre eux enseignent au collégial. Ce sont ces conditions et leurs contradictions nouvelles qui sont décrites dans ce numéro : la pratique de l’enseignement à la leçon, les charges de cours, visant à diviser la solidarité syndicale, les subventions aux écoles privées de la part de l’État, l’enseignement de la littérature qui reproduit les inégalités de classe, etc. Le questionnement sur la transmission de la culture comme lieu de lutte, l’objectif 5, amène Stratégie à critiquer « l’idéologie littéraire dominante » qui est incarnée par une « littérature aussi bien française que québécoise [qui] apparaît tel un instrument voué à la défense et à l’illustration des intérêts objectifs de la classe régnante » (Stratégie no7, 34). Le collectif nomme son décalage par rapport à la transmission institutionnelle et se conçoit à travers le travail de ce numéro comme un groupe luttant contre l’enseignement bourgeois. Il veut critiquer la reproduction idéologique et la séparation des idées de littérature et de culture, et réfléchir aux possibilités d’une voie révolutionnaire dans ce domaine.
Représentant 57% du numéro 5/6 et 92% du numéro 10, les chroniques et les analyses critiques de l’idéologie et de la culture bourgeoise prolifèrent et visent à répondre à la mission de critique des appareils idéologiques d’État que Stratégie veut mener dans le FC-CSLO et à l’École. Plus maîtrisés que les essais théoriques exploratoires des premiers temps, on s’y s’attaque sans vergogne aux « mythologies » (dans le sens de Barthes) québécoises. On y analyse plusieurs phénomènes culturels de la vie quotidienne, comme Allo Police, la publicité à la télévision, le hockey télévisé et les articles portant sur la mauvaise qualité de la langue française. Parmi cet ensemble, l’analyse des chroniques de Michel Côté dans le Journal de Montréal est représentative de la critique effectuée :
Là où le fait divers décrit le vol, la faillite, le décès ou le divorce, la chronique de Côté oppose l’acte de probité, la promotion, la convalescence et la « jolie épouse ». […] Dans un journal où le fait divers est dominant, représente la forme exclusive sous laquelle l’Histoire est montrée se faisant, et constitue une agression constante du lecteur par son insistance sur le désordre inhérent du monde, la chronique de Maurice Côté oppose d’emblée une vision résolument optimiste du réel, qu’elle ne justifie par aucune démonstration. (Stratégie no5/6, 65)
On présente ici une idée du complexe idéologique fonctionnant par complémentarité. On s’intéresse plus volontiers aux manifestations quotidiennes qui semblent disjointes pour tenter de comprendre comment elles se répondent et se renforcent. À l’intérieur du Journal de Montréal par exemple, le fait divers, la chronique de Côté et le sport représentent des variations sur l’idéologie bourgeoise : le premier justifiant l’idéologie juridico-politique, l’appareil répressif, le second proposant un ordre rassurant, une consolation dans la contemplation des « bonnes gens » et le dernier permettant le déploiement d’une idéologie nationaliste petite-bourgeoise via l’identification des individus aux joueurs et de la nation à l’équipe de hockey. À cette époque, Stratégie travaille avec et contre les manifestations culturelles, les lisant de près, les décrivant en détail et les critiquant au même moment. Ceci a également pour effet d’insérer dans le texte une représentation du mouvement de la critique fonctionnant de façon dialectique plutôt qu’une simple opposition à des formes culturelles répressives ou décadentes, ce qui est souvent le cas dans des revues participant à l’élaboration d’une culture alternative.
Dans « Pour une littérature de libération » (Stratégie no9, 57-77) et dans certaines interventions littéraires qu’on retrouve dans les numéros 8 et 9, on rencontre le dernier genre de texte de cette période : les interventions générales qui ici visent à mettre sur pied une littérature révolutionnaire. On y présente une idée relativement stricte – mais moins figée que ce que les critiques de Stratégie ont bien voulu en retenir – de l’écrivain.e militant.e qui est en rupture avec la plupart des écrivain.e.s québécois.e.s de l’époque. Cette idée de la littérature favorise le contenu qui est vu comme un aspect principal de la lutte idéologique dans le champ culturel. La littérature est vue comme un instrument de politisation et de mobilisation et on donne une grande importance à l’accessibilité de l’œuvre. Toutefois, ceci n’empêche pas le collectif de valoriser également une exploration formelle en mentionnant L’Afficheur hurle de Chamberland et plusieurs poèmes de François Charron comme exemples positifs de littérature militante. En dehors des thèmes plutôt convenus du mouvement marxiste-léniniste, Stratégie esquisse aussi un dépassement vers une ouverture sur la pratique collective et une réflexion sur le médium et l’écriture :
Des formes entièrement nouvelles et populaires d’écriture (entendu ici au sens très large) peuvent [se] développer. Il y aurait lieu de nous pencher sérieusement sur le problème de l’affiche qui offre des possibilités souvent mal exploitées. […] La politisation par le biais du littéraire passera de plus en plus, par des écritures-paroles collectives, par des écritures nouvelles s’inventant des médiums nouveaux. Ceci ne signe pas la fin de la littérature produite par l’individu-écrivain, mais lui indique, en clair, les conditions de lecture de sa production. L’espace de son écriture se joue désormais entre les exigences du travail formel et les exigences du travail politique, entre liberté et libération. (Stratégie no 9, 68)
Cette proposition d’écriture collective n’est pas sans rappeler les Dazibao de la Chine maoïste, les expériences de créations collectives, les écritures sur les murs durant Mai 68 ou, plus proche de nous, la pratique des graffitis poétiques dans un quartier comme Hochelaga-Maisonneuve. On voit bien ici que les marxistes-léninistes avaient tout de même certains atomes crochus avec le mouvement contre-culturel.
Bref, numéro après numéro, en adoptant un langage moins abstrait que dans la première période, Stratégie produit pour la première fois un véritable savoir de groupe sur les pratiques culturelles progressistes et les articulations de l’idéologie dominante dans la culture. Ce travail de la seconde période devait être transmis à d’autres groupes à l’intérieur du FC-CSLO afin de favoriser l’émergence d’une frange progressiste de travailleur.euse.s culturel.le.s et d’un savoir marxiste sur la culture québécoise. Il visait l’établissement de principes théoriques forts, mais de façon non sectaire et distinct du dogmatisme caractéristique de la période suivante. Malheureusement, l’aventure du FC-CSLO se termine assez brusquement à la fin 1974, de même que le CSLO, qui publie le dernier numéro de sa revue Solidarité en juin 1975. Les groupes membres du FC-CSLO iront pour beaucoup rejoindre En Lutte!. C’est le cas du CIP et du Théâtre d’la Shop qui adoptent une esthétique de plus en plus figée, délaissant leur autonomie dans le champ artistique. En rejoignant En Lutte! entre 1975 et 1978, ils se trouvent pris dans une organisation dogmatique et dirigiste au niveau culturel, car elle ne reconnaît aux œuvres qu’une valeur d’« instruments auxiliaires de propagande » (Milot 2000). Les œuvres produites suivent une forme de réalisme socialiste à bien des égards plus stricte que ce qui se faisait en URSS sous la direction de Jdanov, responsable de la culture sous Staline. Dans ce contexte, Stratégie passe à sa dernière période.
Diffuser la culture prolétarienne et durcir la lutte de ligne : mais pour qui?
Prise de court par la disparition du FC-CSLO, mais également interpellée par les discussions critiques qu’elle continue d’entretenir avec les groupes ML ayant ralliés En Lutte!, Stratégie adopte une position mitoyenne dans sa dernière période. Elle hésite entre l’abandon de l’autonomie et la poursuite des objectifs qu’elle avait mis de l’avant dans le Front culturel et, pour tenter de se réinventer, elle adopte un nouveau format magazine plus « accessible », à mi-chemin entre la revue-livre et le journal. Les querelles et les « luttes de ligne » apparaissent à ce moment de façon plus virulente et ciblent souvent des collectifs progressistes, plutôt que les ennemis bourgeois. Laissant parfois les couteaux tirés dans leur tiroir, Stratégie approfondit également son travail de recherche culturelle à ce moment en mettant de l’avant et en valorisant la culture prolétarienne historique et/ou celle existant dans les pays socialistes. À l’exception des entrevues avec des groupes camarades qui occupent encore une grande place – Stratégie pouvait compter sur les camarades provenant de groupes strictement marxistes-léninistes qui étaient très forts et nombreux à l’époque –, les autres catégories de textes de la seconde période disparaissent des pages de la revue.
Durant la troisième période, les interventions polémiques ciblées, qui sont principalement des querelles virulentes sur les interprétations qui présentent une forme de sectarisme, s’attaquent largement aux groupes proches émergents. Ces textes deviennent un nouveau genre de production pour Stratégie. Certes, les accusations envers Chroniques ou envers les Têtes de Pioche sont plutôt surprenantes si on s’imagine Stratégie comme une revue littéraire ou culturelle québécoise et qu’on a en tête le trope de l’ « absence de chapelles » (Lacroix 2016) qui caractérise un large pan des revues littéraires québécoises. Par contre, considérées dans le milieu d’extrême gauche, les pratiques conflictuelles de Stratégie sont relativement banales. N’empêche, il faut reconnaître que la critique envers la nouvelle revue marxiste Chronique, tout juste lancée par des enseignant.e.s de l’UQAM, est déroutante sur un point : cette revue reprend des objectifs similaires à ceux de Stratégie à bien des égards, elle salue même le travail de son aînée, mais il semble que Stratégie s’entête – et s’emballe si on se fie aux PV – à ne pas voir l’effet positif que pourrait avoir Chroniques par rapport au mouvement ML. À l’exception de l’intervention contre la contre-culture en général, critique partagée par Chroniques, la seconde intervention ciblée est dirigée envers les Têtes de pioche et elle est signée d’une certaine Louise Desforges. Ce texte, s’il est représentatif de l’âpreté qu’adoptent les ML envers le féminisme radical à l’époque, semble également faire preuve, en plus d’une interprétation déformée des textes, d’un intérêt déplacé envers un journal qui n’en est même pas à sa première année. C’est donc une deuxième critique lâche qu’effectue Stratégie sous le couvert d’une « lutte de ligne ». Alors qu’on s’attendrait à ce qu’En Lutte! et que la Ligue, par exemple, reçoivent des critiques, Stratégie décide de centrer sa lutte envers des groupes à peine formés.
En dehors de ces interventions qui ont été largement discutées et qui ont été centrales dans la critique et l’étude de Stratégie (Pelletier 1987, Milot 1992), on remarque l’apparition de textes sur les productions culturelles prolétariennes historiques et contemporaines en pays socialistes. Cette pratique est directement inspirée du deuxième objectif que Stratégie s’était donné en tant que comité autonome au sein du FC-CSLO. C’est le seul objectif qui reste en vigueur à l’époque et il incarne la tendance favorisant l’autonomie relative par rapport aux organisations ML. Les textes de ce genre occupent entre 39% et 57% des pages dans les numéros 12, 13/14 et 15/16. Ces textes portent sur des médiums souvent dépréciés dans les études culturelles et représentent la pratique la plus inventive de Stratégie à l’époque. Par exemple, l’article s’intitulant « Le Searchlight : journal exemplaire des marins canadiens » constitue un travail historique de longue haleine – 42 pages dans le nouveau format en 8 ½ x 11 – qui articule histoire ouvrière et syndicale avec la pratique culturelle et artistique des ouvriers. Après avoir présenté l’histoire de l’Union des Marins Canadiens (UMC), le texte met en valeur le journal Searchlight en tant qu’instrument politique et culturel des ouvriers dans une perspective médiatique. On explique pourquoi, dans le cas des marins, la mise sur pied d’un journal était essentielle dès la fondation du syndicat et que, sans elle, les débats ne pouvaient pas avoir lieu du fait du dispersement des membres à travers le monde. Cette contrainte aurait favorisé la vivacité du journal paraissant de façon bimensuelle et elle aurait également favorisé l’apparition de rubriques culturelles qui autrement sont souvent absentes des journaux syndicaux. L’usage des photographies, des bandes dessinées et des poèmes est analysé à la fin de l’article, afin de voir comment le contenu politique est mis en forme et diffusé par les marins. Tandis que les photos semblent assez expressives et créatives, on retrouve une forme plus rigide – quoique celle-ci soit parfois utilisée ironiquement – dans les poèmes ou bandes dessinées. On note également que le contenu des productions fait la promotion de l’internationalisme ouvrier et de la lutte contre le fascisme. Bref, à l’intérieur de cet article sur un journal ouvrier, et largement dans les analyses de pratiques culturelles prolétariennes, Stratégie entreprend des analyses de plusieurs médias souvent négligés pour les articuler avec l’histoire et la politique de l’époque sans chercher à les séparer. Il s’agit là certainement d’un des meilleurs apports des numéros de cette période qui ne rejette pas entièrement l’idée d’une « science » de la culture articulée à la totalité sociale.
La dissolution : retour du PV refoulé
Le dernier numéro de Stratégie entre difficilement dans la troisième période et doit plutôt être considéré de façon séparée. Dans le numéro 17, 59% des pages sont des textes de dissolution : bilans de Stratégie et comptes-rendus de rencontres avec les deux organisations marxistes-léninistes de l’époque. Alors que les bilans sont plutôt communs dans une telle procédure, les comptes-rendus de rencontre étonnent, car ils touchent à ce qui est généralement caché : l’organisation interne de Stratégie et la forme de celle-ci. On assiste alors à une inversion. Les productions textuelles du « dispositif PV » sont assumées comme production collective et constituent, avec les interventions, les seules productions collectives admises dans ce numéro. Plusieurs manuscrits sur les pratiques culturelles qui pourraient intéresser les lecteur.trice.s sont refoulés dans les archives au lieu d’être publiés dans le dernier numéro26.
Afin de comprendre cette « fin » de Stratégie, il est intéressant de la comparer à la fin de deux autres revues semblables, Chroniques et Champ d’application. Cette dernière est une revue marxiste animée par Pierre Milot qui s’est dissoute pour rejoindre En Lutte! quelques mois avant Stratégie. Au moment où Chroniques se dissout, elle réalise un numéro quadruple en y mettant de l’avant un grand nombre d’articles non publiés. Champ d’application publie quant à elle uniquement un bilan aux accents triomphants. Bien que leur processus soit opposé, Chroniques et Champs d’application décident de terminer leur aventure en tant que production collective, la première en vue d’une renaissance, la seconde afin d’apparaître entièrement convertie à En Lutte!. Stratégie réalise quant à elle sa dissolution en tant que collectif de production et, malgré le fait que ses membres se rallient largement à En Lutte!, elle assume son différend par rapport à la ligne culturelle de cette dernière qu’elle entend contribuer à améliorer (Stratégie no17, 36-38). Elle souligne d’ailleurs son déchirement par rapport à l’opposition entre les deux principales organisations ML (Stratégie no17, 3 et 43-44) sans pour autant les rejeter. Après la dissolution, il est plutôt difficile de savoir ce que le collectif Stratégie est devenu et comment il a été intégré à En Lutte!. On peut toutefois penser qu’il a directement été lié à la modification de la politique culturelle d’En Lutte! qui, après la publication de deux rectifications en mars et mai 1978, devient plus ouverte aux expressions artistiques et amorce une ouverture timide (Milot 2000).
Quelques années après cette aventure, En Lutte! implose lors d’un congrès déchirant. C’est le début de la décennie 1980. Les anciens membres de Stratégie, pour la plupart enseignant au collégial, ne publieront pas pendant plusieurs décennies et leur histoire sera largement oubliée. Cette aventure collective, comme la plupart des histoires entourant le mouvement marxiste-léniniste au Québec, suit une trajectoire apparemment déchirante quand on la regarde par ses deux bouts : le passage de la créativité éclectique de la première période avec ses poèmes formalistes à la période des déchirements entre groupes de gauche et des regrets.
Pourtant, cette histoire, dans ses moments les plus créateurs, laisse entrevoir une autre possibilité : la possibilité d’un front culturel, l’imagination d’un usage de la culture créatif et impliqué dans la lutte qui s’est déployée pendant un bref moment entre 1973 et 1975. Enfouis sous le poids des décombres du mouvement ML, les dazibaos de 68 et les propositions « Pour une littérature de libération » de Stratégie figurent parmi les ancêtres oubliés des poèmes de manifs, des collages de rues et des graffitis incendiaires qui ont refleuri depuis 2012. Grondant sous les pavés de 2012, la révolte générale de 1972 : « Ici plus tard ailleurs maintenant / le geste de solidarité historique se joue [...] ici plus tard ailleurs maintenant / bouche ouverte qui HURLE ». (Stratégie 5/6, 125 et 133)
Corpus principal
Stratégie, 1972-1977, no 1 à no 17,
Corpus secondaire
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———. 1975. « Rapport annuel », https://conseildesarts.ca/-/media/Files/CCA/Corporate/Annual-Reports/fr/1974-75-Rapport-annuel.pdf
UQAM. 1969. « Annuaire 1969-1970 ». http://www.regis.uqam.ca/Pdf/annuaire/annuaire_6970.pdf
———. 1970. « Annuaire 1970-1971 ». http://www.regis.uqam.ca/Pdf/annuaire/annuaire_7071.pdf
———. 1971. « Annuaire 1971-1972 ». http://www.regis.uqam.ca/Pdf/annuaire/annuaire_7172.pdf
———. 1972. « Annuaire 1972-1973 ». http://www.regis.uqam.ca/Pdf/annuaire/annuaire_7273.pdf
———. 1973. « Annuaire 1973-1974 ». http://www.regis.uqam.ca/Pdf/annuaire/annuaire_7374.pdf
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———. 1975. « Annuaire 1975-1976 ».http://www.regis.uqam.ca/Pdf/annuaire/annuaire_7576.pdf
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Parmi les deux textes, le chapitre de Pelletier est le plus descriptif et le seul qui reconnaît la place centrale de l’implication politique pour Stratégie. Il critique d’ailleurs l’approche de Pierre Milot qui réduit Stratégie à une aventure intellectuelle détachée, sectaire et totalitaire.
L’essai de Pierre Milot consacré au « Paradigme rouge », ce qui correspond au développement du marxisme et du marxisme-léninisme dans le champ intellectuel québécois, porte la marque d’un grand mépris et d’une haine envers son objet de recherche, particulièrement dans le chapitre consacré à Stratégie. On ne comprend pas très bien cette posture de Pierre Milot si on ne s’intéresse pas à l’individu (Poulin 1991) : il a été directeur de la rédaction à la revue Champ d’application, une revue étrangement absente de l’analyse du Paradigme rouge.
Mise sur pied par des étudiant.e.s de Trois-Rivières et commençant à publier en 1974, Champ d’application est d’abord une revue littéraire. Dans les numéros 1 à 4 (1974), 50% des textes au sommaire sont de la création et le reste de la théorie ou des analyses d’œuvres subversives ressemblant à ce qui se faisait dans Tel Quel en France. Également, François Charron et Roger Des Roches publient dans les numéros 3 et 4 respectivement. Cette revue a donc un rapport principalement textuel pour ne pas dire intellectuel avec l’extrême gauche dans ses premiers temps du fait de son excentricité géographique. Le numéro 5 (1975) marque une première rupture et un déménagement de l’équipe à Montréal. La revue reconnaît avoir subi l’influence néfaste de Tel Quel qui est la seule raison expliquant les errements du groupe dans l’autocritique. Les numéros 6 et 7 (1976-1977) sont quant à eux marqués par un abandon de l’autonomie et un dogmatisme critiquant Chronique et Stratégie et les traitant d’opportunistes ou de révisionnistes.
Le développement particulier de Champ d’application semble être le modèle qu’utilise Milot pour lire Stratégie. Il en fait une revue littéraire et la situe dans la filiation de Tel Quel alors que la littérature et l’influence telquellienne ne sont pas très importantes dans les pages de Stratégie. Il insiste longuement sur les quinze premiers mois de Stratégie, une période représentant 20% de la durée de vie de la « revue », si bien qu’il y consacre plus de la moitié des pages du chapitre (58%) et ne mentionne que du bout des lèvres les mouvements politiques contemporains de même que la deuxième et la troisième période de Stratégie qui sont réduits à une même période et qui sont mis sous le signe de la conversion brusque plutôt que celui de la lente transformation. Pour ces raisons et pour le manque de rigueur général du travail, le chapitre de Milot demeure largement inutilisable tant et aussi longtemps qu’une relecture à la lumière du déplacement projectif de l’auteur ne sera pas effectuée.
Provost, Samuel. 2022. « Stratégie : une production/collectif impliquée dans le mouvement marxiste-léniniste », Postures, Dossier « Littérature et mouvements sociaux/ 25 ans de Postures », no 35, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/provost-35> (Consulté le xx/xx/xxxx).