Dans son texte « Science déviante et savants fous », Michel Pierssens souligne que, « numériquement bien moins présents que les prêtres ou les soldats, les savants sont pour autant surreprésentés dans l’imaginaire des deux derniers siècles, en particulier dans la littérature » (2005, 189). Il semble qu’ils véhiculent un discours, voire un langage, en marge de la compréhension de tout un chacun, créant deux catégories d’individus : ceux qui savent, les initiés; et ceux qui ne savent pas, les non-initiés. La société civile serait en quelque sorte coupée du monde de la science, « en rupture totale » (Bensaude‑Vincent 2005, 208), ce dernier « se formant contre le sens commun, en surmontant les obstacles de l’expérience immédiate, de la facilité et de l’émotion1» (208). Dans une même perspective, Jean‑François Chassay signale que « l’univers des sciences se présente à l’intérieur du corps social comme s’il s’en démarquait » (2003, 164), que « le travail en laboratoire doit avoir lieu à l’écart des bruit [sic] du monde » (164). Par ailleurs, il relève que « la séparation de la recherche scientifique et de la société civile est parfois nécessaire » (164), et que « cet écart d’avec le commun des mortels tend à donner au chercheur un statut particulier, qui a pu varier au fil du temps, mais qui continue à en faire un être d’exception » (164). En effet, le savant se traduit dans l’imaginaire littéraire comme « celui que rien ne contient mais dont le cerveau contient la source miraculeuse, qui croit que la Science est en lui et jaillit au-dehors de manière épiphanique » (Pierssens 2005, 196).
Dans la littérature, le savant fait donc figure de personnage énigmatique, marginal et exceptionnel, qui incarne ce discours scientifique si difficilement accessible ou compréhensible pour le reste de la société. Le texte littéraire ne se contente pas non plus de reproduire ce stéréotype. Betül Dilmac, dans un article intitulé « Les relations entre la physique moderne et le roman contemporain », précise l'utilité de faire cohabiter en particulier la physique et la littérature pour « donner expression aux doutes [...] sur la possibilité de saisir et de représenter la réalité » (Dilmac 2014). Les deux disciplines, selon lui, mettent en scène des limites : celles « de la connaissance et du savoir » (Idem.) pour la première; celles « du récit » (Idem.) pour la deuxième. En bref, « la physique moderne constitue parfois le point de départ de réflexions sur le statut social de la littérature par rapport à celui de la science ou bien sur la possibilité d'un savoir spécifiquement littéraire » (Idem.). Ainsi, mettre côte à côte la fiction et la science permet d’évaluer chacune des disciplines selon des perspectives qui ne cohabitent habituellement pas : comment la fiction du texte peut-elle se mesurer à la vérité objective de la science? La première peut-elle surmonter la seconde, ou s’agit-il de deux vérités distinctes, qui ne peuvent cependant cohabiter?
Dans certains cas, justement, nous constatons que l’effritement, voire la disparition de la figure du savant dans un récit, entraîne la mise en place d’un nouveau discours d’ordre narratif. Deux romans contemporains, notamment, agissent selon cette dynamique : En cherchant Majorana (2013) d’Étienne Klein et Le silence (2013) de Jean-Guy Soumy. Le premier récit met en scène la vie du physicien sicilien Ettore Majorana, disparu dans la nuit du 26 mars 1938 à bord d’un paquebot, à travers les recherches d'un narrateur participant. Le deuxième raconte l’histoire d’un mathématicien fictif nommé Alexandre Leroy, alias Abel Rosenman, qui se suicide subitement sans laisser d’explications à sa famille. La disparition, voire carrément la mort dans le cas de Leroy/Rosenman, donne lieu à de véritables quêtes de la part des protagonistes : à l’instar d’enquêtes policières, il s’agit pour les narrateurs de ces deux récits de récolter des indices, des fragments de récit ou, à tout le moins, des moments sporadiques d’existence qui pourraient expliquer ces soudaines disparitions. Au mystère entourant leur existence s’ajoute l’énigme de leur mort : double prétexte pour mener une enquête. Dans les deux cas, les recherches vont mener les personnages et le lecteur à découvrir de surprenantes vérités : dans En cherchant Majorana, la redécouverte des recherches du physicien élève ce dernier au rang des prodiges de la science, au même titre que Galilée ou Isaac Newton; dans Le silence, en dévoilant le véritable génie derrière les théories élaborées par Leroy/Rosenman ― son frère jumeau dont il a caché l’existence à sa femme et à ses deux enfants ―, l’enquêteur démasque la fraude intellectuelle et identitaire sur laquelle reposait la carrière du mathématicien.
Notre article propose donc d’analyser comment, à la suite d’une disparition, l’enquête littéraire déploie un nouveau discours autour de la figure du savant et comment, conséquemment, ce nouveau discours (1) substitue une vérité narrative à la vérité objective de la science, (2) confirme le statut marginal du savant, tout en (3) conférant une nouvelle existence sociale au scientifique en question. Dans les deux premières parties, les œuvres seront étudiées séparément pour en extraire la part énigmatique propre à la figure du savant et voir comment la narration posthume, sous la forme d’une enquête, tend à dévoiler cette vérité nouvelle que seule peut offrir la narration non scientifique. La dernière partie sera consacrée à une lecture comparatiste des deux œuvres, dans laquelle nous observerons la manière dont les événements de la Seconde Guerre mondiale ― qui tapissent les deux trames narratives ― font coïncider la tragédie singulière du savant avec le traumatisme historique collectif, réintégrant ainsi le scientifique au sein de la société civile.
Dans le roman de Klein, un jeune physicien (lui aussi nommé Klein, comme l’auteur2), nouvellement arrivé en stage au CERN de Genève, raconte l'histoire de Majorana, figure scientifique qu'il découvre par hasard sur un panneau de nom de rue. Le narrateur explique :
Au CERN, toutes les rues portent des noms de physiciens célèbres (Newton, Maxwell, Rutherford, Einstein, Pauli, Bohr, Fermi, Dirac...), mais de ce Majorana je n'avais jamais entendu parler. Qui était-il? Et pourquoi ce point d'interrogation derrière l'année de sa mort : "1906-1938?"? (Klein 2013, 29)
À partir de cette question, le protagoniste mènera son enquête autour de ce personnage inconnu, mais visiblement aussi important que les grands noms de l’histoire scientifique. Cependant, plus tard, Klein constate que la rue Majorana n'existe plus : « Récemment, j'ai voulu entreprendre une sorte de pèlerinage : revoir la rue qui porte son nom. Je ne l'ai pas retrouvée, ni en parcourant les allées dans tous les sens ni en consultant le plan du site. » (30) Alors qu'il avait quelque peu disparu des radars des manuels de physique, Majorana entre dans la vie du narrateur de façon presque épiphanique ― pour reprendre l'expression de Pierssens ―, une sorte d'hallucination divine, laquelle va façonner l'image d'un scientifique exceptionnel, « une singularité pure » (12), « prophétique à ses heures » (13), « insaisissable » (13), très peu compris de son temps, soit la figure type qu’évoque Chassay (2003).
De ce fait, Majorana devient pour Klein une rencontre spirituelle, une « présence fantomale » (30), qui pèse sur le récit lui-même : « Ettore Majorana m'est "tombé dessus" lorsque je commençais mes études de physique. » (12) Intitulé « Miracle à l’italienne » (11), le prologue annonce de la même manière le retour de l'enfant prodige dans l'Histoire, une sorte de résurrection suggérée par l'expression « Alceste génial » (30). Rappelons qu'Alceste fait référence notamment au protagoniste de la pièce Le Misanthrope, de Molière. Profondément incompris, il se caractérise, tout comme Majorana, par sa rigueur : morale dans son cas, scientifique dans celui du Sicilien. Cet avènement de l'exceptionnel, caractérisé par l'adjectif « génial », concorde avec des moments particuliers de l'histoire des sciences, ce qui permet au narrateur d'établir une sorte de hiérarchie des génies. En effet, parmi les nombreux savants dont les recherches ont changé le cours des avancées scientifiques, il y a de ceux qui surplombent cette dernière catégorie, qui sont des inclassables au sein des inclassables : « Cet authentique génie, de la trempe de Galilée et de Newton, avait "des dons qu'il était le seul au monde à posséder à son époque", disait de lui le Prix Nobel de physique Enrico Fermi, qui l'a bien connu. » (13)
Cette manière de comparer le savant à un génie d'une grande exceptionnalité, voire de lui accorder des rapprochements avec la figure divine et avec des personnages mythiques, relève de l’analogie discursive, pour reprendre les termes de Michel De Coster dans son ouvrage L'analogie en sciences humaines. Celle-ci a trois utilités : d'abord, « pallier la pauvreté du vocabulaire ― réelle ou imaginaire ― par un emprunt conceptuel à un autre domaine de la connaissance » (1978, 23); puis, « avoir [...] une orientation didactique pour expliquer dans des termes familiers un discours ésotérique » (23); enfin, « traduire un objectif d'ordre émotionnel ou la recherche d'un effet de rhétorique en donnant plus de brillant et de couleur au discours par le charme des associations piquantes » (24). Ainsi, pour comprendre le phénomène qu'était lui‑même Majorana dans un domaine que très peu de gens connaissent ou maîtrisent, c'est le champ sémantique d'autres discours qui vient combler le manque référentiel.
Cette supériorité intellectuelle vient aussi avec une certaine contrepartie : « Majorana ne savait pas vivre parmi les hommes, et c'est la pente pessimiste et tourmentée de son âme qui finit par l'emporter. » (Klein 2013, 13) Même l'entourage scientifique du physicien ne semble pas comprendre ni le comportement de Majorana ni ses théories. En ce sens, il rejoint sur ce point l'Alceste de la pièce Le Misanthrope. Loin de vouloir la gloire ou la célébrité, Majorana est décrit par le narrateur comme un chercheur à qui répugnait l'idée de publier ses travaux : « à ses yeux, la seule chose importante et digne, c'est savoir faire (sic). Faire savoir, quelle vulgarité! » (71) Le fictif professeur Klein donne en exemple la parution d'un article de Werner Heisenberg en 1932 dans lequel la théorie exposée avait déjà été formulée par le physicien sicilien :
Comment Majorana-t-il pu laisser dormir au fond d'un tiroir la théorie du noyau qu'il a élaborée avant l'un des plus grands théoriciens du moment? L'intéressé se contente de sourire et se dit même soulagé : "C'est bon maintenant, Heisenberg a tout fait..." Au moins, on ne le pressera plus de publier. (93)
Ce détachement de Majorana pour l'attrait de la propriété intellectuelle ne le distingue donc pas seulement de la société civile, mais également de ses collègues. Ses travaux sont par ailleurs trop visionnaires pour la communauté scientifique. Le narrateur souligne que,
comme à son habitude, Majorana se montre trop en avance sur son temps. Ses idées sont si révolutionnaires que personne ne peut vraiment les comprendre dans le contexte des années 1930, d'autant qu'elles sont présentées avec un formalisme mathématique parfaitement original, qui s'appuie sur des symétries abstraites que les physiciens n'ont pas encore l'habitude d'utiliser. (128)
Plus de vingt ans après la disparition du jeune homme, le professeur Klein remarque que les théories de Majorana reviennent en force dans la physique. Il les énumère toutes, montrant l'intérêt que peut enfin susciter ce génie et justifiant de ce fait le sous‑titre du roman Le physicien absolu :
forces de Majorana, transition de Majorana, équation de Majorana, champ de Majorana, transformation de Majorana, algèbre de Majorana, neutrino de Majorana, fermions de Majorana, sphère de Majorana... On pourrait parler d'une "majorisation" progressive de la physique. (81)
Bien des hypothèses postulées par Majorana persistent cependant à soulever des questionnements dans le monde de la physique contemporaine. La figure du savant reste vague, incomplète, avant‑gardiste. Dans un même temps, la mécompréhension des théories du physicien sicilien sert les comparaisons métaphoriques, lesquelles construisent aussi la figure du savant :
J'en suis arrivé à penser que tout s'est passé comme si Majorana s'était annihilé de lui‑même, auto‑annihilé en quelque sorte, comme s'il avait été sa propre antiparticule, comme s'il s'était appliqué à lui‑même sa théorie sur l'antimatière. Bref, comme s'il était devenu un vrai neutrino "de Majorana"! Après tout, lui aussi avait la propriété de se propager dans le monde avec une absolue discrétion, tel un ange. Il portait en lui‑même sa propre négativité, une sorte de mine antipersonnel [sic] personnelle capable de le détruire et avec laquelle il était obligé de cohabiter sans trêve. Et son être était constitué d'une matière sombre, presque noire. (168)
L’existence de Majorana se fond et se confond avec celle de ses théories et de son savoir, le mystère de l’une se mêlant à l’autre, et vice versa. Dans « La figure et l'argument », Olivier Reboul identifie quatre figures qui participent à une certaine forme de rhétorique : les figures de mots, de sens, de construction et de pensée. Elles constituent de véritables arguments au discours; elles sont donc là pour convaincre. L'analogie discursive qui sous‑tend la description du scientifique Majorana à travers ses théories s'assimile à une figure de sens, laquelle « tient dans l'entre‑deux, dans cette tension entre le mystère de l'énigme et la familiarité du cliché » (Reboul 1986, 178). Reboul souligne que « [la] force persuasive [de la figure de sens] est seulement celle de la dénomination, avec ce qu'elle comporte de réducteur » (178). Majorana était un génie, clame le narrateur des décennies après la disparition mystérieuse du savant. Tout le récit tente de convaincre le lecteur de cette prémisse, comblant ainsi le silence qui entoure non seulement l'existence du physicien sicilien, mais aussi celle de ses théories.
L’enquête menée par le narrateur agit donc de deux manières. D’abord, elle confirme les traits de la figure du savant chez Majorana : un être reclus, à l’écart du monde et au savoir quasi‑miraculeux et absolu. Mais en même temps, d’oublié qu’il était, le physicien retrouve aussi, grâce à la narration, une histoire et une place au sein des Hommes. Si, dans En cherchant Majorana, la disparition du savant laisse à la littérature le travail de restituer la vérité sur un prodige tombé dans l’oubli, elle permet en plus de démasquer le mensonge dans Le silence.
En effet, dans ce roman‑ci, la protagoniste Jessica, professeure de littérature spécialisée dans l'œuvre du poète Armand Robin, perd son mari mathématicien Alexandre Leroy, « exceptionnellement doué » (Soumy 2013, 27), lequel, selon les autorités, s'est donné la mort dans une « chambre minable » (20) d'un motel quelconque de Chicago : « La chambre aux rideaux délavés par le soleil sentait le moisi. La moquette gondolait. Des taches d'humidité souillaient le faux plafond. » (20) Seulement voilà, il ne laisse aucune explication, aucune trace d'un mal‑être qui l'aurait habité. Jessica, « pendant des jours et des nuits, [s'est] interrogée. En vain » (24). Pourtant, Jessica avait conscience que les mathématiques la séparaient de son mari : « Je [Jessica] savais que tu aimais être seul, pour réfléchir, comme tu disais en souriant. » (18. L'auteur souligne) Il est vrai que Leroy s'insérait parfaitement dans ce milieu solitaire que sont les mathématiques de niveau universitaire, coupé du reste de la société. D’ailleurs, lors de l'enterrement, la scission entre scientifiques et non‑scientifiques est claire : « Et cette concentration de mathématiciens, où bien peu de femmes ont pris place, donne à la cérémonie un ton si étrange que même les employés de Bradley Funeral Home, peu enclins à s'étonner, le remarquent. » (17)
À l’instar de son suicide, l’existence du mathématicien en apparence simple prend, après sa mort, la forme d’une énigme. Comme va l'apprendre à ses dépens la protagoniste, Leroy n'est pas ce qu'il a prétendu être. La disparition de Leroy réaligne des perspectives historiques insoupçonnées jusque-là pour la famille. En faisant le ménage des affaires de son mari, Jessica découvre, dans un endroit insolite, des fragments de poème d'Armand Robin. Ces trouvailles vont se répéter tout au long de la première partie du roman intitulée justement « Les cailloux blancs » (13), lesquels évoquent sans grande ambiguïté les tentatives du Petit Poucet pour recouvrer son chemin. À chaque vers déniché correspond une parcelle de vie de Leroy que Jessica ne connaissait pas. C'est un véritable discours du/en fragment(s). Au terme de son enquête en sol étatsunien, la protagoniste saura désormais que le mathématicien français Alexandre Leroy s'appelait plutôt Abel Rosenman, qu'il était juif, qu'il a été rescapé de l'Holocauste ― ayant été caché par une famille française après avoir vu ses parents arrêtés par la Gestapo ―, qu'il avait un frère jumeau et que ce dernier est en fait l'instigateur de toutes les théories qui ont rendu Leroy/Rosenman célèbre. Cette ambiguïté identitaire nouvellement révélée se reflète de deux façons dans la narration, qui fait intervenir l'omniscience par la troisième personne du singulier tout autant que la participation à la première personne du singulier, comme s'il n’était possible d’accéder à la réalité que partiellement. La narration est à double facette, tout comme le mathématicien.
Le suicide est donc nécessaire du fait qu'il permet l'enquête, seule forme de vérité parmi les nombreux mensonges de Leroy/Rosenman. Michel Thévoz, dans L'esthétique du suicide, explique qu'« il n'y a pas de présence sans représentation, l'objet doit disparaître pour qu'on le nomme, le symbole institue une mort qui n'est pas un néant mais la promotion à une vie non physique » (Thévoz 2003, 9). En bref, la vérité sur le mathématicien ne ressort qu'en son absence et, en réalité, ne peut que ressortir par sa disparition sachant le poids historique qui façonne le passé du mathématicien : la mort de Leroy mène à la découverte de Rosenman.
Il se produit une forme de renaissance symbolique similaire dans En cherchant Majorana : « Ettore Majorana... Ce nom sonne d'abord comme le surgissement d'une absence. Car cet homme‑là a fini par s'essentialiser dans sa disparition, qu'il a orchestrée d'une façon telle qu'elle a éclipsé son existence. » (Klein 2013, 151) Dans les romans à l'étude, ce qu'il reste des savants après leur disparition/suicide, c'est leur absence elle‑même. L'enquête des personnages principaux vient donc façonner une image, une histoire qui prend la place du vide laissé par Majorana et Leroy/Rosenman. C'est dans le silence de leur absence qu'ils « revivent », en quelque sorte, à travers la parole a posteriori d’un narrateur‑enquêteur.
L'apparition de Samuel, le frère jumeau d'Alexandre/Abel, dévoile alors que le génie du mari de Jessica n'est qu'une façade. Comme l'explique le premier fils d'Alexandre, Phil, Samuel est l'origine de toutes les théories de son père. Dès le moment où leur collaboration secrète prend fin à cause d'une dispute en 1976, la source est tarie :
Les archives s'interrompent justement cette année. Je fais l'hypothèse que Samuel ne lui a plus rien envoyé à partir de cette date. Papa s'est contenté d'apporter des retouches à l'existant. De tapisser les pièces d'une maison que l'autre avait construite. (Soumy 2013, 128)
Phil, qui est aussi dans le milieu des mathématiques, comprend rapidement que la famille Leroy ne peut ébruiter cette affaire. Il dit :
Je passe sur mon crédit dans la communauté scientifique. [...] Chaque fois que je publierai, on pensera que j'ai ressorti un reliquat d'un envoi de tonton Samuel. [...] Et mes enfants? S'il leur prenait envie d'embrasser une carrière universitaire, ce serait impossible. Leur nom serait attaché à cette incroyable fraude intellectuelle. (135)
Légitimement, Jessica se pose alors cette question : « Pourquoi Samuel n'a‑t‑il jamais revendiqué la gloire que tu as tirée de son travail? » (129) La fin du récit y répond et façonne une fois de plus la figure type d’un génie tel que défini par Chassay (2003) et Pierssens (2005), dès que la narration tombe dans la description de Samuel. Jessica rencontre un être solitaire, qui vit dans les hautes montagnes françaises avec son chien :
Avant tout, Samuel est un marginal. Le peu que j’ai lu de la biographie d’Évariste Galois, auquel Phil l’a comparé un jour, dit la même chose de ce génie mort à vingt ans. La marginalité est leur marque. Ils possèdent le don de solitude. Un don cultivé, protégé. (199. L’auteur souligne)
Tout comme Majorana, Samuel s'adapte difficilement au monde. Nous pouvons même postuler qu'il semble, de prime abord, vivre dans une sorte de hors‑monde, à l'écart de tout. Il exhibe une sorte de détachement face à ses propres compétences. Il semble à nouveau qu'il y ait usage de l'analogie discursive, ce qui nous permet de postuler des ressemblances entre Majorana et Samuel. De Coster exprime que « le rapprochement analogique s'effectue sur la base d'un escamotage de la réalité, en ne poussant pas la logique de la similitude au‑delà de certains traits, particulièrement mis en évidence pour les besoins de la cause » (1978, 24). Il poursuit en précisant que « l'analogie discursive sélectionne ces traits, non en raison de leur aptitude à caractériser correctement la chose, mais parce qu'ils se trouvent correspondre à d'autres traits du phénomène comparé » (24). Non seulement les deux figures de savant sont semblables dans leur marginalité, mais aussi dans leur pratique des sciences. En soi, les mathématiques se vivent comme un passe‑temps, en dehors du brouhaha insistant des institutions, qu'elles soient universitaires ou économiques :
C'est la manière dont il a été enseigné par la suite, son immersion dans la société des mathématiciens, la contrainte de la productivité intellectuelle que cela implique, qui ont fait diverger nos voies. Moi, dès le départ, j'ai vécu mon activité autrement. Dans la solitude. J'ai cultivé le don de solitude. C'est cela qui a fait la différence. Je peux vous assurer qu'Abel était très fort. Bien meilleur calculateur que moi. Un virtuose. Je l'admirais pour la rapidité avec laquelle il apprenait. Moi, je suis lent... Il me faut du temps. (Soumy 2013, 182)
Samuel est donc aux antipodes de ce qu'attend le système productiviste qui s'est emparé des universités. Max Weber, dans Le savant et le politique, décrit déjà à son époque un milieu scientifique à la botte désormais du grand capital : « Les grands instituts de science et de médecine sont devenus des entreprises [...]. Il n'est plus possible de les gérer sans le secours de moyens considérables. » (1959, 56) Le silence, tout comme le roman de Klein, fait une distinction dichotomique du savant. Il y a de ceux qui se soumettent aux impératifs élitistes et d'autres qui s'y opposent. Les jumeaux Rosenman façonnent les deux côtés d'une même médaille.
Ce qui semble sous‑tendre la (dé)construction de la figure du génie dépeinte dans le corpus à l’étude, ce n’est pas seulement le démantèlement du discours scientifique, mais aussi certains événements historiques. En effet, que ce soit autour de la disparition de Majorana ou derrière l’origine du mathématicien fictif Alexandre/Abel, il s’agit toujours de constater que la Deuxième Guerre mondiale tapisse en toile de fond la vie des savants et finit par les perdre. En soi, elle justifie l’acte de ceux‑ci comme une oppression dont ils ne peuvent se départir. La tournure tragique que prend le conflit de 1939‑1945 en Europe coïncide avec la brutalité des destins des deux scientifiques. Dans le roman de Klein, c’est l’avènement du débalancement politique de la fin des années 1930 dans toute l’Europe qui pourrait notamment expliquer la disparition soudaine du physicien sicilien :
Le suicide de l’Europe est imminent et Majorana en sait déjà quelque chose : il a grandi durant la Première Guerre mondiale, cette "marée de sang" dont parlait Yeats, cette installation de l’enfer juste au‑dessus du sol. Il n’ignore pas les correspondances entre la matrice des civilisations avancées et la fabrique de l’inhumain. Il n’ignore pas que les sciences de la nature, les préoccupations intellectuelles, l’art, de nombreuses formes d’érudition peuvent, dans le temps aussi bien que dans l’espace, fleurir très près des lieux de massacre. (Klein 2013, 154)
Ainsi, les travaux de Leonardo Sciascia3, auxquels se réfère le narrateur, vont jusqu'à émettre la possibilité que la disparition de Majorana soit due au fait qu’il ait « entrevu la fission de l'uranium et ses applications militaires, et que cette perspective l'a[it] tourmenté au point de fissurer sa conscience » (191). « Pourtant, cette lecture ne résiste pas à l'épreuve de l'histoire des sciences ni de l'Histoire » (191), avance le protagoniste Klein. Le doute plane, mais pas seulement sur la disparition du savant : selon le narrateur, « parce qu’il envisage Hitler comme un personnage grotesque, donc éphémère, une sorte de Mussolini au petit pied, Majorana ne semble pas prendre conscience du désastre intellectuel et moral que représente le nazisme » (104). Son premier détachement face à la politique s’assimile plutôt à une position ambigüe alors qu’« il adresse à Emilio Segrè [dont la mère sera déportée] une lettre provocatrice dans laquelle il rend les juifs responsables de leurs déboires, qu’il juge du reste surestimés » (108). De plus, même s'il se voue uniquement à la physique ― et à d’autres disciplines connexes ―, Majorana participe à des projets scientifiques de l’État italien fasciste. Pour reprendre les propos du narrateur, « reste que le malaise est là, et bien là, impossible à dissiper » (109). Ainsi, la cause de la disparition du physicien sicilien est aussi complexe que le personnage lui‑même. En ce sens, le narrateur tente de rapprocher plusieurs hypothèses entre elles, de les faire dialoguer les unes avec les autres, lesquelles convergent toutes à cette imminence de la guerre ressentie à la fin des années 1930.
Il en est de même pour le roman Le silence dans lequel le lecteur comprend au fil de l’enquête que la Deuxième Guerre mondiale, et particulièrement l’Holocauste, ont constitué une part importante de l’identité de Leroy/Rosenman. Le conflit 1939‑1945 rend la figure du savant ambiguë. Jessica apprend notamment pourquoi leur querelle en 1976 a séparé les deux frères. En effet, alors que Marie, la femme du couple qui a caché les jeunes Rosenman durant la guerre, meurt cette année‑là, Alexandre/Abel n'est pas là. Il est resté aux États-Unis, poursuivant sa petite vie auprès de sa famille, ou à tout le moins une partie de celle-ci. Samuel précise que
ce qui, au début, était une simple dissimulation pour survivre dans un après‑guerre chaotique devait s'achever. Il [Alexandre] lui fallait abaisser le masque. Affronter son identité. Assumer la disparition de ses parents, l'existence des camps, l'histoire de la famille venue des marches de l'Europe de l'Est. [...] La traque qu'ont subie nos parents sur trois fronts : sans‑papiers, Juifs et communistes. Tout ce qui fait qu'Alexandre était aussi Abel. (210)
D'ailleurs, le roman s'ouvre sur un prologue qui relate la rencontre d'un jeune garçon, dont l'identité pourrait aussi bien être celle d'Alexandre ou d'Abel, lisant un livre de mathématiques trop compliqué pour les enfants de son âge et d'un soldat américain. Le deuxième donne au premier son nom et son adresse afin que celui‑ci le rejoigne après la guerre pour entamer une belle carrière : « ― N'oublie pas! Nous t'attendons, là‑bas. L'Amérique a besoin de toi. Tes parents seront fiers. » (12) Cet enfant, c'était Samuel. Seulement, il n'avait pas envie de quitter sa famille adoptive, et c'est Abel ― devenu définitivement Alexandre ― qui y est allé, enjoué par cette promesse de quelque chose de nouveau et surtout de rendre fiers des parents exterminés dans les camps de la mort, disparus sans laisser de traces. Par conséquent, ce qui a tué le mathématicien fictif, c'est la coupure définitive avec son frère. Il ne restait plus que cet appartement qu'il avait loué à l'insu de Jessica, tapissé de photos et de souvenirs, un véritable mausolée.
Si elle repense le discours scientifique en mettant à l'épreuve sa nécessité méthodologique d'empirisme, la littérature permet aussi de prendre à revers ces moments historiques où les récits dominants cachent en grande partie les réalités des dominés. Nous irons plus loin dans nos propos en précisant que le discours scientifique ne propose aucune solution aux modèles sélectifs retenus par l'historiographie. La propagande crée toujours plus de mensonges alors que la fiction tente de rétablir ce que la première a omis volontairement. C'est ce qu'explique Mario Vargas Llosa dans « La Vérité par le mensonge » quand il différencie les sociétés ouvertes, soit les systèmes politiques démocratiques, et fermées, soit les États autoritaires. Il précise qu'une société ouverte délimite clairement les frontières entre fiction et histoire, car « les deux activités coexistent, indépendantes et souveraines, quoique se complétant dans le dessein utopique d'embrasser toute la vie » (Vargas Llosa 2006, 20). Au contraire, les sociétés fermées permettent une porosité outrancière entre la fiction et l'histoire. Vargas Llosa signale à ce sujet que « les romans, en dépit de leurs mensonges au regard de l'histoire, [...] communiquent des vérités fugitives, évanescentes, qui échappent toujours aux descripteurs scientifiques de la réalité » (20). En ce sens, l'analyse des romans En cherchant Majorana et Le silence souligne que, derrière le discours historique qui façonne la Deuxième Guerre mondiale et derrière le discours scientifique, se cachent d'autres vérités, des situations plus complexes, plus individuelles surtout. L'aspect historique qui sous‑tend les trames narratives du corpus à l'étude montre que la figure du savant se construit dans le monde, le suicide ou la disparition volontaire n'y réaffirmant que plus profondément son inscription. Le contexte de la Deuxième Guerre mondiale soutient ainsi l'hypothèse que, tout en vivant en retrait, les savants demeurent dans la société quoi qu'il advienne.
*
En conclusion, l'analyse comparée des œuvres En cherchant Majorana et Le silence a permis de faire ressortir l'importance symbolique que prend la figure du savant dans l'imaginaire littéraire. À travers les thèmes de la disparition et du suicide, nous avons mis au jour que le scientifique se construit, et parfois se déconstruit, grâce au récit des protagonistes qui essaient de comprendre son geste autodestructeur. En ce sens, quand il est absent, le savant revient en force à la vie de manière symbolique. Nous n'avons donc accès qu'à des représentations, notamment par le biais d'analogies discursives, lesquelles font le parallèle entre les travaux du savant et sa personnalité afin de faire ressortir une complexité identitaire. L'utilisation de figures de sens pour dépeindre les savants exprime l'implication rhétorique des discours portant sur ceux‑ci. À l'instar du protocole scientifique, les narrateurs « enquêtent » sur le génie des disparus, comme s'il fallait justifier leur absence par leur existence hors‑norme. Il est clair que la disparition et le suicide sont constitutifs à la fois du génie intellectuel individuel et du mal‑être collectif qui, dans le cas précis des romans à l'étude, a pour racine la Deuxième Guerre mondiale. Discours scientifique et historique convergent de ce fait dans le discours littéraire pour s'approcher d'une réalité ardue à définir en ce qui a trait à la figure du savant. Cependant, représenter le savant après sa disparition/suicide, c'est aussi pointer le débalancement sociologique que provoque la brutalité d'une absence, montrer que la communauté ne laisse pas de place à ce qu'elle ne sait pas expliquer. Le savant et ses actes ne sont donc pas mal adaptés au discours social; c'est plutôt l'inverse, d'où le jaillissement de ces paroles diverses après sa disparition/suicide.
Bensaude‑Vincent, Bernadette. 2005. « Science et opinion publique », dans Bernadette Bensaude‑Vincent (dir.), Figures de la science. Marseille : Éditions Parenthèses, coll. « Savoirs à l’œuvre » : 204‑220.
De Coster, Michel. 1978. L'analogie dans les sciences humaines. Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Sociologie d'aujourd'hui ».
Chassay, Jean‑François. 2003. Imaginer la science. Le savant et le laboratoire dans la fiction contemporaine. Montréal : Éditions Liber.
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