Franck Kermode, dans un essai intitulé « The Sense Of An Ending » (1967), constate un intérêt manifeste pour le sujet apocalyptique à l’issue du XXe siècle et remarque la troublante fascination humaine pour les images de destruction. Pourtant, les thématiques de la « fin » du monde (ou, du moins, du monde tel que nous le connaissons et le vivons) ne sont pas nouvelles : nous en découvrons des traces aussi bien dans la Bible ou le Coran que dans les mythes nordiques1. Celles-ci trouvent cependant un écho particulier à notre époque contemporaine; l’engouement de la fin du XXe siècle et du début du XXIe pour les récits d’anticipation dystopiques ou apocalyptiques ainsi que la manière dont ils ont su trouver leur place au sein de la culture populaire en sont la preuve. La mise à mal de l’humanité et la déconstruction de la civilisation telle que nous la connaissons s’inscrivent désormais parmi les topoï les plus exploités du monde contemporain (Meurée 2010). De même, à en croire la multiplication récente des sagas dystopiques pour adolescents, ces thématiques touchent aujourd’hui jusqu’aux publics les plus jeunes. Mais comment expliquer cette fascination? La légitimité de ce questionnement est soulevée dès le début du XXIe siècle, alors que Christophe Meurée émet l’hypothèse que l’imaginaire apocalyptique serait la métaphore de prédilection de notre société contemporaine :
La seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe, encore marqués par les catastrophes planétaires que furent les camps et la bombe atomique, perçoivent peut-être avec plus d’acuité que d’autres époques la dimension de l’apocalypse à nos portes. (2010, 8)
À ces deux aspects historiques fondamentaux s’ajoutent aujourd’hui le 11-Septembre, la naissance d’un terrorisme à grande échelle et l’angoisse d’une catastrophe écologique imminente de plus en plus ancrée dans les esprits. Ainsi, les XXe et XXIe siècles, du fait de leurs avancées technologiques, permettent désormais la diffusion (et la rediffusion) de toute l’autodestruction dont l’Homme semble capable : que ce soient les premières images de la libération des camps, celles de la destruction d’Hiroshima ou plus récemment celles des catastrophes nucléaires de Tchernobyl et de Fukushima, sans oublier celles des tours jumelles s’effondrant, ces images ont un impact considérable sur l’imaginaire et les angoisses de nos sociétés contemporaines étant donné leur facilité de transmission actuelle. Ainsi, pour Anaïs Boulard, « [l'] Homme du XXIe siècle a le sentiment d’être allé si loin dans l’absurde et la destruction, qu’il est parfaitement en position d’imaginer la proche fin du monde, une fin qui serait le dernier degré du pire, la dernière strate de l’impensable » (2011, 3).
Si l’engouement eschatologique semble être le reflet de la réminiscence de temps troublés, il permet surtout aux auteurs et aux autrices de porter un regard critique sur une époque tourmentée bien réelle en laissant transparaître par le biais du récit d’anticipation la projection de leurs angoisses contemporaines. Ainsi, cette écriture futuriste de la fin, si elle nous narre bien l’anéantissement plus ou moins lointain d’un monde qui nous est familier, figure surtout ce qui subsiste après cette apocalypse, une fois le point de non-retour dépassé ; finalement Mad Max Fury Road nous interroge surtout sur ce que cette subsistance dit du monde actuel dans lequel nous vivons. Par le biais des quatre films composant la franchise Mad Max (Mad Max, 1979; Mad Max 2 : Le Défi, 1981; Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre, 1985; et enfin Mad Max : Fury Road, 2015), le réalisateur, scénariste et producteur de cinéma George Miller a contribué à illustrer cette « après-fin » qui apparaît à première vue comme irreprésentable. La quadrilogie de Mad Max propose une vision de ce qu’il y aurait par-delà notre civilisation, une fois tous nos repères culturels, institutionnels, voire spatiotemporels détruits. Reflet des tensions et des préoccupations du monde actuel, la saga d’anticipation peint un futur sombre, post-apocalyptique, où la pénurie mondiale de carburant a rendu les routes dangereuses. Notons d’ailleurs qu’au fil de ses films, Miller a su évoluer en fonction des sujets sociétaux de son temps; si les films des années 1980 semblent davantage concernés par la pénurie d’essence et par la crise énergétique (l’époque est marquée par le « choc pétrolier » de 1979), Fury Road – qui retiendra davantage notre attention au sein de cet article – évoque sans détour les répercussions d’un désastre écologique, l’objectivation du corps féminin et la quête d’un trésor désormais beaucoup plus précieux que l’essence : l’eau potable. Ces préoccupations, qui sont toutes trois excessivement contemporaines, parlent davantage au spectateur du début du XXIe siècle. La franchise Mad Max propose donc le portrait d’un monde de l’après qui n’en finit plus de mourir, comme incapable de conclure sa chute : s’y mêle une esthétique du désastre et une poétique de la dégénérescence. L’humanité est en faillite; l’environnement, le langage, l’écriture, les corps, la culture n’ont pas été éradiqués, mais altérés, créant une confusion qui, selon Anaïs Boulard, est propre aux récits post-apocalyptiques :
Car ce monde disparu, mais encore présent entre les lignes, comme un fantôme dans le récit, crée par sa présence une confusion du sens. Finalement, le sens aussi est délabré dans ce nouveau monde de néant. Il est à ajouter à la longue liste des éléments touchés par la dégénérescence et la dévastation : plus rien ne fait sens dans ce monde où ce qui reste est abîmé, et où ce qui a disparu est modifié, transformé en mythe, déformé. (2001, 58)
Ce monde « dégénéré » est donc l’exact contraire de generare, soit le processus d’« engendrer, créer, produire » (selon Le Petit Robert 2013), dont la racine genesis donne également naissance aux termes de « géniteur » ou encore de « généalogie ». Mais si l’existence d’un récit du monde après sa fin est déjà contradictoire, comment penser la représentation forcément créative et créatrice d’un monde en ruines, dévasté et stérile? La paradoxale description de la destruction par le biais de la création revêt des intérêts esthétiques et poétiques majeurs. Ainsi, le récit cinématographique, objet d’un imaginaire structuré par le langage, permet une représentation conjuguant figures et discours par le biais de l’image et des choix de réalisation qui l’accompagnent. Comme le précise Mathieu Li-Goyette,
trop longtemps a-t-on pris le récit pour acquis, comme s’il n’était que le scénario, que le synopsis... Mais aujourd’hui, qu’en est-il de sa forme? De ce que l’on pourrait nommer la « prose cinématographique »? Par définition, le récit n’est pas la simple expression d’une morale ou d’un discours : il est la matrice complexe du cinéma, celle qui courbe le temps, l’espace et la mise en scène à des contraintes plutôt qu’à des désirs. (2013, 2)
Dès lors, s’interroger sur le récit au cinéma – et dans le cas présent, interroger cette étrange synergie entre création et destruction –, c’est s’interroger sur l’ossature même d’un film, cet ensemble intelligible composé aussi bien des dialogues que de la mise en scène.
La trame de Mad Max : Fury Road, dernier opus sorti en 2015, est simple et comporte tous les ingrédients traditionnels nécessaires à un film d’action. Max Rockatansky (Tom Hardy), ancien policier encore marqué par la mort de sa femme et de son fils, sillonne un désert de routes perdues en tentant difficilement de survivre dans le monde de folie peuplé d’hommes malades qui forme l’univers de Mad Max. Il est alors capturé par le tyrannique Immortan Joe, qui l’offre à ses vassaux au sang malade, les « War Boys », faisant de lui une véritable « poche sanguine ». Toutefois, l’une des plus fidèles partisanes du tyrannique Immortan Joe, l’« imperator » Furiosa (Charlize Theron), le trahit et s’enfuit avec ses épouses, un groupe de jeunes femmes lui servant de « pondeuses » et qui sont, par le fait même, un bien d’une importance capitale pour le chef de guerre. Immortan Joe se lance alors à travers le désert à la poursuite de Furiosa avec toute son armée motorisée afin de récupérer ses femmes. Max est donc embarqué malgré lui dans cette traque, enchaîné à l’avant du véhicule du War Boy Nux (Nicholas Hoult) qui participe à la traque. Pour survivre à cet enfer, Max s’associe à Furiosa; ensemble, ils parviennent enfin à vaincre Immortan Joe et à reprendre le contrôle des ressources autrefois farouchement gardées par le tyran, avant que Max ne retrouve sa liberté en reprenant sa route.
Le monde dans lequel évolue Max au fil de la quadrilogie est un monde de « l’après » à l’esthétique résolument post-apocalyptique. Les premiers films décrivent une humanité ravagée par une pénurie énergétique ayant exacerbé conflits mondiaux et révoltes populaires. Les structures sociales y sont détruites, les institutions, ravagées, et les valeurs morales, bafouées. On y brosse le portrait d’une civilisation crépusculaire, sur la pente descendante, où clans de cannibales, sectes et gangs de motards s’affrontent sur les routes sinueuses d’un désert qui semble sans fin. Fury Road accentue encore davantage les inconvénients écologiques de ce monde devenu stérile : le contrôle de l’accès à l’eau potable permet à Immortan Joe de garder la mainmise sur une partie de la population survivante, pour qui le culte du corps sain devient nécessaire à la survie de l’espèce, ce dernier permettant d’engendrer une progéniture viable. La crise environnementale mise en scène dans le film, marquée par la stérilité des sols, va ainsi de pair avec la déchéance corporelle à l’œuvre dans le récit, ces deux thèmes exposant une humanité en perdition. Dans Mad Max : Fury Road, l’imaginaire mortifère est omniprésent : la mort a gagné sur la vie, et toute régénérescence semble vouée à l’échec. Les saisons ne rythment plus les jours et n’apportent pas le renouveau nécessaire. C’est d’abord la nature, aride et désertique, qui nous en informe : la végétation et la faune ont disparu. Les seuls arbres visibles, reliquats de la « Terre verte » tant désirée par Furiosa et par les femmes d’Immortan – symbole, pour elles, d’espoir –, sont morts, en décomposition, dans un désert de boue acide où règnent désormais les corbeaux et les fantômes.
Au cœur de cette ambivalence entre vie et mort, les Hommes, majoritairement malades, à « la moelle […] empoisonnée » (00:00:51), tentent désespérément de survivre. La voix hors-champ de Max qui ouvre le film – voix, qui, précisons-le, sera des plus rares par la suite – expose cette décadence à laquelle l’humanité est condamnée :
Je m’appelle Max, mon monde est à feu et à sang. Il y a longtemps, j’étais flic, un guerrier de la route en quête de justice. Quand le monde s’est effondré, chacun de nous à sa manière a été brisé. C’était difficile de savoir qui était le plus fou. Moi, ou tous les autres? (00:01:09)
À cette folie généralisée, signe d’une dégénérescence psychologique de plus en plus répandue, s’ajoute une dégénérescence corporelle qui devient la toile de fond de ce film où la représentation du corps « cadavérisé » – dans lequel la mort vient creuser les chairs sans arriver à son terme – est omniprésente. L’exemple le plus frappant en est peut-être l’armée des War Boys d’Immortan Joe : milice de mâles dégénérés aux allures de squelettes, les War Boys sont des garçons cancéreux, « déjà à demi-morts » (00:37:09) et entrainés dans le seul but de devenir de parfaits Kamikazes. Corps-machine (de guerre), les War Boys de Fury Road sont endoctrinés dès leur plus jeune âge, et leur enrôlement s’effectue par un processus de perte d’identité conjoint à une progressive déshumanisation2. Leur physique les rend indissociables les uns des autres : leurs crânes sont rasés, leurs corps scarifiés puis couverts de peinture blanche, leurs yeux, cernés de noir. Devenus objets et non plus sujets, les War Boys ne sont que des chairs malades, en continuité directe avec le volant des véhicules à l’effigie de squelettes qu’ils brandissent avec fierté : dépendants du sang qu’ils reçoivent des « globulards » (poche sanguine humaine, à l’instar de Max) comme une voiture le serait de son essence, ils se « chroment » d’autant plus le visage à l’aide d’une bombe de peinture pour ressembler à une calandre de voiture avant de se sacrifier. Dans Mad Max : Fury Road, les corps sont assimilés à des machines, et les garçons sont véritablement déshumanisés.
Dans ce monde dégénéré, signe d’une civilisation en perdition, la quête de la saine descendance devient nécessaire à Immortan Joe pour asseoir sa puissance. Tyran, chef de guerre et objet d’un culte religieux, ce dernier n’a pourtant rien d’immortel, comme le prouvent les premières images du despote : vieux, malade, arborant un corps tumoral, incapable de survivre sans l’aide d’un respirateur artificiel, Immortan Joe cache ses handicaps sous une armure robotique censée compenser ses incapacités physiques. Ses deux fils sont incapables d’assurer vaillamment sa relève : alors que le premier fils présente une intelligence manifeste, son corps est complètement déformé, tandis que le second fils, au corps plus ou moins sain, montre des facultés mentales extrêmement réduites. Les « pondeuses de premier choix » (00:15:20) que représentent les femmes d’Immortan Joe, réduites à leur seule fonction reproductrice, revêtent dès lors une importance primordiale dans l’économie du récit. Au sein de cette société marquée par les problèmes de reproduction, de régénérescence et de création, leur corps fertile est employé à mauvais escient dans la mesure où, entre les mains d’Immortan Joe, il permet non pas le renouveau dont il est l’espoir, mais plutôt la perpétuation d’une civilisation dégénérée et mortifère. L’acte de fuite des Épouses est une révolution, le premier signe d’un possible retour (revolutio) au monde « d’avant », celui, fertile, qui a précédé le cataclysme. Miller ne cesse d’ailleurs de dresser, tout au long du film, un parallèle entre corps féminin et renouveau écologique : les actes de création et de transmission sont toujours produits par des femmes, que ce soient les épouses, le clan des femmes guerrières ou les pourvoyeuses de lait maternel. Elles sont celles qui écrivent pour revendiquer leurs droits (sur les murs ou sur leur propre corps, comme la vieille Miss Giddy, mémoire d’un autre temps, qui ne veut pas oublier l’Histoire), celles qui nourrissent, celles qui plantent (littéralement, à l’instar de l’une des guerrières) les graines du monde de demain quand les balles que se tirent les hommes ne sont que – selon Splendide – « [d]es anti-graines : t’en plantes une, y a quelque chose qui meurt » (01:04:18). L’appellation de la contrée idyllique que tentent de rejoindre les femmes, soit « Terre verte aux Innombrables Mères » (00:38:27), appuie, dans la version française, une homophonie percutante entre les termes de « Mère » et de « Mer » dans ce monde où l’eau est si rare.
Dans Fury Road, les dégénérescences environnementales et corporelles entrainent une refonte de la société et tracent les contours d’une civilisation en perdition. La sauvagerie rattrape progressivement le monde post-apocalyptique de Mad Max, entrainant ce que nous nommerons un processus de dégénérescence culturelle. L’hypothétique communauté que l’ancien policier Max tentait de sauvegarder de l’érosion n’existe plus. La nouvelle civilisation d’Immortan Joe est fondée sur des mélanges culturels hétéroclites, détournés de racines culturelles antérieures, oubliées et souvent incomprises. Les principes internes de transmission, de production et de création propres à toutes cultures ont ici failli. La plupart des éléments culturels ont perdu de leur sens, ces derniers renvoyant au monde capitaliste d’avant l’apocalypse : pensons au culte du « V8 » (00:08:28), à la notion d’« Aqua-cola » (00:06:49) (qui renvoie au bien précieux qu’est l’eau potable), ou encore au « McFestin » (01:03:09) qui attend les hommes sur l’« autoroute du Walhalla » (00:08:24), paradis routier proposant une nouvelle vie après la mort. À ces références tirées de nos sociétés contemporaines, s’ajoute un culte guerrier renvoyant quant à lui à une vision fantasmée des sociétés martiales tribales et scandinaves (notons les peintures corporelles, les scarifications et les tambours de guerre). Immortan Joe lui-même s’érige à la fois en souverain tout-puissant, chef de guerre, prophète et leader religieux. En détournant jusqu’au sens des mots (« médiocre » [00:22:50] devient un adjectif mélioratif, « chromé » [00:37:34], un signe de bonne santé) ou en créant de nouveaux termes (« mange-personne » [00:43:46], « moulin à balles » [00:46:10], ou encore « magnum opus » [00:08:18] pour désigner la voiture de Max), il coupe les Hommes de leurs racines initiales. En leur faisant oublier d’où ils viennent, il assoit un pouvoir fondé sur leur progressive déshumanisation par l’amnésie culturelle; en d’autres termes, par une rupture du processus de transmission. De la même manière, certains éléments du monde aujourd’hui disparu ont été effacés de la mémoire collective et seront ainsi inconnus des plus jeunes : en voyant un arbre mort pour la première fois, le War Boy Nux est incapable de le nommer. Ainsi, la poétique de la dégénérescence à l’œuvre dans Fury Road, puisqu’elle touche la nature, le corps et la culture, entraine une problématique identitaire qui affecte les différents personnages du film : vouant la civilisation humaine à la perdition, elle ne leur permet pas de se construire une identité viable, tant collective qu’individuelle.
Paradoxalement, la poétique de la dégénérescence présente dans le récit est associée à ce qui paraît être – à première vue – un culte de l’avancée, une « obsession de la route », pour reprendre les termes d’Antonio Dominguez Leiva (2016, 33). La route moderne, avec la voiture qui l’accompagne inévitablement, devient le moteur d’une civilisation en déclin. Max est un Road warrior, un guerrier de la route, et cette dernière devient un véritable enjeu poétique qui structure le récit : la quasi-totalité des deux heures dont est composé le film se déroule sur cette route désertique. Il convient alors d’observer la route en tant que chronotope signifiant dans Mad Max : Fury Road.
La notion philologique de chronotope, théorisée par Mikhaïl Bakhtine dans son ouvrage Esthétique et théorie du roman (1978), préconise d’unir les dimensions spatiales et temporelles dans les œuvres. Selon Bakhtine, à la manière des deux faces d’une même pièce, ces deux concepts sont réputés solidaires et ne peuvent en aucun cas être séparés ni opposés. Comme l’espace-temps est essentiel à l’itinéraire des personnages et qu’il sert les actions de ceux-ci, le chronotope se présente comme le centre organisateur des principaux événements contenus dans le récit. Notons que cette notion, bien qu’elle ait d’abord été théorisée en fonction d’un objet littéraire, est largement susceptible de s’appliquer à un objet cinématographique, comme d’autres l’ont montré avant nous (voir par exemple les travaux de Robert Stam [2005], Michael V. Montgomery [1993], ou plus récemment, ceux de Jenny Brasebin [2013]). Véritable topos de la littérature occidentale, le motif de la route représente ainsi une importance fondamentale aussi bien en littérature qu’au cinéma. Comme l’analyse Julien Jeusette (2017), rares sont les œuvres qui se passent de certaines de ses variantes, et beaucoup d’entre elles sont, pour reprendre Brasebin, directement bâties sur lui, et sur les rencontres et péripéties « en route » (pensons au genre très populaire du Road Movie). Bakhtine voit dans le motif de la route toutes les caractéristiques du chronotope du seuil, espace-temps de l’entre-deux ayant pour fonction d’être des « lieux intermédiaires […] serv[a]nt à exprimer métaphoriquement l’aspect transitoire, mais décisif de certains moments de l’existence » (Brasebin 2013, 233). Fury Road ne fait pas exception; l’interminable route qui traverse l’immensité désertique y revêt une symbolique transitoire. Ainsi, la route moderne, bien que se présentant comme un « non-lieu », selon les termes de Marc Augé, « par opposition à la notion sociologique de lieu, associé par Mauss et toute une tradition ethnologique à celle de culture localisée dans le temps et l’espace » (1992, 48), devient pourtant le seul lieu qui permet de renvoyer au monde de l’« avant », tandis que les espaces à « habiter » tels que les villes ont disparu. Symbole de civilisation (elle est le signe d’un aménagement du territoire), et d’ensauvagement (elle est le lieu des combats les plus violents, là où les codes moraux, sociaux et culturels paraissent se suspendre), la route est la métaphore de cette circulation sans but, une véritable errance à laquelle sont condamnés les différents personnages, et qui apparaît comme la condition même de l’existence eschatologique. Cette dernière apparaît comme un espace qui ne peut être que traversé, où la seule expérience de la terre est réduite à une course poursuite qui semble sans but, car fondée sur des illusions, et surtout sans fin. Comme l’explique Paul-Henri Moinet, dans Mad Max, « celui qui a le pouvoir est celui qui est le plus rapide, un point c’est tout. Seule la vitesse sauve, s’arrêter c’est mourir. C’est la nouvelle forme de l’errance, une errance sans rédemption. » (2015, 7)
L’une des caractéristiques principales de la route moderne, comme le précise Julien Jeusette, est d’avoir cessé d’appartenir aux Hommes : « [I]ls doivent céder leur place au rythme des machines, rythme qui implique une nouvelle temporalité (la vitesse) et un nouveau rapport à l’espace » (2017, 48). L’espace-temps de la route moderne, surtout dans Mad Max, est donc avant tout celui de l’automobile : le véhicule – souvent grotesque – est devenu le prolongement du corps malade jusqu’à le remplacer; il est le signe d’une humanité déshumanisée. Tout circule, mais plus rien ne s’y transmet. Notons que le chirurgien, apparaissant à plusieurs reprises dans le dernier opus (et toujours sur cette longue route où se situe la course-poursuite), est désigné dans le film comme « le mécanicien organique » (le terme est présent dans les crédits du film), ce qui témoigne du renversement à l’œuvre entre l’homme et la machine au sein de cet univers post-apocalyptique. Dans la même optique, rappelons que tous les volants et toutes les voitures arborent un crâne ou un visage, renforçant un peu plus par l’hybridation humain/machine la problématique du posthumanisme comme signe d’une humanité en perdition sur des routes qui ne mènent nulle part, contrairement à l’exode biblique qui doit mener les Hommes à un Éden. Si la route est bien un chronotope essentiel dans le film, il est intéressant de soulever que le moteur narratif du récit survient justement au moment où Max se voit contraint de quitter celle-ci car fait prisonnier par les War Boys : dépouillé de ses biens les plus précieux – sa voiture, son manteau, puis son essence vitale, le sang –, il est tondu, tatoué, marqué au fer rouge et muselé pour être finalement contraint à un long silence qui durera les quarante-cinq premières minutes du film. Cette mort symbolique du personnage marque une rupture de la continuité que laissait présager la route. Lorsqu’il la retrouve, c’est attaché sur le devant d’une voiture, déshumanisé, devenu le réservoir de sang (essence de substitution, pièce de rechange) d’un War Boy malade : son corps est littéralement sacrifié à la route. Dans Fury Road, le chronotope de la route devient ainsi la représentation de cette constante ambivalence entre la vie et la mort; pensons à la formule des War Boys lorsqu’ils risquent leur vie sur celle-ci (« [J]e vis, je meurs, et je vis encore » [00:29:49]), aux nombreux fantômes qui hantent l’esprit de Max (« Les revoilà qui se filent un passage dans la matière noire de mon cerveau. Je me le répète, ils ne peuvent pas m’avoir, il y a longtemps qu’ils sont morts. » [00:01:26]), ou à la rapidité avec laquelle le personnage de Splendide passe de femme prête à donner la vie, à cadavre abritant un fœtus déjà mort. L’humanité dégénérée, plus totalement en vie, mais pas encore tout à fait morte, expérimente sur l’interminable route cette nouvelle ambivalence à la fois liminale et liminaire, dans cet état de marge qui semble désormais la définir.
Comme nous l’avons déjà esquissé dans les deux premières parties de cette analyse, la poétique de la dégénérescence présente dans Mad Max : Fury Road marque une rupture de la transmission qui se veut le signe d’une humanité en péril. Dans ce monde de l’« après » où plus rien ne se transmet, où la stérilité des sols et des corps devient le signe de la longue agonie terrestre, la régénérescence est donc significativement affectée. Le premier signe de cette mécanique est peut-être le motif de l’exsanguination : dans le film de Miller, les corps des War Boys sont livides, le sang menstruel des vieilles guerrières (fluide du pouvoir créateur féminin, selon Yvonne Verdier [1978]) ne coule plus, de même que celui des nourrices, dont l’allaitement quotidien forcé suppose une aménorrhée de lactation. À l’issue de son périple, Furiosa finira blessée et exsangue. Plus généralement, les systèmes sanguins sont défaillants. Fluide précieux et rare, le sang devient une ressource énergétique au même titre que le pétrole, et il tend, tout comme l’eau, à manquer : pensons au corps de Max, utilisé comme carburant, ou aux menstruations des épouses, symboles de leur fertilité qui leur feront connaître le viol. La symbolique du sang, fluide de la vie, comme vecteur de transmission, est donc corrompue : le corps et ses fluides sont une nouvelle fois objectivés. La scène où Max offre son sang à Furiosa pour lui permettre de survivre est peut-être l’un des plus grands messages d’espoir de Fury Road; par le biais de son sang, Max lui redonne la vie et, par la même occasion, se réhumanise en déclinant – enfin – son identité, ce qu’il s’était refusé à faire jusque-là (nous sommes à près d’une heure cinquante de film) : « Max. Je m’appelle Max. C’est mon nom » (01:48:44). La transfusion sanguine (du latin, transfusio, « action de répandre au travers » selon Le Petit Robert 2013), marque ce canal qui les relie désormais entre eux et inscrit un retour à une transmission à la fois viable et consentie.
La préoccupation de savoir ce qu’il reste de nous (et ce qu’il restera de nous, après nous) transparaît tout au long de Fury Road. Dans cette civilisation condamnée à la dégénérescence, une résistance – parfois même inconsciente – s’organise alors par le biais de trois aspects liés à l’imaginaire de la transmission : le don du sang – que nous avons déjà exploré –, la mémoire et son écriture. Au sein de ce monde de l’« après », les traces graphiques de l’écriture sont extrêmement réduites (celles apparaissant dans le film, en tout cas) et revêtent toutes une dimension de contestation et de revendication. L’exemple le plus frappant se trouve dans les inscriptions laissées au sol et aux murs par les Épouses à l’attention d’Immortan Joe lorsque ces dernières quittent la citadelle : « We are not things » (00:14:20) enjoint à la reconsidération de leur corps déshumanisé, tandis que la question « Who killed the world? » (00:14:12) invite à se remémorer les actions et les agissements ayant mené à cette fin du monde. Le personnage de Miss Giddy, préceptrice des Épouses, est le reflet de cette mémoire d’un autre temps : celle dont le nom signifie ironiquement « étourdie » en anglais, a écrit sur son corps les traces d’un passé qu’elle ne souhaitait pas oublier de manière à préserver son histoire et, par la même occasion, conserver l’Histoire. La démarche des War Boys hurlant « Sois témoin » (00:22:33) lorsqu’ils se donnent la mort n’est pas foncièrement opposée à cette dynamique de transmission et de mémoire : elle inscrit combien, même inconsciemment, l’Homme a besoin de l’Autre, et surtout du souvenir que cet Autre gardera de lui pour se sentir intégré à sa communauté, humain, et dès lors accepter sa fin.
C’est finalement ce même aspect mémoriel qui permettra à Max et Furiosa de refaire l’expérience de leur humanité par le biais du souvenir. Pour Furiosa, la réminiscence de la « Terre Verte » à laquelle elle a été arrachée, enfant, est le moteur de la fuite en avant : son souvenir vient combattre l’errance de la route de manière à faire entrevoir un but, un idéal. Malgré des décennies de conditionnement guerrier à oublier qui elle était, le souvenir de la « Terre Verte » (véritable jardin d’Éden) de son enfance reste attaché à une identité qui persiste au fond d’elle. Ainsi s’écrie-t-elle, une fois de retour auprès du clan des guerrières, aux racines de son existence, entourée des femmes qui l’ont élevée : « Je suis de la tribu Vuvalini! Aux innombrables mères. Mon initiatrice maternelle était KT Concannon. Je suis fille unique de Mary Jabassa. Mon clan était chien vêtu » (01:17:59). Dans ce monde de l’« après » marqué par la stérilité réelle et symbolique, la notion même de clan (de l’écossais clannad signifiant « famille ») est un concept en perdition.
Max est quant à lui « celui qui fuit les morts autant que les vivants, traqué par les charognards, hanté par ceux qu[» il] n’a […] pas su protéger » (00:02:44). Celui qui est dit fou est paradoxalement maintenu dans son humanité par le biais des innombrables souvenirs traversant son esprit comme des hallucinations : ces derniers lui rappellent le passé et inscrivent son être dans une temporalité. Hanté par les visions d’une petite fille qu’il n’a pas pu sauver, Max est aux prises avec la culpabilité mortifère qui le nourrit durant la première heure du film devient, finalement, ce qui lui sauvera la vie : l’hallucination récurrente de cette petite fille faisant mine de lui projeter un objet au visage provoque un réflexe qui lui permet d’arrêter in extremis une flèche tirée par un War Boy qui le visait en plein front. Dans Mad Max : Fury Road, la mémoire, qu’elle soit collective ou personnelle, devient ainsi à la fois le signe d’une humanité qui lutte pour sa sauvegarde et l’outil de cette survie.
Dernier opus de la saga d’anticipation post-apocalyptique de George Miller, Mad Max : Fury Road propose le récit d’un monde de l’« après » où l’humanité est en faillite. L’univers de Mad Max anticipe les conséquences des dysfonctionnements actuels de notre époque et brosse, via une poétique de la dégénérescence, le portrait peu reluisant d’un monde dégénéré où les humains, tout comme la Terre qu’ils ont détruite, sont condamnés à la stérilité. Dès lors, les longues routes désertiques, seules infrastructures persistantes du monde de « l’avant » où l’Homme n’est plus vraiment Homme, deviennent la métaphore de l’errance à laquelle l’humanité – ni tout à fait en vie, ni tout à fait morte – est condamnée. Pourtant, notons que ce récit d’un monde en ruines laisse entrevoir la possibilité d’une rédemption par le processus de création et de transmission. Comme Fury Road ne cesse de nous le représenter, tant que l’humanité se souvient, et tant qu’elle transmet ce souvenir, un après est possible. En somme, que ce soit par le biais de la symbolique du sang, de la sauvegarde de l’écriture ou encore du discours et de la narrativité, tant que l’humanité persiste dans cette démarche créatrice, elle reste – pour un temps, du moins – sauve.
Augé, Marc. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Seuil.
Bakhtine, Mikhaïl. 1978. Esthétique et théorie du roman, Paris : Gallimard.
Bandura, Albert, 1999. « Moral Disengagement in the Perpetration of Inhumanities », in Personnality and Social Psychology Review, vol. 3, no 3 : 193-209.
Boulard, Anaïs. 2011. L’écriture post-apocalyptique contemporaine : De la dégénérescence du monde à l’energeia poétique (mémoire de maîtrise, Université de Lettres et Sciences Humaines d’Angers, France). http://ecolitt.univ-angers.fr/fr/ressources-pour-tous/travaux-universitaires/travaux-1/memoire-de-m2-anais-boulard.html
Côté, Valérie. 2009. Validation d’une mesure d’observation des habiletés sociales au préscolaire (mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, Canada). http://archipel.uqam.ca/2217
Brasebin, Jenny. 2013. Road novel, road movie : approche chronotopique du récit de la route (thèse de doctorat, Université de Montréal/Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3). https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/10803/Brase...
Dominguez Leiva, Antonio. 2016. Mad Max, l’apocalypse sera motorisée. Paris : Le murmure, coll. Borderline.
Jeusette, Julien. 2017. « Le chronotope de la route moderne : Octave Mirbeau et les road movies ». Études françaises 53, no 3 : 169–180.
Kermode, Frank. 1967. « The Sense Of An Ending; Studies ». The Theory Of Fiction, Oxford University Press.
Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, nouvelle édition millésime 2013, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2011.
Li-goyette, Mathieu. 2013. « Le récit en question(s) : dispositif ». Panorama cinéma. 25 novembre. http://www.panorama-cinema.com/v2/article.php?categorie=9&id=322 (Page consultée le 14 juin 2019).
Meurée, Christophe. 2010. « Et après? Tentative de reconstitution d’un sujet apocalyptique ». Interférences Littéraires, no 5.
Moinet, Paul-Henri. 2015. « Mad Max, la raison à venir ». Le Nouvel Économiste. 21 mai. https://www.lenouveleconomiste.fr/mad-max-la-raison-a-venir-27118 (Page consultée le 15 juin 2019).
Verdier, Yvonne. 1978. « Grands-mères, si vous saviez… : Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale », Les Cahiers de la Littérature orale, no 4.
Kocevar, Savannah. 2019. «De la poétique de la dégénérescence à la quête de transmission dans Mad Max : Fury Road (2015) de George Miller », Postures, nᵒ 30 (Automne) : Dossier « Récits eschatologiques : un point final pour l’humanité? ». http://revuepostures.com/fr/articles/kocevar-30 (Consulté le xx / xx / xxx)