Nelly Arcan : une autre histoire de robe

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je tiens la phrase en orbite, linge fin souillé
par les jeunes filles gardées prisonnières (toujours);
aucune d’elles n’a touché le ciel1
Carole David, L’année de ma disparition

Devant nous, Nelly Arcan n’apparaissait pas : ce qu’elle nous donnait à voir se fabriquait en même temps que nous la lisions et que son corps révélait les signes que nous voulions bien lui attribuer. Nous avons porté son corps réel à l’endroit des mots qu’elle déposait sur les pages de ses livres et avons voulu qu’il se replie sur eux, éclipsant ainsi les effets de mise à distance créés par la fiction. C’est dans le tremblement de son je de papier que Nelly a été exhibée malgré elle. Alors que nous l’avons observée s’incarner et se réincarner, nous l’avons mise à nue en épuisant les images qu’elle juxtaposait sur son soi fuyant, mouvant.

Son récit autofictionnel « La honte », qui fait partie de l’œuvre posthume Burqa de chair (2011), appuie cette idée en décortiquant les actes de lecture qui ont fait d’elle une surface corporelle disjointe, lieu d’inscription d’une pulsion (télé)scopique masculine. Réponse à une expérience télévisuelle traumatique que l’auteure a vécue, le texte met en scène un personnage féminin, Nelly2, son double, et obéit à une dialectique du regard derrière laquelle se cachent des dynamiques genrées de pouvoir. L’autofiction devient ici un dispositif de résistance qui permet à Arcan de réécrire l’événement, de se réapproprier une parole, une voix qui ne peut se réaliser que par l’écriture à défaut d’avoir eu une portée signifiante lors de son passage à « une émission connue de tous3 » (Arcan 2011, 138). Par conséquent, il sera question, dans cet article, de l’autofiction comme d’une pratique subversive face aux regards qui réifient le corps de la protagoniste, le réduisent à sa matérialité et l’engagent dans une expérience du morcèlement qui lui fait perdre toute singularité.

En effet, c’est à travers une lecture par autrui que le corps de Nelly est interprété, enfermé dans un sentiment de honte duquel il ne peut se détacher. En abordant l’enjeu de l’autorité visuelle qui, dans le récit, appartient notamment au personnage de l’homme debout, mais aussi aux spectateurs, nous verrons en quoi la nudité comme événement, selon la définition qu’en donne Giorgio Agamben, n’advient que lorsqu’elle est reconnue par quelqu’un.e d’autre que soi. La nudité – et la honte qui lui est sous-jacente – devient un langage qui réduit Nelly au silence. Ramenée à son apparence physique et à son sexe, le personnage féminin glisse dans l’abjection. Il a pour seule identité sa chair, marquée par un découpage pornographique, qui donne du pouvoir au regardeur et met de l’avant une image fragmentée de l’objet regardé. Ainsi, la caméra, prolongement du regard masculin, s’inscrit dans une économie de voyeurisme et participe à l’aliénation de Nelly. Son corps sacrificiel est donné à voir, exposé : la fonction du vêtement est détournée puisque la robe, au lieu de vêtir, dévoile, déshabille. L’autofiction, donc, comme ruse et mécanisme de survivance, permet à Arcan de rétablir les faits, de se réapproprier une parole qui, à l’extérieur du roman, appartient aux hommes.

Dis-moi, dis-moi, qui est la plus belle?

« Dévisage », le premier fragment qui compose « La honte », s’ouvre sur une condamnation : « Le jugement du monde entier, reflété par son visage défait, s’était rabattu, ce soir-là, dans son décolleté » (Arcan 2011, 95). Ce jugement, en plus d’affecter Nelly d’une valeur sacrificielle,contraint le personnage à l’exposition entier de son corps : celui-ci, livré, est à regarder, à prendre, à manger, à consommer (Delvaux 2005, 67). S’inscrit sur sa chair la sémantique d’une figure christique4 qui, peu à peu, piège Nelly dans la matérialité de son corps, dans la souveraineté de l’image et dans la honte qui la sédimente. Elle s’expose au regard des autres, le visage défait par l’humiliation. Si le visage comme « lieu le plus intime, [comme] le moment du corps où s’enracine l’identité » (Le Breton 1992, 170) est altéré et effacé, la subjectivité et la singularité du sujet sont compromises. Nelly perd la face, celle-ci étant remplacée par l’omniprésence du décolleté5. Poursuivant l’idée de David Le Breton selon laquelle « c’est le regard des autres, surtout, qui fait la perte du visage » (104), le pouvoir visuel des hommes, dans le récit, déshumanise le corps devenu objet du personnage jusqu’à lui retirer toute profondeur. Surface sur laquelle s’impriment et se disputent les effets d’un pouvoir patriarcal, le corps de Nelly est, dès l’incipit, image. Or, qu’est-ce qu’une image, sinon un objet de médiation entre réalité et fiction, une production, un détournement et une réorganisation de la vérité, une mise à mort de l’objet réel en ce qu’elle le fige en une représentation qui, bien souvent, lui échappe?

Dans « La honte », l'image est essentiellement le résultat d’une mise en scène dans laquelle le corps de Nelly apparaît découpé par la pulsion (télé)scopique des hommes. Entendue comme un désir de voir qui s’accompagne d’un désir de posséder, la pulsion scopique s’allie au champ conceptuel de la pornographie hétérosexuelle en ce qu’elle réitère la dichotomie sujet actif regardant et objet passif regardé (Khouri 2005, 459). Le découpage téléscopique, dispositif technique qui prolonge le regard masculin, s’ajoute à la prise de contrôle de l’image en grossissant et en déformant certains détails au détriment d’autres : « Le choix de sa robe, achetée la veille de l’enregistrement de l’émission, avait été judicieux. Ce n’est que dans l’œil déformant de la caméra que ce choix s’était révélé erroné » (Arcan 2011, 101). Le corps de Nelly est sans cesse scruté sous la loupe des regardants, c’est-à-dire des spectateurs, des invités, de l'animateur, et retransmis par l’intermédiaire d’un écran qui déjoue les proportions, qui offre des angles de vue qui créent, reconduisent et justifient la honte. En cela, l’image de son corps ausculté, presqu’autopsié – « La haine contenue dans ces questions lui entama le visage, qui s’ouvrit comme un livre où son âme s’était donnée à lire, péché télévisuel entre tous » (104) –, telle qu’elle est façonnée et définie par les hommes dans le récit, acquiert une dimension pornographique.

Corps pornographié 

Les corps pornographiques n’ont pas d’identité précise, ils sont réduits à un assemblage de morceaux de chair malléables, emboitées, superposées. Michela Marzano écrit que la pornographie est « l’affirmation de l’inhumain par le déchirement violent de toute surface, jusqu’à la désarticulation de l’intégrité physique du moi » (2003, 43). Le corps pornographié6 de Nelly en est un décomposé et morcelé. Sa corporéité toute entière se résume à son décolleté et, plus précisément, à cette robe qu’elle souhaite fondre avec sa peau jusqu’à ce qu’elle prenne la place de sa chair car, pense-t-elle, c’est le corps qui a corrompu la robe et non l’inverse : « [Elle] concluait que l’honnêteté de la robe était, en effet, entachée par son corps. C’était son corps qui explosait la robe, et non la robe qui lui décolletait le corps » (Arcan 2011, 99). La honte tire ainsi son origine du corps, c’est par celui-ci qu’elle advient. Cette idée n’est pas sans rappeler la définition qu’en donne Emmanuel Lévinas, pour qui elle se rapporte à l’expérience corporelle : « [La honte] apparaît chaque fois que nous n’arrivons pas à faire oublier notre nudité. Elle a rapport à tout ce que l’on voudrait cacher et que l’on ne peut enfouir » (1998, 112-113). Chez Nelly, le sentiment de honte « s’accumule sur elle comme autant de couches superposées » (Arcan 2011, 100) et se vit comme un enfermement, un repliement sur soi.

Dans le récit, le lieu de la honte se trouve à la frontière même d’une nudité perceptible par autrui, laquelle risque à tout moment de fragmenter le corps, de le transformer en objet de fantasmes. C’est peut-être pour cela que Nelly ne veut plus quitter la robe : elle pense que celle-ci la protège, la recouvre alors que, déplacée de sa fonction usuelle de vêtement, elle ne fait que l’exposer, la dévoiler davantage. La robe, donc, revêt un caractère pour le moins ambivalent. Sur le plateau de tournage, elle provoque la dissolution du sujet en engageant le corps dans la transparence mais, paradoxalement, elle lui redonne sa matérialité, le rend intelligible : « son corps, revenu d’entre les morts, était à nouveau matérialisé par la robe, envisageable, et entier. » (Arcan 2011, 143) En d’autres termes, la robe est à la fois le problème et la solution. Elle est d’abord ce par quoi Nelly perd son unité fondamentale : les regards s’immiscent dans l’ouverture de la robe pour découper son corps et le vêtement, en retour, semble incarner, comme en témoigne l’urgence d’en racheter une copie identique, un contour corporel, une protection entre le dedans et le dehors7, qui empêche Nelly de basculer dans l’abjection.

Corps abject

Julia Kristeva définit l’abjection de soi comme « la forme culminante de cette expérience du sujet [qui] ne repos[e] que sur [une] perte inaugurale fondant son être propre » (1983, 12). Le corps débordant et incontrôlable de Nelly est menacé par l’abjection, en perte de lui-même. Il dévoile ce qui ne devrait être vu, dérangeant l’ordre symbolique. Sa poitrine la ramène sans cesse à son sexe féminin, au bas-corporel. Le corps pornographié de Nelly, surface réflexive sur laquelle sont projetés les désirs masculins, possède des frontières vacillantes, instables. Sous « la caméra qui grossit » (Arcan 2011, 101), Nelly s’efface et se dissipe derrière la robe, laquelle exhibe un fragment de la chair qui, s’il relève de l’intime, est, dans et par le regard des hommes, rendu public, accessible. Le tissu du vêtement s’avère désormais corporel. En effet, dans un glissement métonymique, la robe devient la peau symbolique du personnage. Si le concept de Moi-peau de Didier Anzieu permet de penser la peau comme borne identitaire, comme interface marquant le rapport entre monde intérieur et monde extérieur du corps (Cupa 2006), c’est le « Moi-robe » qui, ici, occupe cette fonction. Le principal motif de la robe est identitaire, puisque celle-ci permet à Nelly de « sortir de l’indéfinissable » (Arcan 2001, 128), d’acquérir une singularité. Or, les fonctions du vêtement sont mises en échec : ouverte et offerte, la robe ne peut plus remplir son rôle unificateur et protecteur. N’étant désormais plus enveloppé et encadré, le corps se désintègre et se défait sous les regards masculins. Ce que Nelly « ressentait n’[a] pas de contours » (105), remet en doute son intégrité corporelle. Le récit se termine d’ailleurs sur un souvenir mettant en scène un client, alors que la protagoniste se rappelle la peur du débordement, l’écroulement possible des frontières entre soi et autrui. Les limites de la chair sont compromises et se dissipent, rappelant par-là que le corps en perte de Nelly ne peut être défini autrement qu’à l’intérieur d’une logique pornographique hétérosexuelle qui, dans son fonctionnement binaire, attribue au corps féminin une valeur sacrificielle.

Si le corps de Nelly est source d’abjection en ce qu’il est traversé de part et d’autre par des systèmes de pensée dichotomiques tels que dedans/dehors, intime/public, sujet/objet, il semble que l’écriture autofictionnelle soit le dispositif par lequel Arcan, en reprenant le contrôle de son image corporelle fuyante, peut mettre en récit un corps non plus fragmenté mais entier. Puisque l’autofiction engage un processus de subjectivation (Raymond-Dufour 2005, 6), les femmes qui écrivent entreprennent une quête d’unification de leur corps alors qu’elles sont morcelées dans le discours et dans le regard masculins. En optant pour une narration hétérodiégétique plutôt que, comme le prescrit d’ordinaire le genre autofictionnel, pour une narration autodiégétique, Arcan rejoue l’événement traumatique qu’elle a vécu comme s’il était un film. Cette autofictionnalisation de soi repositionne le corps du personnage à l’intérieur de limites objectives pour éviter, à nouveau, la division, le morcellement de son être. L’autofiction, donc, participerait de ce que Philippe Malrieu nomme un « projet d’unification » (1980, 39), c’est-à-dire que les autofictionnaires, « en réaction contre l’angoisse qu’ils éprouvent, tentent la définition d’un projet d’unification qui mette fin à leurs incertitudes » (39) – j'ajouterai, qui mette fin à ce danger de l’abjection qui rappelle au sujet l’existence d’une fracture au sein de sa chair.

Dire je : s’inscrire au-delà du simulacre

La tradition générique de l'autofiction offre également à l’autofictionnaire la potentialité de s’inscrire autrement dans la réalité, car elle ouvre un espace de réalisation, de constitution du je, et incarne un outil (per)formatif et créatif qui façonne l’identité et l’image de soi8. Si cette image, comme nous l’avons mentionné, est le produit d’un contrôle qui subordonne particulièrement les femmes à une surveillance exacerbée de leur apparence9, elle est, dans l’autofiction, dénoncée, analysée, recréée, réappropriée. Il semble en effet qu'Arcan tente, à travers son écriture, de modifier l’angle et le point d’origine du regard qui observe et scrute son personnage. Puisque « La honte » met notamment en scène un échange visuel entre femmes10, l’auteure atténue la souveraineté de la pulsion (télé)scopique masculine pour faire advenir une réciprocité du regard. Les yeux tracent, sur Nelly, une trajectoire nouvelle, droite, ce qui a pour conséquence de désorienter l’autorité visuelle verticale de l’homme debout et de mettre en lumière sa « puissance de terrassement » (Arcan 2011, 103). Une résistance apparaît, si minime soit-elle, qui vise directement la construction et la reproduction même de l’image. Arcan déstabilise la place du dominant regardant par une réécriture de soi qui permet aussi une auto-observation. En mettant en récit une représentation de soi par le biais d’un personnage se narrant à la troisième personne, Arcan fait valoir une entité narrative en construction au détriment de la rigidité, de l’artificialité et du simulacre de l’image qui s’instaure en autorité et dicte son identité. Car, en effet, si l’image est l’avant et l’après du corps, qu’elle est plus grande que lui, le précédant toujours et le fabriquant encore, l’autofiction peut déjouer ce rapport en ouvrant un espace dans lequel le personnage incarne simultanément une double posture, soit sujet et objet de son discours et de sa représentation. Or, le récit se termine sur le corps replié, fermé de Nelly qui peut, à tout moment,glisser dans cet espace creux qu’occupe l’image. Il appert que cette tension entre la chute de son corps dans la réification et le redressement de celui-ci d’entre les mortes est ce qui caractérise l’écriture autofictionnelle d’Arcan : « les protagonistes féminines d’Arcan se distinguent en se prêtant à l’objectification tout en s’arrogeant une parole démystifiante qui en fait des sujets » (Côté 2015, 148). Face au morcellement et au découpage du corps féminin par le regard masculin, Arcan ne peut qu’essayer de recoller et de recoudre Nelly en investissant l’écriture d’un pouvoir de réparation et de subjectivation.

Bien que la pratique de l’autofiction apparaisse comme une ruse chez Arcan, elle s’inscrit également dans une stratégie de survivance qui passe notamment par l’offrande de son corps honteux. L’espace de la fiction ne lui permet-il pas justement de retourner cette honte, de lui donner un sens alors qu’elle n’en a pas? En revenant sur l’évènement indicible qu’est son passage à la télévision, Nelly rétablit les faits et nous oblige, en tant que lecteur.trice.s, à partager sa honte, à remettre en question notre posture11. Pour Serge Tisseron, l’affect de la honte est contagieux puisque son spectacle « rend honteux celui qui y assiste et [qu’il] se communiquerait directement à nous, à notre corps défendant, comme une preuve de notre propre abjection » (1992, 39). Alors que les gens qui assistent à l’émission, en plus d’être les catalyseurs de cette honte, refusent d’y appartenir, de se laisser imprégner par elle, Arcan reprend, par l’écriture, le pouvoir sur celle-ci : en la renversant, elle l’inscrit en nous, nous la partage en livrant le corps défait de son personnage en un ultime acte sacrificiel. Ce geste semble avoir le sens qu’en donne Anne Dufourmantelle lorsqu’elle affirme que le sacrifice a « une portée collective » (2007, 21) : l’image de Nelly devient notre propre image; sa dégradation, la nôtre.

Tout comme la honte, la nudité a besoin d’autrui pour advenir. Elles ont toutes deux besoin d’être en relation, en lien avec quelqu’un.e d’autre afin de se matérialiser. En effet, c’est le regard qui initie l’événement de la nudité12. À ce sujet, Agamben écrit que « la nudité est quelque chose qu’on aperçoit, tandis que l’absence de vêtement passe inaperçu » (2009, 84). Il mentionne l’événement judéo-chrétien de la Chute comme le point zéro de la nudité alors qu’Adam et Ève constatent leur corporéité nue, qui devient l’expression même du péché. Selon le récit biblique la nudité, jadis invisible et pure, devient, suite à la première manifestation du péché qui provoque un changement de paradigme idéologique, condamnée et condamnable. Nelly, inscrite dans la lignée des Ève, porte avec elle cette nudité originelle et est recouverte de cette honte, « la plus vieille histoire des femmes » (Arcan 2011, 95), de laquelle elle ne peut s’arracher. Sur le plateau, le regard masculin assure à la fois une fonction de surveillance et de jugement qui rappelle à Nelly sa transgression. Le décolleté qu’elle laisse voir, cette brèche, est considéré trop révélateur par ces hommes assis devant elle qui assistent au spectacle de sa honte en même temps qu’ils le rendent possible.  Ils possèdent la mesure de la norme, décident de ce qui est admis et de ce qui ne l’est pas. L’art du décolleté devient, dès lors, seule maîtrise des hommes : « Le décolleté entrait dans une logique faite de paramètres et sortait donc de l’espace incertain des interprétations. Regarder Nelly était une expérience scientifique, empirique, de laquelle se dégagerait la connaissance du décolleté. » (97-98) Dans une organisation sociale patriarcale où les logiques duelles de domination prennent forme dans des systèmes d’oppositions triviaux et consubstantiels, la dichotomie corps/esprit – où le premier appartient aux femmes et, le second, de valeur supérieure, aux hommes – est ici réitérée. L’apparence corporelle des femmes est gérée et régulée par cet esprit mathématique supposément masculin13.

Seule contre tous

En plus d’avoir les allures d’un tribunal – alors que les jugements y circulent, qu’ils sont la substance du procès public auquel est forcée de participer Nelly en ayant droit à un « traitement injuste » (120)14–, le plateau de l’émission semble devenir, au fil des souvenirs évoqués par la narratrice, le lieu d'un spectacle (96). Chacun.e des participant.e.s arbore un costume et occupe un rôle. Nelly, tout comme Arcan, connaît les règles de ce théâtre : les identités plurielles, l’impossibilité de démêler le vrai du faux, les peaux qu’elle enfile et qui jouent sur l’interchangeabilité de son apparence. Elle arrive sur le plateau avec un masque qu’elle ne désire pas enlever. On forcera son retrait, mais le visage de Nelly en est un fabriqué et, surtout, absent. Paradoxalement, au moment où elle apparaît, elle disparaît (138). Elle n’est plus qu’un corps, qu’un sexe : c'est son décolleté, plutôt que sa voix, qui est au centre des discussions car, de toute manière, « les mots à la télévision […] devenaient aussi spectacle de la vue […]. Qu’une image vaille mille mots n’était pas tout à fait juste. Il fallait plutôt dire qu’une image pouvait anéantir mille mots » (106). Entre les applaudissements et les rires15, entre les questions imprévues d’un grand singe (119) et les commentaires désobligeants de son pou (120), le visage de Nelly est exposé, montré à la caméra, souffrant et humilié : « Être lue en dehors du jeu, en dehors du théâtre, en dehors du cinéma, revient à être humiliée » (104). Face à elle, les visages des hommes sont opaques et illisibles, donnant l’impression qu’ils constituent une masse anonyme. Elle se retrouve ainsi à l’intérieur d’une collectivité d’hommes, un boys’ club qui représente l’universel, et à partir duquel elle devient, en tant qu’unique femme, « la seule proie possible » (120), livrée à un « troupeau forcé de charger » (103). Nelly est exclue de l’ensemble et piégée. On ne parle pas d’elle comme auteure. Il n’est pas question de ses œuvres. Les mots de l’animateur surprennent et tombent sur elle comme des épées de Damoclès. « Dans le règne animal le moindre signe corporel devient langage, signal d’alarme, cape rouge brandie devant le taureau forcé de charger » (103) et Nelly, parce que son corps est saturé de transparence, qu’il se défait en se dévoilant, qu’il laisse voir une fente, une faille, qui se transforme en porte d’entrée, est la cible d’attaques. L’homme debout s’est donné le droit de commettre une infraction au-delà de sa peau. Est installé un régime de surveillance, comme si du trône de l’animateur se déployait une organisation panoptique de l’espace à l’intérieur de laquelle Nelly devenait survisible en même temps qu’elle se dématérialisait en parties distinctes. À la fin de l’émission, elle n’est plus à l’intérieur d’elle-même. Elle ne porte plus sa robe et n’habite plus son corps, il s’est déplacé à côté d’elle. Elle est forcée de le regarder, de se regarder, spectatrice de sa décomposition. Ce spectacle de l’humiliation durera même après la diffusion de l’émission, il se prolongera comme s’il habitait désormais un hors-temps, impossible à circonscrire. Si elle était déjà l’histoire des femmes, la honte confirme sa répétition difficile à rompre en se sédimentant dans la chair.

Faire tomber la robe

La résistance de Nelly Arcan prend peut-être forme dans le paradoxe qu’elle dévoile. Si la surveillance constante des corps, notamment féminins, provoque l’effacement du sujet, le décharnement de Nelly sur le plateau se donne à voir dans sa réalité matérielle. En effet, son corps y est absent et présent. Sous les caméras, il est livré aux regards masculins qui le scrutent, le déshabillent et font advenir la nudité. Arcan réussit-elle, par l’autofiction, à faire trembler l’image, cet effet de surface contre lequel se réfléchissent les désirs et fantasmes des hommes qui font de Nelly un corps déshumanisé, pornographié? Pour reprendre la réflexion amorcée par Delvaux, les femmes peuvent-elles « vivre hors de l’image? » (2013, 134) Il nous semble que, si l'auteure se donne une voix en mettant en récit un personnage féminin qui porte son nom, elle ne reprend tout de même pas le contrôle de cette image; cette dernière se fabrique de l’extérieur. Mais contre ce langage de l’image, figé et lisse, sans défaut, qui interprète le corps de sa narratrice, Arcan oppose le mouvement de son écriture. Elle force une rencontre entre l’opacité du tissu noir qui recouvre Nelly et nos yeux grands ouverts comme des bouches prêtes à l’avaler.

Cannibales, nous avons détruit et consommé ce qui la recouvrait, des couches immémoriales de peau appartenant à des générations de femmes retouchées, remaniées, pour fixer un sens sur ce qui appelait le décalage, la multiplication des paraîtres. Nous l’avons couchée dans un tombeau, témoins de la disparition enclenchée par une surexposition de son corps. Si nous avons discuté de ce qu’elle portait et ne portait pas, critiquant par là son corps découvert puis, voyant là un potentiel infini de le (re)découvrir toujours plus, il faut peut-être se rappeler que cette nudité, c’est nous qui la lui avons offerte tout en la lui refusant; un cadeau empoisonné.

« La honte » est un récit de la chute (Delvaux 2013) : chute dans la narration qui, au fil de la lecture, fait voir un corps qui disparaît de plus en plus, mais aussi, et surtout, chute du personnage féminin dans la honte, dans le vide, dans l’image qui le ravit. Pensons également à la chute du regard masculin dans la faille de sa chair, regard qui fait acte de morcèlement, de fragmentation et le rend abject en dissolvant ses frontières, les limites objectives de la peau qui le recouvre. La robe que porte Nelly, par ses fonctions ambigües, expose et cache, tente de contenir son corps tout en réaffirmant, cependant, qu’elle n’y arrive pas. Ainsi, Nelly représente la menace d’un corps de chair, d’un corps débordant qui incarne le symptôme et le diagnostic de sa honte. Si le regard masculin, dans le récit, suggère une organisation de l’espace dans lequel la protagoniste est rabaissée alors que l’homme debout adopte une vue plongeante sur elle, l’autofiction permet peut-être à l’auteure de modifier cet angle de vue et de créer une économie visuelle plus horizontale où les personnages féminins se regardent entre eux. Parce que la honte est soulevée par le regard de l’autre, l’écriture autofictionnelle permet sa réappropriation et son renversement. Les lecteur.trice.s, en posture de témoins, y sont à leur tour plongé.e.s, incapables de s’en détacher. La honte de Nelly est donc la honte de toutes et tous. Son corps a été sacrificiel et sacrifié, comme bien d’autres avant lui, enrobé, puis, dérobé (Delvaux 2005, 60). Non plus individuel mais collectif, partagé et offert, il revêt tout de même un potentiel de résistance lorsqu’il disparaît derrière l’image, en affirmant que celle-ci n’est que simulacre.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Bélanger, Jennifer. 2018. « Nelly Arcan : une autre histoire de robe ». Postures, no. 28 (Automne) : Dossier « Paroles et silences : réflexions sur le pouvoir de dire ». http://revuepostures.com/fr/articles/belanger-28 (Consulté le xx / xx / xxxx).