Stéphane Inkel est professeur agrégé au Department of French Studies de Queen’s University. Il a été membre du comité de coordination du deuxième numéro de Postures, paru au printemps 1998. Julie Lachance est professeure au Département de littérature et de français du Cégep Édouard-Montpetit. Elle a codirigé le deuxième numéro de Postures. L’un et l’autre ont été membres du comité de rédaction et de lecture du premier numéro de la revue, paru au printemps 1997.
Postures (Marc-Antoine Blais) : Comment a débuté l’histoire de Postures? Quelles personnes ont contribué à la fondation de la revue?
Stéphane Inkel : C’est Jean-Pascal Baillie qui a eu l’idée d’une revue, au départ. Comme nous nous connaissions bien, il m’a fait part de cette idée et nous avons intégré chacun notre réseau au projet. De mon côté, j’ai invité mes ami·e·s de l’époque, comme Michel Fournier et Pascal Caron.
Julie Lachance : En ce qui me concerne, je pense que c’est par le biais de Pascal que j’ai été intégrée au projet. Après que nous ayons fait des travaux d’équipe ensemble, nous sommes devenu·e·s ami·e·s, puis colocataires. C’est lui qui m’a présentée à vous.
S. I. : Oui. Et votre appartement est un peu devenu la base informelle de Postures! Au départ, il y avait un grand comité de rédaction, mais l’essentiel du travail était mené par cinq personnes : Pascal, Michel, Julie, Jean-Pascal et moi. Je n’ai dirigé aucun numéro, mais j’ai été très impliqué dans les deux premiers. Le deuxième numéro, c’est Julie et Michel qui l’ont dirigé, mais comme Michel et moi habitions ensemble, nous faisions des réunions informelles sur Postures tous les jours.
Postures : Quels étaient vos objectifs au moment de créer la revue? Sentiez-vous qu’une revue telle que Postures répondrait à un besoin dans la communauté étudiante?
S. I. : Au départ, nous voulions créer un lieu de publication pour les étudiant·e·s du baccalauréat. C’est important de le préciser, je crois. En tant qu’étudiant·e·s du premier cycle, c’était difficile de publier dans des revues savantes. Nous trouvions que plusieurs textes étudiants méritaient d’être publiés, que plusieurs étudiant·e·s méritaient de vivre une expérience de publication. Postures est donc devenue une expérience éditoriale : il s’agissait pour nous d’apprendre à gérer une revue, et à travailler en collectif aussi. Louise Dupré, qui était directrice de Voix et images à l’époque et que nous avions rencontrée, nous avait beaucoup guidé·e·s dans le processus de la création de la revue.
J. L. : En ce qui me concerne, je voyais la création d’une telle publication comme essentielle. Je prévoyais que la revue serait la bienvenue, car je côtoyais plusieurs étudiant·e·s qui étaient susceptibles de proposer des textes de qualité. Et nous l’avons fondée entre autres pour nous permettre d’avoir cet espace pour nous-mêmes, pour pouvoir y publier nos recherches et nos réflexions. Nous avions envie de nous investir et de mettre la main à la pâte.
S. I. : Oui, tout à fait. À l’époque, c’était pour nous une forme d’investissement dans la vie étudiante. 1997, c’était tout de même une drôle de période, entre la chute du mur de Berlin et les attentats du 11 septembre 2001. C’était un moment où curieusement, alors qu’aujourd’hui nous angoissons à propos des changements climatiques et de la polarisation des discours notamment, les choses allaient relativement bien. La question nationale était un peu derrière nous, après la défaite de 1995… Nous n’étions pas engagé·e·s très clairement sur le plan politique. Nous étions plutôt engagé·e·s dans la littérature, en fait.
J. L. : Moi aussi, ça m’a replongée 25 ans en arrière. Mais pour ma part, j’ai toujours été très près de Martine Delvaux, et près du féminisme et de la gauche. Pour moi, le « s » de Postures était hyper important, car il soulevait la question de l’inclusion de différentes postures, de différentes manières de prendre position, de différentes voix. Les paroles peu orthodoxes, qui ne suivaient pas les codes de la Littérature avec un grand « L » ou de l’Institution étaient bienvenues. Il y avait une belle ouverture.
Postures : Et votre deuxième dossier était tout de même titré « Écriture et sida ». Ce n’est pas banal.
S. I. : En effet. Je ne veux pas dire que les personnes qui faisaient partie de Postures étaient désengagées, mais plutôt que l’air du temps était relativement désengagé. Et que c’était une manière de nous inscrire dans la vie étudiante que de faire ce projet-là. Le pluriel était très important, oui. À l’époque, nos discussions portaient souvent sur les postures théoriques, sur les postures d’énonciation.
J. L. : Et c’est drôle : je me suis rendue compte que le titre même de mon mémoire de maîtrise contient… le mot « posture »! [rires]
S. I. : Incroyable.
J. L. : C’était « La posture testimoniale dans L’espèce humaine de Robert Antelme et La douleur de Marguerite Duras ». Cette notion a été centrale pour moi. Par le biais de mes recherches, j’ai tenté de circonscrire la posture du témoin : ça a été passionnant de relever cette parole qui se forme dans un lieu spécifique (ou non-lieu en ce qui a trait aux survivant·e·s des camps).
Postures : Justement, pourquoi avoir opté pour le nom « Postures »? Avez-vous prophétisé les travaux que Jérôme Meizoz a consacré à cette notion?
S. I. : En tout cas, le terme « posture » n’avait pas pour nous le sens que lui confère aujourd’hui Meizoz. Ce n’étaient pas les postures d’écrivain qui nous intéressaient, mais plutôt les postures d’énonciation. C’est pour ça que j’ai parlé d’un engagement dans la littérature. Moi, je « tripais » sur Beckett, Duras, Réjean Ducharme… Nous adhérions à une conception de la Littérature avec un grand « L », à cette époque-là en tout cas. À mon sens, ce choix de nom est d’ailleurs lié à notre décision de consacrer le premier numéro à Kafka : la conception de la littérature qu’il incarne était fondamentale pour nous.
Postures : Trouvez-vous que ce terme est surutilisé et employé à plus ou moins bon escient aujourd’hui? Croyez-vous, à l’instar de Benoît Melançon (2018, n.p.), qu’on devrait créer un moratoire sur l’emploi du mot « posture »?
J. L. : J’avoue que la question que soulève Benoît Melançon est nouvelle pour moi. Peut-être que oui, ce terme-là est utilisé de nos jours comme un mot « fourre-tout », qui peut être apprêté à toutes les sauces. Mais personnellement, je trouve que c’est un mot qui a toujours une signification riche, et je ne veux pas arrêter de l’employer. [rires]
S. I. : C’est difficile de démêler tout ça : ce terme est lié à une histoire pour nous, il est symboliquement chargé. Nous nous sentons « attaqué·e·s », en quelque sorte. [rires] Je comprends ce que Benoît Melançon veut dire, mais je n’ai jamais perçu ce mot de cette façon.
Postures : Quel sens particulier conférais-tu au terme dans le cadre de tes recherches de maîtrise, Julie?
J. L. : Le mot « posture » désigne pour moi une position spécifique et une manière particulière de la tenir. Mes réflexions ne concernent pas que la « posture d’auteur » définie par Meizoz. Lorsqu’un·e écrivain·e produit des écrits autobiographiques ou essayistiques, il se positionne parfois par rapport à des enjeux théoriques, esthétiques, éthiques. Et on peut retracer cette posture dans ses fictions. Moi, je le fais avec Virginie Despentes par exemple. Elle a une posture claire, une posture queer, et elle a une manière de tenir cette posture-là qui est trash que j’aime analyser dans ses romans. Le mot éclaire aussi les écritures du témoignage. Pour qualifier la position, le lieu d’énonciation du témoin, qui est le seul à pouvoir rendre compte d’une situation ou d’un espace, je n’ai pas d’autre terme que « posture ». Il me semble que c’est approprié d’utiliser le mot dans ce cas, car il porte l’idée d’une position qui n’est pas permanente, qui varie selon les expériences et les situations. Or, justement, le témoin change de posture quand il cesse de témoigner de sa survivance.
Postures : Pourquoi avoir décidé de consacrer le premier numéro à Kafka? Et le deuxième aux écritures du sida?
S. I. : Eva Le Grand donnait un cours sur Kafka à ce moment-là. Elle était professeure au département et était quelqu’un de vraiment chouette; elle était super impliquée. Elle était spécialiste de Kafka et de Kundera, entre autres. Elle a beaucoup collaboré avec Spirale et a assumé sa codirection (le prix de l’essai du magazine porte d’ailleurs son nom aujourd’hui). Nous lui avons parlé de la revue et elle a accepté de nous aider dans le projet. Elle a été importante dans l’histoire de Postures. Comme Martine Delvaux, d’ailleurs.
J. L. : Oui, Martine a signé l’avant-propos du deuxième numéro et nous a beaucoup soutenu·e·s dans l’élaboration du dossier.
S. I. : Mais donc, je crois que la décision de consacrer notre premier dossier à Kafka découle de ce cours, auquel participaient plusieurs des personnes impliquées dans la création de la revue. Eva Le Grand a corrigé nos travaux de fin de session en sachant que nos textes allaient paraître dans ce premier numéro; ses commentaires étaient extrêmement élaborés.
Et puis, c’est un écrivain qu’on appréciait, Kafka. Comme je l’ai dit, son œuvre signifiait quelque chose pour nous : une certaine conception de la littérature dans la modernité. Ça a été Kafka à cause du cours qu’a donné Eva Le Grand, mais ça aurait aussi pu être Beckett ou Duras, et ça n’aurait pas fait beaucoup de différence pour nous. Julie, te retrouves-tu dans ce que je dis?
J. L. : Oui, je suis entièrement d’accord avec toi. Nous avions accès à des textes de qualité et au soutien d’une prof qui était très enthousiaste quant à ce projet. C’était une opportunité, c’était une option intéressante et facilitante. Et ça a été la même chose pour le deuxième numéro : au moment de le préparer, Michel et moi travaillions dans le groupe de recherche de Martine Delvaux sur les écritures du sida et ça nous a intéressé·e·s de poursuivre la réflexion dans la revue.
S. I. : Martine donnait aussi un séminaire sur le sujet. Le texte sur Susan Sontag que j’ai publié en était issu.
J. L. : Ces enjeux m’intéressaient particulièrement, comme tout ce qui touche la forme du témoignage et les écritures de soi, de la douleur, de la maladie, de la mort. Nous nous sommes penché·e·s sur des écrits de sidéen·ne·s qui appréhendent la mort, et aussi sur des textes de celleux qui accompagnent ces personnes-là. À l’époque, c’était encore un sujet très discuté.
Postures : Est-ce que l’UQAM vous soutenait dans la diffusion de vos numéros? Est-ce que des exemplaires étaient disponibles à l’Université?
S. I. : C’est l’association étudiante du premier cycle qui nous appuyait. Je me souviens d’une rencontre que nous avions eu avec Michèle Nevert, la directrice du département d’études littéraires à l’époque, qui nous avait fait comprendre qu’elle était bien contente de notre projet, mais que la situation budgétaire du département ne lui permettait de nous soutenir d’aucune façon. Nous avons reçu l’aide bénévole de profs, mais c’est vraiment grâce à l’association étudiante (qui nous a donné 2000$ pour les deux premiers numéros, si ma mémoire est bonne) que la revue a pu être mise sur pieds. Il y a aussi Bernard Belzil, qui n’était pas impliqué dans le comité de rédaction de la revue, mais qui s’occupait du graphisme, et avec qui nous avons passé des heures interminables à changer à la pièce des guillemets anglais en guillemets français. Le système informatique n’était pas ce qu’il est aujourd’hui… Nous utilisions les Macs des locaux informatiques de l’UQAM, qui n’étaient pas du tout performants; ça nous prenait un temps fou.
J. L. : Nous travaillions sur des disquettes, je pense… [rires] Et je me rappelle d’être allée cogner aux portes des librairies indépendantes environnantes pour leur laisser des exemplaires en consigne. Nous faisions tout nous-mêmes, de la création jusqu’au lancement et à la vente.
S. I. : Absolument. Nous allions nous-mêmes porter nos exemplaires à L’Échange, à la librairie Mont-Royal, à la librairie du Square…
Postures : Quelle réception la communauté étudiante a-t-elle réservé à Postures après la parution de son premier numéro?
J. L. : Connais-tu nos chiffres de vente, Stéphane?
S. I. : Nous ne vendions pas grand-chose, il me semble. Ce qui nous permettait de continuer, c’était la subvention de l’association étudiante modulaire. Merci à cette association, parce que c’est grâce à son soutien si Postures existe. Pour ce qui est de la réception… Pas mal de personnes se sont greffées au comité de rédaction au moment de préparer le deuxième numéro. Donc, il y avait une forte volonté des étudiant·e·s de participer au projet. La revue a migré avec nous du premier cycle au deuxième cycle parce qu’il y avait effectivement ce besoin d’avoir un lieu de publication, et un lieu de formation, de travail éditorial. (Nous avions d’ailleurs participé au cours d’été « Édition de texte » de Michèle Péloquin, qui était correctrice pour Voix et images à l’époque.) Bref, les gens étaient intéressés à participer au projet pour toutes sortes de raisons, mais on ne peut pas parler d’engouement non plus.
J. L. : En revanche, nous affichions complet pour les lancements. Je me souviens de soirées extraordinaires. Tous·tes les collaborateur·rice·s se joignaient à nous pour célébrer le fruit de notre travail! C’était à L’Amère à boire…
Postures : … et c’est encore le cas aujourd’hui. Il y a des choses qui ne changent pas. [rires]
S. I. : Le bar était plein; je me rappelle que Benoit Mercier, qui offrait un cours de philosophie du XVIIe siècle auquel Michel Fournier et moi étions très attachés, était assis par terre, sur les marches entre les deux paliers. D’autres profs étaient là également, plusieurs d’entre elleux nous soutenaient. Il y avait Martine Delvaux, Anne Élaine Cliche, Jean-François Chassay, Eva Le Grand, Lucie Robert et Jacques Pelletier.
J. L. : Il y avait beaucoup de monde. Sur ce plan-là, nous avons reçu un bel accueil, c’est certain.
Postures : Que retenez-vous de vos années passées chez Postures?
Julie : Moi, ce qui me vient en tête, c’est la collaboration entre nous. Stéphane, Michel, Pascal, Jean-Pascal et moi sommes devenu·e·s très proches. J’ai trouvé une communauté, je pense. C’est important de le souligner. Je me remémore ces années-là comme des années de joie. Souvent, nos réflexions étaient échangées autour d’une bière. Nous avions beaucoup de plaisir à discuter de littérature, de nos cours, de nos projets futurs.
S. I. : Pour moi aussi, ce qui reste, ce sont les relations qui se sont formées autour de la revue. Ce projet a été une grande aventure d’amitié.
Postures : Que pensez-vous de la forme que revêt la revue aujourd’hui? De son virage numérique?
J. L. : Je suis ravie. Je suis fière que Postures soit toujours vivante et en si bonne santé!
S. I. : C’est comme notre bébé en fait, devenu grand, indépendant et autonome. Et il ne nous connaît même plus! [rires] Effectivement, j’éprouve la même fierté que Julie.
J. L. : Le travail mené par l’équipe de la revue aujourd’hui est extrêmement bien fait. Je trouve ça beau que vous ayez conservé nos premiers numéros plus « artisanaux », qu’ils soient toujours disponibles et faciles à consulter. Vraiment, ça me fait chaud au cœur.
S. I. : Que la revue soit toujours debout 25 ans plus tard montre qu’elle répondait véritablement à un besoin. Ce n’est pas parce que nous avons fait quelque chose d’extraordinaire que Postures existe encore : c’est parce qu’avant sa fondation, les étudiant·e·s n’avaient aucun lieu de publication à leur portée. Il n’y avait rien, à l’époque. Ce que nous avons fait, c’est seulement d’essayer de combler ce manque.
Melançon, Benoît. 2018. « Changez-en », L’Oreille tendue (blogue), 8 octobre. https://oreilletendue.com/2014/12/22/changez-en/
Blais, Marc-Antoine, Stéphane Inkel et Julie Lachance. 2022. « 25 ans plus tard : entretien avec Stéphane Inkel et Julie Lachance », Postures, Dossier « 25 ans de Postures », no 35, En ligne <https://revuepostures.com/fr/articles/inkel-lachance-35> (Consulté le xx / xx / xxxx).