Paroles et silences : réflexions sur le pouvoir de dire

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Autobiography is a wound where the blood of history does not dry.
Gayatri Chakravorty Spivak (1992, 172)

En 1988, Gayatri Spivak fait paraître le célèbre essai « Can the Subaltern Speak? », questionnant de fait la place, mais surtout la valeur accordée à la parole des non dominant.e.s. Ce texte fondateur dans le champ des subaltern studies pose les questions suivantes : « qui parle? », « pour qui? » et « à quelles fins? » Elles indiquent déjà la thèse principale des théories contemporaines du point de vue situé, c’est-à-dire que la position occupée par un sujet détermine son interprétation de la réalité sociale (Harding 1991, 1993, 2004; Hill Collins 1990). Privés de l’accès à la prise de parole, « [l]es "autres" du discours dominant n’ont pas de mots ni de voix pour élaborer leur propre portrait; ils sont réduits à être ceux "pour qui on parle", pour qui parlent ceux qui possèdent le pouvoir et les moyens de parler » (Bahri 2006, 308-309).

En se questionnant sur la distribution de la parole, Spivak rejoint des questions que soulevait déjà Michel Foucault en 1971 avec L’ordre du discours, dans lequel il interroge les conditions d’accès à l’espace de la parole, mais aussi les dynamiques d’exclusion sur lesquelles le discours, en tant que système de pouvoir, repose. Il lance alors l’hypothèse que le discours est en fait une institution, une structure. Il existe, avance Foucault, plusieurs procédures de contrôle du discours. Si celui-ci est troué d’interdits, c’est qu’il joue un rôle vital dans la construction des dynamiques sociales : « le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (Foucault 1971, 12). Ainsi, plus qu’un simple organe de représentation, le discours devient un outil du pouvoir; investir l’ordre du discours revient à poser un acte subjectif qui approche le sujet parlant du pouvoir. Les champs du discours ne sont pas tous « ouverts et pénétrables » (Foucault 1971, 39) de la même façon et, évidemment, les plus susceptibles de mener au pouvoir sont aussi les plus sélectifs. Les processus de contrôle sont mis en place pour préserver et limiter l’accès à ces régions différenciatrices du discours, provoquant non pas une réduction dans ses propos, mais une diminution du nombre de sujets parlants : « il s’agit de déterminer les conditions de l[a] mise en jeu [des discours], d’imposer aux individus qui les tiennent un certain nombre de règles et ainsi de ne pas permettre à tout le monde d’avoir accès à eux […]; nul n’entrera dans l’ordre du discours s’il ne satisfait à certaines exigences ou s’il n’est, d’entrée de jeu, qualifié pour le faire » (Foucault 1971, 38-39). C’est donc dire que, dans certains cas, le discours est un privilège que se partagent quelques individus favorisés et que prendre la parole devient dès lors un geste de résistance, de contestation. 

Arme collective, la prise de parole devient aussi lieu de production d’une subjectivité individuelle : « [Le sujet] émerge dans un acte de parole singulier qui le fait s’auto-engendrer à partir du discours dont il est pourtant le produit. [Il] est un effet de la structure tout comme une œuvre s’inscrit dans un horizon d’attente, comme elle est la production d’un auteur, d’une culture, d’une société » (Dumoulié 2011, 11-12). Le témoignage devient ainsi une prise de parole qui offre un espace de gestation pour un moi en devenir, un théâtre où une agentivité, souvent fragilisée, se déploie. La présence importante des récits de soi dans le champ littéraire indique l’écriture comme le lieu privilégié d’une prise sur le réel, ou du moins de sa mise en mots. L’autobiographie et les mémoires, mais aussi et peut-être surtout l’autofiction, permettent la rencontre du texte narratif et de la construction identitaire, les mécanismes de la fiction offrant à l’auteur.e la possibilité de s’immiscer au sein de son discours, de faire corps avec lui.

Mais quelle part donner au « je » dans l’écriture? En études littéraires, la question se pose autant dans la recherche (subjectivité de la chercheuse ou du chercheur) que dans la création. Particulièrement soulevés dans le contexte des études féministes, queers et postcoloniales, de tels questionnements ne s’y limitent pourtant pas. En témoigne l’espace qu’occupe présentement l’enjeu de la parole sur la scène médiatique en général (#MeToo), mais aussi spécifiquement sur la scène littéraire (popularité de la creative non fiction, débats sur la séparation de l’auteur.e et de sa production — le cas de la réédition de Céline, par exemple).

Écouter l'exclusion

Pour ouvrir ce vingt-huitième numéro de Postures, les articles rassemblés dans la section « Écouter l'exclusion » offrent une réflexion sur les enjeux qui sous-tendent la prise de parole, la publication ou la réception des textes. Analyse du récit autofictionnel « La honte », qui fait partie de l’œuvre posthume Burqa de chair (2011), l'article de Jennifer Bélanger se penche sur le texte d'Arcan en tant que réponse à une expérience télévisuelle traumatique vécue par l’auteure. Considérant l'écriture autofictionnelle comme un dispositif de résistance et un mécanisme de survivance qui permet un renversement du sentiment de honte, la réécriture de l'évènement témoignerait de la réappropriation d'une parole, d'une voix que l'on a refusé d'entendre lors de son passage à la télévision.

La relecture des contes de fées à l'œuvre dans Sula de Toni Morrison mène Karolyne Chevalier à réfléchir aux modèles de pensée racistes et sexistes qui persistent dans la littérature. Alors que l'intertextualité avec les contes permet à Morrison de remettre en question les représentations figées et stéréotypées des femmes afro-américaines, c'est à l'aide des théories postcoloniales et féministes que Chevalier suit les motifs de la disparition et de la transformation pour mettre au jour les rapports d’exclusion mis en scène dans le texte.

L'essai de Pénélope Langlais-Oligny s'inscrit dans une démarche de recherche-création. Réfléchissant à l'accès à la parole, l'auteure s'interroge sur les façons concrètes, pour les personnes en situation de privilège ou en position de parler, de céder la parole à des personnes marginalisées. Elle met en tension l'approche « classique » (verticale) et celle « inclusive » (horizontale) de la notion de collecte de paroles afin de réfléchir à l'élaboration d'un processus de création éthique qui prendrait appui sur l'écoute des voix silenciées et sur leur déploiement.

Se faire entendre

Dans ce deuxième volet, les auteur.e.s se sont penché.e.s sur la parole de l'individu face aux institutions sociales, scientifiques, artistiques et littéraires. Dans son article, Samuel Champagne s'intéresse à la littérature à thématique homosexuelle destinée à la jeunesse en ce qui a trait aux prises de parole (dont le coming out) et au discours contestataire porté par les personnages adolescents. L'auteur offre une lecture de ce corpus grandissant en y constatant l'émergence d'une voix de plus en plus audible au sein du champ littéraire.

À travers la sacralité du personnage de Carmen et de sa prise de parole, Noémie Dubé perçoit la pièce de Michel Tremblay comme une exploration de la musique en tant qu'outil de communion et d'émancipation. Depuis sa tribune, Carmen fait vivre aux voix opprimées de la Main l'expérience du sacré, qui découvrent alors un langage pour se réfléchir et s'exprimer. 

Le roman Beloved de Toni Morrison suit la trajectoire narrative d'une ancienne esclave qui, suite à l'abolition, est confrontée à des souvenirs longtemps refoulés, mais aussi aux institutions sociales qui continuent de reproduire l'idéologie raciste de la suprématie blanche. La parole de la protagoniste, porteuse d'un contre-discours, lie ainsi son histoire personnelle à l'Histoire collective. Outre l'analyse de la déshumanisation des esclaves noir.e.s et de l'intériorisation de l'hégémonie culturelle, l'article de Julie Levasseur met en lumière la manière dont les personnages subalternes peuvent exercer leur agentivité par la revendication de leur propre récit.

Faire face au silence

La troisième section explore l'indicible et le rôle du silence dans les textes de prose et dans les textes dramatiques. Dans son analyse d'Incendies, Gaëtan Dupois se propose d'observer la dialectique parole/silence dans la pièce de Mouawad. Son étude du silence, de son rôle et de ses fonctions, comme motif théâtral, lui permet de lire autrement le mutisme de la mère. Comprendre le fait de se taire comme un acte social et politique permet ainsi à Dupois de relever la plurifonctionnalité du silence dans l'esthétique mouawadienne.

Corentin Lahouste nous offre quant à lui une lecture du Ravissement de Lol V. Stein sous le prisme de la notion d'absolu. Les deux quêtes que relate le roman, celle de Lol et celle de Jacques Hold, s'inscriraient toutes deux dans une même perspective, celle d'atteindre ce qui échappe. Alors que le texte de Duras tend vers le silence, l'expérience de l'absolu aboutirait à l'aporie du langage chez les personnages. 

En clôture du numéro, l'article de Marina Lesouef porte sur Otro Mundo, l'un des romans du dernier cycle romanesque de l'auteur espagnol Alfons Cervera. Alors que les romans précédents proposaient la mise en récit de souvenirs fictifs, Lesouef considère qu'Otro Mundo travaille plutôt à combler les trous d'une mémoire individuelle lacunaire. La quête du narrateur et le travail de mémoire passent par un monologue intérieur s'adressant au père défunt. Mais face aux silences des absents, les processus d’écriture suffisent-ils?

L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheuses et chercheurs. Un grand merci au Département d'études littéraires de l'UQAM, à Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, à l'Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l'Association Étudiante du Module d'Études Littéraires (AEMEL), à l'Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE).

Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur.e.s pour leur travail, ainsi qu'à Alice van der Klei, chargée de cours au Département d'études littéraires à l'UQAM, pour avoir accepté de préfacer le numéro.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Lafleur, Maude et Jean-François Lebel. 2018. « Paroles et silences : réflexions sur le pouvoir de dire ». Postures, no. 28 (Automne) : Dossier « Paroles et silences : réflexions sur le pouvoir de dire ». http://revuepostures.com/fr/articles/avantpropos-28 (Consulté le xx / xx / xxxx).