J’avais presque trois ans quand le réacteur numéro 4 a explosé, presque six, lorsque le mur est tombé, en direct à la télé, et dix-huit au moment où les tours ont été frappées, à l’ère des nouvelles continues. Je suis née à la fin d’un monde médiatisé… hypermédiatisé… Et depuis, je suis obsédée par ces récits eschatologiques qui hantent notre imaginaire collectif – qu’il s’agisse de bombes nucléaires, de savants fous qui détruisent le monde par dépit ou par erreur, de catastrophes écologiques qui déclenchent une nouvelle étape évolutive pour l’humanité, d’épidémies ou d’ères glaciaires. Selon Pierre Popovic,
L’imaginaire social est composé d’ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des œuvres d’art. […] Dans toute société, quatre de ces ensembles de représentations sont essentiels : le premier concerne l’histoire et la structure de la société (représentations du passé, du présent et de l’avenir); […]. (2008, 24)
Or, si l’histoire de la société, incluant son avenir, fait partie des ensembles de représentations, l'imaginaire social comprend paradoxalement aussi sa fin. Chaque société imagine sa fin de manière singulière. Et depuis que l’humain écrit des fictions, de L’épopée de Gilgamesh à la Bible, il l’imagine à grande échelle. Or, cette destruction n’est-elle que le simple reflet d’une peur profonde de la finitude qui se résout par une simple catharsis devant le spectacle d’une fin? Ou est-ce l’espoir que cette fin ne soit pas définitive, qu’elle soit le début de quelque chose d’autre et qu’elle soit porteuse de sens, d’une révélation? Les récits de fin du monde ne sont pas tous apocalyptiques : ils sont parfois cataclysmiques. On assiste alors à une logique de l’éternel retour, au sens cosmique des Stoïques1, pour qui l’histoire du monde est ponctuée de destructions totales périodiques du cosmos par ekpyrosis (le feu) ou par kataklysmos (l’eau), suivies de la palingenesis, sa reconstruction. Cette circularité de l’histoire ainsi que cette récurrence infinie et inévitable des catastrophes s’inscrivent dans d’innombrables romans.
L’imaginaire de la fin2 qui caractérise notre époque contemporaine s’inscrit définitivement dans ce paradigme cataclysmique, avec ceci de particulier que l’avenir que nous imaginons semble résolument tourné vers le passé. Ou plutôt, il semble s’écrire avec des mots et des images, des topoï, déjà usés. Une fin que nous ressassons, prisonnier·ères d’un moment, d’une image. Les peurs nouvelles semblent ne pouvoir s’exprimer que dans le vocabulaire des catastrophes anciennes. Les camps nazis, les bombes nucléaires, les totalitarismes, les désastres écologiques et industriels, les génocides, les attentats : l’histoire du 20e siècle ressemble étrangement à une fin du monde… Walter Benjamin ne disait pas autrement : « Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. » (2000, 434)
Or, depuis 1989, la fin du monde, c’est un peu aussi la fin de l’Histoire, du moins selon Francis Fukuyama (1992) suivant la pensée d’Hegel. Avec la chute de l’Union soviétique et la victoire du capitalisme à l’américaine, cela pourrait bien être la fin de la dialectique marxiste historique. Or, l’une des caractéristiques du capitalisme néo-libéral est sa capacité à absorber les critiques à son encontre, à désamorcer toute révolte en bloquant de fait notre capacité à un imaginer un monde post-capitaliste. Mais, si l’on peine à se représenter un monde différent, il semble que l’on imagine constamment sa destruction.
Nick Bostrom (2002), un philosophe transhumaniste, propose dans le cadre des travaux du Future of Humanity Institute3 de réfléchir aux risques existentiels, ceux qui menacent l’avenir de l’humanité. Il avance qu’entre les trois scénarios possibles que sont la paix, la destruction de 99 % de l’humanité et la destruction de 100 %, il y a une différence quantitative beaucoup plus grande entre les deux premiers. Or, la différence qualitative entre la quasi-destruction et la destruction totale est infiniment plus grande, puisque cette dernière signifie véritablement la fin de l’aventure humaine. D’ailleurs, Paul Brians (2019), dans ses recherches sur la fiction de la guerre nucléaire, constate que très rares sont les auteur·e·s qui parviennent à décrire une annihilation totale de l’humanité : soit celle-ci est implicite, jamais montrée, soit elle n’est que partielle.
La guerre froide et sa course aux armements ont modelé notre imaginaire postapocalyptique. Depuis la bombe d’Hiroshima, l’humanité a les moyens de sa propre destruction : il suffit d’un moment, d’une simple déflagration… D’ailleurs, depuis 1945, le Bulletin des scientifiques atomiques (Bulletin of the Atomic Scientists) annonce la fin du monde grâce à une horloge singulière digne d’un film catastrophe, la doomsday clock :
Founded in 1945 by University of Chicago scientists who had helped develop the first atomic weapons in the Manhattan Project, the Bulletin of the Atomic Scientists created the Doomsday Clock two years later, using the imagery of apocalypse (midnight) and the contemporary idiom of nuclear explosion (countdown to zero) to convey threats to humanity and the planet. […] The Clock has become a universally recognized indicator of the world’s vulnerability to catastrophe from nuclear weapons, climate change, and new technologies emerging in other domains. (Mecklin 2019, 2)
Il faut dire que la doctrine de dissuasion MAD (Mutually Assured Destruction ou Destruction mutuelle assurée) n’avait rien de rassurant. Le terme, inventé en 1962 par le stratège militaire américain Donald Brennan, désigne l’équilibre (bien précaire) que représentent deux puissances nucléaires de forces égales : une attaque de l’une signifierait immédiatement la réplique de l’autre, entraînant la destruction totale des deux parties, ce qui aurait en soi un effet dissuasif. Il s’agit là d’un exemple d’équilibre de Nash en théorie des jeux. La survie de l’humanité dépendrait alors de l’instinct de survie des militaires et de la transparence des deux parties sur leur arsenal et leur tactique. Or, le film Dr Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (1964) de Stanley Kubrick nous révèle que l’humanité n’est peut-être pas si rationnelle :
The doomsday machine [is a] device which will destroy all human and animal life on earth. […] [It] is designed to trigger itself automatically […] [and] to explode if any attempt is ever made to untrigger it. […] There are those of us who fought against it, but in the end we could not keep up with the expense involved in the arms race, the space race, and the peace race. And at the same time our people grumbled for more nylons and washing machines. Our doomsday scheme cost us just a small fraction of what we’d been spending on defense in a single year. But the deciding factor was when we learned that your country was working along similar lines, and we were afraid of a doomsday gap. (Kubrick 1964)
Si la menace d’une guerre mondiale totale s’est estompée, le nucléaire fait toujours peur… Il représente la parfaite allégorie d’un écosystème mis en danger par la technique au service de l’idéologie et des intérêts individuels. L’accident nucléaire de Tchernobyl me semble être l’un des points focaux de cet imaginaire de la fin réactivé aujourd’hui.
Dans un magnifique livre intitulé La lumière de Tchernobyl (2016), le grand spécialiste de l’imaginaire littéraire de l’apocalypse, Jean-Paul Engélibert4, écrit, à propos d’une photographie de Guillaume Herbaut5 : « La mort entre par la fenêtre avec le soleil : lumière rase, sans couleur, sans chaleur. Natalia la regarde, elle frémit, tourne la tête, reste debout, immobile. Pour toujours, elle se tient debout devant la fin de toutes choses, avec patience et amour. » (28) La prix Nobel de littérature biélorusse Svetlana Aleksievich pose, elle aussi, l’accident nucléaire comme une apocalypse dans son ouvrage La supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse : « Tchernobyl est un mystère qu’il nous faut encore élucider. C’est peut-être une tâche pour le XXIe siècle. Un défi pour ce nouveau siècle. Ce que l’homme a appris, deviné, découvert sur lui-même et dans son attitude envers le monde. […] Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe plus. » (1999, 32-33)
D’ailleurs, la toute récente minisérie Chernobyl (Craig Mazin, HBO, 2019) semble bel et bien raconter la fin du monde, celle que l’on craint et que l’on imagine être le destin inévitable d’un monde mortellement pollué par les retombées de la technologie humaine et dirigé par des narcissiques mythomanes qui refusent la réalité lorsqu’elle ne leur convient pas, lorsqu’elle ne s’aligne pas avec leurs intérêts. Des dirigeants qui refusent d’écouter les scientifiques qui annoncent le pire, rejetant leurs arguments trop difficiles à comprendre… et surtout bien inopportuns.
De manière paradoxale, la fin du monde qui est mise en scène ici a déjà eu lieu : le récit se veut historique et non prédictif, du moins à première vue. Or, d’une certaine façon, on a l’impression de se retrouver dans une fiction rétrofuturiste. La fascination généralisée pour les années 1980, qui touche notamment la science-fiction et le fantastique depuis quelques années, semble jouer. Pourquoi revenir sur l’accident de Tchernobyl maintenant? Nul anniversaire, nul nouveau développement. Or, l’événement semble le plus puissant des présages, l’allégorie parfaite de notre époque catastrophiste : malgré l’ampleur de la destruction, on peut constater la grande résilience de la nature et des écosystèmes, du moins lorsque l’humanité n’y est plus. Une lueur d’espoir antihumaniste et postanthropocène.
Les images de la zone d’exclusion de Tchernobyl (officiellement Zone d’aliénation de la centrale nucléaire de Tchernobyl) qui circulent depuis des décennies maintenant n’auraient-elles pas largement influencé la façon dont on se représente l’apocalypse? Un monde intact dont l’humanité est radicalement exclue, un monde d’artéfacts humains abandonnés soudainement, inexplicablement, figeant le quotidien des habitants absents pour toujours. Un monde que la nature envahit progressivement.
Or, l’imaginaire de la fin climatique et écologique n’a rien d’un changement de paradigme. En 1983, Carl Sagan (1991 [1983]) analysait les conséquences potentielles d’une guerre nucléaire sur le climat terrestre : l’hiver nucléaire. L’annihilation n’est devenue que la version la plus radicale d’un problème global qui aurait bien plus de chance d’advenir : la destruction relativement rapide de l’écosystème habité par l’homme. C’est d’ailleurs autour de la même époque que d’autres menaces apparurent dans les études et le discours public des scientifiques : celles qui découlent de la pollution anthropique. Pour Slavoj Žižek, la conséquence principale du réchauffement global est « l’effondrement de la distinction entre histoire humaine et histoire naturelle […]. [Les êtres humains] sont capables d’affecter l’équilibre même de la vie sur terre, de sorte […] [qu’]une nouvelle ère géologique a commencé, baptisée ‟anthropocène” par certains scientifiques. » (2010, 445)
De nombreuses fictions nous présentent désormais un climat qui se dérègle, les événements s’accumulant et finissant par devenir une fin du monde. Dans le très beau Ice (1967) d’Anna Kavan abondent les villes et les pays détruits par des blizzards jusqu’à la destruction complète du monde autour des deux amants. Dans Timescape (1980) de Gregory Benford, on voit déjà se multiplier les désastres divers qui dominent la une des journaux, jusqu’à la destruction de l’écosystème et du tissu social. De son côté, Edan Lepucki, dans son roman postapocalyptique California (2014), présente une Amérique détruite par les feux de forêt, les tempêtes de neige et les ouragans. Le résultat de cette destruction du territoire est une atomisation radicale du tissu social et un important recul des acquis féministes, les survivants étant de nouveau confinés aux rôles genrés traditionnels, au nom de la survie. Pour sa part, la trilogie MaddAddamm (2003-2013) de Margaret Atwood dépeint un monde détruit par un virus créé en laboratoire par un savant fou et sa secte écologiste radicale, mais aussi par le climat déréglé. Et dans A Friend of the Earth (2000) de T. C. Boyle, la météo erratique est le reflet d’un rapport à la nature singulier dans l’histoire humaine, l’hyperbolisation d’un ensemble de représentations dominantes dans l’imaginaire contemporain. Le climat devient ainsi l’architecte du monde fictionnel, mais aussi le démolisseur d’une société en déliquescence autant dans ses structures concrètes, matérielles, que sociales et symboliques.
Dans tous ces romans, le rapport à l’environnement est altéré de trois manières : 1) la peur que la nature devienne complètement hostile ou mortifère; 2) la prise de conscience d’une fragilité; et 3) la prise de conscience d’une responsabilité. La première est très ancienne : l’homme ressent depuis toujours une peur fondamentale que les ressources dont il dépend se tarissent, que le climat ne réponde plus à ses besoins, que les catastrophes géologiques – du tremblement de terre au volcan en passant par le tsunami – détruisent son milieu de vie. C’est ultimement un rapport religieux à la nature qui est perçu comme une puissance qui peut se révéler tour à tour protectrice et nourricière, mais aussi destructrice et nocive, selon une volonté transcendante.
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Si la fin du monde, nucléaire ou climatique, n’est pas nécessairement apocalyptique – sans révélation – ou eschatologique – sans finalité transcendante –, tous ces récits de la catastrophe ont néanmoins une chose en commun : elles mettent en scène une profonde crise sémiotique. Ainsi, si les causes sont multiples, les conséquences sont souvent les mêmes : la déstructuration, voire la destruction, de la sémiosphère, pour reprendre le terme de Youri Lotman (1999). Les survivants, lorsqu’il y en a, peinent à communiquer entre eux, les langues s’appauvrissent, les communautés s’isolent, le territoire se désertifie, l’écrit disparaît. L’humain, cet Homo communicans, agonise et s’éteint ainsi, bien plus lentement et moins spectaculairement qu’on l’imagine.
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