Formes de l'enquête, construction du savoir : élucidations, opacités et angles morts

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The detective and the dreamer cobble things together from whatever lies nearby.
Maggie Nelson (2005,145)

Depuis les premiers essais de théorisation du genre policier, on s’obsède à en faire remonter l’origine aux temps les plus reculés – que ce soit en convoquant la rencontre entre Œdipe et le Sphinx ou en mentionnant les exploits déductifs des trois princes de Serendip. De même, on lui cherche régulièrement, dans une approche davantage synchronique, des accointances avec d’autres genres, d’autres médiums, sur lesquels il étendrait l’emprise de son imaginaire.

Ainsi, bien que le terme d’enquête renvoie d’emblée à ce type de productions (dont la figure de l’enquêteur est la condition d’émergence et le trait qui rend généralement possible son identification), il faut néanmoins reconnaître qu’il ne peut s’y restreindre. On pense par exemple aux récits de vie, dans lesquels le biographe se transforme parfois en détective, ou encore à des récits comme ceux de Paul Auster, de José Carlos Somoza, ou de Patrick Modiano, pour ne nommer que ceux-là, qui s’emparent des codes spécifiques du roman d’enquête pour les détourner dans ce qu’on appelle désormais le polar métaphysique. De même, le mode opératoire de l’enquête s’étend aux démarches de certain.e.s artistes contemporain.e.s (Sophie Calle, Christian Boltanski) qui en font un outil de création. L’usage désormais répandu de l’archive dans un grand nombre de pratiques répond lui aussi de ce rapport à la preuve, à l’indice et à la quête d’un secret que l’écriture serait susceptible de révéler.

L’enquête apparaît également comme l’un des moyens privilégiés de contestation politique et de restitution de la mémoire, de reconstitution du passé traumatique ou d’une histoire effacée. On en trouve la trace dans certaines pièces d’Angélica Liddell, notamment dans sa Tétralogie du sang, hantée par la présence de femmes mexicaines disparues et assassinées; dans les textes d’Imre Kertesz, qui portent indirectement sur la Shoah; aussi bien que dans ceux de Roberto Bolano, où s’élabore une réflexion sur la dictature. Poursuivant ces réflexions, plusieurs récits documentaires travaillent à partir de l’infraordinaire et se réapproprient les modalités de l’enquête dans le but d’infiltrer en parallèle le système judiciaire, de faire sens autrement d’un événement en échappant à la logique du droit. D’autres œuvres mettent en scène des procès, comme la série Netflix 7 seconds (2018), afin de faire apparaître les points aveugles et les enjeux de pouvoir qui sous-tendent leur déroulement. Enfin, dans la culture populaire, nombreux sont les récits qui se revendiquent du true crime ou qui en parodient les codes.

Selon Carlo Ginzburg, cette extension du motif peut l’instituer en véritable épistémologie. Dans les années 1980, il définit le paradigme indiciaire comme « la capacité de remonter, à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n’est pas directement expérimentable [...] [pour] donner lieu à une séquence narrative » (1980, 242). On comprend que, dans cette logique, toute écriture qui compose avec le mystère, l’absence, le silence, se dote des outils de l’enquête pour fonder ses méthodes heuristiques. Le paradigme de Ginzburg met aussi en lumière la relation entre voir et savoir. Or, comme le précise Avery Gordon, « visibility is a complex system of permission and prohibitions, of presence and absence, punctuated alternately by apparitions and hysterical blindness » (1996, 15). Si cette cécité nous renseigne sur ce que nous connaissons du monde, elle peut également ouvrir sur ce que nous choisissons d’ignorer, c’est-à-dire sur ces choses et ces êtres que nous ne voyons pas parce que nous les faisons disparaître. Dans le même ordre d’idées, l’enquête peut être un dispositif qui cherche à rebours des données pour rendre visible ce qui avait été glissé sous le tapis : le savoir, ici, se crée donc à partir de ce qui n’a pas été vu, de ce qui ne peut être raconté, d’une narration qui ne va jamais de soi.

L’enquête serait donc ce qui permet d’accéder à ce que Luc Boltanski, dans Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes (2012), qualifiait de réalité « réelle », en opposition à une réalité hégémonique – soit au discours de l’État-Nation – qu’il nous appartient de questionner. Julia Kristeva, dans une entrevue accordée au Magazine Littéraire (mai 2012), se prononçait aussi en faveur du pouvoir de remise en cause accordé par les formes de l’enquête : elle y encensait « le récit qui secoue les images, les énigmes, les pièges des apparences, le seuil qui sépare l’innocent du coupable [...], [qui] ouvre des abîmes sous l’ordre du visible ».

L’enquête n’est pas qu’un motif esthétique ou qu’une stratégie narrative mais devient véritablement une possible posture éthique. Dominique Rabaté (Désirs de disparaître, 2015) expliquait ainsi qu’il « faut laisser tomber l’enquête, entendue comme récit explicatif ou administratif, comme force coercitive d’assignation sociale […]. C’est dans cet espace ambivalent et fragile que l’enquête doit se convertir en littérature » (67). La récupération d’instruments discursifs destinés à l’aliénation, à l’effacement, à la coercition ou à la domination des sujets permet au contraire de contester la parole autoritaire, policière ou législative, par sa poétisation même : c’est alors que l’enquête elle-même, comme procédure d’inquisition, se trouve mise en examen.

Comment penser cet agent double de l’imaginaire littéraire? Comment un objet culturel peut travailler (avec) le langage juridique, l’emprunter, le déplacer, voire même le rejeter pour en inventer un autre, hybride? Comment peut-il définir d’autres limites et d’autres paramètres du visible et de l’invisible, soit en les maintenant à l’écart ou en les contaminant, en révélant les zones de frottement? Les six articles qui composent ce numéro interrogent ce type de récits qui mettent en représentation l’enquête, mais réfléchissent aussi aux récupérations et détournements des modes de sémiotisation, des modalités d’énonciation et des postures idéologiques propres à ce mode de cognition.

Distinguer le vrai du faux

En ouverture de ce vingt-neuvième numéro de Postures sont rassemblés des textes qui réfléchissent à l’opposition entre narration (fictive) et vérité (objective) dans diverses mises en récit de l’enquête. Dans son article, Roxanne Maiorana s’intéresse à la figure du savant et à sa disparition dans En cherchant Majorana, d’Étienne Klein, et Le silence, de Jean-Guy Soumy. Au mystère de leur existence marginale s’ajoute, dans chacun des cas, l’énigme de leur mort, ce qui donne lieu à de véritables quêtes de la part des protagonistes. Maiorana montre alors comment la narration non scientifique, sous forme d’enquête posthume, tend à conférer une nouvelle existence sociale aux scientifiques, substituant du coup une vérité narrative à la vérité objective.

Avec « HHhH et les échafaudages de l’écriture romanesque », Camélia Paquette propose pour sa part de lire le texte de Laurent Binet sous le prisme de son hybridité et de son déchirement entre les disciplines de l'histoire et de la littérature. Cette ambition de l'auteur à écrire un roman sans fiction mène Paquette à analyser le parcours d'écriture de l'écrivain-chercheur qui raconte sa démarche, mais aussi les procédés romanesques par lesquels Binet met l'histoire de l'opération « Anthropoïde » en récit. Elle en arrive ainsi à concevoir la position de l'auteur en rapport au pacte de lecture et de vérité des formes biographiques.

Enquêter autrement

Dans ce deuxième volet, les auteures explorent des modes alternatifs de l’enquête en déjouant les codes traditionnels du roman policier. Ainsi, dans son analyse de La chambre dérobée, Jade Lavoie mélange la méthodologie bayardienne aux théories féministes afin de proposer une lecture différente du roman de Paul Auster. En effet, elle tente de rendre son agentivité au personnage féminin en suggérant que son implication dans le meurtre serait en fait invisibilisée par les stéréotypes propres au roman policier et au point de vue du narrateur. Cette nouvelle interprétation du roman nous informe ainsi sur la façon dont les stéréotypes (genrés et génériques) orientent notre lecture.

Relisant Solibo magnifique de Patrick Chamoiseau, où prolifèrent les codes du roman policier, Alexia Giroux soutient quant à elle que leur reprise est, plutôt qu’un simple travail de pastiche, une stratégie de revalorisation de la culture créole. En refusant d’un même mouvement les méthodes d’investigation coloniales et les modèles littéraires qui s’en inspirent, Chamoiseau écarterait les détectives classiques, qui sont autant de figures d’un pouvoir oppressif, et valoriserait plutôt des modes d’enquête alternatifs comme celui du conteur, caractérisé par l’écoute et l’oralité.

Une mémoire en faillite

Enfin, les articles de la troisième section s’appliquent à établir des rapprochements entre le travail d’enquête et celui de restitution mémorielle. Dans son article sur le travail de Sophie Calle, Céline Huyghebaert s'intéresse à la forme intime que prend l'enquête dans l'installation Rachel, Monique, exposition qui s'est ensuite déclinée en un livre, Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique. Calle y travaille la mort de sa mère et tente de saisir le moment exact où cette dernière a basculé entre la vie et la mort. À partir de ce que Huyghebaert qualifie de montage, d'un collage d'histoires multiples composé de textes, d'images, de vidéos, Calle, en accumulant ces traces, chercherait à donner une matérialité à l'absence.

Pour clore ce numéro, Alexandra Boilard-Lefebvre livre une réflexion essayistique autour des enjeux d’une écriture de la mémoire et du rapport que celle-ci est susceptible d’entretenir avec le processus d’enquête. Dans ce cheminement autoréflexif, Edouard Louis, Annie Ernaux et Marguerite Duras sont autant de voix qui nous renseignent sur ce que peut l’enquête sociologique dans le travail de restitution mené par l’écrivain.e. Visitant les archives familiales à la manière de ruines, qui font figure de derniers vestiges d’un passé à réinventer, l’auteur.e y est perçu.e à la fois comme le.la consignateur.trice et l’inventeur.trice des traces énigmatiques qu’il.elle déchiffre.

L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheuses et chercheurs. Un grand merci au Département d'études littéraires de l'UQAM, à Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, à l'Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l'Association Étudiante du Module d'Études Littéraires (AEMEL), à l'Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL), ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE).

Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteures pour leur travail, ainsi qu'à Martine Delvaux, professeure au Département d'études littéraires à l'UQAM, pour avoir accepté de préfacer ce numéro.

 

Bibliographie

Bolin, Alice. 2018. Dead Girls. Essays on Surviving an American Obsession. New York : Williams Morrow Paperback.

Boltanski, Luc. 2012. Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, « NRF essais ».

Casper, Monica J. et Lisa Jean Moore. 2009. Missing Bodies. The Politics of Visibility. New York : New York University Press.

Eisenzweig,Uri. 1986. Le récit impossible. Forme et sens du roman policier. Paris : Bourgois.

Gilmore, Leigh. 2018 [2017]. Tainted Witness. New York : Columbia University Press.

Ginzburg, Carlo. 1980. Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice. Paris : Gallimard.

Gordon, Avery F. 1996. Ghostly Matters. Haunting and the Sociological Imagination. Minneapolis : University of Minnesota Press.

Kristeva, Julia. 2012. « L’angoisse innocente l’excitation », Le Magazine Littéraire, n° 519, « Le Polar aujourd’hui », p. 56.

Mavrikakis, Catherine. 2006. « Duras Aruspice », préface de Sublime, forcément sublime, Christine V., de Marguerite Duras. Montréal : Héliotrope.

Nelson, Maggie. 2005. Jane: A Murder. Berkeley : Soft Skull Press.

_____.  2007. The Red Parts. Autobiography of a Trial. Minneapolis : Graywolf Press.

Rabaté, Dominique. 2015. Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain. Paris : Tangence éditeur.

 

Pour citer cet article: 

Bélanger, Jennifer et al. 2019. « Formes de l'enquête, construction du savoir : élucidations, opacités et angles morts ». Postures, no. 29 (Hiver) : Dossier « Formes de l'enquête, construction du savoir : élucidations, opacités et angles morts ». http://revuepostures.com/fr/articles/avantpropos-29 (Consulté le xx / xx / xxxx).